CHRONIQUES DE GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE
GÉOGRAPHIES EN LIBERTÉ sous la direction de Georges Benko GEOGRAPHIES EN UBERTE est une collection internationale pUbliant des recherches et des réflexions dans le domaine de la géographie humaine, conçue dans un sens très large, intégrant l'ensemble des sciences sociales et humaines. Bâtie sur l'héritage des théories classiques de l'espace, la collection présentera aussi la restructuration de cette tradition par une nouvelle génération de théoriciens. Les auteurs des volumes sont des universitaires et des chercheurs, engagés dans des réflexions approfondies sur l'évolution théorique de la discipline ou sur les méthodes susceptibles d'orienter les recherches et les pratiques. Les études empiriques, très documentées, illustrent la pertinence d'un cadre théorique original, ou démontrent la possibilité d'une mise en oeuvre politique. Les débats et les articulations entre les différentes branches des sciences sociales doivent être favorisés. Les ouvrages de cette collection témoignent de la diversité méthodologique et philosophique des sciences sociales. Leur cohérence est basée sur l'originalité et la qualité que la géographie humaine théorique peut offrir aujourd'hui en mettant en relation l'espace et la société.
Déjà
parus:
21. Québec, forme d'établissement. Étude de géographie régionale structurale G. RITCHOT, 1999
22. Urbanisation et emploi. Suburbains au travail autour de Lyon M. VANIER,
ed., 1999
23. Milieu, colonisation et développement durable V. BERDOULA
Yet O. SOUBEYRAN,
eds., 2000
24. La géographie structurale G. DESMARAIS
et G. RITCHOT,
2000
25. Le défi urbain dans les pays du Sud M. ROCHEFORT,
2000
26. Villes et régions au Brésil L. C. DIAS et C. RAUD, eds., 2000
27. Lugares, d'un continent l'autre... S. OSTROWETSKY,
ed., 2001
28. La territorialisation de l'enseignement Espagne et Portugal M. GROSSETTI
et Ph. LOSEGO,
supérieur et de la recherche. France,
eds., 2003
29. La géographie du XXle siècle P. CLAVAL,
2003
30. Causalité et géographie P. CLAVAL,
2003
31. Autres vues d'Italie. Lectures géographiques d'un territoire C. V ALLA
T, ed., 2004
32. Vanoise, 40 ans de Parc national. Bilan et perspectives L. LASLAZ,
2004
33. Le commerce équitable. Quelles théories pour quelles pratiques? P. CARY, 2004
34. Innovation socioterritoriale et reconversion économique: le cas de Montréal J.-M. FONT AN, J.-L. KLEIN, D.-G. TREMBLA y, 2005
35. Globalisation, système productifs et dynamiques au Québec et dans le Sus-Ouset français. R. GUILLAUME, ed., 2005
36. Industrie, culture, territoire S. DA VIET, 2005
37. Chroniques de géographie économique P. CLAVAL,
2005
territoriales.
Regards croisés
Chroniques de géographie économique Paul Claval
Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France
L'Harmattan
Italia
Via Degli Artisti, 15 10124 Torino Italie
L'Harmattan Hongrie Kossuth L. u. 14-16, 1053 Budapest Hongrie
(QCouverture: La couverture et l'intérieur sont des photos de l'auteur
(Q L'Harmattan, 2005 Paris. France. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction. même partielle. par quelque procédé que ce soit, est interdite. Dépôt légal octobre 2005
ISBN: 2-7475-8208-6
ISSN: 1158-4 lOX
SOMMAIRE
INTRODUCTION
9
CHAPITRE 1- 1966 LA THÉORIE DES LIEUX CENTRAUX
19
1967 LES COMPTABILITÉS
43
CHAPITRE II
~
TERRITORIALES
CHAPITRE l11- 1968 ÉCONOMIE ET GÉOGRAPHIE
CHAPITRE IV - 1969 LA LOCALISATION CHAPITRE V - 1970 LES RESSOURCES
RURALES
DES ACTIVITÉS
INDUSTRIELLES
NATURELLES
CHAPITRE VI- 1971 GÉOGRAPHIE ET ANTHROPOLOGIE
LIEUX
CHAPITRE IX - 1974 LES MARCHÉS FONCIERS
111
143
ÉCONOMIQUES
CHAPITRE Vll-1972 L'ANAL YSE RÉGIONALE CHAPITRE Vl11- 1973 LA THÉORIE DES
73
183
211
CENTRAUX
REVISITÉE
251
277
Paul Claval
8
CHAPITREX - 1975 PLANIFICA TION RÉGIONALE DU TERRITOIRE
ET AMÉNAGEMENT
CHAPITRES XI-XII - 1978 LA LOCALISATION DES INDUSTRIES CHAPITRE XIII- 1979 LES CONCEPTIONS CHAPITRE XIV
-
DE L'ESPACE
ET DES SERVICES
ÉCONOMIQUE
313
357
391
1980
LA GÉOGRAPHIE DES TRANSPORTS
413
CHAPITRE XV - 1981 LES ÉCONOMISTES
429
ET LA VILLE
CHAPITRE XVI - 1982 LA THÉORIE DES DROITS DE PROPRIÉTÉ
- 1984 ÉCONOMIQUE
443
CHAPITRE XVII
INTERNATIONAL
459
CHAPITRE XVIII- 1985 UNE NOUVELLE VAGUE DE MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN
475
L'ORDRE
INTRODUCTION
Entre 1966et 1985,j'ai rédigé dix-huit « Chroniques de géographie économique» pour la Revue géographique de l'Est. Pourquoi m'étais-je lancé dans cette entreprise? La géographie économique passait alors pour un chapitre un peu mineur de la discipline: elle se contentait, la plupart du temps, d'énumérer les productions et de décrire les flux qu'elles alimentaient à destination des consommateurs auxquels elles étaient destinées. Les concepts qu'elle utilisait
- matières
premières, sources d'énergie, énergie,
ressources naturelles, entreprises, marchés, etc. - étaient entrés en usage dans les dernières décennies du XIXesiècle. C'est également de cette époque que dataient des termes plus techniques: on opposait les systèmes agricoles extensifs à ceux qui étaient intensifs; la concentration des entreprises retenait l'attention: on distinguait l'intégration verticale, qui réunit dans une même unité toutes les étapes d'une filière de fabrication, et l'intégration horizontale visant à contrôler la totalité d'une étape de la production: on parlait volontiers des trusts à la manière américaine et des Konzerne à l'allemande. C'est au vocabulaire économique imaginé en URSS que l'on empruntait les termes de kolkhoze, de sovkhoze; on parlait aussi des stations de machines et tracteurs destinées à favoriser la mécanisation de ces très grandes exploitations. Dans le domaine industriel, c'est la mise en place de combinats qui avait retenu l'attention. Cette géographie économique avait un défaut: celui de vieillir vite, à la mesure de la croissance et des crises. Elle tenait une place importante dans l'enseignement secondaire. On lui reprochait d'apprendre aux élèves des chiffres la plupart du temps inexacts et destinés à se démoder rapidement: était-il sage d'encombrer le cerveau des jeunes de données que l'on savait éphémères? Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, Jean Chardonnet avait montré qu'il était possible de produire des études plus riches que celles jusqu'alors pratiquées. Il avait une connaissance directe des grandes concentrations industrielles françaises et avait visité la plupart de leurs établissements. Ses travaux étaient fondés sur l'analyse précise des firmes, de leurs implantations, de leurs infrastructures et de leurs procédés de fabrication; son but était d'expliquer comment elles s'attiraient et se combinaient pour former de grands complexes industriels. ou pour donner leur force aux métropoles économiques1. I Chardonnet (Jean), Les grands types de complexes industriels. Sciences politiques, n° 39, Paris, Armand Colin, 1953. 196 p.
Cahiers
de la Fondation
nationale
des
JO
Paul Claval
Cette géographie économique ne faisait malheureusement l'économie.
guère appel à
La pensée économique s'était modernisée dans les années 1930et 1940: la macro-économie avait fait des progrès rapides sous l'impulsion de Keynes3; la mesure de la richesse s'était affinée au point de rendre courante la réalisation de comptabilités nationales. Le renouvellement était en bonne partie dû à des chercheurs anglo-saxons, et à des universitaires allemands ou autrichiens fuyant le nazisme et installés en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Sans recourir aux méthodes très
contraignantesemployées en Allemagne ou en URSS, ces deux pays avaient réussi à créer une économie de guerre remarquablement efficace: cela donnait la mesure de l'apport de la macro-économie. A la fin des années 1940 et dans les années 1950, l'économie jouissait donc d'un immense prestige. Elle justifiait les actions de planification souple sur lesquelles reposait le système dirigiste français: les prévisions du plan orientaient l'action des industriels; les crédits étaient encadrés et orientés vers les secteurs privilégiés. L'action sur la demande évitait les phases de récession, qui avaient si durement frappé l'Europe occidentale entre les deux guerres. Le prestige de l'économie avait été renforcé, à partir du début des années 1950,par la place qu'elle avait su se tailler dans le domaine en voie de gestation de l'action régionale. Les géographes voyaient avec consternation un domaine qu'ils avaient longtemps dominé leur échapper: ils savaient décrire les réalités régionales; ils ne disposaient pas d'instruments pour définir les politiques capables d'élargir leurs bases et de les rendre plus attractives et plus compétitives. Les économistes détaillaient les investissements nécessaires, et suggéraient de tirer parti des mécanismes d'entraînement dont bénéficiaient, depuis les débuts de la Révolution industrielle, les pôles de croissance'. L'économie avait d'autres leçons à offrir aux géographes: elle avait toujours compté un certain nombre de chercheurs attachés à la distribution spatiale de la production, de l'échange et de la consommation. Aux études déjà anciennes sur les localisations agricoless et industrielles. s'étaient ajoutées, dans les années 1930,la réflexion de Christaller sur les activités de service'. August Losch en ~ Chardonnet (Jean), Métropoles économiques, Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques, 102, Paris, Armand Colin, 1959,269 p. Dalloz. . Keynes, n° John Maynard, 1936, The General Themy of Employment. Imerest and Money, Londres, Macmillan, 403 p. 4 Perroux (François), « La notion de pôle de croissance », Economie appliquée, vol. VIII, 1955, n° 1-2, ,p. 307 sq. Thünen (Johann-Heinrich von), Der isolierte Staal in Beziehung auf Landwirtschaji und Nationa/iikonomie. Hambourg, Perthes, tome i, 1826, Rostock, Léopold, tomes ii et iii, 1842-1850; traduction française, Paris, Guillaumin, 1851-1857.
" Weber
(Alfred),
Uber
den
Standort
der
Industrien,
Pmt.
1 : Reine
Theorie
des
Slllndorts,
1909. Traduction anglaise de C. J. Friedrich: Theory (!( the Locarion of Indu.rtries, Chicago, University Press, I"' éd., 1929,2' éd. 1957. 7 Christaller, Walter, 1932, Die zenrrale Orte SuddeuTschlands. lena, G. Fischer
Tübingen,
Chicago
Chronique de géographie
économique
Il
avait tiré une réflexion d'ensemble sur la localisation des activités économiques". La guerre avait ralenti la .diffusion des idées de Christaller et de Losch. Tout s'accélère alors. Hoovef1 les résume en anglais en 1948. Ponsarœo en présente une synthèse originale en français en 1955.Walter Isard crée au même moment l'école américaine de «science régionale »11,qui met à contribution l'économie spatiale pour concevoir les politiques régionales dont rêvent désormais populations, hommes d'affaires et gouvernements. Le renouveau de la pensée économique m'intéressait. La publication des manuels de Raymond Barrel2 (1955-1956)me permit, au sortir de l'agrégation, de devenir un autodidacte de l'économie. Je découvris Ponsard en 1957.Je décidai alors de présenter aux géographes français ce que la nouvelle économie et l'économie spatiale pouvaient apporter à notre discipline. Je pris connaissance des travaux de l'école de science régionale en 1959et découvris à partir de l'hiver 1960-1961les recherches que les géographes de Seattle menaient sur la localisation des activités agricoles et industrielles et sur la distribution des lieux centraux. Je compris que l'économie différait des autres sciences sociales par la manière dont elle abordait le réel: en supposant les conduites humaines rationnelles, elle se donnait le moyen d'expliquer les comportements sans avoir besoin de longues analyses empiriques; dans la mesure où un comportement rationnel est un comportement prévisible, elle ouvrait des perspectives sur les situations à venir. A dire vrai, il existait deux conceptions de l'économie: la première, que les auteurs anglo-saxons appellent quelquefois «substantive », considère que la discipline doit couvrir les domaines de la production, de l'échange et de la consommation des richesses matérielles; la seconde, « l'analytique », plus ambitieuse, fait de l'économie la science des comportements rationnels. Elle s'attache à la maximisation, à laquelle tous les agents économiques s'attachent, de leur «utilité »13; pour y parvenir, les producteurs cherchent à maximiser leurs revenus. C'est à cet aspect de l'économie que se consacre l'analyse économique. C'est elle qui me fascinait. Dès que je le pus, je tirai profit de l'histoire de l'analyse économique de Schumpeterl4 pour bien comprendre comment s'était développé cet axe de recherche. Claude N
Losch (August).
Die rallmhche
Ordnllng
der Wirtschaft,
Iéna, Fischer,
I~'" éd.,
1940, 2e éd.
1944,
380 p. 'J Hoover (B. M.Y, The Location of Economic Activity, New-York, Mc Graw-HiU Book Co.. 1948. 10 Ponsard (Claude), Economie et espace, Observation économique VIII, Paris, Sedes, 1995, XVI, 476 p. If
Isard (Walter),
Massachusetts,
Location
Institute
and Space
of Technology,
Economy, John
Wiley,
New York et Cambridge, 1956,
XX
- 350
The Technology
Press of
p.
11 BatTe, Raymond, 1956-1957. Economie, Paris, PUF, 2 voL 11 C'est-à-dire de la somme des jouissances qu'ils peuvent tirer des biens ou des services consomment. f4 Schumpeter (Joseph), History of Economic Analysis, New York, Oxford University Press, XXV, 1260 p.
qu'ils 1954,
12
Paul Claval
Ponsard, qui enseignait alors à Dijon, m'invitait parfois dans des jurys de maîtrise ou de thèse: j'appréciais la manière dont il rappelait, au cours des soutenances, tel ou tel principe essentiel de la discipline. C'était extrêmement utile pour l'autodidacte de l'économie que j'étais. Deux étapes me furent nécessaires pour mettre à la portée des géographes les résultats de la micro-économie et de l'économie spatiale classique et ceux de la macro-économie et de ses applications à la dynamique territoriale. Chacune fut marquée par la publication d'un
ouvragede synthèse: Géographie générale des marchés en 19621S,et Régions, nations, grands espaces en 196816. A l'inspirationproprement économique s'était ajoutée celle de la cybernétique, qui m'avait conduit à attacher une attention particulière à la circulation des informations, et celle de la sociologie des organisations, indispensable pour comprendre ce qu'était l'entreprise. Je complétai ce programme de traduction en termes géographiques de l'économie et de l'éconnomie spatiale par le petit ouvrage sur Les Relations internationales que je publiai en 197017. McCarty et Lindberg'S avaient rédigé en 1966un manuel d'initiation à la nouvelle géographie économique qui avait connu un grand succès et suscité beaucoup d'émules. L'ouvrage était passionnant, mais ne donnait pas aux leçons de la macro-économie la place qui leur revenait. Je rédigeai donc en 1976un manuel introductif, les Eléments de géographie économique'", conçu comme un équivalent de celui de McCarty et Lindberg, mais plus complet, afin de donner une image plus globale du champ qui venait de se renouveler. Je n'avais pas cessé de m'intéresser aux interprétations économiques de la ville: elles tiennent une large place dans La Logique des villes, que je publiai en 198110. Il ne suffisait pas de rédiger des ouvrages systématiques pour initier le public français à l'économie spatiale et à la restructuration de la géographie économique qu'elle avait déclenchée. Lorsque je préparais un livre, je laissais de côté une bonne partie de la documentation que j'avais rassemblée, parce qu'elle n'était pas dans le droit-fil de mes démonstrations. Les idées évoluaient vite; des débats s'élevaient. Les manuels fournissent une image figée parce que rendue cohérente du domaine dont ils traitent; la dynamique des idées leur échappe. C'est
pour la rendre sensiblequeje me décidaià rédiger des « Chroniques de géographie économique ». La Revue géographique de l'Est, à laquelle j'avais soumis ce projet, l'accepta. Elle publia durant douze ans tous mes envois quelle que 15 Claval. Paul, 1963, Géowaphie des marchés. Paris, les Belles Lettres, 362 p. 10 Claval, Paul, 1968, Régio/ls. /la rions. gra/lds espaces. Paris, Marie-Thérèse Genin, 838 p. 17 Claval, Paul, 1970, Les RelariO/Lv illfemario/lales. Paris.Seodel, 192 p. IX Me Carthy (Harold H.), Lindberg (James B.). A PreJclce 10 Economic Geography, Englewood N. J., Prentice-Hall, 1966, X. 261 p. 1'1Claval, Paul. 1976. Le.v Elémenr.v de géographie économique. Paris. Litee. 362 p. ~IIClaval, Paul. 1981, La Logique des villes. Paris, Litee, 634 p.
Cliffs,
Chronique de géographie
économique
13
soit leur taille. Les difficultés que la Revue rencontra à partir de 19751976réduisirent son volume: je réduisis parallèlement la longueur de mes textes. La préparation des chroniques me prenait beaucoup de temps. Je choisissais le thème dont je traiterais l'année suivante au mois. de novembre, en fonction des articles ou des ouvrages qui m'avaient frappés, et de ce qui pouvait contribuer à structurer la recherche française dans le domaine de la géographie économique. Je tirais alors profit de mes temps libres pour lire le maximum d'articles ou d'ouvrages sur la question. La mise en forme commençait à la fin du mois d'aôut et me prenait deux mois de gros travail. Les chroniques se donnent souvent pour but de signaler les ouvrages et articles importants publiés au cours de l'année écoulée dans le domaine couvert. Mon propos était différent: je m'adressais à un public qui ignorait l'essentiel de l'économie moderne, de l'économie spatiale et de la géographie économique telles qu'elles se pratiquaient à l'étranger. Pour être utile, je choisis donc d'axer chaque chronique sur un thème: j'y rappelais d'abord l'évolution des travaux auquel il avait donné lieu, puis essayais de le présenter d'une manière aussi cohérente et logique que possible. La plupart des lecteurs avaient l'impression que je me contentais d'exprimer en français ce que je trouvais dans les ouvrages anglo-saxons: ils n'eurent pas conscience de l'effort d'organisation et de structuration auquel je me livrais. Les thèmes choisis finirent par couvrir l'essentiel de la géographie économique. Comme l'évolution des idées était rapide, je revins sur certains. J'avais compris ce que la théorie des lieux centraux apportait à la compréhension de l'organisation régionale de l'espace en rédigeant la Géographie générale des marchés. Je m'étais étonné de ne pas trouver de traduction courante des termes utilisés en allemand ou en anglais: Christaller parlait des lieux centraux de l'Allemagne du Sud (Die zentralen Orte in Süddeutschland); en anglais, l'habitude s'était prise de parler de central place theory, la théorie de la place centrale. Il me sembla que l'apport essentiel de ce schéma d'interprétation était d'expliquer la formation, la structure et la hiérarchie des réseaux urbains: c'est pour cela que je choisis de parler, au pluriel, de la «
théorie des lieux centraux ».
L'économie spatiale classique traitait de la localisation des activités productives. J'avais abordé la localisation des activités de service dans la première chronique, en 1966 : « La théorie des lieux centraux ». Je parlai des travaux sur la localisation agricole dans la chronique n° 3, en 1968: «Economie et géographie rurale », de ceux sur la localisation industrielle dans la chronique n° 4, en 1969 : «La localisation des activités industrielles ». Je ne me contentais pas de passer en revue les travaux classiques sur la localisation des activités économiques. J'incorporais, par exemple, l'apport des travaux sur les comptabilités
14
Paul Claval
d'exploitations rurales qui se multipliaient alors; j'évoquais, dans l'évolution moderne des spécialisations agricoles, le rôle de l'information, que l'on ignorait généralement. Dans le domaine industriel, je traitais des apports de Weber et montrais la signification des travaux qui se développaient alors sur les coûts de communication de l'entreprise comme facteur de localisation. Aussi bien dans le domaine rural que dans le secteur industriel, c'est en passant de l'échelle de la branche à celle de l'entreprise que l'on progressait alors. La deuxième chronique, parue en 1967, n'était pas destinée à familiariser le lecteur français avec les différents aspects de la théorie de la localisationdes activitéséconomiques.Elle traitaitdes « Comptabilités territoriales », ce qui me permit de souligner le rôle-clef qu'elles avaient joué dans la mise en œuvre des politiques inspirées par la macroéconomie. On commençait à bien voir ce qu'apportaient les comptabilité territoriales menées à l'échelle des régions et des villes: une connaissance plus fine des réalités économiques. Elles n'ouvraient cependant pas de perspectives aussi riches que les comptabilités nationales: l'instabilité des flux interrégionaux interdisait de tirer profit des liaisons existant à un moment donné pour faire des projections dans le futur. Je revins sur les thèmes que j'avais abordés dans les quatre premières chroniques: je consacrai la chronique n° 8, en 1973,à «La théorie des lieux centraux revisitée », et la chronique n° 11-12,en 1978,à «
La localisationdes industries et des services». Dans cette dernière,je
m'attachai en particulier à la micro-géographie des établissements industriels, dont les travaux de Chardonnet avaient montré l'intérêt, mais qui n'était pas pratiquée à l'étranger. Je n'avais qu'esquissé la présentation des résultats relatifs aux dynamismes territoriaux, et qui tiraient profit des effets multiplicateurs mis en évidence par la macroéconomie. J'abordai longuement ces points dans la chronique n° 7, de 1972: «L'analyse régionale» et la chronique n° JO, de 1975: «La planification régionale et l'aménagement du territoire ». La théorie des lieux centraux faisait comprendre la distribution des villes et leur organisation en réseaux. Elle expliquait aussi, comme les travaux de Brian Berry l'avaient montré, la présence d'une hiérarchie de centres (commerciaux entre autres) au sein même des aires agglomérées. Il manquait un élément essentiel pour comprendre l'organisation complexe des espaces urbains: les questions foncières et immobilières: je leur consacrai en 1974 la chronique n° 9: «Les marchés fonciers ». Je proposai une vue plus synthétique des approches économiques de la ville dans la chronique n° 15, en 1981: «Les économistes et la ville ». Je ne me contentai pas d'aborder les divers aspects de l'analyse économique spatiale: la formule de la mise au point thématique était plus souple que celle de l'ouvrage structuré. A partir de 1965,je m'étais
Chronique de géographie
économique
15
passionné pour l'anthropologie: les travaux de Marcel Mauss et les grandes monographies anglo-saxonnes étaient devenues facilement accessibles. J'avais découvert, à leur lecture, les réflexions sur l'économie de donII et l'économie de redistribution. Je lus les travaux de Karl Polyani22 sur la grande transition, et ceux de George Dalton et des Bohannan23sur les marchés dans l'Ouest africain. J'en tirai la chronique n° 6, de 1971: « Géographie et anthropologie économiques ». La géographie économique avait toujours mis en œuvre la notion de ressource naturelle. Les préoccupation écologiques qui s'affiImaient alors conduisaient à l'envisager sous un angle nouveau: ce fut le thème de la chronique n° 5, en 1970: « Les ressources naturelles ». Les problèmes posés par la conservation de la nature avait conduit les économistes à s'interroger sur le cadre institutionnel des sociétés modernes. Leurs dysfonctionnements venaient de ce que les marchés existants ne fournissaient pas aux agents économiques des indications adéquates sur toutes les retombées de leurs décisions. Comment modifier le système des incitations pour rendre les choix plus conformes à l'intérêt bien compris de la communauté? C'est à cela que correspondait la curiosité nouvelle pour «La théorie des droits de propriété », dont je traitai en 1982dans la chronique n° 16. J'avais ainsi élargi le champ économique que couvraient les chroniques. Le temps passant, il me parut nécessaire d'approfondir la réflexion. C'est l'époque où la Revue géographique de l'Est me demandait des textes plus courts. Je décidai donc d'analyser la manière dont les économistes et les géographes de l'économie abordaient les problèmes spatiaux. La chronique n° 13, de 1979,fut ainsi intitulée: « Les conceptions de l'espace économique ». TIme parut utile, dans la chronique n° 14,en 1980,de m'interroger sur la manière dont l'obstacle de la distance était abordé: «La géographie des transports» me permit de rappeler le lien et les différences entre le transport des biens et des personnes et l'acheminement de l'information. Je traitai, dans la chronique n° 17, en 1984,de « L'ordre économique international ». Les économistes et les géographes marxistes avaient occupé le devant de la scène durant une partie des années 1970.Les théories de la dépendance, qui constituaient leur morceau de bravoure, ne résistaient pas aux transformations de la scène mondiale, où émergeaient déjà les pays nouvellement industrialisés d'Extrême-Orient. Une refonnulation 21 Mauss (Marcel), « Essai sur le don. Forme et raison de ('échange dans les sociétés archaïques », L'Année sociologique, 2Csérie, 1923-1924, t. I. Reproduit aux pp. 142-279 de Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, LXXV+ 482 p. 22 Polanyi (Karl), The Great Transformation. The Political and Economic Origill!i of our Time, Boston, Beacon Press, 1944, XII-315 p. 23 Bohannan (Paul), Dalton (George) (dir.), Markets in Africa, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1962, XXIV+ 762p. Dalton (Georges) (dir.), Tribal and Pea.mnt Economies, Garden City (New York), the Natural History Press, 1967, XV+ 584 p.
16
Paul Claval
des thèmes marxistes était en cours. Ma dernière chronique, publiée en 1985,proposait une mise au point sur ces évolutions: «Une nouvelle vague de modèles marxistes». J'interrompis alors mes chroniques. Le service que j'assurais à Paris-IV était de plus en plus lourd. Le département où j'avais été nommé en 1973n'était pas tourné vers l'économie, et je n'avais pas réussi à le réorienter en ce sens. Ma curiosité allait désormais au moins autant aux questions politiques et sociales qu'à la vie économique. Je continuais à travailler sur certains problèmes - ceux de l'information vus à travers la métropolisation, par exemple. Mais j'étais débordé par le développement de nouveaux courants. Ce qui m'avait au départ fasciné dans l'économie, ce n'était pas son aspect substantif, la description qu'elle donnait de la production, de la distribution et de l'échange; c'était l'optique sous laquelle elle envisageait les faits sociaux: celle de la rationalité de décisions destinées à maximiser les avantages (profit ou utilité) des agents étudiés. C'était cela qui autorisait les économistes à dépasser le stade de la description: ils expliquaient les choix, ce qui leur permettait de prévoir ceux que feraient dans le futur les agents auxquels ils s'intéressaient. Les économistes devaient la place éminente qu'ils occupaient alors dans la Cité aux projections qu'ils étaient capables de faire. J'étais décidé à explorer ce que l'économie pouvait apporter à la géographie. Je ne cherchais pas à promouvoir une conception originale de l'étude des richesses - c'était l'affaire des économistes - ni à trancher entre les conceptions «substantives» ou «analytiques» de la discipline. Je cherchais à savoir ce que les méthodes et les procédures de l'économie pouvaient apporter à la compréhension de l'organisation de l'espace. J'étais à l'affût de tout ce qu'elle apprenait sur l'architecture des relations économiques (le rôle de la distance, la notion de portée-limite) et sur les relations entre les groupes et l'espace où ils travaillaient et vivaient (la notion de ressource, en particulier, et dans un autre domaine, cellede droit de propriété).J'essayais,tout au long des « Chroniques », de préciser l'apport de l'économie à la compréhension de l'architecture spatiale des sociétés humaines. Ce que j'avais appris de la cybernétique me convainquit rapidement qu'il était possible d'aller plus loin, en économie spatiale, que ne l'avaient fait les économistes, qui ne donnaient pas encore aux circuits d'information le rôle qu'ils doivent tenir. On voit, au fil des chroniques, mes idées se préciser dans ce domaine. Je prends également du recul vis-à-vis des économistes, comme on le voit dans « Les conceptionséconomiquesde l'espace».
Mon intérêt pour l'économie était lié à la capacité qu'elle montrait alors de proposer des politiques: elle me paraissait plus «applicable»
que la géographie.C'est pour cela que les « Chroniques de géographie économique» offrent aussi une réflexion sur l'aménagement: les techniques qu'il met en œuvre et dont certaines étaient largement
Chronique de géographie
économique
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ignorées des géographes, comme les comptabilités territoriales ou interterritoriales, le jeu des multiplicateurs, la notion de base économique, etc. Au-delà de l'inventaire des moyens à mettre en œuvre pour connaître les espaces à aménager et les.ressorts de leur dynamisme, c'est sur la conception même de l'aménagement que des enseignements nouveaux se dessinent: c'est au cours des années 1960 que les planificateurs prennent conscience des limites de leur pouvoir d'intervention. Il ne leur sert à rien de dessiner des futurs de rêve si les acteurs sociaux et les mécanismes qu'ils mettent en œuvre ne vont pas dans le sens de leurs prédilections. Au fil des «Chroniques », c'est donc à une prise de conscience que j'assiste: les aménageurs agissent sur un espace pris en charge par les sociétés humaines; ils ont affaire à des systèmes qui ont leur dynamique propre. Avant de dessiner l'image du futur, l'expert qui prépare les plans d'aménagement doit comprendre le scénario des transformations en cours, et évaluer les moyens dont il dispose pour l'infléchir. Il m'apparut très vite que cette idée constituait un des apports majeurs - bien qu'indirect - de la réflexion économique sur l'espace. Cela rendit plus critique mes vues sur ceux qui prétendaient rendre le futur conforme à leurs aspirations, sans reconnaître aux acteurs géographiques le droit de bâtir à leur idée le monde où ils vivent. C'est cela qui explique la méfiance que j'ai éprouvée à l'égard du marxisme tout au long des vingt ans où j'ai rédigé les «Chroniques ». Je lui consacre la dernière chronique que j'ai préparée. Par son contenu, elle est moins positive que les autres. Rétrospectivement, je le regrette un peu: mon intention n'était pas de m'en arrêter là. Mais rééditant un ensemble de textes, il m'a semblé indispensable de les reprendre tous dans l'ordre où ils avaient été publiés. Cela fait longtemps que je rêve de réunir les «Chroniques de géographie économique»: elles éclairent les relations que notre discipline a développées avec la pensée économique entre 1955à 1985. Elles rappellent l'immense littérature qui était alors consacrée aux problèmes de la localisation des activités économiques et à la dynamique des constructions territoriales. Elles saisissent la géographie et l'économie au moment où les deux disciplines commencent à repenser les conditionnements naturels de l'action humaine, et où elles découvrent que l'économique ne se présente pas de la même manière dans toutes les sociétés: j'étais dès le départ convaincu du caractère daté, historique, des « lois de l'économie». Il s'agit d'un secteur d'activitéculturellementet
socialement encadré. Ces chroniques proposent par ailleurs une lecture originale de la réalité économique par l'attention qui y est apportée au rôle de l'information, à la manière dont les marchés fonctionnent dans l'espace, et aux dynamiques territoriales. Mes ouvrages de géographie
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Paul Claval
économique traitent plus systématiquement de ces problèmes. Les « chroniques» soulignent mieux le cheminement des idées en ce domaine. Si mes travaux ont apporté une perspective neuve à l'économie, c'est bien celle qu'ouvre la prise en compte des coûts de commutation dans les circuits de communication qui s'établissent entre partenaires sociaux: comme Gilles CragueZ4vient de le rappeler, cet outil conceptuel offre un moyen de faire la synthèse des thèmes aujourd'hui explorés par la théorie des milieux innovateurs, l'économie de proximité et la Nouvelle Géographie Economique. Les chroniques de géographie économique ont-elles rempli le rôle que leur assignais? En un sens oui: les géographes français se sont désormais référés aux travaux de von Thünen, de Weber, de Losch et de Christaller. J'aurais aimé qu'ils aillent plus loin et qu'ils fassent progresser la réflexion et regrette qu'ils n'aient pas été plus nombreux à faire avancer l'économie de proximité. Pour l'essentiel, je crois avoir été entendu. Pour démystifier une discipline aussi orgueilleuse que l'économie, il faut apprendre à la connaître pour être entendus de ceux qui la développent. Les méthodes qu'elle a mises au point font mieux comprendre les réalités présentes. Elles permettent d'esquisser des projections. Mais c'est là qu'il convient de rappeler les économistes à la modestie. Les comportements humains ne sont, au mieux, qu'imparfaitement rationnels. Le but que se fixent les hommes est tout autant la reconnaissance, le statut, l'influence ou le pouvoir que la richesse. De là la nécessité de toujours resituer l'économique dans le cadre culturel et politique où il est à l'œuvre.
24 Crague, Gilles, 2004, « Commutation. Economie. Société. vol. 6, n° l, p. 9-20.
Essai
sur l'économie
de l'agglomération
», Géographie,
CHAPITRE
1- 1966
LA THEORIE DES LIEUX CENTRAUX
Les publications de géographie économique sont très nombreuses. TI nous semble difficile d'en faire un tour d'horizon complet annuel sans émietter complètement l'intérêt. Aussi la chronique que nous inaugurons dans ce numéro est conçue sous forme de mises au point sur des problèmes particulièrement importants. Nous nous attacherons surtout aux problèmes généraux de la géographie économique et essaierons plus spécialement d'éclairer tout ce qui touche aux rapports de la géographie et de l'économie. Nous insisterons davantage sur les problèmes de méthode et de. doctrine que sur les études de détail. La géographie économique est en pleine évolution. Elle a longtemps constitué un ensemble bien délimité à la fois du côté de l'économie politique et de celui de la géographie humaine classique: elle avait un domaine propre et n'entretenait que peu de rapports avec les disciplines voisines. La géographie économique actuelle est tout autre: elle est née du besoin d'employer des méthodes proprement économiques dans l'étude de la géographie humaine. Aussi a-t-elle cessé de représenter un compartiment isolé et autonome de la géographie humaine, pour devenir une des manières d'aborder l'étude des grands problèmes de celle-ci. Cette évolution a commencé lorsqu'est apparue, il y a maintenant une génération, la théorie des lieux centraux, qui a permis d'appliquer les méthodes de l'analyse économique aux problèmes de la géographie de la région et de la ville. Aussi nous semble-t-il particulièrement intéressant de montrer, dans cette première chronique, comment la théorie des lieux centraux est devenue une des bases les plus fécondes de la géographie moderne; nous voudrions aussi marquer quelles sont ses limites et voir comment peu à peu, à la suite d'études concrètes, elle se transforme pour mieux tenir compte de situations nouvelles.
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Paul Claval
J. LES SOURCES CENTRAUX
ET L'HISTOIRE
DE LA THEORIE
DES
LIEUX
La théorie des lieux centraux n'est pas très familière au public géographique de langue française. Cela vient de la difficulté à se documenter dans ce domaine. Mais la situation se modifie rapidement. Des ouvrages, récents permettent de se faire une idée des points essentiels de la théorie et de son évolution. Il s'agit en particulier de la bibliographie publiée par Brian J. L. Berry et Allan Pred. : elle fournit plus de mille titres d'études intéressant de près ou de loin la théorie des lieux centraux. Cette bibliographie est précédée d'une courte mise au point qui fournit un exposé rapide et très bien fait de la théorie et de ses développements jusqu'en 1960. On trouvera une mise au point bibliographique moins complète, mais plus récente, suivie d'une analyse critique plus nourrie dans l'ouvrage qu'Eliseo Bonetti2 vient de consacrer à la théorie des lieux centraux dans les publications de la faculté des lettres de Trieste. Les ouvrages collectifs et les recueils de textes qui se multiplient en Amérique depuis quelques années3permettent de disposer facilement des articles jusqu'alors peu accessibles pour le lecteur
français. Les «Readings in Urban Geography »4 et l'ouvrage intitulé «Regional Development and Planning »s reprennent l'essentiel des articles de base. Le numéro des publications de l'Université de Lund6 où sont publiées les communications du Symposium de géographie urbaine de Lund (1960)contient quelques articles essentiels. Ces études figurent maintenant dans un grand nombre de bibliothèques françaises. Il ne nous a pas semblé nécessaire d'en faire l'analyse systématique. Nous avons préféré dégager les points qui nous paraissent les plus originaux dans cette masse de documents et mettre en relief les tendances qui s'affirment depuis trois ou quatre ans dans les principales publications qui s'intéressent à ces problèmes (au rang desquelles il faut placer, à côté de la plupart des publications géographiques des pays scandinaves, les revues américaines comme Economic Geography, Geographical Review, Annals of the Association .
Berry (Brian J. L.). Pred (Allan), Central Place Studies: a Bibliographyy of Theory and Application, Philadelphie, The Regional Science Institute, 1961, VI - 153 p. Une nouvelle édition de cet ouvrage vient d'être publiée. Elle comprend une mise à jour de la bibliographie jusqu'à la fin de 1964, réalisée par H. G. Barnum, R. Kasperson, et S. Kiuchi. Nous renvoyons à cet ouvrage les lecteurs désireux de trouver des indications plus complètes que les brèves notes que nous fournissons ici. 2 Bonetti (Eliseo), La teoria della località centrale. Università degli Studi di Trieste. Facoltà di p. Economia e Commercio. Istituto di Geografia. Pubblicazione n° 6,1964,122 .' Citons, parmi les ouvrages collectifs, ou les ouvrages de synthèse: Gibbs (Jack P.), (ed.), Urban Re.fearch
Geogmphy, 4
Metlwd.f,
Princeton,
D. Van
Lund Studies in Geography,
Nostrand,
1961,
IXXII
- 625
p. ; Bunge
Sér. C, n° I. Lund, G. W. K. Gleerup,
(William),
Mayer (Harold M.), Kohn (Clyde E) (eds.), Reading.f in Urban Geography, Chicago, at the
University Press, 1959, VII,-625 p. s Friedmann (John), Alonso (William) (eds.), Regional Development and Planning. Cambridge (Mass.), The Massachusetts Institute of Technology Press, 1964, XVII 722 p. 6
Theoretical
1962, XII -210 p.
-
A Reader,
Norborg (Knut) (ed. by), Proceeding.f of the IGU Symposium in Urban Geograph, Lund 1960, Lund
Studies in geography,
Ser. B, no 24. Lund, C. W. K. Gleerup, XIl- 602 p.
Chronique de géographie
oj American
économique
Geographers,
21
et des publicationsplus spécialiséescomme
les Papers and Proceedings de l'Association. de Science régionale7). Il est bon de rappeler les grandes étapes de l'évolution d'une théorie que suggérait depuis longtemps la disposition régulière des villes et des bourgs dans les plaines d'Europe occidentale ou du Centre-Ouest américain. Des, sociologues comme GalpinHen avaient dégagé les traits essentiels aux Etats-Unis dès le début du XXcsiècle. L'idée n'a connu de succès que lorsque les géographes l'ont redécouverte: elle était déjà esquissée dans les publications de Bobek", mais elle n'a été formulée d'une manière explicite qu'en 1933par Walter Christaller, dans son étude sur les lieux centraux de l'Allemagne méridionalelO. Les économistes s'intéressaient aussi à ces problèmes et August Loschll fonnula une théorie très semblable à celle de Christaller et. indépendamment de lui, quelques mois plus tard. C'est un des traits curieux de l'histoire de la théorie des lieux centraux que la multiplicité des auteurs qui en ont eu isolément l'idée; il faudrait joindre à la liste déjà indiquée le géographe américain Edward Ullmann qui était arrivé à peu près aux mêmes résultats peu d'années avant la guerre - ceci montre qu'il s'agit d'une théorie dont le besoin s'imposait à l'évidence pour quiconque étudiait systématiquement les conditions de la mise en place des réseaux urbains. Sous sa fonne classiquelJ, la théorie des lieux centraux est une théorie de la localisation des activités d'échange. On suppose une population agricole régulièrement répartie dans une plaine où il est facile de circuler dans toutes les directions - condition qui se trouve approximatjvement réalisée dans des plaines comme celles du CentreOuest des Etats-Unis, ce qui explique sans doute le nombre d'études qui leur ont été consacrées. Pour fournir à cette population rurale les biens et les services qu'elle ne produit pas, pour échanger contre eux les biens agricoles nécessaires aux ouvriers et aux acquéreurs de services, toute une série de centres va se développer. Pour chaque produit, ils auront tendance à. se disposer régulièrement dans la plaine. pour desservir des aires de marché de taille égale, couvrant l'ensemble de la plaine et se présentant sous la forme d'hexagones réguliers. Normalement, il devrait y avoir autant de réseaux de lieux centraux qu'il y a de types de produits ou de services échangés, car chaque article s'écoule jusqu'à une certaine 7 On trouve également des articles intéressants dans le Journal of Regional Science et dans Land Economics. HGalpin (c. J.), Social Anatomy of al! Agricultural Community. University of Wisconsin. Agricultural Experiment Station, Research Bulletin, n° 34,.Madison 1915. . Bobek (Hans), Innsbruck, ein Gebirg.çtadt, ihr Lebensraum. und ihr Erscheinung, Forschritt zur deutschen Landes- un Volkskunde, 1928. 152 p. .11
Christaller (Walter), Die zemraler Orle in Süddeut.çchland, Iéna, G. Fischer, 1933. L'exposé le plus simple des thèses de Losch se trouve dans un article un peu postérieur: Losch (August), « The Nature of economic regions », Southern Economic Journal. vol. V, 1938, p. 71-178. Cet article est replis dans «Regional Development and Planning» op. cit.. pp. 107-116. U Ullman (Edward L), Proceedings of the IGU op. cit.. p. 157-148. 13 Que l'on trouve présentée dans l'étude de Brian J. L. Berry et d'Allan Pred (Central Place Studies.... op. cit, çf note A). Nous la suivons de près dans le passage qui suit. ,.
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Paul Claval
distance du lieu central - on dit encore que chaque bien a une «portée limite» différente. Mais les lieux centraux de biens dont les portées sont voisines ont tendance à se confondre - par suite, en particulier, des économies externes qui découlent de la réunion en un même point de plusieurs négoces et de l'économie réalisée dans l'aménagement et dans l'entretien de voies de communication. Aussi, au lieu d'avoir une gamme continue d'aires de marchés de rayons croissants, on n'a qu'un petit nombre de dimensions possibles. La théorie des lieux centraux suppose qu'il existe des seuils en dessous desquels les échangeurs préfèrent choisir une localisation déjà existante que de créer un nouveau réseau de lieux d'échanges. Le second point important de la théorie, c'est celui qui établit que les lieux centraux et leurs aires de marchés forment une hiérarchie régulière. Lorsqu'un commerçant dessert une aire de dimension supérieure, il va s'installer, non pas dans une localisation nouvelle, mais dans un lieu central déjà existant, et qui dessert à la fois un marché étendu et une aire de taille plus restreinte. Aussi, certains lieux centraux voient-ils apparaître des fonctions d'ordre supérieur: ils deviennent plus importants et pour certains produits desservent des aires plus vastes. Les villes s'ordonnent ainsi suivant une hiérarchie régulière en fonction de leur rôle et de la surface qu'elles desservent. Une partie du travail de Walter Christaller a consisté précisément à mettre en valeur les diverses possibilités de construction hiérarchique qui s'offraient dans ce domaine. I I est plusieurs façons de présenter les traits essentiels de la hiérarchie des lieux centraux que nous venons de rappeler. On peut le faire en construisant la hiérarchie à partir des centres les moins importants - à la manière de Losch - ou en partant des centres majeurs - à la manière de Walter Christaller. Les points essentiels sont les mêmes. Seuls varient quelques détails, secondaires. La théorie des lieux centraux ainsi présentée apparait sous une forme très abstraite, géométrique et déductive qui heurte les habitudes de la plupart des géographes. C'est peut-être ce qui explique la lenteur qu'elle a mise à pénétrer profondément dans le domaine géographique: près de dix ans avant de susciter !es premiers travaux importantsl. ! Ceux-ci se placent surtout aux Etats-Unis's, avec les publications d'Edward Ullman et de Chauncy D. Harris, et en Angleterre avec les 1< Cel1aines études réalisées avant la guerre indépendamment des recherches de Losch et de Chlistaller, traitent de problèmes très voisins: Proudfoot (Malcolm J.), «City retail structure », Eml10mic Geof.(raphy. vol. 13, 1937, pp. 425-428, replis dans: Readings in Urban Geography. op. cir.. 395-398. Geographical of cities in the United States ", Pl'"Harris (Chauncy D.), « A functional classification, Review. vol. 33, 1943, pp. 86-89, repris dans: Readinf.(s in Urban Geof.(raphy. op. cir., pp. 129-138; Ullman (Edward L.), «A theory of location for cities », American jOltr/wl of Sociology, vol. 46, 1941, ; Harris (Chauncy n° 6, pp. 853-864. Repris dans : Reading.~ in Urban Geography. op. cir.. pp. 202-209 D.), Ullman (Edward L.), «The nature of cities », Annals of rhe American Academy of Poliricaland Social Science. vol. 242, 1945, pp. 7-17. Repris dans: Readings in Urban Geof.(raphy. op. cir.. pp. 277286.
Chronique de géographie
économique
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de Dickinson et plus tard de Smailes. Entre 1940 et 1950, les publications inspirées par la théorie des lieux centr~ux demeurent peu nombreuses. Elle se sont multipliées, depuis, aux Etats-Unis d'abord, puis dans tous les pays anglo-saxons et en Europe du Nord. Elles se généralisent à l'heure actuelle, et fournissent pour la première fois un cadre commun et rationnel à la plupart des études de géographie régionale et de géographie urbaine. études
II. LES ETUDES CONCRETES
Une grande partie des études nées de la théorie des lieux centraux est formée de travaux concrets. Les chercheurs décrivent des réseaux de lieux centraux, et essaient de voir dans quelle mesure ils se conforment à la théorie générale que nous venons d'évoquer. Ils se distinguent parfois mal de travaux menés dans une optique plus traditionnelle et..dans lesquels on décrit des villes ou des marchés sans chercher à expliquer les régularités constatées. La première analyse fut donc consacrée à l'Allemagne du Sud. Les Anglais ont suivi le mouvement dès 1940. Dickinson16 a montré l'évolution des réseaux de marchés de l'East Anglie depuis le Moyen Age. Smailes, Brush et Greent7 ont montré par des études précises la répartition des lieux,centraux dans l'Angleterre du Sud-Ouest et dans le reste du pays. Aux Etats-Unis, les travaux se situent à plusieurs échelles. Des études de détail ont permis de décrire les réseaux de lieux centraux dans certaines régions agricoles du Centre-Ouestt8. Les travaux plus récents se sont également attachés à analyser la répartition des points nodaux à l'intérieur des zones urbanisées américainest'. Quelques
t6 Dickinson (R. B.), City. Region and RegiO/wli.ml. Londres, Routledge et Kegan, 1947, XVI - 327 p. 17
Brac:ey (H. E.), « English central
A Geographical
villages. Identification,
Contribution
to Human
distribution and
Ecology.
functions », in:
Proceedings of the IGU. op. cir.. pp. 169-190; Brush (J. E.), « The urban hierarchy in Europe », Geographical Review. vol. 43, 1953; Green (F. H. W.), « Urban hinterlands in England and Wales: an analysis of bus services », Geographical Journal. vol. 116, 1950, p,. 64-81. Repris dans: Urban Research Methods. op. cit..p. 263-286; Green (F. H. W.), « Community of interest areas: notes on the hierarchy of central places and their hinterlands », Economic Geography, vol 34, 1958, pp. 210-226 ; Smailes (A. E.), « The urban hierarc:hy in England and Wales », Geography. vol. 29, 1944, pp. 41-51 ; Smailes (A. E.), « The urban mesh of England and Wales », TranSl/ction.ç and Papers of the Institute of British Geographers. 1946, pp. 85-101. 18 Brush (J. E.), « The hierarchy of central places in South-West Wisconsin », Geographical Review. vol. 43, 1953, pp. 380-402; Brush (John E.), Bracey (Howard E.), « Rural service centers in SouthWestern Wisconsin and Southern England », Geographical Review, vol. 45, 1955, pp. 559-569; Senninger (Earl J. Jr.), « A service classification of Michigan cities », Papers of the Michigan Academy (!t'Science. Arts and LeTters. vol. 99, 1964, p. 433-443; Thomas (Edwin N.), « The stability of distancepopulation-size relationships for Iowa towns, 1900-1950 », Proceedings (if the IGU op. cit.. pp. 1330; Weber (John W.), « Basic: concepts in the analysis of small urban centers of Minnesota », Annals. Association (!t' the American Geographers. vol. 49, 1959, p. 55-72. 11 faut ajouter à cette liste d'études sur le Centre-Ouest, celles de Brian J. L. Berry que nous citerons plus loin. ,. Vance (J. E. Jr.), « Emerging patterns of commercial structure in American cities », Proccedings (if the IGU... op. cit.. pp. 485-518; Johnson (Lane 1.), « Centrality within a metropolis », Economic Geography. vol. 40, 1964. pp. 324-336.
24
Paul Claval
synthèses, plus larges20ont été tentées, comme celle de Philbrick, qui a essayé de décrire la hiérarchie urbaine de la moitié orientale du pays. Des recherches analogues se développent tant au Canada21qu'en Afrique du Sud22et en Australien. Parmi les travaux. descriptifs entrepris dans l'ensemble de ces pays, il faut mettre à part tous ceux24qui ont trait à l'analyse des lieux centraux par excellence que constituent les quartiers d'affaire centraux des grandes agglomérations. A la suite des recommandations et des exemples donnés par Raymond E. Murphy, des méthodes standardisées de délimitation et d'analyse ont été employées, dans un grand nombre de centres nord-américains, et dans certains centres des dominions austraux. En Europe continentale, les études se sont multipliées à une date plus tardive. Elles sont nombreuses dans les pays scandinaves, où l'on a décrit avec plus ou moins de précision les réseaux du Danemark2s,de la Suède26,et depuis peu de la Finlande27.Des analyses analogues sont conduites aux Pays-Bas2K.Le réseau urbain et la hiérarchie des lieux 211Nelson (Howard J.), « A service classification of American cities", Economic Geography. vol. 31, 1955, pp. 189-210. Repris dans: Urban Re.çearch Mefhod.ç op. cif.. pp. 353-374, et dans: Reading.ç in Urban Geography. op. cif.. pp. 139-160; Philbrick (Allen L.), « Principles of areal functional organization ", Economic Geography. vol. 34, 1958, pp. 145-154. 2' Au Canada, les publications de langue anglaise reflètent les mêmes préoccupations que celles signalées aux Etats- Unis. Les notions nouvelles ont mis plus longtemps à être utilisées pour le Canada français: Trotier (Louis), « Some functional charactelistics of the main service centers of the Province canadiens offerts à Raoul of Quebec ", Cahier.ç de Géographie de Québec. mélanges géographiques ; Cazalis (Pierre), « Sherbrooke: sa place dans la vie de Blanchard, vol. 3, avril-sept. 1959, pp. 243-259 1964, relations des cantons de l'Est", Cahiers de Géographie de Québec. vol. 8, n° 16, avril-sept.
~p. 165-198 -- Carol (Hans), « Das agrargeographische Betrachtungssystem. Ein Beispiel landschaftskundlichen Methodik, dargelegt am Beispiel der Karru in Südafrika", Geo/(raphica Helvetica. vol., 4, 1952, ~p. 17-57. -. King (Herbert W. H.), «Wither urban geography? Some signpost from Australian scene", Proceedin/(s (if' fhe. JGU... op. cif.. pp. 275-284; Scott (Peter), «The Australian CBD", Economic Geo!(l'aphy. vol. 35" 1959, pp. 290-314. 24 Murphy (Raymond E.), Vance (J. E. Jr), « Delimiting the CBD", Economic Geo/(raphy. vol. 3D, 1954, pp. 189-222; Boyce (Ronald R.), Clark (W. A. V.), « Business district retail sales", Paper.ç and Proceedill/(s of fhe Regional Science As.wciafion. vol. Il, 1963, pp. 167-194; Horwood (Edgar M.), Boyce (Ronald R.), Studies of fhe Central Busines.ç Disfricf and Urban Freeway Developmenf., University of Washington Press, 1959, XII - 184 p. L'intérêt porté aux quartiers d'affaires se modifie quelque peu, comme en témoigne: Goodwin (William), « The management center in the United . States ", Geo/(raphical Review, vol. 55, 1965, pp. 1-16. 2S lIIeris (Sven), « The functions of Danish towns ; ", Geo/(rafisk Tidsskrijf, vol. 63, 1964, pp. 203-233
Rallis (Tom),
«
Urban development in Denmark: a communication ", Papers and Proceedin/(s of' fhe
Rei-:ional Science Associafion. vol. ID, 1963, pp. 153-156. 26 La théorie des lieux centraux sous-tend directement ou indirectement
bien des recherches
récentes
en Suède, comme en témoignent les publications de J'université de Lund. On se reportera en particulier aux travaux de Sven Godlund, par exemple à: Godlund (Sven), « Bus services, hinterlands and the location of urban settlement in Sweden", Lund Sfudies ill Geo/(raphy. Ser. B, n03, 1951, pp. 14-24; Godlund (Sven), « The function and growth of bus traffic within the sphere of urban influence", Lund Bengtsson (Rune), «The Swdies in Geography. Ser. B, n° 18, 1956. Sur des problèmes plus techniques: op. cif.. pp. 297-312; structure of retail trade in a small Swedish town ", Proceedings of fhe JGu. Olsson (Gunnar), Persson (Ake), « The spacing of central places in Sweden ", Papers and Proceedin/(s (1' (lie Regional Science A.uociafion, vol. 12, 1964, pp. 87-94. 2 Lindstahl (Sigvard), «A plan for investigation of central places in Agricultural communities", Proccedill/(s (iffhe GU... op. cif.. pp. 285-296; Palomaki (Mauri), «The functional centers and areas of South Bothnia, Finland", Fennia. vol, 88, 1964,235 p. 2. Steigenga (W.), « L'urbanisme moderne aux Pays-Bas", Annales de géo!(l'aphie, vol. 72, 1963, pp. 303-313. Article qui reprend: Steigenga (W.), « The urbanization of the Netherlands", Tijdschrif'f van hef Koninklijk Nederlansch Aardrijkskundii-: Genoo(schap. 1960, pp. 324-331 ; Thijsse (lac P.), « A
Chronique de géographie économique
25
centraux du Nord-Est de la Belgique, entre Anvers, Louvain et la région wallonne, ont fait l'objet d'une étude minutieusez9.En Suisse, grâce à Hans Carol"",. les études sur la hiérarchie des lieux centraux ont qommencé plus tôt qu'ailleurs et les recherches récentes ont, comme aux Etats-Unis, visé à mettre en évidence les structures de lieux centraux à l'intérieur des aires métropolitaines. L'Europe de l'Est, après avoir boudé longtemps les méthodes de la géographie économique moderne, est en train de rattraper son retard. C'est chose faite pour la Roumanie, où l'étude des trames urbaines est maintenant très poussée, ainsi. qu'en témoigne un récent article des Annales de Géographie"l. Si les travaux des géographes hongrois sont moins accessibles, il semble bien que, là aussi, les études soient nombreuses"z et souvent de .qualité. En Pologne"". la théorie des lieux centraux fait depuis une huitaine d'années l'objet d'un effort systématique et, comme dans beaucoup de domaines de la géographie, les chercheurs polonais sont à la.pointe du progrès. Dans les pays de vieille tradition géographique de l'Europe, occidentale, France, Italie, Allemagne, les analyses sont moins nombreuses. Les plus importantes sont le fait d'économistes - comme si la géographie universitaire avait répugné à s'aventurer dans ce domaine. En Allemagne"4,les grandes revues géographiques et les collections des rural pattern for the future of the Netherlands», Papers and Proceedings of the Regional Science Association, vol. 10, 1963, pp. 133-143. Il existe des articles plus anciens: Keuning (H. J .), « Proëve van een economische hierarchie van de Nederlande Steden», Tijdschr. Econ- Soc. Geogr., 1948, pp. 566-581. 29 Goossens (M.), « L'organisation urbaine_du Nord-Est de la Belgique. Confrontation de quelques méthodes », Bul/etin de la Société belge d'Etudes géographiques, vol 32, 1963, pp. 93-164 ; Goossens (M.), « Hierarchie en Hinterlanden der Centra. Ben Methodologische Studie toegepast op NoordoostBelgie », Acta Geographica Lovanien.ficl, vol. 2, 1963, 223 P JO Carol (Hans),» Industrie und Siedlungsplanung», Plan, Revue suisse d'urbanisme, décembre 1951 ; Carol (Hans), « The hierarchy of central functions within the city. Principles developed in a study of Zurich, Switzerland», Proceedings of the IGU..., op. cit., pp. 555-576.
.H Sandru (Ion), Cucu (Vasile), Poghirc (pompiliu),
«
Contribution géographique à la classification des
villes de la République populaire roumaine», AII/wle.f de Géographie, vol. 72,1963, pp. 162-185 .'1 Margit (Forizs), Jozsef (Orlicsek), « Videki varosaink fundcionalis tipusai» (Les types de villes provinciales en Hongrie), Fiildrajzi Ertesitii, vol. 12, 1963, pp. 167-200; Zsuzsanna (A. Hanicsek), « Szentendre funkcioi es vonzas karzete» (Les fonctions et la région d'attraction de la ville de Szentendré), Fiildrajzi Ertesitii. vol. 12, 1963, pp. 465-486; Pal (Beluszky), « Mateszalka vonzasterülete» (La région fonctionnelle de Matesalba), Fiildrajzi Ertesitii. vol. 12, 1963, pp. 201-224; Pal (Beluszky), « Kereskedelm kôzpontok Szabolcs-Szatmar megyeben», (Centres commerciaux du Comitat Szabolcs-Szatmar), Fiildrajzi Ertesitii. vol. 13, 1964, pp. 179-204. .1.\Dziewonki (Kazirmierz), « Rozwoz problematyki badan geograficznych, nad malym miastarni» (Development of geographical research into problems of small towns), Pol.fka Akademia Nauk, InsIytut 9, 1957, pp. 19-36; Kosinski (L.), « Problem of the functional Geogr(!tii, Prace geograficzne, n° vol. 21, 1959, supplément, pp. 35-68 ; Dziewonzki structure of Polish towns ", przeglad Geograjiczny. (Kazimierz), « Element y teOlii regionu ekonomicznego » (Elements of thetheory of economic region), Przeglad Geogrqficzny, vol. 23, 1961, pp. 593-613; Eberhardt (P.), Wrobel (A.), « Regiony handlu hurtowego Polsce», Przeglad Geograficzny, vol. 35, 1963, pp. 21-30; Chilcz.uk(Michal), « Siec osrodkow wiezi spoleczno-gospodarczej wsi w Polsce» (Rural service denters in Poland), Pol.fkie Akadelllii Nauk, InMytut Geografii, Prace Geograjiczne, n° 45, Warszawa, 1963, 155 p. .'4 Klapper (Rudolf), « Einstehung, Lage und Ve1teilung der zentralen Siedlungen in Niedersachsen », Forschungell zur deut.fchen Lalldeskunde, Band 71, 1952, 125 p; KlOpper (Rudolf), « Rheinland-Pfalz in seiner Qliederung nach zentralartlichen Bereiche », Forschungen zur deu/schen Lande.fkunde. Band
100, Bad Godesberg,
1957, 367 p; Brandes (Harald),
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Bad Godesberg,
«
Struktur und Funktion des Personen-und
», Hamburger Geographische Studien, Heft 12, 1901, », ForschulIgen Z!ll' del/tscbell Landeskunde, Band 132,
1961, 108 p; Boustedt (Olaf),
«
Die zentralen Orte und ihre Eintlussbereiche»,
26
Paul Claval
Instituts de géographie ne laissent que peu de place aux travaux de ce genre. Les études les plus marquantes sont celles de Rudolf Klapper. Elles ont été soutenues dans une large mesure par 1'« Institut für
Landforschungund Raumordnung» de Bad Godesberg. La divisionde l'Allemagne en aires d'influence urbaine a été ainsi mise en évidence et une carte est en cours de publication. En Italie également, les études réalisées par les géographes demeurent raresJ5 en dehors de l'étude importante d'Eliseo Bonetti que nous avons signalée - mais qui s'intéresse aux problèmes théoriques, et pas aux réseaux italiens. Les économistes italiens ont fourni deux études fondamentales dans ce domaine: celles du Pr TagliacarneJ6 sur le réseau des services commerciaux et des services bancaires en Italie. En France, les géographes ont longtemps ignoré l'analyse théorique des lieux centrauxJ7.Ils ont fourni de nombreuses études de détail sur la délimitation d'aires d'influence de villesJ8.Il est dommage que les critères retenus n'aient pas été plus systématiques, car les résultats sont difficilement comparables. L'étude des réseaux urbainsJ. et des aires d'influence est devenue plus méthodique depuis quelques années: l'analyse du réseau urbain languedocien par M. Raymond Dugrand40 illustre des tendances nouvelles. M. Michel Rochefort41 a décrit la situation et les problèmes de l'Alsace actuelle dans un esprit plus voisin de celui des recherches menées à l'étranger. Les enquêtes coordonnées par M. Chabot42 ont permis d'esquisser une carte des ProceedillJi.fof the IGU. pp. 201-226; Boesler (Klaus Achim). « Zum Problem der quantitativen Erfessung stadtlicher Funktionen», ProceedinJis l!fthe IGU. op. cit., pp. 145-156; Neff (Ernst), « Die Veranderlichheit der rentralen Orte niederes Range », ProceedinJis of the IGU op. cit., pp. 227-234. .'5 Aquarone (A.). Grandi, Citta e aree metropolitane inltalia. Bologne, Sanichelli, 1961 ; Nice (Bruno), «
Entwicklung. und Probleme der italienischen Grosstiidte» , Proceeding.f of the IGU
246; Toschi (Umberto), 1962, pp. 117-132. J6
« La Citta-Regione
e i suoi problemi », Rivistll Jieo/irajica
op. cit.. pp. 235italiana,
vol. 69,
Tagliacarne (Guglielmo), lA Carra commerciale d'ltalia, Milan, A. Giuffrè, 1960, VIII - 285 p.;
Tagliacarne (Guglielmo). LlI Carra dei servizi bancari. Milan, A. Giuffrè, 1962. VI - 280 p. ." Les géographes sont cependant en train de rattraper le retard qu'ils avaient pris dans ce domaine. Pour le voir, il suffit de citer quelques titres récents; à côté d'un économiste. nous trouvons surtout des géographes. Boudeville (Jacques R), Les espace.f économiques,. Collection « Que Sais-je?» , na 950, Paris, PU F, 1962, 128 p. ; Juillard (Etienne), « La ville et l'organisation de l'espace », Cahier.f de l'lSEA. supplément na 130, série L, na I( oct. 1962. pp. 178-182; Juillard (Etienne), « La région: essai de définition », Annales de Jiéowaphie, vol. VI, 1962, pp. 483-499 ; Chabot (Georges), « Définitions. de la région géographique et division régionale de la France », Bul/etin de III Société belJie d'Etudes l, pp. 37-51. ~éoJiraphiques, vol. 33, 1964, n° .. On ne peut citer toutes les recherches de ce type. Signalons par exemple: Berthe (Mme M. C.), «
L'aire d'influence de Toulouse », Revue JiétJ/iraphique des Pyrénées du Sud-Que.ft. vol. 32, 1961
pp. 245-263 ; Roncayolo (M.). « Structure urbaine et hiérarchie des villes dans la région marseillaise », Cahiers de l'I.S.E.A.. supplément n° 130, série L, n° Il, oct. 1962, pp. 159-178. .'. Parmi les études récentes sur le réseau urbain français dans son ensemble: Cooppolani (J.), Le réseau urbain de la France. Sa structure et son aménagemellt. Paris, Les Editions ouvrières, 1959, 80 p. ; Le Guen (Gilbert), « La structure de la population active dans les agglomérations françaises de plus de 20 000 habitants. Méthodes d'étude, Résultats », Annale.f de Géo/iraphie, vol. 69, 1960, pp. 355370: Canière (Françoise). Pinchemel (Philippe), Le fait urbain en Frarlce, Paris, Armand Colin, 1963, 374 p. ; George (Pierre), « Présentation de l'armature urbaine de la France », Humanisme et elltreprise. na 30, avril 1965, pp. 77-88. 411 Dugrand (Raymond), Vil/es et campa/i"es {lu Bas-ul1l/iuedoc. Paris. PUF, 1963, XII 638 p. 41 Rochefort (Michel), L'organi.wltion urbaine de l'Alsace, Strasbourg, Publications de la faculté des lettres de l'université de Strasbourg, 1960,385 p. 42 Chabot (Georges), « Carte des zones d'influence des grandes villes françaises », Mémoires et document.f, Centre de Documentation cartographique et géographique, t. VIII, 1961, pp. 139-143.
-
Chronique de géographie économique
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zones d'influence des grandes villes françaises. M. Hautreux4J vient de publier une carte qui, à partir de méthodes plus rigoureuses, confirme l'image d'ensemble fournie par l'étude collective présentée par M. Chabot. Les économistes ont déployé plus d'énergie que les géographes pour cartographier et étudier les lieux centraux français. "L'enquête Piatier" a permis de se faire une idée de la répartition de la plupart des zones d'influence commerciale. Son dépouillement est presque terminé, sa publication très avancée. L'ouvrage relatif au Sud-Ouest44 fournit en particulier une image très expressive des réseaux de marchés. Malheureusement, les questionnaires d'enquête ne permettent pas de préciser les aires d'influence de grande dimension: l'image de la hiérarchie des lieux centraux demeure incomplète. Il faut savoir gré à M. Piatier d'avoir su lancer une enquête aussi importante, et aux chercheurs du CRESCO,sous la direction de M. Claude Ponsard, d'en assurer le dépouillement pour une bonne partie de la France. Dans le reste du monde, les enquêtes sont moins nombreuses; les circonstances l'expliquent en partie. La hiérarchie des lieux centraux ne se développe bien que dans des économies ouvertes, dans lesquelles les campagnes commercialisent une bonne partie de leurs productions, et réclament aux villes des produits et des services nombreux. Les pays sous-développés ne possèdent que des réseaux de lieux centraux peu étoffés. Il y existe presque toujours des trames élémentaires d'unités de petites dimensions - bourgs ou marchés ruraux - permettant de satisfaire aux besoins d'échange à courte distance qui ont toujours existé même dans les économies autarciques. Lorsqu'une économie commerciale de type colonial s'est trouvée plaquée sur l'économie traditionnelle, elle a nécessité le développement de centres desservant pour des services rares l'ensemble de régions souvent très vastes. Aussi, des villes démesurées se développent-elles, cependant que les échelons intermédiaires de la hiérarchie manquent. Les études ne manquent pas, qui soulignent cette dysharmonie de la plupart des réseaux urbains en pays sous-développé.!. Elle a été mise en valeur par certains des chercheurs qui travaillent aux Indes'6, par un bon nombre des auteurs qui se sont intéressés aux problèmes de la mise en valeur du Brésilqu'ils soient français, comme Pierre Monbeig47 ou brésiliens, comme 43
Hautreux
(Jean),
« Les principales villes allractives et leur reSS011d'influence»,
Urbanisme. 32°
année. n° 78, 1963, pp. 57-66. 44 Le.v zones d'attractioncommerciale du Sud-Ouest. Collection d'Economie régionale du Sud-Ouest publiée sous la direclion de J. Lajugie, I. VII, Paris, Gauthier-Villars, 1964. ! Une des plus claires est celle de Milton Santos: Santos (Milton), « Quelques problèmes de grandes villes dans les pays sous-développés», Revue de Géographie de Lyon. vol. 36, 1961, pp. 197-218.
Ellefsen (Richard A.), « City-hinterland relationskips in India», pp. 94-116. de Turner (Roy), (ed.
-
by), Inltian Urban Fil/lire, Bombay, Londres, Oxford University Press, 1962, XVI 470 p. ; Kar (N. R.), « Urban hierarchy and central functions around Calculla in Lo\\ler West Bengal, India, and their significance» Proceedings of the I GU op. cil" pp. 253-274; Mayfield (Robert C.), « The range of a central good in the Indian Punjab», Annals. Avsocilllion (if American Geographers. vol. 53, 1963,
38-40. PtMonbeig
(Pierre),
Pionniers
et Planteurs
de Scia Paulo, Paris, Armand
Colin 1952,376
p.,
28
Paul Claval
Milton Santos'., Beaucoup de travaux français ont souligné les distorsions des réseaux urbains africains. Des descriptions existent pour d'autres pays tropicaux et sous-développés" - par exemple aux Philippines, à la suite du travail mené par Edward Ullmans.. Les études empiriques que nous venons de signaler ont permis de faire d'importants progrès. Les méthodes d'analyse des réseaux de lieux centraux se sont multipliées et affinées. On a recours à des procédés variés pour délimiter les aires d'influence. Les analyses des courants de trafic automobiles., la cartographie des réseaux de transport publics par autobusS2, l'établissement de cartes d'isochrones permettent de se faire une idée indirecte des zones d'influenceSJ.L'analyse de la structure des réseaux d'abonnés téléphoniques a permis à WaIter Christallep' de reconstituer la hiérarchie des lieux centraux, mais sa méthode ne vaut que dans les sociétés dans lesquelles le téléphone n'est pas démocratisé et reste surtout un instrument de travail professionnel nécessaire aux commerçants; dans des pays comme la Suède, la Suisse, et l'Amérique du Nord anglo-saxonne, une telle méthode est sans efficacité. L'analyse des flux de communications téléphoniques est plus généralement utilisable - c'est une des méthodes les plus populaires en Francess. La mesure de la centralité des villes et des bourgs peut également se faire en étudiant la structure des équipements commerciaux et de servicecomme l'a fait par exemple Hans Carol pour la Suisses6,Les Américains, à la suite de Brian J. L. Berrys1, ont établi des listes de types de .. Tricart (Jean), Santos (Milton), « Os problemas
da divisao regional da Bahia», Publicaçiies da Unil'er,çidade da Bahia. ESllldos de Geografia da Bahia. vol. IV, n° 3, 1958, pp. 9-24; Santos (Milton), « Zonas de influencia comercial no Estado da Bahia» , ibidem. pp. 25-63 ; Santos (Milton), 0 cadro da cidade de Salvador. Estudo de geografia urblllla. Bahia, Universidade da Bahia e Livraria Progresso Editora, 1959,200 p. ; Santos (Milton), A rede urbana do Reconcavo, TravalllOs do laboratorio de J.leomOljiJlogia e eSfIldio,ç reJ.lÜmais da Universidade dll Bahia, nOlO, 1960,38 p. .0 Chaves (L. F.) « La tendencia a la formacion de una agrupacion urbana multiple en el centra n0l1e du Venezuela », Revisfll Geograjica. Universidad de Los Andes, Melida, vol. 4,1962-1963, pp. 31-49. Sll
Ullman (Edward L.), « Trade centers and tributary areas of the Philippines », Geographical Review.
vol. 50, 1960, pp. 203-218. SI C'est la méthode suivie par Hautreux (cf .n/pm, note 43). 51 Les travaux les plus systématiques sont ceux de Green (cj: supra, n° 17) et de Sven Godlund .n/pra,
(cf
n° 28).
s.>La méthode a été recommandée dès 1938 par Georges Chabot. Chabot (Georges), «La détermination des courbes isochrones en géographie urbaine », C. R. du Congrè,ç international de géow'aphie. Amsterdam, 1938, t. 2, p, 110
,.
(L:f. supra. note 10). 55C'est la méthode utilisée dans le premier grand travail de Chlistaller C'est Michel Rochef0l1 qui a vulgarisé l'utilisation de cette méthode en France: Rochefort (Michel), «Méthodes d'étUde des réseaux urbains. Intérêt de l'analyse du secteur tertiaire de la population active 36
», Annales
de géoJ.ll"aphie,
Cf: .n/pra. note 30
vol. 66,
1957,
pp. 125-143.
51 Berry (Brian J. L.), Ganison (William L.), « The functional bases of the central places hierarchy», Economic Geography. vol. 34, 1958, pp. 145-154. Repris dans: Reading,ç in Urban Geography. op. cit., pp. 218-227 : Garrison (William L.), Ben'y (Brian J. L. ), Marble (Duane F.), Nystuen (John D.), MOITill (Richard L.), Studies of Highway Developlllel1f alld Geographic Change, Seattle, University of Washington Press, 1959, XVI 291 p. Cf plus spécialement la section 2 (pp. 38-140) : « Highways and retail business» ; Berry (Brian J. L.), Mayer (Harold M.), « Design and preliminary findings of the University of Chicago's studies of the central place hierarchy», Proceeding.v of the lGU op. cit., pp. 247 252; Berry (Brian J. L.), Barnum (H. Gardiner), « Aggregate relations and elemental components of central place systems », Journal (If Regiollal Science. vol. 4, 1962, pp. 35-68; Berry (Brian J. L.), Comparative Studies of Central Plaee Systems. Final Report. Project Nr 389-126, Contract 2 121-18, Geography Branch, U. S. Office, of Naval Research, 1961. Cette dernière publication est épuisée, nous n'avons pu la consulter.
-
Chronique de géographie
économique
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commerce significatifs de tel ou tel niveau dans la hiérarchie des lieux centraux. On peut aussi tenir compte des services non commerciaux, comme le fait M. Rochefort en AlsaceSK. La délimitation précise des aires d'influence n'est cependant possible que par enquêtes. Celles-ci se pratiquent soit par questionnaire direct auprès des intéressés - les travaux de Brian J. L. Berrys9 fournissent des exemples de cette méthode-soit par utilisation d'observateurs locaux dont l'avis est considéré comme représentatifc'est la base de «l'enquête Piatier» et de la plupart des enquêtes étrangères comme celles du ProTagliacarne en Italie ou de Goossens en Belgique. Certains travaux renoncent à l'enquête pour délimiter les zones d'influence. Ils se fient aux méthodes théoriques dont le prototype est fourni par la loi de gravitation de Reilly. Celle-ci permet de dessiner les aires en tenant compte de l'importance de la population des divers centres d'attraction. D'autres formules ont été proposées, qui permettent de mieux coller à la réalité. La valeur de ces diverses méthodes n'est pas la même. Selon les buts poursuivis et suivant les crédits dont on dispose, il importe de savoir choisir celle qui convient le mieux. L'étude de Goossens6. fournit, à côté d'une description du réseau des lieux centraux et des aires d'influence dans la Belgique du Nord, un inventaire des méthodes que nous venons de signaler et une critique de leur valeur: nous y renvoyons le lecteur, qui trouvera là une analyse très détaillée, mais en flamand, et un court résumé très accessible en anglais. La théorie des lieux centraux est très souvent associée à l'étude de la base économique des agglomérations.' : cela ne doit pas étonner. Les activités domestiques desservent des marchés purement locaux, les activités fondamentales ou de base écoulent leur production dans des aires plus vastes. La théorie de la base économique est devenue un des outils les plus. fréquemment utilisés chaque fois qu'il est question d'étudier la croissance économique d'une unité territoriale, mais c'est un des outils dont l'emploi est également le plus critiqué. Nous laisserons de côté les aspects purement économiques et nous noterons qu'aux mains des géographes, la notion de base économique a permis de préciser la description de l'économie urbaine, en mettant bien en évidence ce qui fait vivre la ville, par opposition avec toutes les activités domestiques qu'on ne savait comment éliminer des descriptions SKC}:supra. notes 41 et 55. s.. Outre les publications signalées dans la note 57, citons: Berry (Brian J. L.), Barnum (H. Gardiner), Tennant (Robert J.), « Retail location and consumer behavior ", Papers and Proceeding.f of the Regional Science A.fwciation. vol. 9, 1962, pp. 65-106. ... M, Goossens (op. cit., note 29) fournit une excellente mise au point sur le problème, compare la valeur des différentes formules. .. Sur l'origine et l'évolution de la notion de base économique, on se reportera à: Andrews (Richard B.), « Mechanics of the urban economic base: histOlical development of the base concept", Land Economia. vol. 29, 1953, pp. 161-167.
30
Paul Claval
antérieures. La description des réseaux urbains fait donc de très larges appels à la notion de base économique62. Les travaux empiriques permettent de mettre en évidence des réseaux de lieux centraux hiérarchisés, conformément à ce que la théorie permet de prévoir. Cette constatation très générale justifie à elle seule toutes les analyses que nous venons de signaler: une succession régulière de villes ou de centres commerciaux hiérarchisés existe dans la réalité. Mais cette réalité nous révèle aussi que les réseaux ne sont jamais aussi réguliers que ne le voudrait la théorie. On ne voit pas les beaux ensembles d'hexagones que la géométrie de Losch ou celle de Christaller permettaient de dessiner. Et les études empiriques fournissent des éléments qui permettent justement d'expliquer une partie des irrégularités constatées. La plaine parfaite n'existe pas et le réseau des hexagones se déforme lorsqu'on l'applique sur la trame irrégulière du relief - comme l'explique par exemple fort clairement Walter Isard6.'. L'histoire - et plus particulièrement celle des voies et des moyens de transport - marque les trames urbaines. Les aires d'influence des grands centres urbains du Centre-Ouest américain sont curieusement allongées dans le sens Est-Ouest. Elles se sont constituées lors de la mise en valeur des plaines qui s'étendent à l'Ouest du Mississipi, en fonction des chemins de fer qui les ouvraient à la colonisation: chaque région est axée sur une des grandes lignes de l'Ouest, ce qui rend compte de l'allongement des aires. Cette disposition a été décrite et expliquée par de nombreux géographes et par des économistes comme Hooveru. Pierre Monbeig65 a décrit la création des régions dans l'État de Sao Paulo: il rappelle que le dessin des zones d'influence est à tel point modelé sur celui des voies ferrées que les régions portent le nom des réseaux qui leur ont permis de se constituer. Les voies ferrées qui se dirigent vers l'Ouest divergent à partir de Sao Paulo. Les régions s'allongent de la même façon vers l'Ouest et vont en s'élargissant. De manière générale, les trames urbaines qui apparaissent lorsque dominent les transports routiers sont assez régulières. Lorsque les villes se sont mises en place à l'époque des chemins de fer, elles allongent leurs zones d'influence très loin dans certaines directions, celles des 62 Alexander
(John W.). « The basic-non basic concept of urban economic functions", Eco/!omic Geo/(raphy. vol. 30. 1954, pp. 246-261. Repris dans: Readi/!/(.~ ill Urba/! op. cit., pp. 87- 100; Mattila (John H.), Thompson (Wilbur). « The measurement of the economic base of the metropolitan areas ", Land Economies, vol. 31, 1955, pp. 215-228. Repris dans: Urban Re.~earch Method.~, op. cit. pp. 329349 ; Roterus (Victor), Calef (Wesley), « Notes en the basic employment ratio ", Economic Geography, vol. 31, 1955, pli. 17-20. Repris dans: Readin/(s ill Urban op. cit., pp. 101-104; Alexandersson (Gunnar), The Industrial Structure of Ameriea/! Cities. Lincoln, University of Nebraska Press, 1956, pp. 14-20. Les méthodes d'analyse des réseaux en isolant les activités de base sont parfois antérieures aux articles cités ci-dessus (Chauncy D. Harris. note 15). Elles ont connu un très large succès depuis ( cf.Le Guen. note 39; lIIeris, note 25; Nelson, note 20). ..' Isard (Walter), Location and Space Eco/!omy, New York et Cambridge, The Technology Press of Institute of Technology, John Wiley, 1956, xx 350 p. ..Massachusetts, Hoover (B. M.Y. The Locatio/! of Eco/!()//!ic Activity, New-York, Me Graw-Hill Book Co.. 1948.
-
.5
Cf: sl/pra. note 47.
Chronique de géographie économique
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voies ferrées qui les desservent, et n'ont qu'un rayonnement médiocre ailleurs. Les géographes australiens ont décrit dans les régions de l'Australie méridionale, du Victoria et de la Nouvelle-Galle du Sud, cette opposition entre les trames régulières des régions mises en valeur avant la création des voies ferrées et celles plus irrégulières des centres mis en valeur plus tard. Tout ceci permet donc de nuancer les données brutes du schéma théorique, en montrant comment la trame irrégulière des paysages réels voile la régularité idéale. Mais ceci ne permet pas de conclure à la validité du modèle ou à sa vanité: lorsqu'on introduit ainsi les éléments concrets, on renonce à la vérification du schéma abstrait; on arrive à expliquer toutes les situations, même celles qui paraissent les plus éloignées du modèle idéal. C'est ce qui explique que beaucoup d'études aient pour but d'écarter les éléments concrets de diversité, pour essayer de voir dans quelle mesure la théorie générale est valable. III. LES ESSAIS
DE VERIFICATION
DU SCHEMA
THEORIQUE
Le souci de voir si la réalité est bien en harmonie avec le modèlenon plus d'une manière vague et un peu intuitive, comme dans les cas que nous venons d'évoquer, mais de manière précise - a provoqué des l~echerches nombreuses en Grande-Bretagne, en Scandinavie et aux Etats-Unis. Petit à petit, les raisonnements et les méthodes utilisées dans ce genre de travail se sont affinés. Les premiers essais étaient assez grossiers. Ils font un peu sourire aujourd'hui. L'effort accompli pour vérifier avec plus de rigueur la validité de la théorie des lieux centraux a montré que celle-ci demandait à être perfectionnée sur bien des points. C'est ce qui explique que l'élargissement progressif de la théorie que nous analyserons dans le développement suivant soit pour une large part la conséquence du travail de vérification économétrique que nous voulons décrire ici. Les premières recherches remontent au début des années 1950: elles sont destinées à voir si les réseaux de lieux centraux réels s'ordonnent rigoureusement selon une hiérarchie à la manière de Chlistaller. Eliseo Bonetti-- consacre une bonne partie de sa mise au point à l'analyse de ces travaux. Nous renvoyons pour l'essentiel à son étude, nous nous contentons d'en dégager quelques points. Existe-t-il des lieux centraux d'ordre différent? Peut-on mettre en évidence des classes bien délimitées? Les centres de même rang hiérarchique ont-ils des populations semblables? D'une classe à l'autre, les populations s'ordonnent-elles suivant les règles énoncées par Christaller? Quel est le rapport entre le nombre des centres d'un certain rang et celui des centres de rang inférieur?La réalitépeut-ellese plier à -- Cf. supra. note 2.
32
Paul Claval
la géométrie des constructions de Christaller, ou à celle, moins rigide, de Losch? Les travaux entrepris" mirent tous en évidence une hiérarchie de centres et d'aires, et répondirent affirmativement à une des questions essentielles que l'on pouvait se poser. A partir de ce point, des difficultés apparurent. Les populations des villes de même rang hiérarchique étaient très dissemblables. Les distances qui les séparaient l'étaient aussi. Quant au nombre d'aires de marché de rang inférieur que l'on trouve à l'intérieur d'une aire de rang supérieur, il était très inférieur à celui que laissaient prévoir les schémas théoriques. Pour surmonter ces difficultés, Walter Christaller'" perfectionna sa théorie de la hiérarchisation des aires. Il montra que selon le type de service étudié, le nombre de marchés de niveau inférieur compris dans un grand marché pouvait varier. Pour rendre compte de l'inégal espacement des centres, Walter Isard6. reprit à son compte une idée de Losch. Dans cette variante de la théorie des lieux centraux, la dimension des marchés n'est pas déterminée uniquement par la portée des biens et des services, c'est-à-dire par la distance à partir de laquelle leur prix devient prohibitif. Elle est déterminée par le volume de la clientèle qu'un centre est capable de desservir - si bien que la dimension des marchés est plus petite dans les régions de forte densité: la portée des biens ne limite la taille des marchés que là où la population est clairsemée. Ces retouches au schéma initial ne modifiaient pas substantiellement la signification de la construction. Elles n'en facilitaient pas la vérification économétrique. Le résultat le plus prometteur, dans la voie de la vérification expérimentale de la théorie, était celui que fournissait la loi statistique dite règle de Zipf7o.Lorsqu'on étudie en effet comment varie le nombre des villes de population donnée dans une nation, on s'aperçoit qu'il existe une relation simple entre ce nombre et leur population: si l'on porte sur un graphique la population des villes en abscisse, et le nombre de villes de population donnée en ordonnée, on obtient une courbe continue, qui montre l'existence d'une relation fonctionnelle entre population et rang. La règle de Zipf est donc une vérification de la théorie des lieux centraux - mais une vérification qui soulève des difficultés: il y a relation entre le rang d'une ville et sa 67 Nous pensons aux recherches de H. E. Bracey, de J. E. Brush, de F. H. W. Green (notes 17 et 18). 6" Christaller (Walter), « Die Hierarchie der Sttidte », Proceeding.f of the IGU ... , op. cit., pp. 3-12 6. Cf Sl/pra, note 63. 70 On trouve l'exposé de la loi de Zipf dans: Zipf (G. K.), HI/ilia/! Behavior and the Pril!ciple of Lea.ft Effort. Cambridge, AddisonWesley Press, 1949. La loi de Zipf se trouve vérifiée dans un grand nombre font exception de pays. Très souvent pourtant, la ville la plus importante - ou les villes plus importantes
-
à la règle. On a même proposé une loi de la cité majeure ou Plimatiale : Jefferson (Mark),
«
The law of
the primate city», GeoJ!,rapllical Review, vol. 29,1939, pp. 226-282. On trouvera des discussions de ces problèmes dans Walter Isard) (op. cit.. cf SI/pra, note 63, pp. 54-76) et dans: Berry (Brian J. L.), « City size distributions and economic development », Ecol!omic Development and Cult!lral ChanJ!,e, vol. 9, juillet 1961. Repris dans: Regio/!al Developmetlt and Pla/!ni/!g, op. cit., pp. 138-152; Martin
(Geoffrey J.),
«
The law of the pli mate cities re-examined, (Abstract) », A/IItal.f. Associatiol!. of the
America/! GeoJ!,raphers. vol. 50, 1980, pp. 334-335. En français, comme étude consacrée à la loi de Zipf et à la hiérarchie des villes, citons: Adam (Henri), laos (A.), « Hiérarchie urbaine », HOlllllles et 2, p. 77-83 ferres dl/ Nord, 1964, n°
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population, mais cette relation est continue, alors que celle qui est prévue dans les présentations originales de Christaller et de. Losch est discontinue. L'existence de la règle expérimentale de Zipf - au moins pour les rangs inférieurs de la hiérarchie - plaide pour la validité de la théorie, mais elle met en relief des contradictions. C'est ce qu'ont bien w William Garrison et Brian J. L. Berry" et qu'ils ont exposé dans une série de publications échelonnées à partir de 1958.Ces deux auteurs ont eu le mérite de sentir que la théorie demandait à être formulée d'une manière plus rigoureuse. Ils entreprirent l'examen systématique des postulats implicites et explicites sur lesquels elle s'appuyait. Ils montrèrent l'intérêt qu'il y avait à partir de la notion de portée des biens et des services72pour aboutir à une construction cohérente. Le résumé de la théorie que nous avons placé à la tête de cet article est conforme aux schémas repensés et clarifiés de W. L. Garrisson et de Brian J. L. Berry . Cette remise en ordre théorique ne pouvait suffire à résoudre les difficultés apparues au cours des premiers essais de vérification systématique. Puisque la population des lieux centraux varie de manière continue, il n'y a pas de manière simple de fixer les classes dans la hiérarchie des lieux centraux. Toute l'analyse antérieure est remise en question - et beaucoup d'auteurs ont souligné l'arbitraire de travaux comme ceux de Green: il y avait une pétition de principe dans la méthode utilisée, puisque ces recherches commençaient par classer arbitrairement les centres en classes et utilisaient ensuite cette classification pour vérifier la répartition des marchés en classes d'importance variable! Toutes les recherches économétriques des années 1950souffraient d'un mal profond: elles étaient trop naïves. Mais les maladresses initiales ont provoqué une réaction salutaire: la géographie découvre les méthodes sophistiquées des autres sciences humaines; elle utilise la statistique d'une manière qui n'est plus descriptive; elle essaie de trouver ce qui, dans une série de résultats, est, significativement lié à tel ou tel phénomène'3; elle emprunte aux sciences psychologiques les procédés de l'analyse factorielle; elle fait œuvre pionnière lorsqu'elle utilise la théorie des graphes'. pour rendre compte de la structure des réseaux d'échange et de celle des points nodaux "BeITY
(Brian J. L.). Ganison
(William L.),
«
Alternate
explanations
of urban
rank-size
relationships", Annals, Association of American GeONI"aphers, vol. 48, 1958, pp. 83-91, Repris dans: ReadinNs in Urban GeoNraphy. op. cit., pp. 230-239. 72 Berry (Blian J. L.), Ganison (William L.), « Recent development of central place theory", Papers lInd ProceedinNs of the ReNional Science Association, vol. 4, 1958, pp. 107-120; Berry (Brian J. L.), Garrison (William L.), « A note on central place theory and the range of a good", Economic GeoNraphy. vol. 34, 1958, pp. 304-311. 73 On trouvera des exemples d'emploi des méthodes statistiques modernes dans les études de Brian J. L. Berry et de William L. Garrison citées dans la note 57. 74 Nystuen (John D.), Dacey (Michael F.), « A graph theory interpretation of nodal regions », Papers lInd ProceedÙINs (!(the Regional Science A,fsaciation. vol. 7, 1961, pp. 29-42; Ganison (William L.), « Connectivity of the interstate highway system ", Papers and Proceedingf (if the Regional Science AuocialiOll. vol. 6, 1960, pp. 121-138.
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qu'elle décrit. Les hypothèses de bases de la théorie des lieux centraux sont testées au, moyen de méthodes plus objectives. Leslie Currie7s et Michael F. Dacey" ont repris le problème de la corrélation entre le rang et la taille des centres d'une part, leur distance de l'autre: ils utilisent pour ce faire la méthode dite du plus proche voisin qui évite d'appuyer l'analyse sur un classement arbitraire des centres en classes. Dans ce domaine, les travaux de Brian 1. L. Berry et de son équipe sont particulièrement importants. Il manquait jusqu'alors une analyse fine et concrète de la taille des aires de marché des divers types de commerce et de service, Hans Carol77avait entrepris un travail de ce genre en Suisse et avait vu ses méthodes reprises dans certaines publications anglo-saxonnes, mais on savait au fond fort mal comment s'ordonnaient les aires commerciales sur lesquelles reposaient la théorie. Brian J. L. Berry7. s'attache plus particulièrement à analyser l'association des types de commerce qui animent les lieux centraux. Dès les premiers travaux, il montre qu'il est possible de mettre en évidence, dans la banlieue septentrionale de Seattle, une hiérarchie de fonctions centrales correspondant à des lieux centraux de rangs différents. L'analyse des fonctions centrales des localités étudiées permet de fixer leur rang hiérarchique sans a priori. L'expérience montre que les fonctions centrales des centres les plus peuplés sont d'un rang plus élevé que celle des bourgades moins peuplées, mais la liaison n'est pas rigoureuse, car il existe des fonctions urbaines qui ne sont pas liées à la centralité. Ainsi s'explique la contradiction apparente de la règle de Zipf: il existe bien une hiérarchie discrète de lieux centraux que l'analyse des fonctions centrales met en évidence, mais la population de ces lieux centraux ne dépend pas d'une manière simple et absolue du rang: la relation est aléatoire, ce qui explique que la relation de Zipf apparaisse sous la forme d'une courbe continue. Les recherches de Brian J. L. Berry permettaient de sortir - enfin - de cette irritante question de la mise en évidence de la hiérarchie sur laquelle la théorie butait depuis les premiers travaux de Christaller. Depuis lors, Berry et son équipe ont encore affiné leurs méthodes d'étude7.. Les secteurs qu'ils ont étudiés avec le plus de soin 75 Curry (Leslie), « The geography of service centers within towns: the elements of an opperational approach ». Proceedings (~f rhe IGU... lip. cir.. pp. 31-54 7 Dacey (Michael F.), « Analysis ot central place and point patterns by a nearest neighbor method », Proceedings (lrrhe IGU lip. cir., pp.55-76. On peut citer, sur le même problème les études de Edwin N. Thomas (note IS) et celles de .Gunnar Olsson et Ake Persson (note 26); à titre de comparaison, on peut lire une étude un peu plus ancienne: Stewart, (Charles T.), « The size and spacing of cities », Geographical Review, vol. 4S, 1955, pp. 222-245. Repris dans: Reading.~ in Urban Gellgral,hy. op. cir., ~p.Cf240-256. sl/pra. note 30. 7. Cf. sl/pra. note 57, pour les études que William L. GmTison et Brian J. L. Berry ont consacrées au problème. On peut leur joindre: Stafford (Howard A. Jr.), « The functional bases of small towns », Ecollomic Geography. vol. 39, 1963, pp. 165-175. 7. Berry (Brian J. L.), « The functional bases of the central place hierarchy», op. cir.. cf .~upra note 57 ; Ben'y (Brian J. L.). Meyer (Harold M.), (c Design and preliminary findings... », op. cir.. cf .mpra, note 57 ; BetTY (Brian J. L.), « Comparative studies of central place systems », op. cir.. cf supra note
57; Berry (Brian J. L.), Barnum, Tennant (Robelt J.),
c(
Retail location and consumer behavior ». op.
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appartiennent aux grandes plaines de l'Ouest américain, ce qui leur permet de se placer dans des conditions optimales pour vérifier la validité de la théorie. L'hypothèse de la plaine parfaite et régulièrement pénétrable est presque réalisée. Dans ce milieu propice à l'expérience, l'équipe de, Berry a successivement étudié trois régions très diversement peuplées: un secteur d'agriculture extensive et de population éparse au pied des Rocheuses, une partie des riches campagnes de l'Iowa, une portion de la banlieue de Chicago. L'analyse des fonctions centrales a été menée avec un luxe de détails bien plus grand que précédemment. Les aires de marché ont été analysées par enquête directe menée sur un échantillon très large de la population. Les résultats antérieurs ont été confirmés. Dans chacun des milieux considérés, on a mis en évidence une hiérarchie parfaitement nette de centres, la même dans chacun des ensembles analysés. L'étude montre aussi que la population desservie par des centres d'un certain rang varie avec la densité de la population. Les centres sont plus nombreux par rapport à la population lorsque la densité diminue. Pour les degrés inférieurs de la hiérarchie, les différences sont très importantes (pour les villages et les bourgs, par exemple). La population desservie par les centres de rang supérieur (les villes) est moins dépendante de la densité de population. Ces études justifient donc l'ensemble de l'enquête menée depuis maintenant sept ans. Les travaux récents ont ainsi permis de préciser que la théorie était généralement valable. Les géographes possèdent donc un modèle des réseaux urbains et de la structure régionale qui leur permet de fournir une explication simple et cohérente de beaucoup de problèmes de géographie urbaine et régionale. La mise au point d'un modèle théorique a l'avantage de passer de la description à la prévision. Certains chercheurs américainsKoont ainsi essayé d'utiliser la théorie des. lieux centraux pour rendre compte de l'évolution des réseaux urbains et pour prévoir leur évolution future. De telles recherches doivent tenir compte de tous les facteurs aléatoires qui interviennent dans la vie économique et qui introduisent une part d'imprécision dans les mécanismes économiques. Il faut par exemple anticiper l'effet des créations d'axes de communication qui modifient les possibilités de transport. Les choix des axes sont rationnels, mais leur rationalité n'est pas totale: il existe une part non négligeable laissée à l'appréciation subjective du politique. Aussi, l'application de la théorie dt.. (;1:supra
note
59;
Berry
(Brian
J. L.),
« Aggregate
relations
and...
», op.
cit.,
cl
.wpra
note
57 ;
Berry (Brian J. L.), « Cities as systems within systems of cities», in: Regional Development and Planning, op. cil., pp. 116-137. KfI Gan'ison (William L.), « Toward simulation models of urban growth and development». In: Pmceedings (!fthe I. G. U..., op. cit.. p. 91-108. Mais les travaux essentiels dans ce domaine sont ceux de Richard L. Morrill: Morrill (Richard L.), « Simulation of central place patterns over time», in Proceedings of the I. G. U op. cit., pp. 109-120; Morrill (Richard L.), « The development of spatial distribution in Sweden, an jistorical-predictive approach», in: Regioncll Development and Planning, op. cit., pp. 173-186 ; Morrill (Richard L.), Migration and the Spread and Growth of Urban Settlement, Lund Studies in Geography, Ser. B. Human Geography, n° 26,1965, VIII - 208 p.
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des lieux centraux à la reconstitution de l'évolution d'un réseau urbain et à la prévision de son évolution future ne peut se faire qu'en utilisant des techniques assez complexes. Richard L. Morrill a essayé de mettre au point des modèles de simulation, tenant compte des facteurs de régularité apportés par l'attraction des lieux centraux et des facteurs aléatoires nombreux qui se glissent dans toute évolution. Ces modèles permettent de rendre compte de manière assez satisfaisante de l'évolution du réseau des centres de service de la Suède méridionale. L'intérêt de tels modèles de simulation est grand: ils peuvent permettre des prévisions et aider à la réalisation d'une politique cohérente d'investissements publics. Ce que la théorie des lieux centraux gagne en précision, dans tous, les travaux de ce type, elle le perd pourtant en partie en intérêt général. Sous sa forme première, il s'agit d'un cadre assez vague qui permet de rendre compte d'une manière assez grossière de l'ensemble des régularités qui s'imposent à l'évidence dans les trames urbaines et régionales du monde. La théorie des lieux centraux est une théorie générale des localisations des activités tertiaires et de la structure des espaces régionaux. Présentée sous sa forme précise et affinée, elle n'est plus qu'une théorie de la répartition de telles ou telles activités tertiairesdu commerce de détail par exempleK'. Elle se spécialise et perd une partie de sa valeur révolutionnaire. Peut-être n'est-ce qu'une apparence? Pourtant, on ne peut s'empêcher de penser que certaines des études les mieux menées des dernières années n'ont pas la large portée des analyses plus frustes de l'époque précédente. L'intérêt principal d'une théorie comme celle des lieux centraux ne provient pas de la manière plus ou moins parfaite dont elle permet de rendre compte des régularités observables, mais au contraire de tous les problèmes qu'elle pose lorsque les régularités n'existent pas: elle est génératrice de problèmes, car elle postule un ordre et tout ce qui ne se conforme pas à cet ordre demande explication, donc enquête. C'est moins par la part du réel qu'elle explique qu'une théorie est féconde que par la part qu'elle fait découvrir. La théorie des lieux centraux a provoqué un choc. Elle a montré qu'il y avait une explication à chercher derrière toutes les constructions régionales, toutes les trames urbaines; elle a permis de les ramener à des types de géographie générale. Elle a transformé la géographie des réseaux urbains et la géographie régionale. Les études de détail actuelles n'ont pas la même résonance. Elles n'intéressent plus que des aspects particuliers de la géographie. Ce qui est plus important, plus fécond, plus riche de développements futurs, c'est la transformation
K' Comme en témoigne un grand nombre d'études récentes, celles de Brian Outre celles que nous avons déjà mentionnées de cet auteur, deux sont évolution: Berry (Brian J. L.), « The retail component 01 the urban model Imtiiute (!/"Plwlllers. vol. XXXI, 1965, no 2, pp. 150-155; Berry (Brian. Retail Distribution, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967, X-45 p.
1. L. Berry en particulier. très révélatrices de celle », Journal of the American J- L.), Market Center.~ and
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et l'enrichissement progressif que la théorie des lieux centraux. a subi pour rendre compte de réalités qui apparemment lui échappaient. IV. TRANSFORMATIONS LIEUX
ET MUTATIONS
DE LA THEORIE
DES
CENTRAUX
Nous retrouvons ici les noms des chercheurs que nous venons d'évoquer en analysant les travaux consacrés à la vérification de la théorie des lieux centraux. Ceci n'a rien d'étonnant: parmi les situations qu'ils examinent, certaines paraissent irréductibles à la théorie qu'ils essaient de prouver. Ils se demandent tout naturellement si cette antinomie est fondamentale ou si elle ne provient pas simplement de la forme commune sous laquelle la théorie des lieux centraux est présentée. Aussi s'attachent-ils tout à la fois à vérifier et à élargÏfll2la validité de la théorie. De nombreux problèmes sont apparus lorsqu'on s'est mis à étudier les noyaux à fonction centrale"J dans les agglomérations américaines. Brian J. L. Berry"4a mis en évidence toute une hiérarchie de lieux centraux, analogue à celle que von Thünen observe dans les milieux ruraux. Mais à côté des noyaux commerçants caractéristiques à la fois de quartiers centraux et des zones périphériques, il existe des "2 Le besoin d'élargir et de vérifier les bases de la théorie des lieux centraux est présent dans les articles publiés en collaboration par Brian 1. L. Berry et William L. Garrison en 1958 (cf .fupra notes 57,71,72). 1\ est exprimé plus clairement dans des publications plus récentes: Thomas (Edwin N.), « Toward an expanded central place model» (Abstract), Annalof of the Aofsociation of American Geographerof. vol. 50, 1960, p. 350 ; Thomas (Edwin N.), « Toward an expanded central place model»,
Geographical Review. vol. 51, 1961, pp. 400-411 ; Gan;son (William L.), « Needed additions to central rlace theory" (Abstract), Annalof (if the A.f.wciatioll (!( American Geographer.f, \101. 52. 1962, p. 333. J L'application de la théorie des lieux centraux aux espaces urbains a été faite pour la première fois d'une manière systématique dans les études que Brian J. L. Berry a consacrées à la région de Seattle en 1958 et 1959 «( The functional bases of the central places hierarchy", cf .wpra note 57). L'intérêt de ces travaux est apparu plus clairement dans l'étude collective relative aux problèmes de circulation (Studieof in Highway Development... op. cit.. cf .fupra note 57). La théorie des lieux centraux a permis de fournir une explication satisfaisante d'une pm1ie des circulations urbaines, et a ainsi élargi la portée
de travaux un peu antérieurs comme: Marble (Duane F.), Nystuen (John D.),
«
Commercial geography
of urban areas. and the movement of persons" (Abstract), Amw/of (if the Aofofociation (if American Geogrllpherof. vol. 38, 1958, p. 279. L'application de la théorie des lieux centraux aux espaces urbains a également provoqué au même moment des recherches de Hans Carol: Carol (Hans), « Hierarchy of central functions within the city", Annalof of the Aofofociation (if American Geographer.f, vol. 50, 1960, Le même auteur a appliqué ces idées à l'étude de Zürich (cf ofupm note 30). Mais les recherches les plus nombreuses et les plus significatives sont dues à Berry et à son école. En dehors. des études systématiques consacrées aux divers milieux du Middle West, et que-nous avons indiquées à la note 79, mentionnons: Berry (Brian 1. L.), « The impact of expanding metropolitan communities upon the central place hierarchy", All/III/of (!( the Aofofociation (!( the American Geogmpherof, vol. 50, 1960, p. 112; Berry (Brian J. L.), Commercial Structure and Commercial Blig/j{, Department of Geography, Research Paper n° 85, University of Chicago, 1963. ". La théOl;e des centres commerciaux linéaires, qui. constitue le premier élargissement notable de la théOl;e des lieux centraux lorsqu'on l'applique aux villes, est exposée dans les chapitres de Sflldieof ill Highway DevelopmeFlt (op. cit., cf ofupra note 57) dus à Ben'y, et dans: Berry (Brian J. L.), « Ribbon development in the urban business pattern ", AmICI/of(if the Aof.wciation of American Geographer.f, vol. 49, 1959, pp. 145-155. Un autre exemple d'élargissement de la théorie des lieux centraux est fourni par les étUdes de régions où les fonctions urbaines sont exercées par des centres distincts: Burton (Ian), «
Retail trade in a dispersed city", Tnm.mctio/lof (if the I1Ii/loiofState Academy of Science, vol. 52, 1959,
pp. 145-150 ; Burton (Ian), « A restatement of the dispersed (!( the American Geographerof, vol. 53, ] 963, pp. 285.281.
city hypothesis
", Annalof (if the Aof.wciatio/l
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ensembles commerciaux à développement linéaire. Le long de certaines artères, les commerces se succèdent durant des kilomètres sans rien qui ressemble vraiment à un noyau. Il est alors difficile de repérer les points nodaux que la théorie prévoit. Doit-on pour autant renoncer à utiliser celle-ci? L'organisation commerciale des espaces urbains obéit-elle à des lois différentes de celles valables dans les régions rurales? Ce n'est guère vraisemblable, puisqu'il y existe une structure nodale très visiblele quartier des affaires n'est-il pas le type même du lieu central de la théorie? Comment résoudre alors la difficulté qui provient de la présence de ces quartiers commerciaux d'un type particulier? Brian. L. Berry et ses collaborateurs proposent une explication simple, qui permet d'étendre l'emploi de la théorie des lieux centraux à tous les cas rencontrés dans l'espace urbain: celui-ci est un espace anisotrope; le long de certaines voies, les communications sont si aisées que la distance ne compte pour ainsi dire pas. Les rubans commerciaux le long des voies importantes ne sont pas des exceptions à la théorie: ils indiquent simplement la présence de secteurs où la distance cesse de compter. On retrouve, dans cette façon de rendre compte de la présence de rubans commerciaux, une démarche analogue à celle de von Thünen lorsqu'il introduisait dans sa plaine idéale un fleuve le long duquel les frais de déplacement étaient négligeables. Moyennant cet aménagement, la théorie des lieux centraux voit son champ d'application s'élargir prodigieusement. Elle ne rend pas seulement compte de la répartition des villes ou des lieux centraux au sein des régions rurales et de la structure de celles-ci. Elle permet de comprendre la texture et l'organisation des espaces urbains. A l'intérieur des agglomérations, on retrouve en effet une hiérarchie complète de lieux centraux, analogue à celle observée dans les régions rurales. Quelques commerçants desservent les unités résidentielles. A un carrefour, un groupe de magasins plus importants et plus spécialisés assure la satisfaction de besoins de niveau supérieur. On peut distinguer dans les grandes agglomérations plusieurs échelons de quartiers commerçants; l'édifice est couronné par un quartier d'affaire central, une city. Nulle part, on ne trouve réalisée de manière plus frappante que dans les milieux urbains la hiérarchie complète des lieux centrauxKS. On voit donc l'intérêt de cette élargissement des modèles: la géographie urbaine se trouve à son tour fécondée par la théorie. Après avoir déchiffré les fonctions des villes, c'est-à-dire les mécanismes qui lient les agglomérations aux campagnes voisines et permettent de comprendre leur localisation et leur taille, la théorie des lieux centraux éclaire la dynamique propre des milieux urbains; la description des quartiers ne constitue plus l'unique fin de la géographie urbaine; on possède enfin une des clefs qui permettent de comprendre le mécanisme selon lequel l'espace urbain s'ordonne K5Ceci ressort clairement
des études de BelTY que nous avons indiquées
à la note 83.
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L'assouplissement que la théorie des lieux centraux a dû subir pour rendre compte de la géographie urbaine a ouvert la voie à des recherches fécondes sur la dynamique générale des agglomérations. Leur ordonnance est spécialement liée aux possibilités de communication. La ville à structure concentrique régulière correspond à un état dans lequel l'espace est encore isotrope; lorsque se développent les moyens de transport de masse, vers la fin siècle dernier,la structure
des villes se trouve bouleversée. Les axes rayonnants attirent l'essentiel des activités commerciales. Les quartiers de résidence s'allongent le long des axes privilégiés. La ville prend un aspect radioconcentrique, son plan devient parfois nettement tentaculaire. Lorsque les moyens individuels de transport apparaissent, la. congestion des quartiers centraux s'aggrave très vite et l'on voit se créer des points nodaux à. la limite des zones urbanisées; on obtient une structure en étoile qui est à l'heure actuelle caractéristique de bon nombre d'agglomérations américaines"'. Nous avons été obligés d'abandonner les hypothèses de départ de Christaller et de Losch. La répartition de la population desservie n'est plus une des données indépendantes du système. L'hypothèse de la plaine parfaite et régulièrement peuplée n'est plus vérifiée. La répartition de la population dépend de celle des lieux centraux: c'est là qu'elle trouve satisfaction à la plupart de ses besoins, c'est là aussi qu'elle va souvent travailler. Le choix du domicile se fait en relation avec la localisation des points nodaux. La théorie des lieux centraux ne permet donc pas de rendre compte, à elle seule, des trames urbaines. Il faut montrer comment la localisation des quartiers de services et d'affaires se trouve liée à celle des zones, résidentielles: il y a concurrence pour l'emploi des terres et il faut voir comment le choix définitif s'opère. La théorie des valeurs foncièrespermet de mettr~en évidenceles mécanismesqui régularisent l'usage des terres. Aux Etats-Unis, on s'attache depuis longtemps à analyser les prix de la terre dans les grandes agglomérations. Des économistes comme Homer Hoyt ou comme E. Hoovern ont fortement souligné le rôle régulateur des marchés fonciers dans la géographie des villes. Mais cette étude restait indépendante des autres recherches de géographie urbaine. Il n'en est plus de même et on s'aperçoit qu'il est possible d'expliquer l'espace urbain en combinant deux types de recherche poursuivis indépendamment jusque-là. La théorie nouvelle des villes""est une construction mixte dans laquelle sont combinés deux "6 La structure des nouveaux centres d'affaires périphériques commence à susciter des études: Garner (Barry J.), « The internal structure of outlying-service centers", Annals of the AvsociatÜm of American Geographers, vol. 53, 1963, p. 592. Mais l'analyse la plus complète est. celle deJ. E. Vance JI'. que nous avons déjà signalée (note 19). Hoyt (Homer), One Hundred Years (if ullld Value.v in Chicago, Chicago, University of Chicago Press, "'1933; Hoover (Edgar M.), The UJClltiO/!of Economic Activity. New, York, Mc Graw Hill 1948.
Traduction française: Lalocalismion de.vactivités économiques, Paris, Editions ouvrières, 1955,240 p. "" On trouvera un exposé informel de la théo\ie des. villes dans: George (Pierre), Guglielmo (Raymond),
Kaser (Bernard),
Lacoste
(Yves),
La Geog/"llpltie active,
Paris, P.U.F., 1964, VI\I-394
p.
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corps de théories: celle des lieux centraux et celle des valeurs foncières qui tire son origine des études sur la rente du sol de von Thünen. Les travaux relatifs à la théorie de la valeur foncière sont à la mode. Des études comme celle de William AlonsoH"en sont la preuve. On voit donc que la théorie des lieux centraux se combine, dans le cas de l'étude des villes, avec des théories des champs de force. La grande différence entre les espaces urbains et les espaces ruraux pour Iesquels la théorie des lieux centraux avait été initialement bâtie est que les prel1Ùers sont des espaces polarisés. Il est impossible, dans un espace, urbain, de supposer une répartition régulière de la population; le jeu des activités de marché a justement pour conséquence de créer des conditions inégales. La théorie des lieux centraux appliquée aux espaces urbains attire donc l'attention des géographes sur des corps de théorie qu'ils avaient jusque-là ignorés - théorie des espaces polarisés et des champs de forces éconol1Ùques en particulier. C'est à ces préoccupations que répondent ceux qui essaient d'introduire l'étude systématique des faits de gravitation économique dans l'étude de la géographie. Les études concrètes de Reino Ajo". se rattachent au même grand centre d'intérêt: il analyse systématiquement les champs de force qui dOl1Ùnent la répartition des variations de population dans les zones métropolitaines. Il précise ainsi les conditions, qui déterl1Ùnentles équilibres complexes réalisés au sein des grandes agglomérations. Les villes modernes cessent d'être construites autour d'un quartier d'affaire central unique. Le quartier central ancien subsiste. Il garde souvent le monopole d'une partie des fonctions centrales exercées par la ville au profit de la campagne voisine et des agglomérations secondaires qu'elle nourrit Petit à petit cependant, une partie de ces fonctions se trouve attirée par les quartiers d'affaires périphériques. Cette évolution distend la trame des villes, leur fait perdre une partie de leur cohérence. Lorsque l'agglomération s'étend sur plusieurs centaines de kilomètres carrés, lorsqu'elle renferme des centres d'affaires différents, la ville cesse de pouvoir être assil1Ùléeà un lieu, central. Les conditions dans lesquelles on se trouve cessent d'être celles que présuppose la théorie des lieux centraux. La distance n'est plus un obstacle aussi grave aux transports et déplacements, la portée des services s'accroît très largement. La trame des lieux centraux n'est plus déterl1Ùnéepar le jeu rigide des portées lil1Ùtes.Les aires desservies, par les lieux centraux cessent d'être de taille égale, les superpositions de zones d'influences se multiplient. La localisation des lieux centraux n'est Cet exposé est dû à PielTe George, dans le chapitre consacré au « développement urbain» : il se trouve aux pages 280-286 (Inadaptation des villes existantes aux activités actuelles). H" Alonso (William). Locatioll alld Lalld Use. Toward a Gelleral Theory (!{ Land Relll. Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1964, XII-204 p. Ajo (Reino), « Fields of population change: Oslo, Stockholm. Helsinki », Acta Geographica. Vol. 17, "" 1963, 19 p. ; Ajo (Reino), « On the structure of population density in London's field», Publicatiolls IlIstituti Geographici UlliversitatiJ Helsillgen.fis, n044, Helsinki, 1965, 17 p.
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plus commandée impérieusement par la répartition de la population - et réciproquement, dans un espace urbain, la répartition de la population cesse d'être étroitement liée à celle des lieux centraux. Des considérations nouvelles apparaissent dans le choix des localisations. La distance n'est plus le régulateur essentiel de la répartition des localisations. On assiste, à l'échelle des villes, à l'évolution que l'on a depuis longtemps notée dans le domaine agricole ou dans le domaine industriel. Lorsque la distance cesse d'être le facteur essentiel des choix, les éléments géographiques de sol et de climat prennent une place croissante: la trame des villes n'est plus aussi sérieusement liée à la répartition des lieux centraux majeurs, à partir desquels tout l'espace urbain s'organisait. Les considérations géographiques - le site, le climat, l'ensoleillement, la vue - deviennent des facteurs importants dans le choix des localisations, aussi bien pour les entrepreneurs qui veulent implanter une entreprise que pour les particuliers qui cherchent à se loger. La ville perd sa régularité. Cette évolution est sensible à tous. Des géographes comme Edward Ullman"' l'ont mise en évidence dans des articles très clairs. Elle frappe tous ceux qui se préoccupent à l'heure actuelle de problèmes d'aménagement. Les mécanismes qui présidaient à l'évolution des villes ne jouent plus, les villes éclatent et les principes qui réglaient leur ordonnance sont remis en cause. La crise qui. frappe les quartiers centraux, l'éclatement de la ville dans l'espace et son éparpillement dans l'espace rural constituent l'un des thèmes de méditation les plus fréquents de l'heure présente. La théorie des lieux centraux qui permet de rendre compte et des structures régionales, et des réseaux urbains, et des trames urbaines traditionnelles nous laisse ici désarmés; les conditions dans lesquelles les lieux centraux s'ordonnent régulièrement ont cessé de se trouver vérifiées; la géographie des villes qui se fait sous nos yeux n'est plus justifiable de la théorie telle qu'elle a été élaborée jusqu'à présent. On voit donc ce que le géographe peut attendre de la théorie des lieux centraux: comprendre l'ordonnance des villes et des régions, c'est énorme. Mais on voit aussi qu'elle ne permet pas de rendre compte de toute la géographie humaine. Les recherches actuelles laissent sur une déception: le modèle laborieusement développé ne semble pas applicable sans ménagement à la situation présente des agglomérations urbaines - et cela, à, l'instant même où les urbanistes et les aménageurs souhaiteraient disposer d'une doctrine justifiant leurs interventions. Que peut-on attendre des recherches futures sur la théorie des lieux centraux? Sera-t-il possible, en modifiant le jeu des postulats de base, d'adapter la théorie aux conditions nouvelles que nous venons d'évoquer? Une telle adaptation serait accueillie avec soulagement par .,
Ullman (Edward L.). « The nature of cities reconsidered », Papers A.çsociation. vol. IX. 1962. pp. 7-24.
Science
and Proceeding.t
of the Regional
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tous ceux qui ne disposent d'aucun moyen pour sonder l'avenir de nos villes. Mais sera-t-il possible de parvenir à une construction aussi féconde que celle de Christaller et Losch? Les conditions actuelles sont très différentes des conditions alors analysées. L'avenir nous dira seul si un nouvel élargissement est possible - qui permettra de deviner les régularités qui domineront l'espace humain de la génération qui vient.
CHAPITRE II
- 1967
LES COMPTABILITES TERRITORIALES
Les travaux de comptabilité territoriale sont à la mode. Us se sont multipliés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au point que la plupart des nations, qu'elles soient développées ou sous-développées, disposent d'organismes spécialisés dans l'élaboration de tableaux dont le besoin se fait sentir de plus en plus profondément. La politique économique des pays ne peut être conçue de manière cohérente qu'à la condition de disposer d'informations précises sur les problèmes de la production, de la répartition, de la consommation et de l'investissement. Sans le guide de la comptabilité nationale, les interventions sont mal dosées. Le pays oscille sans cesse de la stagnation à la croissance inflationniste. Les comptes de la nation constituent un baromètre et renseignent le pouvoir sur ce qui est possible à un moment donné, sur ce qui est urgent et sur ce qui peut être dangereux pour l'équilibre d'ensemble. Les statisticiens se penchent aussi sur les ensembles territoriaux plus restreints. Les comptabilités nationales ont été mises au point durant la période de l'entre-deux-guerres, sous la double influence des besoins de la planification en Union soviétique et des recherches sur l'équilibre économique d'ensemble dans les pays capitalistes secoués par la grande crise. Depuis la guerre, on essaie de transposer les méthodes qui se sont révélées efficaces sur le plan des économies nationales au plan des ensembles régionaux. Les difficultés rencontrées sont nombreuses et les techniques ne sont pas encore fixées de manière défmitive. Les spécialistes des économies urbaines ont mis sur pied de manière indépendante des méthodes d'analyse globale qui donnent lieu à des travaux de comptabilité très importants: la théorie de la base économique s'est développée parallèlement à l'analyse des comptabilités territoriales, dont elle ne constitue qu'une forme particulière. Les géographes utilisent depuis longtemps les résultats obtenus par les spécialistes des comptabilités nationales. U y a déjà plus d'une quinzaine d'années que les bilans globaux de production et de consommation se sont multipliés dans les ouvrages de géographie économique. On a commencé par tirer parti des statistiques portant sur les quantités physiques. Pierre George a été l'initiateur de ces analyses
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comparées: dans sa Géographie de l'énergie', il a dressé un inventaire complet des consommations énergétiques et a familiarisé le lecteur avec les barèmes d'équivalence énergétique. Depuis, l'intérêt toujours plus soutenu pour les problèmes du sous-développement a multiplié les recours aux statistiques globales fournies par les comptabilités nationales. Quel ouvrage n'emprunte pas aux publications des Nations Unies des données relatives au revenu moyen par habitant exprimé en dollars? Sans être toujours conscient de l'origine des renseignements ainsi utilisés, les géographes puisent depuis plus d'une décennie dans les données statistiques de la comptabilité globale. La publication de L'Atlas mondial du développement1, il y a quelques années, montre que les efforts pour utiliser ces informations nouvellement rassemblées a revêtu parfois une forme plus systématique. On a pris conscience qu'il y avait là une source de documentation d'une telle richesse que les géographes ne pouvaient l'ignorer. En France, l'intérêt manifesté à l'égard des comptabilités territoriales se fortifie beaucoup. Les problèmes qui se posent à l'échelle de la nation ne sont pas ceux qui attirent le plus l'attention des géographes français - quoique l'étude des économies sous-développées leur ait donné un regain de faveur; tant que l'essentiel des efforts a porté sur l'élaboration des comptes de la nation, les géographes sont restés indifférents. Le tableau économique 10rrainJ n'a été imité qu'après plusieurs années: il est difficile de se faire une idée exacte de la portée de tels travaux tant que l'on ne possède pas de données comparatives. Les travaux de comptabilité régionale se sont multipliés extraordinairement au cours de ces dernières années. Ils ont permis de préciser la valeur des quantités globales les plus importantes pour un certain nombre de départements français: l'Aube', les départements de la région languedociennes, à la suite des travaux de Gusset., les I George (Pierre), Géographie de l'énergie. Tome IV de la ColI. de « Géographie économique et sociale », Paris, Genin, 1950. 469 P 1
Ginsburg
(Norton).
Atla.v of Economic
Development,
Chicago, The University
of Chicago
Press. 1961.
VIII-119p Bauchet (Pierre), Les rableaux économiques. Analyse de la région lorraine. Paris. Genin, 1955, 182 p.
..
8, Palis. Armand Colin. 1963, 235 p. 4n°Favier (Hubert), Tableau économique du département de l'Aube, Coll. « Recherches sur l'économie française", 8. Paris. Armand Colin. 1963.235 p. 5 Levita (M.),n° Les comptes du département de l'Aude. Coll. « Etudes de l'économie méridionale", n° 3, Montpellier, C.R.P.E.E., 1962,258 p. ronéotées; Levita (M.), « Des comptes de la Nation aux comptes de la Région: le département de l'Aude". Revue d'Économie méridionale. vol. 10, 1962. pp. 194-208; Brousse (G.), Le.v comptes du département de la. Lozère, Coll. « Etudes de l'économie méridionale ". C.R.P.E.E., 1962. 2 vol.. 318 p.. ronéotées; Brousse (G.), «Les comptes de la n° 5. Montpellier. Lozère". Revue d'Economie méridionale. vol 10, 1962 pp. 321-334; Balme (Michel), Les revenu.v dWLv le département des Pyrénées oriemale.v. Montpellier, C.R.P.E..E., 1963; Balme (Michel), «Note sur l'économie des Pyrénées Orientales », Revue de l'Economie méridionale, vol. I l, 1963, pp. 70-79; Depezay (Pierre), «Les structures et les revenus agricoles dans la région de Lunel", Revue de l'Economie méridionale. vol. Il, 1963, pp. 156-180; Chevalier (B.), «Les flux d'investissement en 32 p. ; Ousset (J.), Languedoc-Roussillon", L'Economie méridionale, vol. 13, 1965. n° 49.janvier-mars, "Les comptes du Languedoc-Roussillon" 1962-1964, L'Economie méridionale. vol. 13. 1965. n° 51, juillet-septembre, 24 p.
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(Jean), Les mmptes du département de l'Hérault. Essai d'application de la méthode de la
comptabilité nationale française à la région, Montpellier, C.R.P.E.E. 1962. XII, 367 p. ; Ousset (Jean), Chevalier (Bruno), Les comptes de la région u/IIguedoc-Roussillon. Montpellier, C.R.P.E.E.. 1964.
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départements de la région aquitaine7 à la suite des travaux de M. Jouandet Bemardat8.Des recherches analogues se sont poursuivies dans d'autres domaines. Roger Dumoulin" a transposé les méthodes proposées en France au domaine de l'analyse régionale des économies sous-développées. Des analyses ont permis de dresser le tableau d'une
économie villageoiselo,comme ceux d'économiesurbaines. La SEMAI! a réalisé un certain nombre de travaux importants depuis quelques années: la Rochelle et Rennes, par exemple, ont fait l'objet d'études approfondies. On en est arrivé depuis peu à une systématisation des résultats. La revue Etudes et conjonctures. vient de publier les comptes des 22 régions de programmel2.. Ainsi les géographes disposent-ils d'éléments d'appréciation qui leur manquaient jusqu'ici. En effet, les méthodes utilisées étaient si diverses qu'il était difficile de comparer les divers résultats obtenus. Parallèlement à la multiplication et à la systématisation des travaux concretslJ, on voit apparaître des analyses théoriques. Les premiers 7 Lacour (Claude), Le.f comptes économiques du département de la Dordogne, Coll. de l'Institut d'Economie régionale du Sud-ouest, Bordeaux, Bière, 1964, 256 p.; Belliard (Jean-Louis), « Les comptes de l'agriculture des Basses-Pyrénées ", Revue juridique et économique du Sud-Ouest, vol. 14,
1965, pp. 489-514;
Pyrénées",
Coustou (A.) et al.,
Rev/Ie juridique
et économique
({
La structure économique du département du Sud-Ouest,
vol. 14, 1965, pp. 459-488;
des Basses-
Balian
(Jean-
Jacques), La structure économique du dépat1ement du Lot-et-Garonne", Revue juridique et économique du Sud-Oue.tt, vol. 14, 1965, pp. 121-736; Belliard (Jean-Louis), La structure ({
({
économique
du département
des Landes",
Revue juridique
et économique
du Sud-Ouest,
vol. 14, 1965,
pp. 737-758; Lacour (Claude), Belliard (Jean-Louis), ({ Eléments de synthèse d'une comptabilité
économique de la région Aquitaine", Revue juridique et économique du Sud-Ouest, vol. 14, 1965, pp. 687-120. 8 Jouandet-Bernadat (Roland), Tableau économique du département de la Gironde. Coll. de l'Institut d'Economie régionale du Sud-Ouest, Bordeaux, Bière, 1963,432 p. Dumoulin (Roger), La structure asymétrique de l'économie algérienne. D'après une analyse de la de région de Bône, Paris, Armand Colin, 1959, XIV-375 p, 10 Wickam (Sylvain), Les comptes de village", Revue économique, vol. 5, 1954; Centre de Gestion et d'Economie rurale de la Gironde, « La commune de Douzac, étude monographique et comptable ", Revue juridique et économique dl/ Sud-Ouest, vol. Il, 1962, pp. 303-357 Il de l'agglomération, Etude S.E.M.A. Ville de la Rochelle, Rapport n° 3, Comptabilité. économique ronéotée, 1964; S.E.M.A, Le.f comptes de l'agglomération de Rennes, Metra, vol. Il, 1962, n° I et 2. 12 Soubie (PietTe), Présentation d'un cadre comptable régional », Etudes et Conjonctures, 20" année, ({
.
({
({
oct. 1%5, pp. 95-105; I.N.S.E.E, Comptes régionaux 1962», Etudes et Conjonctures. Série
comptabilité nationale n° 9, Paris, INSEE. 1966. IJ En dehors des travaux de comptabilité régionale déjà cités, on petit retenir: Sauvaigo (Paul), Tableau économique des Alpes Maritimes. Essai d'{/naly.fe sectorielle, Thèse Sciences économiques, Paris, 1959, 590 p. dactylographiées; Quiers (Suzanne), CO/llprabilité interrégionale de quelque.f produits d'origine agricole, Thèse Sciences économiques, Patis 1960, XXV, 435 p. dactylographiées; Brugnes-
Romieu (Marie-Paule),
({
Comptes intelTégionaux de la sidérurgie française », Revue de l'Economie du
(J.), Les comptes nationaux et régionaux de Centre-Est, vol. 5, 1962, pp. 12-8\ ; Capronnier-Spielhagen l'énergie, Paris, Armand Colin, 1962, 345 p. ; Introduction à une première tentative de comptabilité régionale, C.E.R.E.S., oct. 1963, pp. 18 -37; Urban (S.), La région du Ba.f-Rhin. Etude de comptabilité économique appliquée à l'industrie, Strasbourg, Thèse Sciences économiques, 1965, 2 tomes, 170 p. ronéotées; Jegouzo (G.), Problèmes de comptabilité économique régionale. Les comptes de l'agriculture bretonne. INRA, Station d'Economie rurale de Rennes, rapport ronéoté, mars 1965, 218 p. ; Causse (Lucien), Comptes agricoles de la Bourgogne 1962-\963. Essai d'évaluation ", Revue ({
de l'économie du Centre-Est. vol. 7, 1965, pp. 95-110; Institut d'Economie régionale Bourgogne ({
Franche-Comté, Les comptes économiques de la Bourgogne », Revue de l'économie du Centre-Est, vol. 8,1966, pp. 81-140. D'autres travaux SOl'lten cours ou ont été réalisés dans la région Midi-Pyrénées, dans la région RhôneAlpes, en Normandie, en Bretagne, dans la Vienne, etc. : Chambre de Commerce de Caen, Tableau
économique du département du Calvados, Caen, 1960; Dartel, ({ Le revenu disponibledans ('Eure», Etudes normandes, 196] ; Gelée (G.), Estimation du revenu disponible de la Basse-Normandie », ({
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ouvrages relatifs aux comptabilités territoriales semblaient destinés à effrayer les utilisateurs éventuels, tant ils mettaient au premier plan les problèmes techniques d'élaboration. La réflexion actuelle se situe à un niveau plus général; elle porte sur les concepts fondamentaux, sur l'utilisation possible des données relevées, sur les prévisions que l'on peut tirer de l'analyse économique. L'intérêt que les géographes portent maintenant aux problèmes de la comptabilité territoriale se manifeste par la publication de comptes rendus et d'articles. Pierre Estienne'" a récemment montré tout ce que les travaux de comptabilité menés dans le cadre des départements du Midi pouvaient nous apporter. François BeaujeutSa présenté très clairement, dans L'Information géographique, les éléments nécessaires à la compréhension de la comptabilité nationale. Il existe un arsenal nouveau de moyens d'étude des réalités spatiales. Il s'est développé en dehors de la géographie, sauf en ce qui concerne la base économique. Il ne peut manquer d'affecter les travaux des géographes. Ceux-ci manifestent un mélange de curiosité et d'inquiétude vis-à-vis de ces nouveaux outils: ils sentent qu'ils ne peuvent se désintéresser de techniques dont l'utilité est évidente, redoutent de s'être laissés distancer par d'autres et hésitent malgré tout à se lancer dans un domaine où les discussions théoriques sont infinies, où les problèmes de méthode sont innombrables et où, comme toujours en pareil cas, les spécialistes se complaisent à maintenir l'image de la confusion la plus totale.
Erude.ç normandes, 1959, pp. 265-292; Gyres (P.-J.), ComptabiliTé économique du déparTemenT de la Vienne. Thèse Sciences économiques, Poitiers, 1962, dactylographiée. Pour les études concrètes réalisées avant 1963. on trouvera des indications complémentaires dans: «
Inventaire des études économiques régionales (1959-1962) », Revue de l'Economie du CellTre-EsT,
vol. 6, 1963, pp. 33-38. On trouvera également des indications sur les analyses concrètes dans: Jouandet-Bernadat (Roland), Comptabilité économique eT e.çpaces régionaux, Coll. Techniques économiques modernes, n° ID, série 2, Paris, Gauthier-Villars, 1964, 233 p. Cet ouvrage constitue la meilleure Espace économique, n° introduction méthodologique aux problèmes de la comptabilité régionale. Pour bien comprendre celleci, il est utile de connaître les problèmes et les méthodes de la comptabilité nationale: Perroux (François), Les compTes de la NaTion, Paris, P.U.F., 1949; Prou (Charles), MéThodes de la Comptabilité l1aTionale[rançai.çe, Paris, Armand Colin, 1956; Malinvaud (M.), Initiation à la comptabiliTé nationale, Paris, P.U.F., 1957 ; 2< éd., sans nom d'auteur, sous le sigle de l'INSEE et du S.E.E.F, Paris, P.U.F., 1960, 223 p.; MarchaI (Jean), La comptabilité nationale française. Paris, Cujas, 1959,4< éd., 1966, 527 p. Cette édition contient une liste des publications du S.E.E.F., pp. 497-499, à laquelle nous renvoyons: Culmann (Henri). Le.ç comptabilités nationales, Coll. « Que Sais-je?" n° 1165, Paris, P.U.F., 1965, 128 p.; Vibert (G.), Exercices de comptabiliTé naTionale. Coll. « Statistique et Programme (Jean), Comptabilité nationaie, Economiques», n° 7, Paris, Dunod, 1965, XX-304 p.; Marczewski Précis Dalloz, Paris, Dalloz, 1965, 11-661 p. Ce dernier ouvrage retrace l'histoire des comptabilités territoriales. Il donne moins d'importance aux problèmes techniques et plus de place aux développements théoriques que ne le font la plupart des autres. Les comptabilités territoriales englobent maintenant les tableaux d'entrées et sorties (inputOlltPUt) à la manière de Leontief. On trouvera une bibliographie à jour de ces travaux, ainsi qu'un bref historique et un glossaire dans: Viet (Jean), Input-output. Essai de présentation documenTaire du s)'.çTème de W. LeonTief, Paris-La Haye, Mouton, 1966, 143 p. ,.
Estienne (P.),
«
pp. 334-338.
> Beaujeu (F.). 70-72
«
Economistes et analyse régionale",
AmUlles de Géographie, vol. LXXV, 1966,
La comptabilité nationale». informaTion Géographique, vol. 3D, 1966, pp. 18-21 et
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Chronique de géographie économique
La définition même des comptabilités territoriales soulève des querelles. Pour Henri Culmann, par exemple, « la comptabilité nationale est une technique inspirée de la comptabilité commerciale quise propose de présenter de l'activité économique d'un pays une synthèse d'informations choisies et chiffréesl' ». Pour Jean Marczewski, «la comptabilité nationale est une branche de la science économique, branche spécialisée dans l'étude quantitative des réseaux économiques intégrésl7 ». Il n'est pas nécessaire, dans le cadre de cette chronique, de préciser, dans le détail, l'opposition entre ces deux conceptions extrêmes. Les ouvrages spécialisés, celui de Jean Marczewski en particulier, fournissent toutes les définitions nécessaires à la compréhension des analyses techniques - celles. des réseaux intégrés par exemple. Mais ce qui demande explication, c'est que l'on puisse présenter le même corps de connaissances comme une technique et comme une science. Il.Y a là une opposition, plus sensible sans doute en France que dans les pays étrangers, et qui demande à être expliquée si l'on veut comprendre des travaux actuels. I. L'HISTOIRE Une description
DES COMPTABILITES
TERRITORIALES
chiffrée
L'histoire de la comptabilité territoriale permet de comprendre la dualité des définitions qui en sont proposées et la signification des courants de pensée qu'ils représentent. Il ne fait de doute pour personne que les travaux de comptabilité territoriale sont très anciens. Jean Marczewski dresse un tableau des études les plus marquantes réalisées dans ce domainel8. Certaines remontent au XVIIC siècle. Il ne cite que des auteurs français ou anglais. S'il complétait son esquisse par les références aux auteurs italiens et allemands, il retrouverait presque la liste des ouvrages qu'Emile Levasseur recensait dans sa courte histoire de la statistiquel9.En fait, la description statistique, au sens premier du terme, et la comptabilité territoriale ne font qu'un: il s'agit de dresser un tableau des richesses et des productions d'un territoire donné,.et de l'exprimer si possible sous une forme chiffrée. Les premières analyses sont restées qualitatives; les travaux quantitatifs sont surtout caractéristiques de la fin du XVII"siècle et du XVIII"siècle: Gregory Kingzoen Angleterre, VaubanZIet plus tard 16
Culmann (Hem;), Les comptabilitb nll/ionales, op. cit., p. 20. 17 Marczewski (Jean), Comptabilité nationale, op. cit., p. 3. 18 Ibidem, pp. 7-25. Nous renvoyons, pour le détail de l'évolution
à l'abondante bibliographie de ce chapitre. 19 Levasseur (Emile), La Population française, Paris, Rousseau, 3 vol., 1889-1892. Les chapitres relatifs à la méthode et à l'histoire de la statistique ouvrent le premier vol ume. Il s'agit surtout du chapitre III. ZIILes travaux de statistique, au sens premier du terme, ou d'arithmétique politique aboutissent, dès la fin du XVII" siècle, à des synthèses: King (Gregory), Nalltral and Political Observations and Conc:/usÙms upon the State and Condition (!f" England, Londres, 1696; Piquet-Marchal (M.O.),
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Lavoisier!! peuvent à juste titre faire figure de précurseurs en ce domaine. Si les rapports entre la statistique traditionnelle et la comptabilité territoriale étaient étroits, ceux qui existaient entre cette même statistique et la géographie ne l'étaient pas moins: c'est ce qu'expliquait Emile Levasseur13,qui avait été conduit à la géographie par ses travaux de statisticien et d'économiste. On a oublié ce courant important dans l'histoire, de la géographie - on comprend mal, sans lui, le brusque épanouissement des analyses de géographie économique à la fin du XIX" siècle, alors que la géographie humaine n'avait pas encore pris tout à fait sa forme moderne. En fait, la géographie économique et la comptabilité régionale ou nationale peuvent se réclamer des mêmes origines - ce qui témoigne bien de la parenté souvent négligée des deux démarches. Les dernières années du xvrn" siècle et les premières du XIX" siècle ont vu se multiplier les recherches quantitatives en France. L'influence de Lavoisier n'est pas négligeable. Les nécessités politiques de l'époque révolutionnaire ont sans doute contribué fortement à la multiplication des travaux. Sous le Consulat et sous l'Empire, on a vu se
multiplierles tableauxde l'économiedes départements!4. A l'échellede la France, Chaptal!' a réalisé des analyses globales et les premiers dénombrements économiques cohérents. Dans le courant du XIX"siècle, l'intérêt pour les économies territoriales s'est maintenu de manière durable. Les tableaux économiques et les statistiques départementales se sont multipliés au cours de la période. Vers la fin du siècle, de Foville!., un des représentants les plus illustres de la statistique française, cherche à évaluer la fortune de la France. Le début du XX" siècle est marqué, dans notre pays, par une décadence à peu près complète de ce courant de recherches. Les raisons en sont multiples, La méfiance affichée par bon nombre d'hommes politiques et par la plupart des citoyens à l'égard de la statistique est certainement une des causes de cette éclipse. L'instabilité monétaire a gêné les recherches dans un domaine où l'on avait pris l'habitude de tout exprimer en valeur. Pour rendre les estimations comparables, il fallait désormais se livrer à un travail ingrat de réévaluation, de mise à jour, qui a sans doute découragé beaucoup de chercheurs isolés. La Seconde « Gregory King. précurseur de la comptabilité nationale », Revue économique. vol. 16. 1965. pp.212215. 11 Vauban (Sébastien le Prestre. marquis de), Projet d'ulle Dîme Royale. Palis, 1697. 11 Lavoisier (Antoine Laurent de), De la richesse territoriale du Royaume de France, Palis, 1791. Comme le fait observer Jean Marczewski. « Lavoisier a dû être particulièrement sensible au principe de la conservatioll des flux. qui est ci la base de la comptabilité ci parties doubles» (p. 13). 1.' Levasseur (Emile), La Population op. cit. Dans le chapitre déjà signalé relatif à l'origine de la statistique, Levasseur montre que les statistiques descriptives des auteurs italiens, allemands. anglais constituent déjà des travaux de géographie économique. Comme il est un des initiateurs de la géographie, et plus spécialement, de la géographie économique moderne en France, on voit que le lien historique est étroit entre les recherches de la Statistique et celles de notre discipline. z. Anstett (Maree\), « La comptabilité régionale sous le Consulat », Consommation, 1962, n° 3. pp. 111122. (Mémoire du Préfet de l'Indre en l'An XII). 15 Chaptal (Jean-Antoine). De /'indu.ftrie française. Paris, 1819. FovilIe (A. de), « La Richesse en France », Revue écollomique internationale, avril 1906.
!.
Chronique de géographie économique
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Guerre mondiale voit les travaux de comptabilité globale reprendre une grande place dans la recherche française. L'initiative en revint dans une large mesure à L. A. Vincent17,qui durant les années de guerre conçut un système de comptabilité nationale. R. FromenP8 l'utilisa immédiatement après la guerre, pour réaliser les premières évaluations modernes. La comptabilité territoriale s'est donc développée en France en marge des travaux menés à l'étranger à la même époque. Certaines préoccupations communes aux analyses françaises et étrangères se traduisent par des orientations parallèles. Alors que les travaux menés au XVIIICet au XIXCsiècles portaient souvent sur l'évaluation des richesses, les analyses modernes portent sur les opérations effectuées par les agents économiques au cours d'une période donnée, Il s'agit d'une analyse en termes de flux, et non plus d'une analyse en termes de stocks. La mesure des flux est moins ardue que l'évaluation des fortunes. Mais la raison fondamentale de la préférence pour les flux provient de ce qu'ils constituent les catégories fondamentales de toute analyse macroéconomique. En France, le renouveau de la comptabilité territoriale n'est pas lié originellement à l'étude des problèmes de l'économie globale. Il a permis par la suite de pousser les travaux de macro-économie, mais l'intérêt premier a été de mettre au point un outil de conjoncture, une mesure du revenu et du produit territorial. Les experts français en matière de comptabilité territoriale sont beaucoup plus des comptables que des économistes. Ils se recrutent pour une bonne part dans les rangs de l'Inspection des Finances et sont rarement des universitaires. La jonction entre les recherches menées en France et les travaux réalisés à l'étranger a été faite par des hommes politiques19,qui ont très vite compris l'intérêt des nouvelles études, et par des universitaires, au premier rang desquels figurent François Perroux et Jean Marczewski3o.On comprend dès lors la dualité des points de vue que nous relevions tout à l'heure, et le brusque épanouissement des analyses de comptabilité au cours de ces deux dernières décennies. La comptabilité territoriale est demeurée une technique de la description économique jusqu'à la grande crise économique. Elle s'est depuis intégrée dans la science économique: on voit donc d'où vient le tiraillement qu'a longtemps subi la comptabilité économique française. Dans un souci de perfection technique, elle oubliait sa nouvelle finalité. Comme elle était plus parfaite, sur un plan 17
Vincent (L A.), L'organis«tÙm dollS l'ellfreprise et dans 1« N«tion, Nancy. Société industrielle de
l'E.~t. 1941 ; Vincent (L. A.), La Conjoncture, ,w:ience nouvelle, Paris. Editions de la vie industrielle, 1943. 18 Froment (René), «Richesse et revenu de la France », Le Point économique n° 5. Institut de Conjoncture, Service national des Statistiques. décembre 1945. 10 11 serait trop long de mentionner tous les hommes politiques qui œuvrèrent pour le développement d'une comptabilité nationale. Signalons cependant que René Mayer fut le premier ministre des Finances à utiliser la comptabilité nationale pour définir une politique et que Pierre Mendès-France systématisa Elus tard ces applications. ." L'Institut de Science Economique Appliquée a fait porter une grande partie de ses travaux à partir de 1945 sur les méthodes de la comptabilité nationale. Jean Marczewski fit partie de la Commission qui, de 1949 à 1953. fut chargée de promouvoir la normalisation internationale des comptes et des méthodes.
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formel, ses réalisateurs refusaient de voir le retard qu'elle gardait au plan théorique sur ses équivalents étrangers. Petit à petit, les écarts entre les deux familles de comptabilité tendent cependant à s'estomper. La comptabilité nationale française se rapproche du modèle commun, même si dans la présentation qu'on lui donne, elle garde certains traits originaux31,
La plupart des géographes ne voient dans les comptabilités territoriales d'autre utilité que celle que l'on mettait en avant dès le XVIIe siècle: en fournissant une précision chiffrée, le tableau de l'économie territoriale complète la description, lui donne une fermeté nouvelle. On compare les revenus nationaux, on établit une échelle des niveaux de vie et de consommation. En offrant une traduction commune sous forme monétaire, les comptes ont le mérite de rendre immédiatement comparables les résultats de la vie économique dans des pays de structures très dissemblables. La comptabilité régionale apparaît de même comme une description numérique. Les diverses quantités se trouvent là aussi rendues comparables. On établit des bilans de l'activité par secteur à l'intérieur d'une région, on compare les revenus des diverses catégories socio-professionnelles. Un palmarès de toutes les activités économiques est souvent dressé. Les cartes montrant, par départements, ou de plus en plus, par régions de programmes, les catégories de revenus, se multiplient en France. On a pris réellement conscience de certains aspects du déséquilibre régional de la France lorsque l'on a connu l'ampleur des écarts de rémunération des salariés. La région parisienne apparaissait comme un point de concentration démographique. On découvre qu'elle est plus encore qu'une concentration humaine, une concentration de richesse, de pouvoir et de revenus. En utilisant les travaux de comptabilité économique nationale ou régionale pour épauler sa description, le géographe se trouve tout naturellement amené à utiliser à des fins descriptives des données mises en évidence par les comptables et qui ont valeur explicative. Il est aujourd'hui fréquent de comparer d'un pays à l'autre la part du revenu national utilisée pour l'investissement. Ce faisant, on glisse vers l'analyse des processus dynamiques, on empiète sur l'explication macroéconomique. Il est fatal que l'on voit ainsi les utilisateurs glisser inconsciemment de la description à l'interprétation et à l'explication. Mais il est nécessaire qu'ils prennent conscience du changement de perspective; il n'est pas certain que les géographes français l'aient tous fait. Le cas est très net pour les mesures de la base économique. Alors que les travaux étrangers utilisent les données recueillies de telle manière que l'on puisse toujours retrouver leur signification économique, les
.'1 C'est entre 1954 et 1962 que les pratiques éCaJ1ées de l'usage international.
de la comptabilité
territoriale
française
se sont le plus
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indices utilisés par certains auteurs français effacent les données brutes et provoquent un appauvrissement économique des résultats. L'optique descriptive du géographe explique certains malentendus persistants. Dans la mesure où il désire faire un tableau fouillé de la réalité spatiale, le géographe aimerait obtenir des renseignements par toutes petites unités territoriales. Il rêve de posséder des comptes à l'échelon du canton, voire même de la commune rurale. La chose n'est pas impossible, nous l'avons dit. Mais elle ne séduit guère l'économiste: pour lui, le problème n'est pas de descendre au niveau des menus détails, mais de saisir des évolutions. Le foisonnement des unités complique sa tâche. Les calculs auxquels aboutissent ses mesures cessent d'être réalisables lorsque les comptes analysés sont trop nombreux. Il y a incompatibilité entre les besoins de celui qui décrit et les problèmes de celui qui cherche à utiliser les résultats obtenus pour asseoir une prévision. L'analyse des aspects théoriques de la comptabilité territoriale s'impose donc au géographe: elle lui permettra de comprendre quelles sont les limites imposées par le calcul à la subdivision en unités territoriales. Elle lui montrera les dangers des interprétations trop hâtives et des tentatives d'explication qui ne sont pas appuyées sur une documentation assez solide. Les mesures de base économique ont été ainsi parfois utilisées de manière trop aventureuse, comme nous le verrons par la suite, faute d'avoir bien vu les conditions générales de croissance des économies territoriales. Certains géographes français ont réalisé depuis une dizaine d'années d'importantes recherches de comptabilité territoriale. Les revenus des propriétés foncières ont été analysés dans sa thèse par M. DugrandJZ; il a évalué le montant des transferts réalisés entre exploitants et propriétaires - ou, ce qui revient au même dans la plupart des cas, entre ruraux et citadins. Les résultats obtenus demeurent difficilement interprétables, car ils sont isolés. L'évaluation du transfert réalisé au profit des propriétaires demanderait à être complétée par une mesure du revenu brut et du revenu net de l'agriculture, par une mesure des investissements ruraux. On pourrait alors voir dans quelle mesure le dynamisme de la campagne se trouve affecté par le paiement. à des citadins du loyer de la terre. Tant que de telles mesures n'existent pas, la valeur explicative de la recherche quantitative est faible. La définition que nous citions tout à l'heure, et qui est due à Jean Marczewski, le précisait bien: la comptabilité territoriale est la science des réseaux intégrés. Tant que l'effort de mesure ne porte que sur un poste, il est sans valeur explicative.
n Dugrand
(Raymond),
Villes el campl/Klles en Bl/s-WnKlledoc,
Paris, P.U.F., 1963, XII, 638 p.
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Paul Claval
La théorie globale
Les recherches relatives aux aspects logiques et explicatifs des comptes économiques sont presque aussi anciennes que les descriptions chiffrées que nous venons d'évoquer. De l'avis unanime des spécialistes, le premier travail qui annonce la comptabilité économique moderne est celui de Quesnay. Il ne se présente pas sous la forme d'une comptabilité, au sens précis du terme. Le Tableau économique33 décrit les enchaînements qui caractérisent le cycle de production. S'inspirant sans doute des recherches sur la circulation du sang qu'il avait effectuées antérieurement, Quesnay cherche à voir comment circulent les biens et la monnaie, comment se crée la richesse et comment elle se consomme. Il met en évidence des relations quantitatives simples entre ce qui est produit, ce qui est consommé et ce qui est distribué. Il définit donc les cadres et les identités de base de toute analyse macro-économique. La comptabilité territoriale n'est en effet que la présentation sous forme de tableaux chiffrés des différentes étapes du zig-zag, comme disait Quesnay. Chaque étape est représentée par un compte et les opérations effectuées par ces comptes permettent de suivre le mouvement économique de l'ensemble. L'appareil conceptuel de base a ainsi été défini clairement dès le xvmc siècle. Les applications du tableau économique se sont pourtant fait attendre un siècle et demi. La critique de l'économie politique des mercantilistes a conduit les classiques à négliger les quantités globales34. Puisqu'il y avait coïncidence de l'intérêt particulier et de l'intérêt général, l'analyse macro-économique devenait superflue. Si la totalité des particuliers agit librement à la recherche de son intérêt, la croissance réalisée est la plus rapide possible: il est inutile de se pencher sur les problèmes des nations, puisqu'on les résout tout aussi bien en analysant les agissements des individus, Le renouveau des analyses globales est dû à la fois à la mise en place du socialisme en U.R.S,S., et à la crise qui secoua le monde capitaliste à partir de 1929.Dès la Révolution, les Soviets se heurtèrent à un problème fort délicat de planification de l'économie. Les méthodes théoriques de direction de la vie économique n'avaient jamais fait l'objet d'analyses bien sérieuses. Les difficultés furent telles que la N.E,P. fut instituée et la mise en place des structures socialistes provisoirement retardée. Durant ces années-là, un effort de réflexion considérable fut effectué. On avait renoncé au système de prix des économies capitalistes. Comment planifier l'économie? Il fallait reprendre le problème sur la base de l'analyse des transformations physiques des produits. On redécouvrit de manière indépendante le zig-zag de .\3 Quesnay 34
(François),
Le tableau éco/lomique,
Versailles.
1758.
A défaut de recherchesconcrètes. la fin du XIX" siècle est marquée par la publicationde travaux
qui fournirent aux tableaux économiques leur support théorique: Walras pure ou théorie de la richesse sociale. Lausanne. Rouge. 1874. 1877.
(Léon).
Eléme/lts
d'éco/lomie
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Quesnay. W. Leontief, un jeune économiste russe, se forma de la sorte dans les services du Goelro. Il émigra plus tard aux Etats-Unis et transposa les méthodes physiques des Russes dans le cadre d'une économie monétaire. Il jeta ainsi la base de toute la technique moderne des tableaux économiques"5, Le second courant dont est née la macro-économie moderne s'est développé au moment de la Crise. Les gouvernements sentent alors le besoin d'une information plus sûre sur la situation économique. Les théoriciens se penchent sur les problèmes de l'équilibre global. La comptabilité sociale se développe à la faveur des travaux de Keynes, de ses disciples, et des grandes analyses concrètes, comme celles de Simon Kuznets"., La guerre multiplie les applications des nouvelles techniques.n. Les tableaux économiques et la comptabilité sociale ont été conçus souvent comme deux techniques ne visant pas à décrire les mêmes réalités. Les spécialistes ont par la suite compris qu'il s'agissait de démarches complémentaires"., toutes deux nécessaires pour saisir l'ensemble des problèmes d'une économie territoriale. En Angleterre, Richard Stone, qui a contribué plus que tout autre à la mise au point des méthodes modernes et à leur application à la direction de l'économie de guerre, a montré comment s'articulent les diverses techniques comptables".. Plus récemment, il a élaboré une systématique des comptabilités territoriales"'. En France, Jacques R. Boudeville a établi une classification qui reprend dans ses grandes lignes celle proposée par Stone.' .
.'5 Leontief (Wassili),
« Quantitative input and output relations in the economic system of the United States », Review of Economies and Statistie.ç, vol. 18, Aoat 1936, pp. 105-125, Les résultats essentiels de Leontief sont acquis un peu plus tard: Leontief (W.), The Structure of American. Economy, 1919-1939. An emlJirical application (!{ equilibrium analysiJ, New-York, Oxford University Press, 1941, XVI, 264p. ... Kuznets (Simon), Nationallncome and its composition 1919-1938, National Bureau of Economic Research, 1941. Cet ouvrage résume le travail effectué dans le domaine de l'analyse du revenu national raI' le National Bureau of Economic Research, depuis 1920. .7 L'utilisation des nouvelles méthodes de la comptabilité se trouve consacrée par le Livre blanc britannique de 1941 : The Treasury, An AnalysiJ (if'the Sources of War Finance and an Estimate of the Nationallncome and Expenditure in 1938 and 1940, Londres, H.M.S.O., 1911. .'. La première combinaison de l'analyse interindustrielle et de la comptabilité sociale a été réalisée par Ie Netherlands Central Bureau of Statistics en 1953. J. J.N.R. Stone a été un des premiers comptables nationaux britanniques et son rôle a été important durant la guerre. Depuis, il a dirigé la Commission de Standardisation créée par L'O.E.C.E.et que nous avons déjà signalée. 4" Stone (Richard), « La comptabilité sociale à l'échelon régional: une vue d'ensemble », pp. 273-308 de : Isard (Walter). Cumberland (John H.) (eds.), Planificatioll économique régionale, Paris, O.C.D.E., 1961,467 p. 4' La présentation d'ensemble des différents types de comptes des économies territoriales, tableau interindustriel, comptabilité sociale, regroupés dans la comptabilité développée, est remarquablement claire dans: Boudeville (Jacques R.), Les programmes économiques. Collection « Que Sais-je? », n° 1073, Paris, P.U,F., 1963, 128 p.
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Paul Claval
II. LES COMPTABILITES
NATIONALES
Lorsque l'on analyse le circuit économique, il est bon de partir de l'étude du processus de production4Z.Les agriculteurs et les industriels achètent des matières premières et les transforment en consommant de l'énergie, en utilisant des machines, de la main-d'œuvre, en provoquant des transports. Dans chaque entreprise, on peut mettre ainsi en évidence une série d'entrées (ou inputs) correspondant aux différentes dépenses qui ont été nécessitées par la production. De la même façon, la production représente ce qui sort de l'entreprise: elle figure sous forme de sorties, ou pour parler comme le font les auteurs anglo-saxons, d'outputs. On peut donc retracer la première partie du circuit économique, le zig-zag de la production, grâce à un tableau économique. Celui-ci se présente sous forme d'une table à double entrée dans lequel on fait figurer les divers secteurs qui interviennent dans la production: agriculture, industrie, commerce, transports, administration, ménages, par exemple, si l'on réduit au minimum les catégories. Les secteurs figurent deux fois, en lignes et en colonnes. Sur les colonnes, on inscrit conventionnellement les entrées, tout ce que l'on a dû acheter aux autres secteurs pour réaliser la production. Sur les lignes, on inscrit les sorties et on montre comment la production s'est trouvée affectée entre ces mêmes secteurs. La somme des termes qui figurent en lignes est égale à la somme de ceux qui figurent en colonnes, puisqu'il s'agit dans les deux cas de la même production. Le tableau économique ainsi réalisé est souvent appelé tableau d'input-output, ou tableau carré. Son utilité est très grande. Il permet de savoir avec exactitude ce qui est nécessaire pour obtenir une augmentation donnée de la production d'une catégorie spéciale de biens. Ce faisant, on met en évidence les coefficients de production qui indiquent les diverses entrées nécessaires pour produire une unité de telle ou telle matière première ou de tel ou tel produit fabriqué. Si les coefficients techniques de production sont stables, ce qui est sans doute le cas pour la courte période, il est possible de prévoir les modifications du système de production engendrées par une modification de la demande globale. On comprend aisément que les divers effets se combinent entre eux, que l'augmentation initiale de la demande sur une colonne se traduit par une modification générale de toutes les lignes et de toutes les colonnes. Le problème pratique de calcul posé par l'utilisation du modèle théorique est des plus ardus. On sait le résoudre, mais les techniques sont lentes. Malgré les progrès dus à l'emploi de calculatrices électroniques, les possibilités de subdivisions par secteurs ne sont pas infinies. Les comptes américains élaborés par Leontief sont les plus détaillés du monde. Mais dans la plupart des applications 42 Dans ce paragraphe. cit., el pp. 363-400.
nous prenons
pour guide:
Marczewski
(Jean),
ÙJ Comptabilité
nationale,
op.
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pratiques, même lui est obligé de renoncer à la multiplicité initiale des secteurs, à les regrouper en grandes branches, pour ne pas allonger indéfiniment les calculs. Le tableau économique retrace donc le circuit de production. La production a par ailleurs donné naissance à des revenus, dont le total est égal, par définition, au produit global. Ces revenus se trouvent dépensés et affectés soit à la consommation, soit à l'épargne. Celle-ci est à son tour utilisée à financer l'investissement. Lorsque l'on analyse après coup la marche de l'économie d'un territoire, lorsque l'on se place ex post, pour employer le terme des économistes, on peut donc écrire un certain nombre d'identités qui donnent à la comptabilité sa cohésion, permettent de multiplier les recoupements qui facilitent son élaboration et traduisent les liaisons mêmes du circuit économique: ce qui a été produit au cours d'une période donnée se trouve nécessairement égal à ce qui a été gagné ou encore à ce qui a été dépensé ou épargné, ou encore, à ce qui a été consommé directement ou investi pour accroître les stocks qui existaient en début de période. La partie de la comptabilité qui permet de retracer ces opérations est dite comptabilité sociale. C'est elle qui a le plus de signification pour ceux qui s'attachent à l'analyse des faits d'évolution. Parmi les quantités mises en évidence, en effet, l'épargne et l'investissement font figure de variables stratégiques. De leur valeur dépend l'avenir de l'économie, le taux de son expansion. De leurs déséquilibres naissent les accidents de croissance qui s'appellent sousemploi ou sur-emploi, déflation ou inflation4J.TIest donc. normal que ce soit l'élaboration des comptabilités sociales qui ait d'abord attiré l'attention des économistes. Comptabilité sociale et tableau économique se complètent. On tend de plus en plus à les intégrer l'une à l'autre dans un ensemble que l'on désigne sous le nom de comptabilité développée. Lui seul permet de saisir à la fois les données relatives au circuit de la production et celles relatives à la distribution et à l'utilisation des richesses créées: la comptabilité sociale met en évidence les mécanismes de la croissance de l'économie; le tableau économique permet de voir dans quels secteurs la modification de la demande finale nécessite des augmentations de production; la comptabilité développée rend sensibles les liaisons entre les variations escomptées du produit et les besoins en capitaux de l'industrie. Elle permet donc de serrer de plus près le problème des évolutions et de passer d'une analyse globale à une analyse sectorielle. L'inflation et les déséquilibres de croissance naissent parfois de désadaptations sectorielles, de goulots d'étranglement, pour employer l'expression consacrée. La comptabilité développée constitue donc l'instrument royal de la prévision économique de croissance. H
Pour un exposé simple des grands thèmes à: Kurihara (Kenneth K.), Nationallncome 1961, 176 p.
de l'économie a/Id Economic
globale
keynésienne,
Growth. Londres,
on pourra George Allen
se reporte~ and Unwin;
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La valeur explicative des systèmes de comptes que nous avons essayé de schématiser repose sur un certain nombre de postulats. La stabilité des coefficients techniques rend difficile la prévision des évolutions à long terme. Les travaux menés actuellement par Leontief" ont mis en évidence les profondes transformations subies par l'économie américaine en moins de quinze ans et incitent à la prudence. La prévision de croissance tirée de l'analyse de l'épargne et de l'investissement n'est parfaite qu'en économie close, en situation d'autarcie économique. Lorsqu'existent des transactions avec l'extérieur, les conditions se modifient. On peut facilement reporter sur les différents tableaux les transactions avec le reste du monde. Rien n'est changé à la comptabilité. Mais la nation se trouve souvent désarmée et sans moyen de contrôle vis-à-vis des initiatives venues de l'étranger. Les variables extérieures sont indépendantes. Les techniques du calcul global permettent de mesurer leur effet sur l'économie nationale. La variation initiale autonome de l'exportation se traduit, dans l'économie nationale par des effets en chaîne que l'on décrit en faisant appel au multiplicateur du commerce extérieur's. On peut donc évaluer numériquement les fluctuations provenant de l'extérieur. On peut les prévoir si on connaît la valeur des variations autonomes de l'exportation. Mais il est clair que de telles prévisions ne sont pas normalement possibles. Ainsi, les possibilités d'évolution autonome du système de l'économie territoriale ne sont pas infinies. Les économies territoriales ne sont jamais complètement closes, elles sont couplées à d'autres économies et les réactions des divers systèmes se trouvent liées. La valeur pratique des analyses de comptabilité territoriale varie donc largement en fonction de la dépendance vis-à-vis de l'extérieur. Lorsque cette dépendance est faible, le système réagit d'une manière à peu près autonome et son évolution est prévisible. Lorsque la dépendance est forte, la connaissance des particularités du système exprimées par la comptabilité sociale et par les mesures économétriques qui lui sont liées est utile à la compréhension du futur, mais elle ne permet pas de le prévoir d'une manière rigoureuse. Les systèmes de comptabilité territoriale ont été élaborés pour des économies développées, dont la cohésion interne est très forte. Ils ont vu leurs applications se multiplier durant la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire dans des circonstances exceptionnelles. Les relations économiques avec l'extérieur se trouvaient alors complètement contrôlées par les autorités nationales, si bien que l'outil se trouvait être dans les meilleures conditions pour fournir de bonnes prévisions. Dans le monde.actuel, son efficacité est moins évidente. Cependant, mêmes les 44
Leontief (Wassili), Input-Output Economics, New-York, Oxford University Press, 1966; Carter
(Anne-M.), « The economics of technological change », Scientific American. vol. 214, 1966, n° 4, Avril, pp. 25-31. 45 Sur la mécanique de multiplicateur. LI Kenneth K. Kurihara, Nationa/lncome op. cit.. pp. 103114.
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économies nationales les plus ouvertes demeurent relativement indépendantes de l'extérieur: les transactions internationales des petits pays à tradition libérale de l'Europe du Nord-Ouest n'excèdent pas un tiers du total, comme le rappelle Jacques R. Boudeville46. Dans les conditions que nous venons de rappeler, les comptabilités nationales offrent bien mieux qu'une simple description de la vie économique, elles éclairent l'évolution de l'ensemble d'un territoire, expliquent sa croissance. Elles. constituent un instrument privilégié d'investigation et de prospective. Elles justifient de ce fait les dépenses très lourdes que leur mise en œuvre suppose. Elles permettent, selon les cas, de prévoir les conséquences des initiatives des résidents, ou de savoir quelle marge de liberté et de manœuvre leur restera dans un système largement intégré au monde extérieur. Au fur et à mesure que cette intégration croît, la liberté laissée au territoire décroît et l'efficacité de la comptabilité territoriale se trouve remise en question. III. LES COMPTABILITES
REGIONALES
Ces difficultés expliquent les hésitations que l'on trouve lorsque l'on passe des analyses d'économies nationales aux analyses d'économie régionalesn Comment définir les ensembles que l'on va analyser? Il n'y a plus de limites nettes, plus de lignes frontières admises par tous, plus de cordons douaniers limitant les relations avec l'extérieur - et les mesurant. Les difficultés matérielles de réalisation des comptabilités se trouvent donc multipliées à l'infini. Les solutions adoptées par un grand nombre de spécialistes sont modelées par ces nécessités pratiques. Dans des comptes comme ceux de l'Hérault, dont on doit la mise en œuvre à M. Ousset.., on a délibérément renoncé à évaluer les mouvements 4. Boudeville
47
(Jacques
R.), Les programmes
économiques,
op. cit.. cf p. 73.
Il existe toute une série d'articles qui se proposent de définir les problèmeset les caractères de la
comptabilité régionale: Institut d'économie régionale du Sud-Ouest. , Rapport sur l'état d'avancement de.v travaux économiques pour la région du Sud-Ouest, Bordeaux, 1955, 14 p., ronéotées; Commissariat général au Plan, Les différentes étapes des recherche.v dans le domaine de l'élaboration d'une comptabilité économique régionale depuis 1955, Paris, s.d., 25 p. ronéotées; Maillet (Pierre), « De la comptabilité nationale aux comptabilités régionales », Revue juridique et économique du Sud-Ouest, vol. 7. 1958, pp. 3-18 ; Merigot (J.), « Sur la voie de recherches nouvelles: les comptabilités régionales, leur nécessité », Revue de Science et Législation financières, 1959, n° l, pp. 60-76; Bauchet (Pierre), « La comptabilité économique régionale et son usage », Economie aplJliquée, vol. 14, 1961, pp. 51-83 ; Tavitian, Note sur l'établissemem d'IIII rableau économique, Caen, Centre d'Etudes régionales de l'Université, 1961, rapport ronéoté; Boca (A.), « Comptabilité régionale ", Revue économique, vol. 14, 1963. pp. 133-144; Lajugie (1.), « L'expérience bordelaise de comptabilité économique régionale », (Roland), « Les comptabilités Cahiers de l'I.S.E.A., série L, n° Il, 1963; Jouandet-Bernadat économiques régionales », Revue d'Economie politique, vol. 74, 1964, pp. 136-168; Lang (J,), Les buts de la comptabilité régionale. Caen, Bureau d'Etudes régionales de l'Université, 1965, 18 p. ronéotées. La mise au point la plus complète demeure celle de l'ouvrage déjà cité de Roland Jouandet'Bernadat, Comptabilité écÔno/llique et espaces régionaux. La comptabilité sociale régionale n'a pris forme qu'assez tard. Le premier exposé d'ensemble des problèmes que soulève son élaboration se trouve dans: Leven (Charles L.), « A theory of regional social accountings », Papers and Proceeding.v of the Regional Science Association, vol. 4, 1958, 221-238. . . Ousset (J.), Les comptes du departement cf. note 6.
Pt
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d'exportation et d'importation de la région étudiée. Il est relativement facile de calculer le produit territorial, grâce aux statistiques de production physique. Il est également assez aisé de se faire une idée des revenus disponibles, grâce aux statistiques fiscales. On peut enfin estimer, quoique assez approximativement, ce qui est dépensé sur place - produits de consommation ou biens d'investissements. Mais, à la différence de ce qui se passe dans une économie fermée, les trois quantités évaluées ne coïncident pas. Les recoupements deviennent difficiles: ils sont possibles pour certaines quantités élémentaires, ils ne le sont plus pour les quantités globales. Du même coup, des grandeurs comme l'épargne et comme l'investissement régional ne sont connues qu'avec une grande marge d'approximation. En renonçant à saisir les relations avec l'extérieur, le modèle de comptabilité adopté, et qui est calqué de manière étroite sur celui des comptes de la nation, perd la plus grande partie de sa puissance d'explication. Les comptes obtenus décrivent, mais ne permettent plus de saisir les mouvements autonomes, non plus que certaines des liaisons avec le monde extérieur. Aussi, malgré les difficultés, les auteurs essaient de combler systématiquement les lacunes de l'information. Il leur est alors possible de mettre en évidence les identités liées au fonctionnement même du système économique. En France, par exemple, les recherches effectuées depuis une quinzaine d'années ont permis d'élaborer et des tableaux économiques, et des comptes sociaux. On tend de plus en plus à mettre en place des systèmes de comptes développés. Le premier jalon, dans ces recherches, est constitué par le Tableau économique lorrain, construit par M. Pierre Bauchet en 19524..La difficulté essentielle tenait à ce que l'on ne savait généralement pas si on devait affecter les entrées et les sorties à la région ou au monde extérieur; l'analyse de la production est cependant plus facile que celle de la distribution des revenus et de la dépense et cela explique sans doute qu'il ait fallu près de dix ans pour aboutir à une comptabilité intégrée à l'échelle de la régionsD.Le modèle en a été fourni .. La comptabilité régionale a d'abord pris la forme de la construction de tableaux intenndustnels. L'idée a été formulée par Walter Isard: Isard (Walter), « Interregional and regional input-output Analysis: Model of a space economy», Review of Economics and Statistic.~, vol. 33, Nov. 1951, pp. 318-328. On trouvera un exposé d'ensemble des méthodes employées et des résultats obtenus aux Etats-Unis dans: Chenery (H.B.) et Clark (P.G.), Interilldu.rtry Economic.r, New-York, John Wiley, 1959; Isard (Walter), MetllOds of Regiollal Science. An Introduction to Regional Sciellce, New York, The Technology Press of M.I.T. et John Wiley, 1960, XXX-784 p., cf pp. 309-374. En France, les possibilités d'utiliser les méthodes de la comptabilité de Leontief ont été perçues dès le
début des années 1950: Boudeville (Jacques R.),
«
Wassily Leontief et l'étude dynamique du circuit
économique », Revue économique, vol. 6, 1953, pp. 819-846. Nous avons déjà signalé J'étude de M. Pierre Bauchet (cf supra, note 3). Sur les problèmes de réalisation: Cao-Pinna (Vera), « Problèmes posés par l'établissement et l'utilisation d'une comptabilité régionale d'entrée et de sortie », p. 317-352 de Isard (Walter), Cumberland (John H.) (eds), Plclllificaticlll Economique op. cit. 511La synthèse des divers courants de recherche est effectuée par J.N.R. Stone (Cf .mpra, note 40) et par Jacques R. Boudeville (cf supra, note 41). Sur les méthodes et les problèmes actuels de l'élaboration des comptes régionaux, on pourra consulter. outre l'ouvrage de Roland Jouandet-Bernadat, Comptabilité économique et espaces régionaux, 0/'. cit.. cf supra, note 13: Hochwald (Werner) (ed.), Design of Regiolla/ Accmtnts. Baltimore, The John Hopkins Press, 1961, 281 p.; Hirsch (Werner Z.) (ed.),
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par les comptes de la Gironde, élaborés par Roland Jouandet-Bernadat. Leur utilisation se trouve aujourd'hui élargie, puisque les méthodes mises au point pour la Gironde sont transposées à l'ensemble économique de la région de programme Aquitaine. Arrivés à ce point, les comptes régionaux ne présentent plus de différence appréciable dans leur structure avec ceux que l'on dresse pour les nations. Ont-ils la même utilité, peuvent-ils de la même manière servir de base à l'élaboration d'une programmation économique? Non, et pour plusieurs raisons, dont certaines tiennent à la nature même des espaces analysés. Au fur et à mesure que les relations avec l'extérieur deviennent plus importantes, l'accent mis sur les effets transmis des centres de décision extérieurs doit être plus fort. Jacques R. Boudeville, par exemple, montre que l'ouverture de l'économie d'une unité régionale comparable, par sa taille, à la Suisse ou au Danemark, est au moins double - les deux tiers des transactions se dénouent avec l'extérieur, au lieu d'un tiers, dans le cas de la nations,. Le degré d'ouverture ne croît pas de manière régulière avec la diminution de la taille. des unités retenues, mais le sens de la variation ne fait aucun doute. La structure retenue pour l'établissement des comptes nationaux n'est peut-être pas la plus adaptée aux conditions spéciales de l'économie régionale. Les relations avec l'extérieur demandent à être étudiées avec un soin tout particulier. Elles se trouvent en fait mal analysées dans les comptes habituels. Il y est impossible de faire le départ entre les influences des divers centres extérieurs et de mettre en évidence les relations décisives. Des efforts nombreux ont été effectués pour mieux répondre aux besoins de l'économie régionale, pour mieux cerner ses problèmes. Un des essais les plus remarqués a été celui de Charles L. Leven. Pour dresser une comptabilité de la région d'Elgin-Dundees2,aux Etats-Unis, il a rompu avec les habitudes prises dans les études nationales. Il s'agit d'un ensemble territorial de toute petite dimension, si bien que le problème de ses rapports avec l'extérieur est essentiel. Au lieu de bâtir le tableau comptable à partir de l'évaluation des comptes de production, de distribution, de dépense, Leven a tout ramené à l'analyse du compte des relations avec l'extérieur. Il lui a été ainsi possible de remédier à certaines des faiblesses que l'on note généralement en pareil domaine. Il a dû mettre en évidence le solde de la balance des paiements courants, les investissements faits par les habitants de la région à l'extérieur et les investissements faits par l'extérieur dans la région. De telles estimations sont nécessaires, dans la mesure où l'investissement se trouve de plus en Elements (!{ Regional ACCOUIIf.f, Baltimore, The John Hopkins Press, 1964, XVIII- 221 p. Dans cet ouvrage, on retiendra particulièrement: Peri off (Harvey S.), Leven (Charles L.), « Towards an integrated system of regional accounts: stocks, flows and the public sector », pp. 175-214. s. Boudeville (Jacques R.), Les IJrogrammes économiques, op. cit., cI p. 73. 52 Leven (Charles L.), TheO/y and methods of illcome alld product accouII/s for metropolitan areas, including the Elgin-Dundee Area as a Cllse sWd)', Ames (Iowa), Iowa State College, 1958, miméographié. 2" éd., Pittsburgh 1963.
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plus indépendant, géographiquement, de l'épargne qui le nourrit directement on indirectement. La méthode de Leven est donc mieux adaptée aux économies régionales que la plupart de celles qui ont été proposées à ce jour. Elle a le grave défaut de demander une richesse de données sur le commerce de la région avec l'extérieur et sur les flux monétaires qu'il est difficile de trouver partout. Aux Etats-Unis même, le modèle est demeuré relativement peu utilisé, à cause des difficultés matérielles rencontrées dans la construction des comptes. On voit à cet exemple combien l'écart qui sépare les données statistiques utilisables de celles qui seraient nécessaires pour la compréhension des problèmes est plus grave pour la région qu'il ne l'est pour la nation. Le poids des recherches concrètes nécessitées par les comptabilités conduites à la manière de Leven est tel que l'on manque de données comparatives. On a essayé de faciliter les analyses en menant de front l'étude de plusieurs unités économiques et de leurs rapports. On utilise les méthodes de la comptabilité économique développée, mais au lieu de se contenter de grouper dans un seul poste toutes les relations avec l'extérieur, on essaie de spécifier les relations qui se nouent avec chacune des régions et pour chacun des secteurs5J.Supposons que l'on distingue ainsi dans un pays trois régions, A,B,C. On va dresser pour la première un tableau développé, avec une partie consacrée à l'analyse des entrées et des sorties dans le circuit de production. On va noter les entrées réalisées dans le premier secteur (l'agriculture par exemple) à partir des autres secteurs (l'industrie, les services) de la région dans un tableau classique. Mais les entrées qui proviennent de la région B vont être portées sur la même colonne, dans un second tableau, qui correspondra aux relations entretenues par A avec B. De la même façon, on dressera un tableau des relations avec A de c. A la fin, on aura retracé toutes les opérations et toutes les liaisons, c'est-à-dire que l'on aura rempli 9 tableaux, dont 3 représenteront les relations internes aux régions, et 6, les rapports qu'elles nourrissent entre elles. On peut théoriquement procéder de la sorte à une division de l'espace aussi fine qu'on le désire et remplir toutes les cases donnant les affectations des entrées et des sorties. Il apparaît pourtant que le travail devient très vite écrasant. Nous avons dit combien les méthodes qui conduisent à l'élaboration des tableaux carrés étaient lourdes. La construction d'un tableau de relations interrégionales accroît encore la difficulté: pour trois régions, il y a 9 tableaux, pour quatre, 16,pour cinq, 25. On arrive très vite au delà de ce que les machines les plus perfectionnées peuvent absorber dans des conditions économiques. En fait, les travaux réalisés jusqu'à ce jourS4ont eu surtout pour but de .J Ce sont les mêmes auteurs, dans les mêmes études, qui ont proposé d'appliquer les techniques de J'analyse d'entrées et de s0l1ies aux problèmes de la région et à ceux des relations interrégionales: cf. supra, note 49. .4 En France, les travaux de comptabilité input-output interrégionale demeurent limités à des analyses sectorielles: cf .mpra, note 13. Aux Etats-Unis, des applications plus nombreuses en ont été faites.
Moses (L.),
«
The stability of interregional trading patterns and input-output analysis».
Amer;cllll
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mettre en évidence les relations qui existent entre deux grands ensembles territoriaux, trois exceptionnellement. Cheneryss a par exemple étudié les liaisons entre le Nord et le Sud de l'Italie. Il a pu suivre de la sorte les effets de la politique d'industrialisation et d'investissements massifs réalisée dans le Mezzogiorno. Il a montré que les emplois créés par les initiatives officielles étaient en définitive plus nombreux dans le Nord qu'ils ne l'étaient dans le Sud peu industrialisé encore et qui dépend du Nord pour la fourniture des biens d'équipement nécessaires. Même réduite à l'analyse des rapports entre deux régions, la technique de l'analyse des relations interrégionales se révèle de la sorte efficace. Elle comporte pourtant des limitations théoriques, qui expliquent, au moins autant que sa lourdeur statistique, qu'elle ne se soit pas généralisée autant que l'on aurait pu le croire. L'intérêt essentiel des travaux de recherche interrégionale est de mettre en évidence les liaisons qui existent entre les diverses régions au niveau de la production, telles quelles apparaissent dans les tableaux de Leontief. Les coefficients que permet de calculer le tableau carré expriment, dans le cadre de la nation, les interdépendances techniques. Les tableaux interrégionaux montrent à la fois les relations techniques et les rapports géographiques: ils précisent ce qui, pour une entrée donnée, est fourni par les diverses régions. On suppose alors que les coefficients géographiques et techniques obtenus sont stabless, : à cette condition, et à cette condition seulement, le modèle permet de faire des projections dans le futur. En réalité, le coefficient interrégional est beaucoup plus instable que le coefficient interindustriel : il varie en effet à la fois avec les progrès de la technique et avec les modifications des courants commerciaux. Les courants qui naissent d'une augmentation de la demande dans une région donnée ne sont pas les mêmes selon que l'on se trouve dans une situation de plein emploi ou dans une situation de sous-emploi. Dans le premier cas, il est nécessaire de créer de nouvelles capacités de production, qui vont s'implanter dans les lieux où les profits, mesurés à l'échelle du moment, seront les plus élevés. Dans le second cas, on se contente de remettre en service des capacités de production tenues en réserve, on utilise des unités marginales, peu rentables, et qui se trouvent situées très souvent dans des zones qui n'attireraient pas les fabrications nouvelles. Dans de telles conditions, postuler la stabilité des coefficients interrégionaux constitue une Economic Review. vol. 45, 1955, pp. 803-832; Isard (Walter), Schooler (Eugene W.), Vietorisz (Thomas), IndusTrial Complex Anldysis and Re/?ional DevelopmenT, New-York, The Technology Press of M.LT. et John Wiley, 1959,336 p. 55
Chenery
(Hollis
B.),
«
Regional
analysis », in Chenery
(Hol/lis B.), Clark (P.G.), Cao-Pinna
(Vera)
(eds.), The STrucTureand lil"OWTh of The lralian Eco/lomy, Rome, U.S. Mutual Security Agency, 1953; Chenery (Hollis B.), « Le interdipendenze strutturali fra la Italia dei Nord e quella dei Sud », L'lndusfria, RivisTa di ECOllOmia PoliTica, 1953, pp. 3-16. 56 On trouvera un exposé critique des modèles de relations interrégionales d'input-output de Walter Isard (;I: note 49) et de Leon Moses (cf note 54) dans: Stone (J.N. Richard), La compTabiliTé sociale..., op. ciT. e;l: pp. 298-303 ; Jouandet-Bernadat (Roland), ComprabiliTé éCll/lolllique op. ciT.. cf pp. 204206.
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démarche dangereuse, parfois inadmissible. L'utilisation prospective des tableaux de relations interrégionales suppose au préalable une étude de la structure des courants de trafic et de leur stabilité. D'après ce que l'on sait de beaucoup d'industries modernes, ces courants sont susceptibles de se modifier rapidement. Les industries lourdes sont assujetties à certains itinéraires, à certains fournisseurs, mais les fabrications légères peuvent s'adresser à des fournisseurs de demi-produits extrêmement divers sans que la structure de leurs prix de revient s'en trouve affectée de manière importante. Ainsi, l'espoir qu'avait fait naître la mise au point des techniques d'analyse interrégionale se trouve un peu déçu. On se heurte toujours à la même difficulté: les méthodes de comptabilité utilisées généralement se trouvent incapables de cerner certains traits caractéristiques des économies régionales. Les ensembles territoriaux analysés par les utilisateurs des modèles français aussi bien que par les utilisateurs des modèles d'Isard, ne sont pas des régions au sens plein du terme, ce sont des ensembles territoriaux, plus ou moins homogènes, mais qui ne possèdent pas de personnalité et de spécificité bien marquées. On comprend donc que les travaux les plus prometteurs, dans le domaine de la comptabilité régionale soient ceux qui essaient de cerner de près la réalité et les caractères propres de l'espace étudié. Il s'agit souvent de techniques plus frustes que celles qui sont inspirées des exemples de la comptabilité nationale, mais leur efficacité n'est pas douteuse. IV. LA THEORIE
DE LA BASE ECONOMIQUE
La théorie de la base économique est née, entre les deux guerres, mondiales, des analyses empiriques multipliées par les spécialistes américains des questions urbaines. On attribue généralement à Homer Hoyt la paternité de la méthodeS7,Les analyses de base économique ont été prodigieusement nombreuses. Longtemps, le procédé est demeuré purement empirique. Il permettait de mesurer l'importance des secteurs dont dépendait le développement de la ville analysée. La théorie de la base économique ne s'est élaborée que très progressivementsH.Elle se S7 La notion de base économique est tirée du Regiollal Survey of New-York alld its ellvirolls, ouvrage en plusieurs volumes du "Committee on Regional Plan of New-York and its environs". Le rôle de Homer Hoyt a été par la suite décisif: Weimer (Arthur), Hoyt (Homer). Prillciples of Urball Real Estate. NewYork. Ronald Press, 1939; Hoyt (Homer), «Homer Hoyt on development of econoinic base concept ", Land Ecollomics, vol. 30, 1954, pp. 182-186. Sur l'histoire et le développement de la théorie: Andrews (Richard B.), « Mechanics of the urban base: historical development of the base concept", Lalld Ecollomic,~, vol. 29, 1953. pp. 161-167. SHLa théorie de la base économique ne prend corps qu'avec la série des articles que Richard B. Andrews a publiés sur ce thème dans Lalld Ecollomics de 1953 à 1956. Nous avons cité le premier à la note précédente. On consultera également: Andrews (Richard B.). « Mechanics of the rrban economic base. Cause and effects of change in the base ratios and the ratio elements Land Ecollomic.f, vol. 31.
".
1955. I. pp. 144-165; Il, pp. 245-256; III, pp. 360-372; Andrews (Richard B.). «Mechanics urban economic
base. The base concept
and the planning
process
». Land
Ecollomie.f,
of the
vol. 32. 1956,
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présente à la fois conune une méthode simplifiée de comptabilité économique et conune un. modèle de multiplicateur économique. Sous l'aspect de cadre comptable, le modèle de la base économique a l'avantage d'être d'une très grande simplicité et de ne pas se heurter à des problèmes complexes d'évaluation et d'attribution. Il s'agit de savoir si les personnes actives d'une agglomération travaillent pour la satisfaction des besoins de l'agglomération (leur activité est dite domestique) ou si elles travaillent pour la vente à l'extérieur (elle est alors de base). Le tri est délicat, car les entreprises travaillent tantôt pour l'extérieur, tantôt pour la ville. Mais il est possible d'établir des comptabilités de base économique à partir d'enquêtes concrètes sans que le travail que cela demande soit démesurés,. Pour beaucoup de recherches, on se contente de méthodes indirectes, plus grossières, mais qui se sont révélées efficaces pour les comparaisons. L'une d'elles consiste à relever, dans une liste de villes, celle où la population active dans un secteur donné est la plus faible: on admet que ce pourcentage correspond au minimum de personnes nécessaires pour la satisfaction des besoins de la ville'.. Il est alors possible d'évaluer rapidement, par simple différence, les pourcentages de population active consacrés aux activités de base. Il est possible de calculer la base économique de la cité en termes monétaires, tout conune l'on peut mesurer son activité domestique en totalisant les revenus de tous ceux qui sont employés dans l'un ou l'autre de ces secteurs. En fait, on préfère utiliser les statistiques de l'emploi: c'est ce qui explique que l'on ne range pas toujours les mesures des bases économiques parmi les techniques de la comptabilité régionale. En fait, le passage des statistiques de revenus aux statistiques d'emploi n'altère pas la généralité des résultats obtenus: il existe des rapports de proportionnalité entre les effectifs employés et les revenus engendrés. La base économique permet de mesurer directement les rapports noués avec l'extérieur: elle convient particulièrement à la compréhension de situations caractérisées par une ouverture très large de l'économie, pp. 69-84. On peut également citer un cenain nombre d'anicles contemporains dans lesquels la théorie est progressivement clarifiée: Alexander (John W.). «The basic non-basic concept of rrban economic functions », Economic Geography, vol. 30, 1954, pp. 246-261 ; Mattila (John H.), Thompson (Wilbur). «
The measurement of the economic vase of the metropolitan areas », Land Economic.f, vol. 31. 1955,
pp. 215-228 ; Alexandersson (Gunnar), The Industrial Structure (!f' AmerÎCll/1 Cities, Lincoln, University of Nebraska Press, 1956, cf pp. 14-20. Un cel1ain nombre des anicles les plus imponants ont été repris dans: Pfouts (Ralph (W.) (ed. by), The TeL'hnks (!f Urban Economic Analysi.f, West Trenton, Chandler Davis,1960, 410 p. 5. Pour procéder à des évaluations directes de la base économique, Charles Leven recommande de se référer aux valeurs ajoutées: Leven (Charles L.), «Measuring the economic base », Papers and Proceedings (!f the Regional Science A.f.wciation, vol. Il, 1956, pp. 250-258. ,.. L'idée du minimum requis est exprimée pour la première fois en Amérique par Edward L. Ullman en 1953. Elle aurait été auparavant formulée de manière indépendante aux Pays-Bas - ce qui montre que la théorie de la base économique était employée sans avoir reçu dans ce pays la consécration d'une mise en forme: Klaasen (L. H.). Van Dongen-Torman (D.H.), Koyck (L.M.), HoodflUnen van de sociaal economÎ.fche aufwikkelung der Gemente Ame/foot VOl! 1900-1940, Leyde, 1949; Morrissett (Irving), « The economic structure of American cities », Papers and Proceedings of the Regional Science A.f.wciation,. vol. IV, 1958, pp. 239-256; Ullman (Edward L.), Dacey (Michael F.), « The minimum requirement. approach to the urban economic base », Paper.f and Proceeding.f of the Regional Science Association, vol. 6, 1960, pp. 175-194. Gunnar Alexandersson utilise la même technique (note 58).
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comme c'est le cas dans beaucoup de villes. Elle a servi de base à une théorie du multiplicateur de croissance6'. Pour la plupart des théoriciens de la base économique, la santé économique d'une agglomération dépend de l'importance de sa base économique et la croissance est liée à l'élargissement de la base économique. Comme on le trouve souvent exprimé dans les textes anglo-saxons, les citadins ne gagnent pas leur vie en lavant mutuellement leur linge sale. La croissance du revenu urbain est provoquée par le développement des activités de base - un celtain nombre de personnes se trouvant alors requises pour le service des travailleurs qui vendent leur produit à l'extérieur. Le rapport entre les activités domestiques et les activités de base constitue un multiplicateur d'emploi, qui permet de prévoir l'effet sur l'ensemble de l'agglomération du développement autonome d'une branche de l'activité de base. Les analyses bâties sur ce principe sont précieuses. Elles permettent de mettre en évidence les forces de croissance et de dégager leurs effets. Les recherches de Claude Ponsard et de Lucienne Cahen sont venues apporter des améliorations importantes aux modèles primitifs6z. En distinguant, parmi les activités de base, celles qui sont destinées à assurer des services régionaux et celles qui correspondent à des fonctions nationales, on peut mieux comprendre l'évolution des centres urbains. En isolant, parmi les activités domestiques, la construction des autres secteurs, on peut également affiner l'analyse6J. En France, le développement spectaculaire de la construction après 1955 a provoqué, dans un certain nombre de villes, un gonflement de l'emploi; l'analyse précise montre que cette croissance n'est pas toujours liée à un élargissement de la base économique: on conçoit l'intérêt d'une telle analyse pour prévoir une politique d'implantation et éviter les perturbations locales trop violentes. La théorie de la base économique n'est pas sans faiblesses. Dans certains cas, l'effet de multiplication se trouve systématiquement sousévalué. On ne compte évidemment que les réactions provoquées, sur le secteur domestique, par le changement des activités du secteur de base. En réalité, lorsque l'on a affaire à des fabrications complexes, dans une 'd La notion de base économique a été dégagée villes américaines; elle est dès "origine destinée
dans le but de prévoir les besoins de logement des à fournir un multiplicateur. Des recherches affinent
par la suite ce multiplicateur: Hildebrand (George), Mace (Arthur, Jr.),
«
The employment multiplier
of an expanding industrial market: Los Angeles County», 1940-47, Review of Eco/lomics a/ld Statistic.f, vol. 32, 1950, pp. 241-249; Federal Reserve Bank of Kansas City. The Employme/lt Multiplier Ùt Wichita. Monthly Review, Tenth Federal Reserve District, vol. 37, 1952, n° 9. On a par ailleurs montré l'analogie du multiplicateur de base économique et du multiplicateur du commerce extérieur, ce qui justifie la place donnée à la théorie de la base économique dans une analyse des comptabilités territOliales globales: Tiebout (Charles M.), «Regional and interregional input-output models: an appraisal », The Solllhem Eco/lomic Joumal, vol. 34, oct. 1957. 6Z Cahen (Lucienne), Ponsard (Claude), !.LI répartitio/l fO/lctio/l/lelle de la populatio/l des ville.f et S()/t I/Iilisatio/l pour la détermi/latio/l des multiplicateurs d'emploi, Ministère de la Construction et de l'Urbanisme, Direction de l'Aménagement Foncier et de l'Urbanisme, Centre d'Etudes économiques et sociales. Paris, juillet 1963, 101 p. ronéotées. 6-'
Carrère (Paul), Etude sur le dévelolJIJemelll de.f villes etle.f effets d'i/lductio/l da/ls leur populatio/l,
I.N.S.E.E., Direction régionale de Marseille. On trouvera une discussion détaillée de ces effets de multiplication dans: Repussard (Maurice), « Les fonctions de l'économie urbaine », Revue Jl/ridique et éco/lomique du Sud-Ouest, vol. 15, 1966, pp. 273-388.
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grande agglomération, on assiste souvent à des interférences entre les deux secteurs: une firme de sous-traitance, qui travaillait uniquement pour un marché extérieur, tire profit d'une commande de produits finis passée à un fabricant de la ville pour augmenter sa production: elle passe du secteur de base au secteur domestique, le multiplicateur croît. On a remarqué cette augmentation de la valeur du multiplicateur avec la dimension des villes, mais il est difficile d'en faire une mesure précise". La théorie du multiplicateur lié à la base économique se trouve en défaut pour d'autres raisons. Elle ne tient compte que des variations de la demande finale, mais ne fait pas entrer en ligne de compte les possibilités d'investissement, qui commandent en bonne partie la croissance. Lorsque la demande de produits exportés augmente, l'effet de multiplication se trouve repoussé dans le futur si les firmes. engagées dans des activités domestiques ont des difficultés à assurer leur financement. Les exemples sont multiples d'agglomérations industrielles qui se trouvent ainsi sous-équipées, et dont le sort peu enviable se maintient durant de longues périodes: les possibilités de profit dans le secteur domestique sont trop faibles pour que l'effet multiplicateur soit aussi élevé qu'il ne devrait l'être. En cas de déclin des activités de base, à l'inverse, les magasins et les services existent déjà: on les voit parfois subsister au-delà du moment où leur fonctionnement s'impose du point de vue économique: dans la mesure où leurs installations sont déjà amorties, ils peuvent vivre avec des marges de profit extrêmement faibles"'. On a souvent reproché à la théorie de la base d'avoir un certain parfum mercantiliste: la croissance ne serait possible que par une augmentation des exportations". La comparaison est valable, mais la croissance des petites unités est certainement très dépendante des résultats de leurs échanges avec l'extérieur - comme c'était le cas pour les nations mercantilistes. Dans un cas comme dans l'autre, le manque de souplesse de l'offre de monnaie à l'intérieur de la zone donne à l'exportation un rôle stratégique. Mais la croissance n'est pas tout entière liée au développement des activités exportatrices. Les profits les plus élevés et les capacités d'investissement les plus fortes appartiennent parfois aux firmes engagées dans des opérations destinées au marché local. Elles utilisent leurs disponibilités pour créer de nouvelles activités de services. Elles .. On trouvera des indications à ce sujet dans Edward Ullman et Michael Dacey (note 60). 65 Le problème des enchaînements de croissance provoqués par le jeu du multiplicateur d'expOltation est un des points qui ont opposé Douglass C. North et Charles M. Tiebout il y a une dizaine d'années: North (Douglass C.), « Location theory and regional economic growth », Joumal of Political Economy, vol. 63, juin 1955 ; Tiebout (Charles M.), « Exports and regional economic growth », Journal of Political Economy, vol. 64, avril 1956. Ces articles, et leurs compléments, sont reproduits aux pages 240-265 de : FI;edmann (John), Alonso (William) (ed. by), Re/?ional Development and Plannin/?, Cambridge (Mass.), The M.I.T. Press, 1964, XVIlI-721 p. .. Cette cl;tique a été formulée dans une violente attaque contre la théorie de la base par: Blumenfeld (Hans), « The economic base of the metropolis », Journal (!f the Americanlmtitute of Planners, vol. 21, 1955, pp. 114-132.
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stimulent la demande, provoquent l'apparition de nouveaux emplois. Sur une même base exportatrice, la pyramide des emplois dépendants se trouve exhaussée. Une bonne partie du dynamisme des très grandes agglomérations provient de ce type de processus. C'est grâce à l'élargissement progressif de leurs secteurs domestiques qu'elles connaissent une stabilité dans la croissance qui manque aux petites villes plus fortement liées au monde extérieur"7. On voit donc quelles sont les faiblesses du modèle de la base économique. Il permet de classer rapidement un grand nombre d'agglomérations, de se faire une idée de leurs fonctions, de voir les sources de leur développement. Négligeant de prendre en considération les modalités du financement des investissements, il ne permet pas de saisir les liens logiques qui expliquent la croissance. Il circonscrit les problèmes.K,il ne les résout pas. CONCLUSION
Pour arriver à expliquer le dynamisme des économies régionales, les procédés diffèrent selon le niveau atteint par le développement régional. Lorsque l'on a affaire à des régions économiques au sens moderne du terme, développées autour d'une métropole urbaine, on peut arriver à apprécier assez facilement les possibilités d'évolution, tant que la mobilité des capitaux demeure limitée et tant que l'épargne s'investit dans la région ou elle a été formée.Y.C'est la situation qui se trouvait réalisée dans un grand nombre de régions à la fin du XIXOsiècle, en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Pour de tels ensembles, le problème de la définition de l'unité régionale peut être résolu avec précision7". Dire que la région .7 Ce problème .K
est abordé dans la discussion
entre Dougla.~s C. North et Charles M. Tiebout (note 66).
C'est la raison pour laquelle nous avons accordé tant de place à l'histoire de la théorie de la base
économique. Elle est beaucoup plus géographique, dans son essence, que les divers autres modèles (ceux de Leontief, ou ceux d'économie globale) sur lesquels ont été construits les comptes territoriaux. Nous avons dit plus haut que parmi les comptabilités sociales régionales, celles qui avaient le caractère le plus géographique avaient été réalisées par Charles. L. Leven. Or, celui-ci a consciemment essayé de construire ses comptes en s'inspirant du modèle de la base économique. On suit cette évolution à travers les publications de Leven (notes 59, 52, 50). Il résume son expérience dans: Leven (Charles M.), « Regional and inteITegional accounts in perspective », Paper.~ and Proceedings of rhe Regional Science Associarion, vol. 13, 1964, pp. 127-144. C'est à Leven que nous devons l'idée que la comptabilité régionale doit être construite sur une base géographique spécifique, comme nous essayons de le montrer dans le dernier point de cette chronique. .Y Charles L. Leven apporte sur ce point encore des précisions intéressantes: il définit ce qu'il appelle l'autonomie quant aux capitaux d'une région: Leven (Charles L.), « Money flow analysis of metropolitan saving and investment », Pl/l'ers l/lId Proceeding.~ of rhe Regiollal Science Associarion, vol. 7, 1961, pp. 53-65. 7" Les auteurs français n'accordent généralement que peu de place au problème de la délimitation de l'unité territoriale analysée. Charles L. Leven au début de ses études (note 59) et de nouveau dans sa dernière mise au point (note 68), comme Douglass C. North et Charles M. Tiebout (note 65), s'attachent à définir de manière cohérente ces limites. Les critères que nous retenons ne sont pas les mêmes que les leurs, mais notre inspiration est voisine. On constate par ailleurs que certains géographes ou économistes américains essaient actuellement de donner une base fonctionnelle à la définition des unités régionales: ils retrouvent là une démarche voisine de celle d'August Lôsch et rejoignent des
économistes français qui, comme Jacques R. Boudeville, ont vu tout le parti que l'on pourrait tirer d'une
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éconoITliquecorrespond à la zone qui « tombe» sur une agglomération urbaine, c'est dire qu'elle peut être définie d'une manière comptable simple. Les points situés dans la région effectuent toutes leurs dépenses de services à l'intérieur de la région: celle-ci est bornée par le périmètre dessiné de telle sorte que les échanges de services avec l'extérieur soient nuls. Si les aires de services ne sont pas limitées par des frontières nettes, mais par des marges floues où les gens passent indifféremment d'un pôle d'attraction à l'autre, larégion n'est plus définissable comme un secteur dont les échanges de service avec l'extérieur s'équilibrent et s'annulent. Les régions urbaines ne sont pas toutes d'égale importance. Elles sont la plupart du temps sous la dépendance de capitales nationales qui sont seules capables de fournir certains services rares. Dans ces conditions, les balances de services avec l'extérieur ne sont pas nulles, mais elles ont des valeurs ITlinimales. Si l'on définit la région selon ces critères géographiques, on peut mettre en évidence certains de ses caractères spécifiques. Tant qu'elle échappe à l'influence d'une capitale envahissante, ses échanges avec l'extérieur ne portent que sur des produits secondaires ou sur des biens primaires. Son équilibre dépend donc en partie de la manière dont évoluent les prix de ces produits et des profits qu'ils permettent de réaliser. Une comptabilité construite à l'échelon de la région définie comme nous venons de le faire prolonge la comptabilité de base éconoITlique,telle que nous l'avons présentée plus haut. Dans un cas comme dans l'autre, on peut apprécier la part des éléments proprement régionaux et la part des éléments extérieurs dans le dynaITlismeet dans la croissance. Tant que les investissements réalisés sont d'origine locale, la mesure de l'épargne et celle des profits qui l'alimentent permettent de connaître les possibilités d'évolution d'un ensemble. Celles-ci dépendent à la fois de l'évolution des techniques de production des produits agricoles et des biens industriels fournis par la région, et des variations des prix. C'est en définitive dans l'analyse des rapports entre éconoITlies régionales que les thèses de Raùl Prebisch sur la dégradation des termes de l'échange des pays fournisseurs de produits peu transformés trouvent leurs applications les plus belles". Les analyses concrètes qui telle analyse: Losch (August),
« The nature of economic regions ", Southern Economic Journal, vol. S, aux ppo 107-115 de: Friedmann (John) et Alonso (William). Regional op. cit. ; Boudeville (Jacques R.), Les eo~paces éc(Jnomique.~. Coll. « Que Sais-je?" n° 950, Paris, P.U.F., 1961, 128 p. ; Fox (Karl A.), Kumar (T. Krishna), « The functional economic area: Delineation and implications for economic analysis and policy", Papers and Proceedings of the Regional Science Association. vol. IS, 1965, pp. 57-85. 11 La querelle entre Douglass C. North et Charles Mo Tiebout a pour OIigine l'interprétation donnée par le premier de la croissance des Etats du Nord-Ouest des Etats-Unis. Elle a provoqué plusieurs analyses dont les résultats sont contradictoires: North (Dougla.~s Co), Location Theoryand Economic Growth, op. dt; Pfister (Richard L.), « The commodity balance of trade of the Pacifie North-West for selected years, 1929 to 1955", Papers and Proceedings (!{ the Regional Science Associatioll, vol. 5, 1959, pp. 237-251 ; Tattersall (James N.), « ExpOlts and economic growth: the Pacific Northwest 1880 to 1960 », Papers and Proceedings of the Regional Science As.Wlciatioll, vol. 9, 1962, pp. 216-234; Pfister
1938, pp. 71-78. Reproduit Development and Planning.
(Richard L.), « External trade and regional growth: a base study of the Pacific Northwest". Economic
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commencent à paraître montrent d'ailleurs que la situation des régions exportatrices de matières premières agricoles on minières n'est pas toujours plus mauvaise que celles des pays qui vendent des produits fabriqués. Mais ces deux ensembles sont en situation d'infériorité vis-àvis des très grandes agglomérations urbaines qui vivent de la vente aux régions plus petites de services dont la valeur relative a augmenté avec le temps et dont la demande progresse à un rythme rapide. La construction d'une comptabilité à assise réellement régionale permet donc d'expliquer les évolutions constatées tant que les marchés de capitaux demeurent de dimension régionale. Elle donne des indications précieuses pour mesurer les chances de développement des secteurs qui ne peuvent compter que sur l'autofinancement et qui demeurent importants dans l'économie moderne. Une bonne partie des activités de services et la quasi-totalité des entreprises agricoles doivent se contenter de leurs ressources propres pour vivre et se développer. L'établissement de comptes à base régionale permet de mettre en évidence dans quelle mesure ces secteurs verront leur activité croître. Si l'on oppose, au sein des comptes d'une région, les activités de la métropole et celles des zones qui l'entourent, on peut apprécier dans quelle mesure le développement de la vie des petits centres et celui de l'agriculture se feront parallèlement à la croissance de la métropole régionale. Dans les conditions actuelles de la vie économique, les renseignements fournis par les comptabilités à assise purement régionale n'ont pas la même valeur prévisionnelle. Les marchés de capitaux se sont élargis. Les grandes places financières ont tendance à renforcer leur position. Il ne reste pour chaque pays qu'une ou deux villes où les transactions soient réellement importantes. La part de l'épargne qui passe par le marché financier a pourtant tendance à décroître, ce qui limite l'effet de la concentration des transactions en bourse. Une part très importante de l'investissement est alimentée par l'épargne des entreprises. L'auto-investissement est devenu un trait commun à toutes les sociétés capitalistes avancées. A la différence de ce qui se passait dans les petites entreprises familiales, le développement de l'autofinancement ne se traduit pas par un resserrement géographique de l'épargne et de l'investissement. Lorsqu'une entreprise est très puissante, qu'elle possède un grand nombre d'établissements répartis dans un pays, elle peut dégager des capitaux suffisants pour créer des installations neuves dans une nouvelle localisation. Les possibilités sont évidemment différentes selon les secteurs. Dans la métallurgie lourde, dans la sidérurgie en particulier, la taille des établissements est telle que la liberté dans le choix de l'implantation est limitée. Pour la plupart des industries de transformation, dans lesquelles on peut dissocier les Del'elopmenl and Cullural Chllll~e. vol. Il. lanv. 1963; repris aux pp. 285-302 Alonso (William). Re~ional Developmelll op. cil.
de Friedmann
(John),
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diverses étapes de la fabrication, la situation est toute différente. C'est ce que montre bien l'essaimage des ateliers de construction automobile, depuis une dizaine d'années, en France, en Allemagne et plus encore en Angleterre. Les liens entre l'épargne et l'investissement se trouvent également distendus dans la mesure où l'on se trouve hors des conditions normales de l'économie libérale. Les firmes qui disposent d'un pouvoir de monopole peuvent maintenir des taux de profits anormalement élevés. Elles disposent d'un pouvoir d'épargne et d'autofinancement supérieur à la moyenne mais elles le doivent à la possibilité qu'elles ont de déplacer l'épargne; elles prélèvent sur le revenu de leurs clients l'épargne qu'elles réalisent. Là enfin, où les procédés de financement sur épargne forcéepar recours à l'inflation - ou sans épargne préalable, se développent, les liens entre le pouvoir d'épargne et la localisation de l'investissement deviennent très lâches. La comptabilité territoriale perd une partie de son utilité. Elle ne peut plus servir à l'établissement de prévisions, elle ne permet plus d'isoler les fondements de la puissance régionale. La comptabilité effectuée selon les méthodes classiques, sur le modèle de la comptabilité nationale, ne débouche pas sur les mêmes applications, car l'espace régional est trop profondément ouvert. Sa situation à un instant donné ne dépend plus des résultats obtenus au cours des périodes précédentes: le territoire ne se développe plus en fonction des possibilités locales de l'épargne, mais en vertu de l'attrait qu'il exerce sur les détenteurs de capitaux de l'intérieur et de l'extérieur. Cela ne veut pas dire que la réalité régionale ait perdu de son importance dans la vie économique. Les décisions d'implantation sont très largement guidées par les perspectives que l'on pense avoir de bénéficier d'économies externes: celles-ci s'analysent d'habitude au plan de la micro-économie, mais elles montrent en réalité que les faits de dépendance mutuelle, qui constituent le trait caractéristique de l'analyse macro-économique, deviennent plus importants que par le passé. Les méthodes classiques de la comptabilité régionale ne permettent pas, même lorsque l'on a fait l'effort de définir l'espace régional d'une manière cohérente - nous dirions volontiers scientifique - de relier directement la situation en un instant donné à la situation immédiatement précédente. Dans la mesure où elles permettent cependant de mettre en évidence les divers multiplicateurs liés à la dépendance technique des fabrications et à la cascade des effets de revenus, elles constituent le moyen le plus efficace d'aborder l'analyse des économies externes. L'impuissance actuelle de la théorie dans ce domaine vient de ce que l'on essaie de la situer dans le cadre étroit de l'économie d'entreprise. La comptabilité régionale, menée de manière cohérente, est donc un des instruments nécessaires pour comprendre le dynamisme des composants d'un territoire national. Elle doit être complétée par des formes nouvelles de comptabilité interrégionale. Nous avons dit les
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difficultés et les limites des tentatives pour établir des tableaux économiques sous la forme inspirée de la méthode de Leontief. Il est certain que les enseignements apportés par de tels travaux demeureront limités et que leur lourdeur empêchera de les généraliser. Pour comprendre le dynamisme des économies régionales, il faut plus et moins que ces tableaux de relations interindustrielles et interrégionales: il faut savoir où s'investit l'argent. C'est en analysant de manière précise les flux d'investissements que l'on comprendra certainement l'évolution des économies régionales et que l'on arrivera à cerner les motivations des investisseurs. Il s'agit d'un domaine où les données sont souvent difficiles à apprécier. La difficulté provient d'abord de la rareté des sources statistiques de base. Elle tient ensuite à la confusion toujours possible entre investissement brut et investissement net. Il est certain que l'on ne peut pas arriver à une connaissance absolument précise de ces grandeurs: ce sont elles qui permettront pourtant de donner à l'analyse de l'économie régionale une assise aussi solide que celle de l'économie nationale12 .
L'étude de la comptabilité des ensembles territoriaux est un des domaines qui offrent le plus de possibilités d'enrichissement à l'enquête géographique. Dans l'état actuel des recherches, les méthodes mises au point sont lourdes à manier. Il n'est guère probable qu'elles s'allègent dans le futur. La comptabilité territoriale n'est pas à la portée du chercheur isolé, elle doit être réalisée par des équipes disposant des instruments statistiques et du personnel spécialisé que demande la manipulation d'un très grand nombre de données. Il est peu probable qu'elle soit un jour à la portée des équipes de recherche universitaires. C'est ce que montre au fond l'exemple des travaux menés par les économistes français depuis dix ans: ils constituent un échantillonnage précieux, mais même là où l'effort de systématisation a été le plus poussé, en Aquitaine ou dans le Languedoc, les résultats demeurent difficilement utilisables, car difficilement comparables. Les travaux deviennent intéressants au moment où ils sont intégrés dans un cadre uniforme. La publication des comptes des 22 régions de programme par Etudes et Conjonctures a beaucoup plus de signification géographique que tous les travaux antérieurs. Est-ce à dire que tout le travail d'isolés mené par les économistes des Universités est inutile? Non, car c'est à eux que l'on doit la définition progressive des concepts qui justifient les recherches entreprises. Nous ne croyons pas que les géographes aient intérêt, dans la situation actuelle à se lancer tête basse dans la réalisation de comptes territoriaux. En revanche, leur réflexion peut faciliter le développement 12
Lcs régions pour lesquelles on dispose de données suffisantes pour l'établissement de tels comptes sont rares; signalons toutefois une analyse des relations extérieures de Porto-Rico: Ingram (James C.). ReKitl/lt/1 PaymelltJ Medwni.fm.f: the Bt/Je of Puerto Rico, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1962. XV -152 p.
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futur des techniques d'investigation. Dans la mesure où ils cerneront mieux la réalité de la région, et où ils démonteront ses mécanismes avec plus de finesse, ils permettront de mieux adapter l'outil comptable aux dimensions de la région. C'est pour cela que les géographes devraient tirer profit de l'analyse précise des comptabilités et des efforts pour raisonner leur application au cadre de territoires de nature et de dimension variées.
CHAPITREIIl- 1968
ECONOMIE ET GEOGRAPIDE RURALES
Les géographes français ont toujours étudié avec beaucoup d'attention les problèmes que pose la vie rurale. Leurs méthodes étaient plus adaptées à l'exploration de ce domaine qu'à l'explication des concentrations industrielles et urbaines. Attirés par le paysage, soucieux d'évaluer les transformations imposées par l'homme au milieu naturel, les problèmes des campagnes leur semblaient plus au cœur du domaine géographique. Certaines possibilités d'analyse du milieu rural n'ont pourtant pas été complètement utilisées: on a hésité longtemps à tirer profit des travaux menés par les sociologues ruraux, comme à s'inspirer des recherches d'économie rurale. Les géographes ont à cela beaucoup d'excuses. En France, en particulier, les masses paysannes ont suscité plus d'essais, de romans, que de travaux de caractère scientifique. En sociologie rurale, les modèles d'étude sont venus des Etats-Unis au
cours des deux dernières décenniesI. En économie rurale, l'école française est plus ancienne, ses travaux sont nombreux et méritent d'être connus: ils étaient malheureusement difficiles à utiliser dans le cadre des enquêtes géographiques. Les économistes ruraux avaient beaucoup d'estime pour les géographes qui traitaient de la campagne, ils citaient leurs ouvrages, s'en inspiraient volontiers. En sens inverse, les géographes connaissaient les grands noms de l'économie rurale, mais ne savaient pas trop comment tirer parti de leurs conceptions trop générales pour les travaux très minutieux dont ils s'étaient fait la spécialité. La situation est en train de se modifier rapidement. il suffit, pour s'en convaincre, de feuilleter une thèse récente de géographie rurale, celle de Roger Brunet sur les campagnes toulousaines2, ou celle de Jacqueline Bonnamour sur le Morvan3. Que de chemin parcouru! il I Les sociologues ruraux français ne cachent pas ce qu'ils ont emprunté à leurs collègues américains, comme le montrent par exemple les travaux de Henri Mendras. Certains des résultats les plus intéressants en ce qui touche la campagne française ont été obtenus par des Américains travaillant en France, Laurence Wylie en particulier: Mendras (Henri), Etudes de sociologie rurale. Novis et Virgin, Paris. Armand Colin, 1953, 138 p. ; Mendras (Henri), Les Paysans et la modernisation de l'agriculture, Paris, C.N.R.S., 1958, 150 p.; Wylie (Laurence), Village in the Vaucluse, Cambridge, Mas., Harvard University Press, 1957,345 p. ; Wylie (Laurence), Révolution rurale en France. Paris, Editions de l'Epi, 1968. 2 Brunet (Roger), Les campagnes toulousaines, Toulouse, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Toulouse, série B, tome I, 1965,727 p. 3 Bonnamour (Jacqueline), Le Morvan. La Terre etle.f Hommes, Paris, P.U.F., 1966, VIII, 454 p.
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n'est question que de SAD., d'D.G.B., d'D.TlHa, d'D.F.4.Les géographes disparus il y a vingt ou trente ans auraient de la peine à suivre ces développements si pleins de notions et de termes techniques nouveaux. Les études rurales ne peuvent plus se concevoir sans référence au corps de concepts et de méthodes proposés par les économistes et par les sociologues. Nous n'avons pas la place ici de nous attarder sur les résultats obtenus par ces derniers. Nous voulons montrer les origines de la brusque mutation des rapports entre géographie et économie rurale, et l'expliquer en décrivant le mouvement de la recherche économique comme celui de la recherche géographique. Nous voulons dégager ensuite ce qui constitue l'intérêt essentiel des nouvelles méthodes et leur confère une signification géographique. J. L'EVOLUTION RURALES
DE LA GEOGRAPHIE
ET DE L'ECONOMIE
Dans une récente publication, Gyorgy Enyedij dresse un inventaire des travaux de géographie rurale menés en Hongrie; il esquisse une classification des méthodes de recherches et d'analyse employées en fonction des buts que l'on se propose: cette recension paraît très utile et de portée générale. Quatre grands courants peuvent se distinguer: le premier se donne pour but de décrire les grands marchés mondiaux, d'énumérer les sites productifs, d'évaluer les productions possibles et de prévoir ce qui pourra être vendu: c'est la géographie commerciale de nos grands-parents. La seconde façon de concevoir la géographie rurale dérive de la première et analyse les productions les unes après les autres dans un cadre territorial très vaste - celui de la nation, ou celui du monde. Elle se présente sous la forme d'analyses de géographie générale, pour reprendre les catégories habituelles de notre discipline - mais Enyedi fait remarquer qu'il vaudrait mieux parler de géographie des branches d'activité que de géographie générale; les Anglo-Saxons préfèrent d'ailleurs au terme de général, celui de systématique qui semble mieux convenir. Le but que l'on se fixe, c'est de fournir, au delà de la description des localisations, une explication des répartitions en fonction des aptitudes naturelles, des techniques connues, du niveau de peuplement et des conditions de commercialisation". 4 S.A.U.: Surface agricole utile; U.G.B. : Unité de gros bétail; U.T. : Unité de travailleur; U.F.: Unité foulTagère ; S.F. : Surfaces fourragères; S.N.F. : Surfaces non fourragères; S.T.H.: Surfaces toujours en j herbe; T.L. : Terres labourées. Enyedi (Gyorgy), « The progress of geographical typology of agriculture in Hungary". pp. 9-17 de Asztalos (Istvan), Enyedi (Gyorgy), Sarfaly (Béla), Simon (Laszlo), Geographical Types of Hungarian AgriculTUre, Budapest, Akadémiai Kiado, 1967,84 p. (, On reconnaît là la manière qui prévaut dans nombre de géographies économiques éditées dans les pays anglo-saxons; on pense par exemple à: Thomas (Richard S.), The Geography (if Economie Activity: an lllf/'Oductory World Survey, New-York, Mc Graw-Hill, 1962, 602 p.; Alexander (John W.), Economic Geography, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1963,661 p.
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La troisième manière de faire de la géographie rurale est celle qui a suscité le plus de travaux en France: on n'essaie plus de saisir ce qui conditionne l'équilibre d'une production dans un nation ou dans l'ensemble du monde; on cherche à montrer comment les cultures et l'élevage menés dans un région lui confèrent une personnalité unique. L'agriculture est saisie dans l'ensemble des relations qu'elle entretient avec le monde physique, elle est décrite dans son contexte économique et social. Elle est définie par ses productions et par tout ce qui contribue à accentuer son originalité. L'étude de géographie rurale menée dans un esprit régional comporte une description des paysages agraires, une analyse des structures sociales de la communauté et des chapitres ,
consacrésaux genresde vie et aux techniquescourammentutilisées'. Les recherches menées par Gyorgy Enyedi et son équipe ont un but légèrement différent de celles que nous venons de recenser et correspondent à la quatrième manière de concevoir la géographie rurale. Celle-ci présente des points communs avec la deuxième manière (elle donne une très large place à l'analyse des faits économiques), et avec la troisième manière (elle essaie de cerner ce qui fait l'originalité de l'agriculture' dans un espace donné en s'attachant aux caractères synthétiques et non pas à l'analyse d'un ou plusieurs traits considérés comme stratégiques). Elle ne se confond ni avec l'une ni avec l'autre, car elle attire justement l'attention sur les problèmes de la complémentarité des productions, sur la structure des exploitations, sur les types d'utilisation du sol et d'économie rurale. Les recherches menées en Hongrie ne sont pas les seules qui soient ainsi orientées: en Grande-Bretagne, par exemple, Coppock8 a essayé de définir l'agriculture des diverses régions en définissant un peu de la même manière des types d'utilisation du sol et des types d'exploitation. En France, les travaux modernes que nous évoquions tout à l'heure se proposent souvent de montrer l'originalité de l'agriculture d'une région en faisant porter l'essentiel de l'effort sur la connaissance des exploitations agricoles. Certaines des enquêtes régionales menées par des économistes ruraux" se sont inscrites plus étroitement encore dans ce cadre. 7
Il serait trop long de fournir là une bibliographie complète. Parmi les thèses où l'agriculture est
analysée dans un sens régional, citons toutefois: Lebeau (René), La vie rurale dans les montagnes du Jura méridional. Etude de géographie humaine, Lyon, Institut des Etudes rhodaniennes, 1953, 593 p. ; Juillard (Etienne), La vie rurale dans la plaine de Basse-Alsace. Essai de géographie .wciale, Strasbourg, Le Roux, 1952,582 p. 8 Coppock (J. T.), «Crop, livestock and enterprise combinations in England and Wales », Eco/lomic of British Geography, vol. 40, 1964, pp. 65-81 ; Coppock (J.T.), « Post-war studies in the geography agriculture », Geographical Review, vol. 54, 1964, pp. 409-426; Coppock (J. T.), Agricultural ATlas of England and Wales, Londres, Faber, 1964. '! En France, ce sont les enquêtes menées par le Centre d'Expansion de Bordeaux et du Sud-Ouest qui ont manifesté les premières les nouvelles orientations: Centre d'Expansion Bordeaux - Sud-Ouest, « Les fruits et légumes dans le Sud-Ouest », Tome Il des ContribuTio/lS à l'inventaire économique du Sud. Ouest. Bordeaux, Bière, 1957, 136 p. ; Centre d'Expansion Bordeaux - Sud-Ouest, « Economie de régions d'élevage », Tome IV des ConTribuTions à l'invenTaire économique du Sud. OuesT, Bordeaux, Bière, 1959, 127 p.
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En passant de la troisième à la quatrième manière, on a l'impression d'un certain appauvrissement. Les deux premières façons de mener les études de géographie rurale n'ont jamais connu en France la même faveur que dans les pays anglo-saxons - Gyorgy Enyedi fait la même remarque pour la Hongrie, elle vaudrait pour toutes les écoles géographiques du continent. Les analyses régionales ont attiré très vite l'attention des meilleurs auteurs. Elles se sont progressivement enrichies: après avoir porté essentiellement sur les densités rurales, les formes de l'habitat et les cultures pratiquées, elles se sont tournées plus franchement vers la reconstitution des paysages agraires et vers l'étude des problèmes d'équilibre social des campagnes. Les études modernes ont un champ plus étroit, elles laissent plus volontiers de côté ce qui ne se traduit pas directement dans les équilibres du moment, elles cessent de considérer que les problèmes des structures agraires sont au cœur de
toute l'analyse des campagnes10. A la réflexion pourtant, on s'aperçoit que l'appauvrissement est compensé par des améliorations sur certains points. Au lieu d'avoir une juxtaposition d'éléments dont les liens échappent parfois, il y a désormais concentration sur certains problèmes dont la compréhension en profondeur est possible. En prenant comme centre d'intérêt l'exploitation agricole, on redonne à la géographie rurale une cohérence qu'elle était en train de perdre dans beaucoup d'analyses régionales trop fragmentées. L'évolution de l'économie rurale fait également prendre conscience de l'importance de l'exploitation pour qui veut comprendre les problèmes des campagnes et les modalités de la modernisation qui les caractérisent un peu partout en Europe à l'heure actuelle. L'histoire des recherches dans le domaine agricole est longue et les problèmes de la ferme, de sa gestion, ont été abordés très tôt. Une transformation profonde s'accomplit pourtant depuis moins d'une génération. On a beaucoup parlé de la révolution agricole qui prend naissance au XVIllCsiècle en Grande-Bretagne, puis affecte les autres parties de l'Europe occidentale. On évoque les grands propriétaires éclairés qui ont été à l'origine de la plupart des améliorations apportées dans le domaine agronomique. Le problème qui se pose alors est celui de l'augmentation de la productivité des terres. La main-d'œuvre est abondante, elle n'a encore d'autres possibilités de s'employer qu'à la campagne. Ce qui limite le produit de la terre, c'est la médiocrité des techniques de culture, la mauvaise façon de mener l'élevage et l'impossibilité qui en résulte de rendre au sol les éléments qu'on lui enlève. Du moment que l'on augmente le produit physique des terres, le revenu global augmente et celui des propriétaires fonciers bénéficie de la transformation générale. Aussi, l'attention ne se porte guère chez les III
Cela est sensible lorsqu'on compare les thèses consacrées aux problèmes de la campagne dans les
années
1940 ou 1950 (Lf supra, Juillard ou Lebeau) et celles qui ont été publiées dix ou quinze
tard (c;t:supra, Roger Brunet. Jacqueline Bonnamour).
ans plus
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réformateurs britanniques et chez leurs émules français sur les problèmes de la gestion de l'exploitation. La situation est un peu différente dans les pays de civilisation germanique, où les premiers progrès ont été souvent réalisés par de moyens exploitants anabaptistes. Pour eux, le problème est dès le départ celui d'assurer la combinaison optimale d'activités sur une superficie qui est limitée et avec des moyens qui le sont également. Le choix des cultUres, la spécialisation sont analysés en termes économiques. Cela prépare la voie à von Thünen'\ qui situe son analyse au niveau de l'exploitation. Le choix des cultures qui lui permet d'optimiser ses revenus dépend de la situation géographique de ses terres: les calculs minutieux que la comptabilité de ses fermes lui permet d'effectuer montrent quelle doit être l'orientation générale des productions en fonction de la distance au marché. Tout ceci aurait pu conduire à une étude systématique de l'entreprise agricole: mais von Thünen et la plupart de ses contemporains ne cherchent pas à savoir pourquoi telle exploitation obtient de meilleurs résultats que la voisine; l'idée qu'il puisse y avoir une grande variété de formes de gestion n'est pas encore mûre. En fait, les économistes s'intéressent beaucoup plus à l'agriculture qu'à l'entreprise agricole. Les postulats de rationalité parfaite des classiques les empêchent de voir qu'il peut y avoir ambiguïté dans la manière de définir un optimum; ils négligent l'analyse précise de ce qui se passe à l'intérieur de l'entreprise, oublient de tenir compte des dimensions de l'exploitation. Le monde dans lequel ils vivent leur offre d'ailleurs le spectacle de l'homogénéité, sur de vastes espaces, des types d'exploitation, si bien que leur incuriosité est plus légitime qu'il ne peut sembler à première vue. Dans la premièremoitiédu XIXCsiècle, les conditions générales se modifient peu. Les efforts essentiels des spécialistes de l'agriculture portent sur les méthodes de culture. De grands progrès sont réalisés dans ce domaine. Les assolements deviennent plus divers, ils permettent d'éliminer la jachère dans la plupart des terres de l'Europe tempérée. La culture de nouvelles plantes, celle de la betterave à sucre par exemple, entraîne une amélioration générale du système agricole des régions qui l'adoptent. Les outillages se perfectionnent lentement. Les charrues modernes sont mises au point et leur emploi se généralise petit à petit. En Amérique, on se soucie plus vite de tirer un plus grand profit du travail: les premières applications au domaine agricole du machinisme sont réalisées là, pour accélérer la mise en valeur des terres vierges de l'Ouest. En Europe, l'accent est mis plutôt sur l'amélioration générale Il
L'étude de l'économie a été conduite, en Allemagne, dans lin climat très particulier: à la fin du
XVIIIe siècle, elle regroupe toute une série de chapitres hétéroclites. sans lien logique apparent, mais qlli préparent au" problèmes pratiques de l'e"istence. On sait que le jeune Humbolt tira assez grand profit de l'enseignement qu'i! reçut de la sorte à Gottingen. L'économie politique allemande doit à cette orientation pratique d'avoir attaché plus de poids que d'autres, et plus tôt, à l'analyse de J'entreprise d'une pm1, à celle de nation de l'autre. Thunen (Johann von), Der iso/ierte Slaal in Beziehung a/if LlIndwirtschafl und NalionaWkonomie, Hambourg, Pe11hes, tome l, 1826, Rostock, Léopold, tomes Il et III, 1842-1850; Traduction française, Paris, Guillaumin, 1851-1857.
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des équipements, sur l'amendement des terres. On découvre la vertu des travaux de drainage; on multiplie les équipements d'irrigation dans toute la partie septentrionale du monde méditerranéen. On travaille à l'amélioration des espèces cultivées, on découvre la vertu des amendements, on utilise les engrais, on créé la chimie agricole. Les recherches agricoles sont donc à la mode et des hommes comme Mathieu Dombasle ou le Comte de Gasparin en France illustrent un mouvement très général. En Allemagne, ce sont des chimistes, comme Liebig, qui sont au premier plan. Ailleurs, ce sont de grands propriétaires travaillant à la modernisation de leurs terres qui témoignent de l'effort de réflexion: c'est le cas dans le Piémont un peu avant l'unification italienne. La révolution des transports a permis la diffusion rapide de toutes les innovations, elle a ouvert des marchés nouveaux aux producteurs, les a conduit à se spécialiser beaucoup plus complètement que cela n'était jusqu'alors le cas. Elle a provoqué une mutation économique des campagnes et a fait naître de nouveaux problèmes. Alors qu'au XVille siècle et au début du XIxe siècle, la préoccupation dominante était d'augmenter la production, le souci le plus grave devient dans bien des cas, celui de la vente, de la commercialisation. Au fur et à mesure que le temps passe, la conscience des difficultés qui se présentent dans ce domaine devient plus aiguë. En Angleterre, dès la première moitié du XIxe
siècle,un conflit s'ouvre entreles grandspropriétaires,soucieux de
conserver le contrôle du marché intérieur et les manufacturiers ou les ouvriers, plus sensibles à la réduction générale des prix des produits de première nécessité: il se termine, on le sait, par la défaite des agrariens. En Europe, le problème ne prend réellement de gravité qu'un peu plus tard. Le libre-échange ne remet pas en cause, aux alentours de 1850,les intérêts des cultivateurs. La situation ne se transforme que lorsque les terres neuves d'Amérique commencent à vendre en Europe leur production rapidement croissante et ce, à des prix qui éliminent une grande partie des producteurs traditionnels. L'économie rurale cesse d'être alors tournée uniquement vers l'analyse des problèmes propres à la production: elle découvre les marchés. Comme le choc provoqué par l'élargissement des horizons économiques est violent, elle s'arrête peu aux problèmes de l'équilibre de l'entreprise. Elle est axée sur ceux qui se posent à l'ensemble de la branche, elle fait la part très large à la macro-économie. Les conditions politiques favorisent cette transformation. Les milieux ruraux essaient de se défendre contre la concurrence brutale à laquelle ils se heurtent sans s'y être préparés. Comme ils représentent une force politique considérable, ils ont tendance à préférer aux solutions d'adaptation technique les mesures de soutien ou de réforme des marchés, qui assurent à tous une amélioration des conditions de vie. L'enseignement agricole se développe rapidement dans les dernières décennies du siècle dernier. Aux Etats-Unis, par exemple,
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chaque Etat dispose d'une école d'agriculture richement dotée en te1Te, ce qui permet à la fois des démonstrations pratiques et une action de recherche. En France et dans un certain nombre de pays européens, des instituts spécialisés voient le jour. Ils forment des ingénieurs, des techniciens. Un enseignement économique y est donné. C'est à partir de ce moment que l'économie rurale devient une discipline académique, avec tout ce que cela implique: la recherche n'est plus le fait d'isolés qui sont obligés, plus ou moins, de repartir chacun de zéro; elle dispose d'une tradition qui s'élargit sans cesse. Les premiers maîtres en la matière ont donc une influence décisive sur tout le développement postérieur de la discipline. En France, par exemple, Edouard Lecouteuxl2 crée, à l'Institut national agronomique, l'enseignement de l'économie rurale. Tout ce qui se fait durant plus d'un demi-siècle est inspiré directement ou indirectement par ses cours, publiés pour la première fois en 1889.Dans ceux-ci, nous trouvons deux grands volets: les problèmes généraux de l'agriculture étudiée comme branche d'activité sont évoqués dans le premier tome. On voit là analysées les conditions générales de l'activité agricole, le capital, la terre, la main-d'œuvre. On traite également de tout ce~qui conditionne la production globale, on parle de la politique de l'Etat, des conditions de protection contre la concurrence internationale. Le second volume du cours est plus directement tourné vers l'analyse de l'entreprise agricole. Là sont étudiées avec beaucoup de détail les particularités de la production agricole et les conditions dans lesquelles les engrais, les fumures, les attelages doivent être employés: c'est une analyse des problèmes techniques que l'ingénieur agronome doit savoir résoudre dans une exploitation. L'équilibre économique de la ferme est également abordé: on explique comment elle doit être gérée, comment on peut dresser une comptabilité rurale. Mais ces développements, qui correspondent à nos préoccupations actuelles, n'occupent qu'une place réduite dans l'ensemble. Les conditions sont telles en cette fin du XIXCsiècle, d'ajlleurs, que les méthodes comptables auxquelles on commence à soumettre l'entreprise industrielle ne peuvent se transposer facilement à l'exploitation rurale. Seules les très grandes exploitations, menées selon des principes modernes, peuvent servir de champ d'application à une méthode calquée sur celle des spécialistes de la gestion industrielle. Durant les premières décennies du XXCsiècle, les centres d'intérêt demeurent les mêmes en économie rurale. Les manuels continuent à accorder plus de place aux problèmes de la branche qu'à ceux de l'entrepriseD. Les circonstances expliquent cette stabilité. Durant la plus grande partie de cette période, les difficultés auxquelles se heurtent de 12 Lecouteux (Edouard), Cours d'économie rurale, Paris, Librairie agricole de la Maison Rustique, 1889,2 vol., 500-548 p. " C'est ce qui apparaît par exemple à la lecture des ouvrages d'Augé-Laribé: Augé-Laribé (Michel), La politique agricole de la France de 1880 à 1940, Paris, P.U.F., 1950,483 p. ; Augé-Laribé (Michel), La ,ÙO!ttlÙIII agricole, Coll. L'Evolution de l'Humanité, vol. LXXXIII, Paris, Albin Michel, 1951, 435 p.
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manière presque exclusive les agriculteurs sont d'ordre commercial. Il faudra sans cesse résorber des excédents, lutter contre la surproduction, éviter l'effondrement catastrophique des prix et la ruine des petites exploitations. Lorsqu'on ouvre des manuels comme celui de Jules Milhau et Roger Montagne'4, on s'aperçoit que les points de vue sont demeurés semblables à ceux qu'avait Lecouteux à la fin du siècle précédent. La place qui est faite à l'entreprise est même plus réduite qu'elle ne l'était alors, car on fait maintenant mieux le départ entre ce qui est purement technique et ce qui est d'ordre économique: si on débarrasse l'analyse classique de l'exploitation de tout ce qui touche aux moyens de mettre en œuvre, sur le plan technique, les facteurs dont on dispose, il ne reste pratiquement plus rien. Il faut dire que jusqu'à une date récente, la théorie de l'entreprise était aussi élémentaire, sur le plan de l'économie générale, qu'elle l'était sur le plan rural: une fois que l'on avait appris aux étudiants la loi des rendements décroissants, une fois également qu'on leur avait parlé des indivisibilités qui affectent la production, on pensait avoir fait le tour du problème. Dans sa mise au point générale sur l'économie rurale, Jean Valarché's demeure pour l'essentiel fidèle à l'optique classique. Il se place au niveau de la branche beaucoup plus qu'à celui de la firme. Mais il signale au passage qu'une évolution est en cours. Il a été l'élève de Fromont, le maître incontesté de l'économie rurale française. Des transf9rmations se marquent à la fin de sa vie. Au lieu d'aborder, dans son Economie rurale'", l'étude de l'agriculture sous l'angle de la branche, il part d'une étude fouillée de la firme. Jean Valarché montre que les deux optiques ne sont pas incompatibles, que l'on peut dire dans une de ces perspectives tout ce que l'on exprime généralement dans l'autre. Il a raison, mais minimise peut-être une évolution qui est extrêmement importante. Si l'exemple de Fromont est frappant, il n'est pas isolé. Un peu partout, dans le monde, on découvre la firme: les économistes ruraux américains semblent être à l'origine de ce renouvellement, ce qui ne doit pas surprendre: dans leur pays l'étude de l'entreprise a fait au cours de ces vingt dernières années d'immenses progrès. Des auteurs comme Earl O. Heady17ont réussi à transposer à l'agriculture des méthodes mises au point par des économistes de l'industrie. La transformation a été très rapide, si bien que l'on a quelque peine à faire une mise au point critique: les manuels qui reprennent l'ensemble des points de vue nouveaux sont rares. En France, en dehors du livre de Pierre Fromont que nous signalions plus 14 Milhau (Jules), Montagne (Roger), Economie rurale, ColI. Thémis, Paris, P.U.F., Milhau (Jules), Traité d'Economie rurale, Paris, P.U.F., tomes [et Il, 1954,442 p. IS Valarché (Jean), L'Economie rurale, Coll. Bilans de la connaissance économique, Rivière, 1959,300 p. 1(, Fromont (Pierre), Economie rurale, Paris, M.-Th. Génin, 1957,528 p. 17 Heady (Earl O.), Economic.r of Agricultural Production llnd Re.wurce Use, New York, 1952, 850 p. ; Heady (Earl O.), Jensen (H. R.), Farm ManagemenT Economics, New Hall, 1954.
1964, 414 p. ; Paris. Marcel Prentice Hall, York, Prentice
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haut, il n'y a eu longtemps aucun ouvrage général réellement moderne dans sa conception. Le seul manuel qui permettait de s'initier aux problèmes de l'exploitation agricole était celui que Chombart de Lauwe et Poitevin'. avaient consacré à la comptabilité agricole: il contenait tout ce qui était nécessaire pour comprendre les problèmes actuels, mais il était très étroitement technique. Un professeur de l'Université de Louvain, Georges Bublot'9, vient d'écrire un volumineux traité sur l'exploitation agricole. Ses exemples sont belges, ce qui oblige à une certaine transposition lorsque l'on essaie de l'utiliser en France certains chapitres sont sans intérêt pour nous, car ils décrivent des institutions, ou des dispositions législatives qui n'ont pas d'équivalent ici. Mais dans l'ensemble, l'ouvrage permet de faire un tour général des problèmes de l'entreprise agricole. Plus récemment encore, les spécialistes du centre de gestion de Dijon20ont rédigé un manuel plus simple, et qui est tout spécialement destiné à la vulgarisation des nouvelles méthodes de comptabilité et d'analyse de gestion. Les exemples qui illustrent l'ouvrage sont pris pour l'essentiel en Bourgogne et en Franche-Comté, si bien que le livre présente un intérêt exceptionnel pour tous ceux qui s'attachent aux problèmes ruraux du Centre-est. Mais les méthodes d'analyse et de présentation mises au point par Raymond Launay et tous ceux qui travaillent avec lui ou l'ont secondé dans ses efforts, ont une portée très générale. Ainsi se trouve mise à la portée d'un très large public français un ensemble de méthodes qu'il ne pouvait connaître jusqu'à ces derniers temps qu'à travers un long apprentissage. Les transformations actuelles de l'économie rurale tiennent pour l'essentiel à ce changement d'optique: on s'attache davantage à la fIrme, on remet à plus tard l'étude de certains des problèmes de la branche. Les progrès actuels en ce domaine n'auraient pas été possibles s'il n'y avait eu amélioration générale, au cours des dernières décennies, des connaissances dans un certain nombre de secteurs. Un des problèmes sur lesquels butaient jusqu'il y a peu tous ceux qui s'intéressaient aux problèmes de l'entreprise agricole, tenait à la diffIculté que l'on avait à la décrire en termes comptables: les circuits de transfOlmation qui prennent place dans une ferme sont beaucoup plus divers que l'on ne pourrait le croire à première vue, beaucoup plus nombreux et enchevêtrés que ceux d'une entreprise industrielle même IX
Jean Chombat1 de Lauwe Il été, depuis vingt ans, un des agronomes les plus soucieux de faire
progresser la connaissance pratique de l'exploitation rurale. Chombart de Lauwe (Jean), «L'utilisation des tracteurs agricoles dans quelques régions de la France ", Economie rurale, fév. 1951, pp. 1-66; Chombart de Lauwe (l), Morvan CF.), Le.v po.v.vibilitÙ de la petite entrepri.~e dan.v l'agriculture .fi"l/llçaise, Paris, S.A.D.F.P., 1954, 150 P : résultats d'une enquête menée dans les petites exploitations du bassin de Chateaulin. Chombart de Lauwe (J.), Poitevin (J.), Ge.vtio/l de.v exploitatio/l.v agricoles, Paris, Dunod, 1957. Nouvelle édition: Chombart de Lauwe (J .), Poitevin (l), Tirel (l C.), Nouvelle ge.vtio/l des exploitllfion.v agricole,v, Paris, Dunod, 1963, XVI, 507 p. 1'1Bublot (Georges), L'e.l.1Jloitation agricole. Eco/lomie, ge.vtion, analy.ve, Louvain, Nauwelaerts, 1965, 647 p. 20 Launay (Raymond), Beaufrère (Jean-Paul), Debroise (Gérard), L'e/ltrepri.fe agricole. Analy.ve, diag/lo.vtic. prévisio/l, Coll. U, Paris, Armand Colin, 1967,365 p.
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plus importante. Pour réduire cette diversité à l'unité, on ne savait pas trop comment opérer. On a pris l' habitude de tenir des comptabilités matières - les économistes soviétiques ont peut-être servi là d'initiateurs - et pour tirer parti de ces données, on a opéré des transformations auxquelles l'écologie nous a initiées. Les conceptions actuelles des économistes ruraux ne se comprennent donc pas si l'on ignore cet ensemble complexe de notions, qui leur ont donné depuis peu des moyens susceptibles de rendre compte de l'articulation subtile de toutes les parties d'une entreprise agricole. Les géographes n'ont pas été longs à voir le profit qu'ils pourraient tirer de leurs recherches. On sait que parmi les méthodes qui permettent d'améliorer la gestion des fermes, certaines utilisent des moyens de calcul perfectionnés: on tient compte de tous les risques, de tous les aléas, et on définit la combinaison optimale en utilisant des procédés de calcul modernes. Aux Etats-Unis, un des premiers exemples d'application de ces techniques à la gestion d'une entreprise agricole a été celui de la Ferme Seabrook, dans le sud du New Jersey. TI s'agit d'une exploitation géante qui s'est spécialisée dans la fourniture de légumes. La définition d'un programme optimal était là très délicate: il s'agissait de réduire au minimum tous les temps morts qui alourdissent les frais généraux, s'opposent à l'utilisation rationnelle de la main-d'œuvre et d'équipements mécaniques très coûteux. Le problème ne peut être résolu que par une adaptation aussi bonne que possible de l'agriculture aux particularités du climat local. Charles Warren Thornthwaite21a été ainsi amené à définir un programme en fonction des particularités de la saison végétative dans la station de Seabrook. Il a fourni ainsi un des premiers exemples de recherche opérationnelle dans le domaine agricole. En dehors d'applications aussi exceptionnelles, les géographes peuvent trouver dans les nouveaux développements de l'économie rurale motif à réflexion pour bien des raisons. L'analyse des régions rurales leur avait appris qu'il fallait, pour comprendre la campagne et analyser les unités qui la composent, aller au delà de la trame sensible du paysage: c'est ce que l'économiste rural leur permet de faire en partie maintenant. II. L'EXPLOITATION
AGRICOLE
L'exploitation est la cellule de base de toute l'activité agricole. Ses formes sont très variées, comme ses dimensions, son statut et ses fonctions. Toutes les exploitations agricoles ont en commun de réaliser des combinaisons de travail, de matériel et de main-d'œuvre pour tirer 21 Thornthwaite (Charles Warren). « Operations research in agriculture », Joumalof the Operatio/lS Research Society of America. février 1953, pp. 33-38. Repris aux pp. 179-185 de Mc Closkey (1. F.),
Trefethen (F. N.)./ll1roductio/l ci la recherche opératiollnelle, Paris. Dunod, 1961,206 p.
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d'un terroir donné des productions agricoles. Mais que de diversité au delà de ces quelques points communs! La définition que nous venons de donner de l'exploitation agricole invite à en commencer l'étude dans une perspective agronomique, par l'étude de ses productions, par l'analyse de leur imbrication. On sait que les écologistes22 ont coutume de mettre en évidence les caractères du milieu qu'ils étudient en décrivant un double cycle (fig. 1) : 1- celui de l'énergie captée par le milieu, de sa mise en réserve parla matière vivante, puis de son utilisation par d'autres êtres jusqu'à dissipation complète; 2- celui des transformations de la matière vivante. Dans les pyramides écologiques, ils distinguent plusieurs niveaux; le premier est constitué par les végétaux, seuls capables de mobiliser directement l'énergie solaire; au-dessus se trouvent des êtres qui ne tirent leur énergie que de la consommation de la matière vivante fournie par les végétaux (c'est le niveau des herbivores) ou d'autres animaux (c'est celui des carnivores). Certains organismes (niveau des décomposeurs) mobilisent l'énergie que produit la destruction de la matière vivante et sa transformation en éléments minéraux. Ainsi se trouve décrit, à côté du cycle de l'énergie, un cycle de la matière vivante. L'image que l'on s'en fait lorsqu'on ne considère que les consommations d'énergie est très partielle, car la masse réelle des différentes composantes vivantes du milieu est sans rapport direct avec l'énergie globale qu'elles dépensent. Aussi a-t-on coutume de compléter le tableau décrivant le cycle de consommation d'énergie ou celui montrant les échanges de matière entre les organismes vivants par une pyramide montrant les biomasses correspondant à chacun des niveaux. Dans les schémas généralement établis pour l'analyse d'un milieu naturel, l'ensemble des échanges de matière est bouclé sur lui-même, si bien qu'il n'y a ni exportation, ni importation. Il n'en va pas toujours ainsi: une partie de la biomasse est mobile et les restitutions ne se font pas là où les consommations ont lieu. Les produits qui résultent de la minéralisation de la matière organique sont généralement solubles, si bien qu'une partie parfois importante se trouve entraînée par les eaux. Au total, on peut établir un bilan d'ensemble des relations qui se nouent à l'intérieur d'un milieu donné et un bilan aussi des relations qu'il établit avec l'extérieur. Les principes de l'analyse que les écologistes font du milieu naturel peuvent être utilisés à la description de ce qui se passe dans ce milieu tout à fait particulier que constitue l'exploitation agricole (fig. 2). On mesure d'abord le rendement énergétique total du système en montrant ce qu'il reçoit comme énergie solaire et ce qui se trouve utilisé par les végétaux et mis en réserve sous forme de biomasse. Une partie 22 On pourra se référer par exemple à Odum (E. P.). Odum (H. T.), FundamentalJ of Ecology, Pllillldelphie, W. B. Saunders. l'' éd., 1953, 2Céd., 1959. Stoddart (D. R.), « Organism and ecosystem as geographical models», pp. 511-548 de Chorley (R. J.), Haggett (P.) (ed. by), ModelJ in Geography, Londres, Methuen, 1967,816 p.
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de celle-ci est sans intérêt direct pour l'exploitant et subit un cycle de transformation similaire aux transformations du milieu naturel - les végétaux sont utilisés par une faune de petits herbivores, de rongeurs. L'ensemble de ces végétaux parasites et des animaux qui s'en nourrissent - ou qui sont concurrents des animaux domestiques pour la consommation des plantes nobles - constitue une portion du circuit global de matière vivante qui échappe au contrôle direct de l'agriculteur : l'essentiel, pour lui, c'est la portion du circuit qu'il organise à son profit; cette partie est plus ou moins complexe suivant les cas. TIarrive que l' homme soit seul consommateur des produits végétaux qu'il sait tirer du sol: en pareil cas, le circuit de la matière vivante est réduit au minimum; dans d'autres circonstances, il s'allonge dans la mesure, où l'homme ne consomme que des produits animaux, et n'utilise qu'indirectement la végétation (fig. 2).
CARNIVORES
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...
........
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MATIÈRES
BIOMASSES
Figure 1- Le système écologique
En additionnant les deux portions du circuit de matière vivante, on peut reconstituer l'ensemble et apprécier sa productivité physique - on peut voir quelle est la part d'énergie captée par le système à la base et la part qui se trouve récupérée dans chacun de ses étages successifs. En comparant la productivité totale d'un milieu naturel et celle d'un milieu
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analogue cultivé par l'homme, on peut se faire une idée de l'efficacité avec laquelle celui-ci tire parti des possibilités de l'environnement. Pour la partie du circuit de matière vivante qui est contrôlée par l' homme, on peut établir une série de balances qui permettent de suivre le détail des transformations. Comme le montre la figure (fig.2), on distingue dans la vie de l'exploitation agricole plusieurs boucles plus ou moins complexes: dans certains cas, il n'existe que deux étages, dans d'autres, il y en a trois. Le plus souvent, dans les pays tempérés, l'exploitation comporte à la fois deux et trois étages: une partie du produit végétal est utilisée directement par l'homme (la pyramide est à deux étages) et une partie va aux animaux domestiques. Parmi ceux-ci, certains ne servent qu'à fournir du travail, alors que d'autres fournissent des produits alimentaires: avec eux, la pyramide est à trois étages. Pour exprimer les équivalences et les passages d'un étage à l'autre, il faut disposer d'une unité comptable: les écologistes en utilisent une, la calorie, qui leur permet d'évaluer ce qui vient du soleil, ce que les plantes emmagasinent et ce que les animaux et les hommes utilisent. Dans la pratique, on utilise des unités dérivées, comme l'unité fourragère qui correspond, dans sa définition initiale, à l'énergie que donne un kilo d'orge, c'est-à-dire 3000 calories: la comptabilité en termes énergétiques permet de trouver une unité commune aux différentes boucles de l'exploitation rurale; elle est un des présupposés de toute comptabilité en termes éconoITÛquespuisqu'elle permet de comparer les prix d'éléments qui n'ont par ailleurs rien de commensurable. Les diagrammes construits par les écologistes permettent d'établir le bilan général des échanges du ITÛlieuavec l'extérieur. TIest possible de faire le même travail pour une exploitation, mais là les conditions sont beaucoup plus complexes. A l'intérieur même de l'exploitation, les échanges dans chacune des unités élémentaires que constituent les pièces de terre sont fréquemment déséquilibrés - ce qui complique l'étude des restitutions. A l'échelon d'ensemble, les conditions sont très variables. Dans les éconoITÛesde subsistance, le problème est assez simple: la strate supérieure, celle des consommateurs humains, réside sur l'exploitation, si bien que le bilan d'ensemble est assez comparable à celui que l'on trouve dans le ITÛlieunaturel et que le système peut vivre pratiquement refermé sur lui-même. Lorsque l'on passe à l'éconoITÛe ouverte, les conditions changent: une partie, voire même la totalité, des éléments destinés aux hommes, sert à alimenter des gens qui ne résident pas sur place. Les exportations prennent une place majeure dans le système et le problème des restitutions se pose en des termes nouveaux. La conception écologique de l'exploitation agricole sert de base plus ou moins explicite à tous les travaux modernes. Elle guide l'analyse d'une partie des circuits qui caractérisent la vie de la ferme. Elle met clairement en évidence l'opposition qui existe entre les systèmes d'économie domestique et ceux d'éconoITÛe ouverte. Elle n'est pas suffisante pour rendre compte de tout ce qui fait la complexité
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de l'exploitation agricole. Pour cela, il faut adopter la langue et les méthodes de l'économiste. Celui-ci décrit aussi des circuits et certains des éléments de boucles qu'il met en évidence se superposent de manière parfaite à ceux que l'écologiste décrit: ainsi, dans tout ce qui touche à la production, l'économiste se trouve conduit à relater des transformations de biens qui sont celles que l'agronome a analysées du point de vue des sciences naturelles (fig. 3). Mais il essaie de déterminer les facteurs de ces transformations. Pour cela, il analyse la manière dont sont utilisées les diverses ressources en énergie (en parlant en termes d'analyse fonctionnelle, à la manière de Launay, Debroise et Beaufrère) : il étudie successivement les contributions de la terre, des moyens de traction, des moyens matériels, du cheptel vif, de la main-d'œuvre, des services à l'élaboration du produit. Plus classiquement, il montre comment se combinent la terre, le capital, le travail et il insiste sur le rôle de celui qui assure la responsabilité de la combinaison, c'est-à-dire de l'entrepreneur. Il distingue alors la progression des opérations qui conduisent au produit final. Il définit des boucles intermédiaires, des circuits parallèles. Ainsi, dans l'exploitation agricole, il montre comment, au niveau de la production agricole, interviennent la terre, le travail, le matériel. Cette production agricole est utilisée de manière diverse. (1) Elle constitue pour partie un produit final, destiné à la consommation. (2) Elle sert à fournir l'énergie nécessaire à une partie des transformations opérées - en nourrissant les bêtes employées au labour et aux différents travaux agricoles. (3) Elle donne naissance à un nouveau cycle de transformation en permettant d'entretenir le cheptel vif qui fournit des produits de consommation - en pareil cas, le produit de la culture entre dans la catégorie des biens intermédiaires. L'analyse des circuits de production ne constitue qu'une des étapes du travail de l'économiste: celui-ci essaie de voir comment les richesses créées circulent. Il retrace donc le cheminement des revenus créés par la production, puis leur affectation. Là, la diversité est très grande dans le domaine agricole. Dans les exploitations qui vivent en autosuffisance, les choses sont simples (fig. 3a), puisque les différents circuits sont réduits au minimum - pas d'intermédiaire monétaire, les richesses circulent directement. La rétribution du travail se fait en nature et les travailleurs vivent de l'allocation qu'ils reçoivent. On comprend que les économistes ruraux aient longtemps négligé l'analyse précise des modalités de cette ventilation. Elle n'a attiré leur attention que depuis une génération, ou un peu plus. En Union Soviétique, après la révolution d'octobre, le travail de réflexion sur les conditions de la production agricole a été très fécond durant quelques années. Il était difficile de considérer les petites exploitations de l'ancienne Russie comme des
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entreprises capitalistes: certains spécialistes comme A. V. Chayanov2~ s'efforcèrent de caractériser les entreprises paysannes traditionnelles, de montrer quelles étaient leurs fonctions propres, de déterminer comment elles répartissaient entre les membres qui les composaient le revenu qu'elles créaient. Très souvent, ces entreprises familiales comprenaient des membres qui tiraient des revenus d'activités non agricoles, artisanales ou commerciales par exemple. Chayanov montrait la manière dont ces différents circuits étaient articulés les uns aux autres. Les diagrammes qu'il dessinait mettaient pleinement en évidence la complexité des relations de distribution et d'affectation au sein de cette unité jusqu'alors si négligée. Il expliquait que l'équilibre de l'ensemble ne pouvait se comprendre si l'on adoptait la démarche classique des économistes. Ce qui caractérise la petite exploitation familiale qui vit en économie autarcique ou partiellement autarcique, ce n'est pas la recherche du profit maximum, mais celle d'une certaine stabilité, ce qui la conduit à une exploitation de sa propre capacité de travail. Une partie de l'analyse de Chayanov retraçait la manière dont ces fermes familiales s'intègraient dans les circuits d'une économie marchande: ceci nous éloigne du cas de l' autosubsistance, mais nous laisse entrevoir que les principes mis en évidence dans le cas de la ferme traditionnelle peuvent aider à comprendre les situations de transition, celles qui sont les plus fréquentes, peut-être, dans notre monde. Dans les économies très ouvertes, les agriculteurs renoncent de plus en plus à produire pour leurs propres besoins. Leurs récoltes sont destinées à la vente, si bien que la rémunération de leur travail est réalisée par l'intermédiaire d'un marché, sur lequel s'établissent les prix des produits agricoles. Le circuit des revenus, comme ceux de la dépense paysanne (fig. 3b), ne constituent plus qu'un élément des faisceaux très complexes de l'économie générale. Dans le cas le plus simple, celui où l'exploitant est propriétaire de son sol, et consomme les produits qu'il obtient directement, l'affectation du revenu n'offre pas de difficulté, puisque les fonctions du travail et de l'entreprise sont confondues. Au fur et à mesure que les circuits deviennent plus complexes, on voit le problème de la répartition devenir plus délicat: qui joue le rôle d'entrepreneur? Quelle part doit revenir aux propriétaires du sol, du capital fixe ou du capital mobile? Parvenue à ce stade, l'analyse de l'exploitation agricole conduit à préciser un certain nombre de points longtemps négligés. Celle-ci estelle une entreprise au sens plein du terme? Certains refusent de voir dans les fermes familiales autarciques des entreprises. Il nous semble que c'est là une interprétation trop restrictive, dans la mesure où la responsabilité de la combinaison des facteurs peut être aussi lourde dans une unité close que dans une unité ouverte vers l'extérieur. Mais dans B Chayanov (A. V.) (ed. by Daniel Thorner. Basile Kerblay, R.E.F. Eco/lomy, Homewood (111.). Richard D. Irwin, 1966, LXXV, 317 p.
Smith), The Theory of Pea.WInt
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les économies traditionnelles, comme dans les économies commerciales, la fonction d'entreprise se trouve parfois partagée entre plusieurs personnes, dont certaines sont extérieures à l'exploitation: c'est là un des caractères les plus originaux du monde agricole. Dans beaucoup de sociétés paysannes, on constate par exemple que le choix des combinaisons n'est pas affaire individuelle: c'est le groupe qui décide si bien que l'exploitation agricole n'est pas une entreprise au sens plein du terme: ce qui correspond à l'entreprise, avec la combinaison d'innovation et de risques que nous lui attribuons habituellement, c'est la grande unité qui coiffe et domine les exploitations individuelles: il s'agit parfois du grand propriétaire qui garde un droit de direction sur la ferme qu'il loue ou donne à mi-fruit; il s'agit dans d'autres cas de la communauté rurale qui règle l'usage des terres, choisit les dates des travaux et organise le cadre général de la vie. Tout ceci compose une image très complexe qu'il faut analyser si l'on veut comprendre en profondeur la vie agricole. On a parfois tendance à considérer la multiplication des productions intégrées comme un phénomène récent qui dépouillerait l'exploitation agricole de ce qui constituait depuis toujours son originalité, c'est-à-dire sa fonction d'entreprise. En fait, la plupart des systèmes traditionnels sont des systèmes où la fonction d'entreprise est divisée entre l'exploitation et des entités extérieures, la communauté, le propriétaire et souvent les deux, en proportion variable, selon des modalités que l'étude de l'économie manoriale nous a appris à connaître en Europe médiévale2" mais dont on n'a pas toujours compris la très large signification économique. L'analyse de l'exploitation agricole, lorsqu'elle est parvenue à ce point, est suffisamment avancée pour que l'on puisse distinguer les différentes boucles de circuit qui la composent et savoir leur importance relative. Les économistes modernes sont parvenus de la sorte à étendre considérablement le champ d'application des méthodes de comptabilité. Il y a une génération encore, l'étude de la gestion de l'exploitation agricole n'était concevable que dans le cadre de très grandes entreprises menées sur le mode capitaliste. Les premières expériences systématiques menées en ce sens en France avant la Seconde Guerre mondiale l'ont été dans le Soissonnais2~- dans la région où les fermes se rapprochent le plus du modèle classique de l'entreprise industrielle. A l' heure actuelle, la situation est différente. L'élaboration de comptabilités est lourde, ce qui interdit évidemment de la généraliser à toutes les exploitations, mais tous les types sont susceptibles d'être analysés avec fruit par l'économiste. En France, cette évolution est accélérée par la mutation rapide qu'est en train de subir le monde 2" On consultera Bloch (Marc), LeJ caractèreJ originaux de l'hiJtoire rurale françaiJe, Oslo, 1931, 2e édition. Paris, Armand Colin, 1952, 265 p.; Duby (Georges), L'écol!omie rurale et la vie deJ campagne,ç dan,ç l'Occide/llmédiéval, Paris, Aubier, 1962, 2 vol. 822 p. 2~ M. Jean Fel1é avait créé, en 1927, l'Office de Comptabilité agricole de l'He de France, dont l'action s'étendait surtout dans le Soissonnais. Ferté (Jean), La comptabilité agricole en France, Paris, La Maison Rustique,
1939.
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aglicole et qui fait disparaître une bonne partie des entreprises les plus traditionnelles, les plus difficiles à connaître. Ailleurs, dans le monde sous-développé, on commence aussi à mieux cerner la rationalité économique d'exploitations qui sont très diverses. Certaines études, comme celles de Colin Clark et HaswelF6 se situent au niveau de la branche d'activité, bien plutôt qu'à celui de l'entreprise, mais elles apportent des données neuves sur le niveau réellement atteint par les exploitations traditionnelles. D'autres sont plus originales27,qui font comprendre la surprenante vitalité des systèmes traditionnels de l'économie itinérante: malgré .leur apparente fragilité, leur faible technicité, ils sont efficaces, en ce sens qu'ils offrent à travail égal une rémunération bien supérieure à celle que procurent des systèmes plus intensifs et plus savants. On peut donc arriver à connaître, pour les exploitations de tout un pays, ce que rapporte chaque hectare de superficie agricole utile, à préciser combien il nourrit d'unités de gros bétail, à déterminer ce qu'il assure comme revenu brut et comme revenu net. Les résultats ne sont pas toujours parfaits, car bien des choses risquent d'échapper au comptable. Mais les travaux déjà effectués offrent une masse de connaissances précises, à partir desquelles on peut formaliser l'étude des problèmes agricoles. Un des manuels les plus modernes d'économie rurale, celui de Bishop et Toussaint28 utilise ainsi systématiquement les notions d'entrées (inputs) et de sorties (outputs) pour décrire les opérations qui se déroulent dans l'exploitation agricole. C'est ouvrir la voie au calcul économique. Essayons de voir ce que ces recherches peuvent apporter à la géographie rurale. III. L'EQUILIBRE SPATIAL DANS LES ECONOMIES
DES EXPLOITATION TRADITIONNELLES
AGRICOLES
Les résultats qu'obtiennent les exploitations agricoles varient en fonction de leur dimension, de la gamme de productions qu'elles ont choisie, comme de la disposition et de la longueur des circuits qui aboutissent à la consommation des produits. Il est commode, pour mener l'analyse, de distinguer les économies pré-industrielles des économies actuelles où l'agrandissement des exploitations et l'allongement des boucles où celles-ci se trouvent incluses créent de nouvelles conditions d'équilibre. 26 Clark (Colin), VIII, 216 p. 27
ofSubsiuence
AKriculture.
Londres,
McMillan.
1964,
Béguin (Hubert), Modèles Kéogrllphiques pour l'espace rural africain, Bruxelles, 1964; Gould (P.
R.),
«
Man against
American 28
Haswell (M. R.), The Economics
Geographers,
his environnement: 53,
Bishop (C. E.). Toussaint
Wiley,
XIV,
258
p.
1963.
a game
theoretic
framework
», Annals
of the Association
(if
pp. 290-297.
(W. D.), Introduction
to AKricultural
Economic
Analysis,
New York, John
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Un des traits les plus originaux de l'exploitation agricole traditionnelle, c'est celui qui tient à l'absence d'économies d'échelle importantes. La courbe qui montre la variation des coûts moyens de l'exploitation agricole en fonction de sa dimension présente quelques caractères très généraux (fig. 4) : la portion où ils sont décroissants est absente ou extrêmement courte. Au delà du point où ils sont minimaux, le relèvement se fait très lentement, si bien qu'il existe une zone assez large où les résultats de l'exploitation demeurent presque constants: dans ce système, il y a donc une plage d'indétermination de la taille de l'exploitation. A partir d'un certain moment, pourtant, la courbe des coûts se relève de manière sensible, si bien qu'apparaît une limite économique supérieure de l'exploitation. Pourquoi la courbe de coût ne présente-t-elle guère de secteur où les coûts soient décroissants? Le travail de la terre demande, dans presque tous les cas, beaucoup de main-d'œuvre. Lorsque l'outillage utilisé est purement manuel, les économies que l'on peut attendre d'un accroissement des dimensions sont nulles, car la superficie que peut cultiver un homme seul est alors toujours faible et le travail en équipe n'apporte pas d'amélioration sensible au rendement, quand il ne se traduit pas par une diminution de la productivité, comme nous le verrons plus bas. Lorsque les travaux agricoles sont menés en utilisant la traction animale, des indivisibilités commencent à apparaître: les champs ne doivent pas être trop petits si on ne veut pas augmenter les temps morts. L'unité la meilleure est souvent constituée par la pièce que l'on peut travailler en une journée: les mesures agraires de bien des régions trouvent là leur origine, et l'on parle couramment de journaux, de charrues, pour évaluer les superficies. TI s'agit d'étalons dont la dimension varie d'un point à un autre, mais qui est de l'ordre de quelques dizaines d'ares: les économies d'échelle ne jouent qu'un rôle bien modeste! S'il n'y a pas d'économies d'échelle, il n'y a pas non plus de déséconomies bien marquées dans ce domaine, au moins jusqu'à un certain niveau. Cela explique la présence d'un long palier d'indifférence, avant que ne se manifestent les charges croissantes de la dimension et que les coûts ne se mettent à croître vigoureusement. La grande exploitation présente des avantages sur la petite en un domaine: si les conditions de rentabilité du travail sont analogues, l'unité de direction et la concentration des moyens permettent de mieux répondre aux sollicitations des marchés. Aussi, dans les économies traditionnelles, la prédominance de la petite ou de la grande exploitation dépend souvent de la plus ou moins large ouverture de l'économie agricole. Lorsqu'on cherche à assurer l'approvisionnement de marchés
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lointains et importants, les grandes unités sont mieux armées29: c'est ce que nous montrent la Rome du Haut-Empire ou les possessions européennes à l'époque du mercantilisme, dans l'Amérique intertropicale. Que les courants de relations deviennent moins importants et le système se trouve compromis. La grande propriété romaine se transforme au Bas-Empire, en laissant se multiplier les exploitations quasi-indépendantes des colons; les plantationsw, en pays colonial, luttent contre les crises en confiant à leurs ouvriers des lots individuels destinés à recevoir des cultures vivrières. CaOII
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Figure 4- Coûts et distances Mais à partir d'un certain moment, des déséconomies apparaissent toujours, qui tiennent aux difficultés de direction de la très grande unité. Les ouvriers agricoles ne participent pas directement aux résultats de l'entreprise, si bien qu'il faut prévoir un système de surveillance. Celle-ci devient de plus en plus difficile lorsque l'espace mis en valeur augmente et que l'on est obligé de créer des centres de résidence distincts pour les travailleurs. Plus généralement d'ailleurs, la source essentielle des déséconomies réside dans les frais qui résultent de la distance. Ceux-ci n'apparaissent comme une charge difficile à supporter que lorsqu'on a à couvrir
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29 Sur la finalité économique de la grande propriété à l'époque romaine, on consultera par exemple Rivet (A. L. F.), Town and COUlltryÙI Romain Britain, Londres, Hutchinson, University Library, 1958, 196p. .10
Sur l'économie de plantation, on consultera par exemple Waibel (Leo), Capitulosde geografia
tropical e do Brasil, Rio de Janeiro, 1958; Gregor (Howard F.), «The changing plantation », Annal.ç of the A.ç.mciation of American Geographer.ç, vol. 55, 1965, pp. 221-238; Courtenay (P. P.), Plantation Agriculture, Bell's Advanced Economic Geographies, Londres, Bell, 1965, VIII, 208 p. C'est dans l'article de Howard F. Gregor que se trouve le mieux dégagée la signification économique de l'agriculture de plantation.
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économies d'échelle pour le travail des champs disparaissent au niveau de un ou de quelques hectares. Là réside l'explication véritable du long palier de la courbe des coûts d'exploitation et de la variété des modes de répartition et de groupement des terres cultivées. Les charges de transport sont minimales lorsque les bâtiments d'habitation sont au centre de l'espace utilisé, mais les pièces de terre peuvent être éloignées de plusieurs centaines de mètres sans que les frais généraux se trouvent sensiblement élevés: aussi les exploitations familiales peuvent aussi bien s'ordonner par blocs compacts autour de fermes dispersées, que par parcelles isolées les unes des autres autour d'un hameau ou d'un village. Dans le second cas, l'exploitation supporte des charges directes plus élevées, mais ceux qui la mènent bénéficient d'avantages sociaux souvent supérieurs et peuvent s'appuyer sur une organisation collective et profiter de systèmes d'entraide. Très souvent, l'exploitation n'est alors qu'une entreprise à responsabilité partielle. Au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'exploitation, le temps perdu en déplacements augmente, les soins que l'on peut donner aux cultures deviennent plus difficiles à assurer. La distance introduit une différenciation dans l'utilisation des terres. Michaël ChisholmJJ a étudié systématiquement l'ordonnance des cultures en fonction de la distance au siège de l'exploitation: dans beaucoup de cas, on voit se disposer les terres en zones concentriques. La première reçoit les soins les plus attentifs ou abrite les bêtes que l'on ne peut astreindre à des déplacements trop longs: les jardins, les vergers pâturés dessinent un cercle étroit et exploité de manière très intensive. Au-delà, on cultive les céréales, les racines fourragères, on crée les prairies de fauche. La zone externe des terroirs ne peut recevoir que peu de soins: elle est consacrée aux pâtures extensives ou à des cultures temporaires. Cette disposition se retrouve dans de nombreux systèmes de cultures. Selon les climats et les sols, l'affectation des différents cercles est variable, mais le principe général est le même. Les gros villages méditerranéens offrent les exemples les mieux connus d'organisations de ce type - comme Michaël Chisholm le souligne. Il existe une dimension maximale des aires que l'on peut effectivement exploiter à partir d'un habitat fixe. On peut arriver à repousser un peu cette limite en affectant les zones extérieures à des productions qui ne demandent qu'un petit nombre d'heures de travail: un habitat temporaire permet d'abriter les cultivateurs durant les quelques jours qu'ils passent tous les ans pour labourer ou récolter. Si les terres lointaines servent à l'élevage, quelques bergers surveillent les troupeaux de la communauté et vivent séparés du reste du groupe durant quelques mois de l'année ou en permanence. Mais ces solutions entraînent une baisse progressive du rendement des terres avec la 'I Chisholm 207 p.
(Michaël),
Rural Seulement
and Land Use, Londres,
Hutchinson
University
Library,
1962,
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économique
distance: dans un état économique donné, il existe une limite à cette extensification; lorsque la demande de produits agricoles augmente, cette limite se déplace, se situe plus haut, si bien que la dimension maximale des entreprises (qu'elles soient unitaires, ou fragmentées en exploitations) varie avec l'état économique et social.
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Figure 5- Coûts de transport et répartition des cultures
La dimension maximale de l'espace agricole que l'on peut cultiver sans augmentation trop forte des frais et sans baisse des rendements trop catastrophique se lit donc, dans la plupart des économies traditionnelles, à la taille des terroirs exploités par des communautés rurales. La dimension de ceux-ci dépend pour une part des conditions physiques locales ou de préférences individuelles, si bien qu'il n'y a pas de rigidité absolue dans l'organisation des campagnes: mais la régularité assez remarquable des dimensions des terroirs à l'échelle de vastes régions montre assez l'importance des facteurs économiques. Les grandes exploitations unitaires se heurtent aux mêmes problèmes et trouvent les mêmes bornes. Les dimensions limites que font apparaître les déséconomies de distance varient beaucoup avec les conditions générales de la vie agricole. Les systèmes très extensifs, demandant peu de travail, supportent beaucoup mieux que d'autres les grands espaces. TIen va ainsi des élevages primitifs, si bien que les zones où dominent le ranching peuvent être divisées en immenses lots, sans que cela entraîne de difficultés supplémentaires. Dans le cas de systèmes autarciques, la dimension générale de l'aire peut se trouver accrue par la nécessité où l'on se trouve de faire de tout: ainsi les montagnards jurassiens ou valaisans tenaient~ils à posséder quelques parchets dans la vallée ou à la bordure de la montagne pour produire leur vin et subsister ainsi complètement sur eux-mêmes. En pareil cas, l'équilibre spatial du
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monde rural dépend de celui de chacun des produits qui composent le circuit économique clos. Comme la distance où sont cultivés certains biens est plus longue que les autres, on est tenté d'agrandir l'unité pour lui permettre de mieux satisfaire à la condition d'autarcie. Cela se traduit sur les cartes par l'allongement des terroirs que l'on observe fréquemment au contact d'unités physiques différentes: on assure de la sorte une meilleure organisation de l'ensemble; les frais d'exploitation sont accrus, mais cet accroissement est compensé par la maîtrise plus totale de l'ensemble du circuit de production. Dans le cas de sols très pauvres, de terroirs très dissemblables, la dimension de l'unité englobante qui intègre les différentes exploitations particulières et facilite la réalisation de l' autosuffisance peut être très vaste; c'est le cas des communautés montagnardes d'Europe, celles des Pyrénées ou celles des Alpes en particulier. Dans ce cas et exceptionnellement, l'entreprise collective peut être ordonnée autour de plusieurs centres d'habitat: il n'y a pas coïncidence du terroir groupé autour du village et de la cellule économique responsable de l'ensemble du circuit économique. Lorsque l'exploitation agricole est intégrée dans une économie de marché, les conditions lui imposent des formes différentes: comme nous l'avons vu, les grandes unités trouvent des conditions meilleures et on rencontre moins souvent les systèmes d'entreprise partielle avec exploitations à responsabilité et liberté limitées que l'on observe ailleurs. Les cultures sont ordonnées en fonction non seulement du foyer de l'entreprise productrice, mais aussi du lieu central où le circuit de consommation se noue au circuit de production. Au début du XIXe siècle, von Thünen32s'est justement rendu célèbre en montrant comment la spécialisation des exploitations se fait en fonction de la distance au marché: dans un monde où les transports sont très onéreux, la rente de situation impose une zonation rigoureuse (fig. 5), qui ressemble, en plus grand, à celle que l'on trouve autour des villages où règne l'autoconsommation. Comme les besoins du marché urbain sont différents de ceux de l'exploitation, certaines particularités se dessinent pourtant: pour alimenter les foyers domestiques, pour chauffer les maisons, pour alimenter les industries, les besoins de bois sont tels qu'une zone forestière doit se développer à proximité des grands marchés de consommation. Comme les charges qui pèsent sur le transport du bois sont écrasantes, certaines cultures, et la plus grande partie de l'élevage destinées au centre urbain se trouvent rejetées à l'extérieur du cercle forestier. L'orientation vers le marché de l'économie traditionnelle donne parfois aux grandes exploitations à direction centralisée plus d'efficacité qu'elle n'en laisse aux petites exploitations combinées en macroentreprises collectives. Cela n'augmente pourtant pas les dimensions 12 Thünen
(Johann
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Der J.mlierre
Slaat.
op. ciT.
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de géographie
économique
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limites de l'aire organisée par l'entreprise, bien au contraire. Le problème n'est plus de faire dans chaque exploitation tout ce qui est nécessaire aux besoins différenciés d'une cellule sociale, mais de minimiser les frais de production, afin de mieux se placer sur un marché concurrentiel. Les annexes éloignées des terroirs traditionnels, les zones de parcours ou d'exploitation extensive qui permettaient de vivre sur soi perdent de leur intérêt: l'ouverture de l'économie se traduit par une régularisation de la taille limite des terroirs exploités par une même unité, par l'abandon des parties marginales, par leur regroupement parfois autour de sièges d'exploitation nouveaux. Des hameaux, ou de grandes fermes, s'installent dans ces zones autrefois peu exploitées, pour pratiquer des spécialisations en fonction du marché général. IV.
L'EQUILIBRE SPATIAL DE L'AGRICULTURE DANS MONDE ACTUEL: L'EXPLICATION CLASSIQUE
LE
Dans le monde agricole traditionnel qui essaie de s'ouvrir au commerce, la tyrannie de la distance est ainsi à peu près absolue. Avec la révolution des transports, tout change. Jusqu'alors, la portée des biens livrés par l'agriculture était supérieure à celle du travail agricole, mais elle était du même ordre de grandeur. Les charrois de fumier, les déplacements de troupeaux, les allées et venues du personnel d'exploitation ne pouvaient se faire sur des distances aussi longues que celles où pouvaient s'effectuer les envois de blé, de vin, de bétail: la limite, pour les premiers s'exprimait en kilomètres, pour les seconds elle dépassait la dizaine de kilomètres, mais excédait rarement la centaine lorsqu'on les acheminait par voie de terre. Aussi, la fermeture ou l'ouverture de l'agriculture se lisaient dans une ordonnance différente des paysages, mais le poids de la distance restait toujours prépondérant dans la répartition des activités agricoles. Avec les transports modernes, les conditions sont tout à fait différentes. Dans le domaine de la production, les contraintes de distance demeurent sévères. Les chemins ruraux se sont améliorés, les tracteurs permettent de déplacer plus vite des charges plus lourdes, le vélomoteur ou la voiture particulière conduisent plus rapidement le travailleur au champ: mais on ne peut multiplier à l'excès les déplacements si on ne veut pas perdre trop de temps. Pour les bêtes, les vitesses n'ont pas varié, si bien que l'ordonnance des pâtures autour des lieux d'exploitation est toujours dominée par les mêmes impératifs. Pour le circuit de distribution, les conditions sont totalement différentes: la plupart des produits peuvent être écoulés à des centaines de kilomètres ou même à des milliers sans que cela grève les coûts de manière trop forte. La distance aux lieux de consommation continue à être un facteur de spécialisation, mais un facteur qui n'a d'effet visible qu'à très grande
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échelle - celle du monde. Michaël ChisholmH a rassemblé des données qui montrent très clairement que la répartition des activités s'ordonne autour des grands foyers d'importation et de consommation mondiales que constituent les pays industrialisés de l'Europe du Nord-ouest, et de l'Amérique du Nord: ainsi, la comparaison entre les spécialisations des zones tempérées des deux hémisphères révèle incontestablement la prédominance des activités très intensives dans l'une, des activités extensives dans l'autre. Mais ces règles ne suffisent plus à expliquer la diversité des utilisations du sol que l'on observe dans la plupart des pays. Les contraintes de distance ne sont plus efficaces que dans le cas de produits dont la conservation est fragile: leur liste se raccourcit sans cesse, au fur et à mesure que les techniques du froid se perfectionnent. Quels sont donc les critères qui vont déteminer la spécialisation des exploitations agricoles? Il Y a longtemps que l'on a fourni des réponses à cette question. Au moment où se développent les premières études de géographie économique, dans la seconde moitié du XIX"siècle, la plupart des économies agricoles viennent de subir le choc de la révolution des transports. Ce que l'on considère comme la situation normale, c'est celle que l'on a sous les yeux: les producteurs cherchent à s'assurer les meilleures conditions de vente possibles en profitant des avantages que les sols qu'ils cultivent, le climat de la région où ils sont installés leur confèrent. De là vient l'attention presque exclusive accordée aux facteurs physiques dans la détermination des conditions de spécialisation. Chacun des «pays» dont on se plaît à reconnaître l'originalité vend sur le marché un ou deux grands produits - une ou deux « spécialités », pourrait-on même dire. Les géographes ne sont pas les seuls à être obnubilés par l'idée que chaque région est faite pour certaines productions. En France, où les systèmes de commercialisation restent plus marqués qu'ailleurs par les conditions qui régnaient à la fin du XIXe siècle, on se montre beaucoup plus soucieux de garantir
l'origine, le « cru », que la régularitédu produit. Les analyses des agronomes et celles des géographes ont cependant montré la part d'illusion qu'il y avait ainsi à mettre l'accent sur le pur déterminisme physique dans la délimitation des aires de production. Les régions de cultures spécialisées sont des créations humaines. La démonstration en a été faite pour l'ensemble des vignobles français dans la grande étude de Roger DionJ4.Les analyses de détail qui se multiplient à l'heure actuelle insistent toutes sur la part de création des terroirs, des sols par les cultivateurs; elle compte souvent autant que les aptitudes naturelles pour comprendre la répartition actuelle des activités. Dans bien des régions aussi, les limites qui semblaient importantes et marquées par la nature de manière )) op. cil., cj: pp. 76-112. )4 Chishohn (Michaël), Rural Settlement Dion (Roger), Hisloire de la vi~ne el du vin en France des (//'i~illes au XIX' .~iècle, Paris, Doullens, Imp. Sevens, 1959, XII, 768 p.
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parfaitement claire se modifient sans cesse. Roger Brunep5 a justement souligné, dans les conclusions de sa thèse, combien les petits pays perdaient de leur netteté à l' heure actuelle. Les modifications des techniques culturales y sont pour beaucoup. Ce qui donnait l'avantage à tel ou tel secteur, c'était la composition du sol, la manière dont il pouvait être pris par les labours ou encore la date des dernières gelées au printemps, la durée des périodes de sécheresse au moment de la maturation. Les différences importantes demeurent difficiles à effacer, mais beaucoup de nuances ont cessé d'être sensibles grâce à la mécanisation, à l'emploi de variétés nouvelles, à la généralisation des moyens de lutte contre le gel, ou au développement de l'irrigation de complément dans des zones où elle semblait complètement inutile il y a quelques années. Le problème de l'équilibre de la production dans les économies agricoles ouvertes est beaucoup moins simple qu'il n'apparaît en première analyse. Il est clair que dans un marché où la distance n'est plus un régulateur suffisant, les vocations vont être conditionnées par les rentes de fertilité. Comment donc analyser leur influence sur le système agricole? Von Thünen portait sur un graphique (fig. 5) les distances en abscisses, les rentes obtenues en ordonnées: il lisait de la sorte les spécialisations les plus avantageuses pour chaque secteur. Pour l'analyse des rentes de fertilité, utilisons une technique un peu comparable. Dans un ensemble territorial, il existe généralement certaines cultures ou certaines utilisations du sol qui sont partout praticables, si bien qu'il est possible de classer toutes les terres en fonction de leurs aptitudes dans ce domaine. Nous allons porter en abscisses les unités de terre en les disposant en fonction de leur fertilité pour un produit donné A ; comme l'espace étudié est [mi, la courbe (A) qui représente ainsi les aptitudes se trouve comprise entre deux verticales (fig. 6). Reportons maintenant, sur le même graphique, les données relatives à la fertilité des terres eu égard à une autre production, soit B. Le résultat obtenu (courbe B) peut varier énormément. Il arrive que les terres qui sont les plus aptes à produire A sont les moins bonnes pour obtenir B (fig. 6a) : il en va ainsi dans un pays comme la France pour la production des céréales et celle des vins de qualité supérieure. En pareil cas, le choix des spécialisations est évident - encore qu'il faille tenir compte du niveau général de la demande pour fixer les limites comme nous allons le voir plus bas. ,5
Brunet (Roger), Leof campagneof tou!ouofaineof, op. cit.. pp. 679-685. Au début du XXe siècle encore, avant les progrès des techniques agricoles, le poids des contraintes physiques semblait devenir toujours plus f0l1 dans la délimitation des espaces de production agricole: Baker (O. E.), « The Increasing Importance of the Physical Factors in Determining the Utilisation of Land for Agricultural and Forest Production in the United States», Anna/of of the A.çofociatiOlI (lf American Geographer.ç, vol. II, 192\, pp. 17-46.
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Figure 6- Fertilité et répartition des cultures
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Il peut arriver que les deux courbes de fertilité aient le même mouvement général - que les rendements et les rentes pour A diminuent lorsqu'ils diminuent également pour B (fig. 6b). Si les mouvements sont d'ampleur inégale, si la rente obtenue pour A est supérieure en un secteur, inférieure dans un autre, le problème du choix des spécialisations n'offre pas de difficulté apparente - réserve toujours faite des volumes respectifs de l'offre et de la demande. Il peut arriver que ..les rentes de A et de B varient dans le même sens et que celles de A soient constamment supérieures à celles de B (fig. 6C). Dans ces conditions, tous les producteurs ont intérêt, dans un premier temps, à se tourner vers A. Aussi l'offre de A augmente-t-elle sur le marché global, ce qui entraîne une diminution de ses prix, alors que la demande de B n'étant pas satisfaite, ses prix augmentent. Les courbes qui expriment les rentes obtenues pour A et pour B se déplacent donc tout entières: la première s'abaisse, la seconde se relève, jusqu'à ce que les prix se stabilisent: à ce moment-là, les offres et les demandes figurées en (A') et (B') se couperont de telle manière que les quantités produits correspondent aux conditions d'équilibre. Dans les deux cas précédents, ceux où le sens de la spécialisation était plus clair dès l'abord, l'ajustement des offres et des demandes se réalise de la même manière, si bien qu'aux limites des zones étudiées, il existe un secteur dont la vocation n'est déterminée qu'après que les courbes (A) et (B) ont trouvé leurs positions d'équilibre. Les recherches menées il y a une dizaine d'année par Klatzmann'\ pour l'espace agricole français, ont démontré la valeur générale du principe. Les orientations régionales ne se font pas en fonction de la répartition des rendements physiques, mais en fonction de la spécialité ou des combinaisons de spécialités qui permettent d'obtenir, sur un espace donné, la rente ou le revenu net le plus fort possible. Comme toutes les théories de la localisation mises au point dans la tradition classique, celle de la spécialisation agricoleH que nous venons d'évoquer suppose que les producteurs recherchent leur plus grand avantage absolu. En réalité, cela demande des modifications si profondes de la structure des exploitations agricoles et des déplacements de main-d'œuvre qui peuvent être si rapides, que les producteurs .10
Klatzmann (J.). £'ocafi,çation des cultures et des productions animales en FraI/ce. Paris. I.N.S.E.E., Impril11erie Nationale. 1955,477 p. 37 Pour se familiariser avec les théories classiques ou modernes de la localisation agricole. on. pourra dépouiller avec profit les deux grandes revues spécialisées dans le domaine: Economie rurale et The Journal of Farm Economics. On se reporter!!: plus précisément à: Thünen (Johann von), Der i.wlie/1e SWat. op. cit. ; Brinkmann (Théodor), «Die Okonomie des landwirtschaftlichen Betriesbes ». tome VII de Gundris.ç der SoziâWlwnomik. Tübingen. 1922. Traduction anglaise: Theodor Brinkmann's Economics of the Farm Business. Berkeley University of California Press, 1935. 160 p.; Dunn 'E. S.), The Locatioll of Agricultural Production. Gainesville, University of tlorida Press. 1954, 115 p. ; RulIière (Gilbert). ùJcalisations et rythmes de l'activité agricole. Essai d'analyse économique de la notion de structure agricole, Etudes et Mémoires du Centre d'Etudes économiques. Paris, Armand Colin, 1956, X, 348 p. ; Klatzmann (J.). ùJcalisation des culture.~ 01'. cit. D'un point de vue géographique, on se reportera à Mc Carthy (Harold R), Lindberg (James B.), A Preface to Economic Geography. Englewood Cliffs. N. J., Prentice-Hall. 1966, X, 261 p.; Symons (Leslie), Agricultural Geography, Bell's Advanced Economic Geography. Londres, Bell, 1967, X, 283 p.
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choisissent d'autres buts. Les travaux des géographes ont montré la stabilité souvent remarquable, dans le temps, des structures de la propriété et de l'exploitation rurale: voilà qui doit nous inciter à utiliser avec prudence les schémas de l'analyse classique. Essayons de voir ce qui va se passer lorsque dans une région, les exploitants sont soucieux de ne pas quitter la terre que leur ont transmise leurs pères, et lorsqu'ils ne veulent ou ne peuvent pas faire varier le volume de la main-d'œuvre qu'ils emploient - en un mot lorsque deux des facteurs de production (le travail et la terre) et non plus un (la terre) sont immobiles. Sur le graphique (fig. 6d), les cultivateurs de la région MN sont ainsi décidés à ne pas quitter la terre, à ne pas diminuer l'emploi. Normalement, ils devraient opter pour la production de A, puisque la courbe générale de rentabilité de A se trouve au-dessus de B pour le secteur MN. Mais la production de A ne suffit pas à employer toute la main-d'œuvre. Comme il s'agit d'une production très mécanisée et peu intensifiable, l'utilisation de l'excédent de main-d'œuvre se traduirait par une baisse de la rente obtenue (soit A'). La production B peut se prêter beaucoup mieux à l'intensification, car ses rendements varient avec les quantités de travail qui y sont consacrées d'une manière à peu près proportionnelle. En choisissant de produire le produit B, les producteurs de MN pourront améliorer les résultats qu'ils obtiennent: ils pourront tirer de chaque unité de sol un résultat supérieur à celui qu'ils obtiendraient avec la production de A: ils renoncent à recevoir, au moins provisoirement, une rémunération du facteur travail équivalente à celle qu'il obtiendrait s'il était mobile. Cela leur permet de compenser leur infériorité absolue dans la production de B en employant plus de main-d'œuvre: la spécialisation cesse de se faire en fonction de la recherche de l'avantage absolu le plus grand, c'est déjà la règle de l'avantage comparatif qui prévaut - comme dans le cas de la spécialisation internationale. TI n'y a pas de quoi nous étonner - car l'agriculture offre assez souvent l'image de cette viscosité des facteurs de production dont on a précisément cherché à tenir compte en élaborant la théorie classique de la spécialisation internationale: Ricardo n'est-il pas en même temps le père de la théorie de la rente de fertilité, et le premier à avoir exposé de manière systématique le principe de la spécialisation internationale? D'après ce que nous savons de l'histoire économique des cent cinquante dernières années, la répartition des spécialisations agricoles s'explique moins par la recherche de l'avantage absolu le plus grand, que par l'utilisation des avantages comparatifs supérieurs: la première règle ne vaut que là où l'ouverture de l'économie s'accompagne d'un accroissement considérable de la mobilité des travailleurs. Cela a été le cas dans la plus grande partie de l'Angleterre au début du XIXesiècle, grâce à la prépondérance de la grande propriété et de la grande exploitation. Cela a été le cas et pour les mêmes raisons, d'une partie des grandes plaines agricoles de la France du Nord, de la Belgique ou
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de l'Allemagne. Mais dans l'ensemble, les forces sociales ont retenu les cultivateurs: ils ont préféré opter pour la recherche de l'avantage comparatif que pour celle de l'avantage absolu. Ce sont ces forces qui expliquent également le maintien des systèmes d'ouverture partielle sur le monde extérieur qui caractérisent l'économie paysanne des régions happées par la vie économique moderne et que les classiques ne savent pas intégrer à leur schéma. Lorsque l'on passe de l'analyse des localisations à un instant donné à l'étude de leur évolution à long terme, le cadre général de l'explication par le mécanisme des rentes devient de plus en plus mal adapté. Tant que les rentes ne dépendent que d'une fertilité donnée par la Nature, indépendante du temps, tout se passe bien: le classement des terres en fonction de leur fertilité - ou, en langue économique - de leur produit net, est stable. Dans un monde où la terre est de plus en plus un facteur fabriqué, un capital créé plutôt qu'une richesse naturelle, le raisonnement perd son assise: qu'est-ce qui explique l'augmentation de fertilité? Comment se répartit-elle? En fonction des résultats obtenus au départ, ce qui assurerait aux régions les plus riches des avantages croissants, permettrait la concentration de l'exploitation agricole sur les terres les plus fertiles? Assurément dans bien des cas. Mais rien ne nous garantit que ce soit une règle absolue. Les conditions changeantes du milieu actuel n'empêchent pas les économistes ruraux d'utiliser les raisonnements théoriques que nous venons de décrire pour essayer d'expliquer la régionalisation des productions agricoles, pour en tirer des cadres généraux et des règles de répartition optimales. Ce sont des théoriciens de l'entreprise agricole qui sont responsables de ces recherches~H- mais ils nous semblent, ce faisant, oublier l'essentiel de ce que leurs travaux peuvent apporter à la compréhension des répartitions actuelles ou futures. TIest très difficile de passer de la connaissance d'une entreprise individuelle à celle d'une région: Philippe Mainié~')écrit: «Les difficultés que soulève l'agrégation par addition des plans des entreprises sont à peu près insurmontables. Nous ne connaissons pas, à un instant donné, l'effet global des décisions individuelles des agriculteurs... »
Il ajoute cependant: «Est-il tellement irréaliste de faire table rase de la situation' actuelle et, faisant abstraction des entreprises telles qu'elles sont, de considérer une région en ce qu'elle a d'immuable? La nature des sols et du climat, les ressources en eau, le volume des débouchés commerciaux, éventuellement les disponibilités en capital et en travail sont finalement les principales limitations que nous devons
~H
C'est à E. O. Heady que l'on doit les applications les plus connues des nouvelles méthodes d'analyse de l'entreprise à J'étude de la localisation agricole. Heady (E. O.), Egbert (A. C.), « Programming regional adjustments in grain production to eliminate surpluses ", Journal of Farm Economics, vol. 41, 1959, pp. 718-733. .'9 Mainié (Philippe), Calcul économique en agricullUre. Applicatio/l des programme.t linéaires et des jeux, Paris, Dunod, 1965, IX, 183 p.
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Paul Claval considérer... Finalement, en opérant comme pour une entreprise, construisent un programme linéaire extrêmement simple. »
les auteurs
et plus loin: « Rien d'étonnant si nous sommes encore une fois [pour apprécier les conditions de la concurrence régionalel, conduits à utiliser des raisonnements identiques à ceux utilisés dans le cadre de la firme et, en conséquence, à appliquer les mêmes
outils pour résoudrece nouveau problème.»
Partant de ces prémisses, les économistes établissent des modèles de régions agricoles homogènes, où toutes les entreprises sont construites sur le même principe, fonctionnent pour les mêmes marchés, avec les mêmes conditions de rentabilité. De tels raisonnements s'appliqueraient sans doute bien aux agricultures préindustrielles, ou à celles qui étaient contemporaines de l'ouverture des grands marchés: elles offraient les mêmes productions, les mêmes types d'exploitation sur de vastes superficies. Mais les conditions sont en train de changer. Les économistes ruraux nous fournissent le moyen d'expliquer la situation nouvelle, mais ne vont pas jusqu'au bout de leurs raisonnements.
v.
L'EQUILIBRE SPATIAL DE L'AGRICULTURE MONDE ACTUEL: DIRECTIONS NOUVELLES
DANS
LE
Tout l'intérêt des recherches récentes nous semble résider, nous l'avons dit, dans la compréhension plus profonde, plus intime de l'exploitation agricole: c'est en nous penchant sur celle-ci, en étudiant les conditions concrètes de son fonctionnement et de son équilibre que l'on comprend l'image actuelle des campagnes, que l'on devine la direction des courants qui les transforment et feront bien souvent oublier les aspects hérités du monde pré-industriel qui sont encore dominants et qui nous semblent immuables. Dans tous les pays développés, l'autoconsommation paysanne diminue rapidement~o.Elle ne disparaîtra sans doute pas complètement, mais elle ne jouera plus d'ici quelques années qu'un rôle tout à fait marginal. Les exploitants cherchent à obtenir sans cesse de meilleurs rendements, ce qui signifie que les circuits de l'entreprise sont de plus en plus largement ouverts. Dans la plupart des exploitations françaises, avant la Seconde Guerre mondiale, les conditions étaient telles que le circuit de production d'énergie destinée à la culture était fermé: les travaux étaient menés par les animaux de traction que l'on nourrissait avec les produits de la culture. Les régions qui, comme le vignoble languedocien, avaient renoncé à fournir leur énergie en totalité et ~o
Sur l'autoconsommation
(André
de), L'lIutocon.wmmarion
paysanne
en France,
af.:/"icole
on consultera
en France,
Paris,
l'ouvrage
Armand
Colin,
un peu ancien 1952,
p. 292.
de Cambiaire
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achetaient à l'extérieur les fourrages et les céréales destinés à leurs bêtes étaient exceptionnelles. A l'heure actuelle, toutes les régions françaises demandent leur énergie, pour la plus grande partie, aux moyens mécaniques et achètent les carburants ou le courant électrique nécessaires. De la même manière, l'entretien de la fertilité des terres était possible grâce à l'association constante de la culture et de l'élevage, si bien que les engrais achetés à l'extérieur ne représentaient généralement pas de sorties très importantes. De nos jours, l'utilisation des engrais chimiques se répand; dans bien des cas, on n'hésite plus à se passer de fumure organique. V n nouveau circuit clos se trouve donc éclater; l'association intime de l'élevage et de la culture sur laquelle reposait la supériorité des systèmes mis au point en Europe du Nord~Ouest depuis le xvIIf siècle cesse d'être aussi nécessaire. L'ouvelture de l'exploitation agricole entraîne des transformations très profondes de ses conditions d'équilibre. Les circuits économiques propres à chaque ferme se simplifient au fur et à mesure qu'ils s'étendent vers l'extérieur. On renonce à faire de tout, on choisit quelques branches particulières. Les productions liées subsistent
dans la mesure où elles répondent à des nécessités techniques - celles de l'assolement en particulier- mais elles sont abandonnées
lorsqu'elles n'étaient pratiquées que pour des raisons d'économie générale. Vne ferme peut concentrer tous ses efforts sur une des étapes de l'élaboration des produits. Du coup, certaines limitations traditionnelles disparaissent. En réduisant la gamme totale des activités, on se donne la possibilité de mécaniser les opérations: les économies d'échelle commencent à jouer, en agriculture, un rôle qu'elles n'avaient jamais eu jusqu'alors. La courbe des coûts présente maintenant, au départ, une portion correspondant à des coûts décroissants, ce qui se traduit par la gêne sans cesse plus marquée qu'éprouvent les exploitations trop étriquées: elles ne peuvent soutenir la concurrence de fermes plus étendues et qui livrent des produits similaires. Les gains de productivité Ont été surtout marqués dans le domaine de la culture, si bien que l'augmentation de la taille minimale est plus rapide dans les régions qui se tournent vers la production des céréales, que dans d'autres domaines. L'élevage de la volaille a connu une révolution extrêmement rapide: il s'est dissocié de la culture et a connu des réductions de coûts très profondes grâce à la constitution d'unités de production dont la dimension a crû très rapidement. L'élevage des porcs s'industrialise de la même manière. Celui des bovins, dans le domaine laitier, n'en est pas encore au même stade. Tout indique cependant que des progrès importants seront obtenus dans les années qui viennent. Au fur et à mesure que les techniques de récolte des fourrages s'améliorent ou que l'on utilise davantage de céréales dans l'alimentation, il devient moins nécessaire de disperser les bêtes sur les pâtures, ce qui permet là aussi Oneconcentration de la production.
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Dans l'état actuel des techniques, les données qui conditionnent l'équilibre d'une exploitation sont plus diverses que par le passé4'. Sa dimension est devenue un élément stratégique, comme l'est également l'importance de la main-d'œuvre dont elle peut disposer régulièrement. Le calcul économique montre, et l'expérience confIrme, que dans un milieu donné, il n'existe pas d'unique meilleure manière de mener les fermes: selon les techniques utilisées, l'outillage disponible, la dimension, les connaissances et les goûts, des orientations très différentes pourront être retenues avec des résultats intéressants pour l'exploitant. Avec l'augmentation des moyens dont on dispose pour améliorer le milieu, lutter contre ses insuffIsances, c'est tout le principe de la spécialisation régionale qui se trouve remis en cause. La campagne cesse d'offrir normalement un spectacle d'orientation homogène: elle diversifIe ses activités, multiplie les spéculations diverses. Il arrive que l'effet de ces transformations soit directement perceptible dans le paysage: celui-ci offre toute une bigarrure de champs, de vergers, de terres en herbes, qui surprend celui qui est habitué à un manteau plus uniforme. Très souvent, l'évolution est moins voyante, car elle se traduit surtout par la multiplication des formes de valorisation de la production agricole: ce sont les types d'élevage qui changent, mais cela ne se voit guère, si l'on a affaire à des formes semi-industrielles. Ainsi, tel secteur de la Bretagne voit se juxtaposer des fermes qui livrent des œufs, de la volaille, des veaux, des porcs, sans que cela soit décelable pour le voyageur pressé. La bigarrure renforcée de l'espace agricole tient en défInitive à la transformation profonde qui affecte la plupart des exploitations agricoles: dans le monde traditionnel, elles n'étaient que des entreprises partielles et l'innovation était sévèrement contenue par tout un réseau d'habitudes ou d'institutions. L'exploitation moderne est presque toujours une entreprise au sens économique du terme, c'est-à-dire que le fermier pense la combinaison culturale sont il assume les risques. Cela lui est possible, car il a le choix entre plusieurs solutions techniques et qu'il arrive sans diffIculté à se spécialiser dans une branche qui fi' est pas pratiquée autour de lui. Jusqu'à une date récente, l'enseignement du métier d'agriculteur était un apprentissage réalisé sur le tas. 41
On trouvera une mise au point plus complète que celle que nous faisons ici sur les tendances
récentes de l'analyse de l'entreprise agricole et sur la signification géographique des facteurs qui conditionnent l'équilibre dans: Birch (J. W.), «Rural land use and location theory: a review», ; Harvey (David W.), «Theoretical concepts and the Economic Geography, vol. 39, 1963, pp. 272-276 analysis of agricultural land-use patterns in geography», Annal.~ of the AS.wciation of American Geographer.f, vol. 56, 1966, pp. 361-374; Henshall (Janet D.), «Models of agricultural activity», pp. 425-460 de Chorley (R. J.), Haggett (P.), Model.~ in Geography, op. cit. En français, on se reportera également à Malassis (L.), « Les relations entre l'analyse de l'exploitation agricole et les études d'économie régionale », pp. 263-272 de Isard (Walter), Cumberland (John H.), Planification économique régionale, Paris, O.C.D.E., 1961. Toutes ces recherches mettent l'accent sur l'étude des processus de décision. Elles montrent donc, comme nous le soulignons plus bas, que la formation des régions agricoles dépend dans une large mesure de processus de diffusion et d'imitation. On trouvera une description de la création du Corn Belt menée en ces termes dans Spencer (J. E.), Horvath (Ronald J.), «How does agricultural regions originate?» Annals (!fthe Association oft/Ie American Geographer.f, vol. 53,1963, pp. 74-92.
Chronique
de géographie économique
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Aujourd'hui, des écoles professionnelles existent, que viennent compléter les stages, les visites d'étude et tout ce que peut apporter le livre ou le journal technique. On ne se trouve plus lié au stock de pratiques traditionnelles dans la région, on peut rompre avec les pratiques du passé. C'est sans doute cette libération sociologique qu'apportent les nouvelles méthodes de diffusion du savoir technique agricole qui fait le plus pour rompre l'unité traditionnelle des paysages ruraux, car elle donne à. chaque agriculteur un sens nouveau de ses responsabilités et lui apprend à s'adapter à des marchés, à des besoins changeants. La transformation des exploitations agricoles les affranchit donc du milieu traditionnel. Comme il leur est difficile de se mettre en état de lutter contre une concurrence trop vive, très souvent, elles renoncent à une partie de leur liberté: elles se lient à des unités plus vastes. On connaît les exemples d'agriculture intégrée qui se multiplient dans le domaine de l'élevage avicole, de l'élevage porcin ou dans celui de la production des fruits et légumes. Parfois, l'intégration prend d'autres formes, plus discrètes. Le nouvel entrepreneur se voit limité dans son choix par les organismes de vente qu'il a à proximité, ou par les conditions qui s'offrent à lui de profiter de services spécialisés nécessaires à ses spéculations. Voilà donc des éléments qui freinent la diversification des orientations agricoles. L'espace rural garde de la sorte des éléments d'ordre: mais ce ne sont plus les mêmes qu'autrefois. Le milieu technique, les relations avec les centres de transformation des produits, avec les marchés, les infrastructures de service jouent un rôle essentiel dans le maintien de l'homogénéité à l'échelle régionale - mais cette homogénéité n'est plus aussi absolue que dans le cas des sociétés traditionnelles. On se prend du coup à rêver sur les grands espaces homogènes que nous offrait l'agriculture traditionnelle! Devaient-ils leurs caractères, autant qu'on ne le pensait, aux conditions naturelles qui leur imposaient certains choix? Non sans doute, car l'homogénéité des méthodes résultait d'abord de contraintes sociales, du poids du milieu paysan et de l'impossibilité où l'on se trouvait de diversifier les techniques faute d'ouverture intellectuelle. Voilà tout un type d'explication qui se trouve donc remis en question. Les grandes zones de spécialisation qui se sont développées au siècle dernier s'appuyaientelles seulement sur les différenciations de type physique? Certainement pas: lorsqu'on reprend l'étude de la formation des grandes zones homogènes dans le courant du xOC siècle, on s'aperçoit que leurs contours ne s'expliquent réellement que par la dynamique de la diffusion des innovations dans les milieux demeurés fidèles aux types traditionnels de formation professionnelle. L'étude moderne de l'exploitation agricole conduit donc à découvrir l'importance des facteurs proprement sociaux dans la dynamique économique: cela peut paraître paradoxal, mais dans bien d'autres domaines, les
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Paul Claval
développements actuels de la recherche économique redonnent à l'analyse des facteurs humains une place que les généralisations hâtives de naguère leur avaient interdit de prendre dans les explications scientifiques. L'espace agricole traditionnel était homogène dans la mesure où les exploitations qui le composaient étaient par nature incomplètes et n'exerçaient pas toute la gamme des fonctions d'entreprise. La diversification actuelle traduit la transformation des exploitations en entreprises, au sens économique du terme, et la complexité des combinaisons réalisables dans le domaine agricole, ce qui permet de tirer parti de bien des manières du même milieu. Un ordre réapparaît toutes les fois que cette exploitation libérée doit composer avec les autres ou avec les secteurs extérieurs, pour pouvoir s'adonner à la production qu'elle désire: cela traduit en somme l'augmentation de la taille minimale des unités de production ou de commercialisation ou de service, dans le monde rural. TIest possible que l'on retrouve, à terme, lorsque les dimensions actuelles des entreprises auront encore augmenté, une uniformité aussi grande que par le passé: la période actuelle, marquée par l'apparition d'un certain désordre dans les paysages de culture n'aura alors été que transitoire. Elle aura permis de mieux comprendre ce qui fait l'originalité de l'espace agricole et aura montré que les forces sociales et économiques ont plus d'importance pour la compréhension profonde de la campagne que la connaissance des conditions naturelles. Certains problèmes de localisation à l'échelle d'ensemble sont de nature différente de ceux du passé. Une bonne partie des activités
agricolesse fait aujourd'hui « sans terre», pour reprendre l'expression employée depuis quelques années. TI en va ainsi d'une partie des activités de production spécialisée de légumes; mais c'est dans le domaine de l'élevage que la transformation est la plus sensible, comme nous l'avons vu. Comment vont se répartir les activités liées à la terre et celles qui en sont en partie libérées? Le problème de la localisation de l'exploitation sans terre ressemble beaucoup plus aux problèmes classiques analysés par les théoriciens de l'économie spatiale que ce n'était le cas pour la ferme traditionnelle. L'élevage spécialisé reçoit des matières premières venues de la terre et sa position dépend de l'équilibre qui s'établit entre la force d'attraction des matières premières, la force du marché, et celle de la main-d'œuvre. Comme les coûts qui résultent de l'éloignement du marché final ne sont pas toujours très élevés, ce sont les conditions qui tiennent au milieu humain qui jouent le rôle déterminant - la situation est analogue à celle que révèlent les études actuelles de la localisation industrielle. Dans un cas comme dans l'autre, les résultats de l'exploitation dépendent de plus en plus des avantages qui résultent des économies externes: ceci revient à dire que les régions qui disposent d'équipements techniques plus importants ou d'équipements de
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de géographie
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économique
services généraux plus parfaits, ont plus de chance de susciter le développement de ces activités que d'autres. Dans un premier temps, les cultures ou les spéculations sans terre ont surtout bénéficié aux zones de surpopulation rurale, où elles ont permis à des exploitations trop petites de subsister ou de prospérer. Si ces régions ne réussissent pas à se doter d'équipements techniques et d'équipements généraux qui les rendent accueillantes, elles risquent de se voir distancées par des terres dont la vocation agricole est médiocre, mais qui doivent à leur environnement social et économique des conditions générales meilleures. En France, ce sont les régions à forte densité de population de l'Ouest qui ont attiré une bonne partie des premières entreprises de spéculations sans terre, mais elles trouvent parfois de redoutables concurrentes dans les grandes exploitations bien gérées des plateaux du Bassin Parisien. A l'échelle européenne, le problème se pose de manière plus aiguë, car la richesse agricole de la France risque de ne pas lui rapporter grand chose, si les entreprises de valorisation se groupent hors de ses frontières, là où une avance considérable a déjà été prise depuis quelques années, comme c'est le cas aux Pays-Bas. A l'échelle d'un pays comme la Belgique, dont les milieux humains sont très contrastés, la concentration des activités sans terre sur un seul secteur, celui de la région flamande, est déjà notable, comme le remarque Georges Bublot dans son traité42.On voit donc que les problèmes de localisation des activités agricoles risquent d'ici quelques décennies, de se poser un peu dans les mêmes termes que ceux de la production industrielle. Les géographes, comme les sociologues, ont admis comme une donnée naturelle l'opposition de deux domaines humains, auxquels il fallait s'adapter en utilisant des méthodes et des procédures différentes. Si les théoriciens de l'évolution sociale affirmaient qu'avec la généralisation des formes de civilisation industrielle, l'opposition des villes et des campagnes devait petit à petit se résorber, rien ne permettait encore, au plan de l'économie, de sentir cette transformation. Les analyses patientes de comptabilité agricole et les études systématiques de gestion viennent de faire franchir un pas essentiel: elles montrent que les équilibres actuels de localisation résultent de l'action de forces plus semblables qu'on ne le croyait généralement, et qu'il y a une similitude profonde entre le monde agricole et le monde industriel et urbain. Elles indiquent que l'on a négligé l'analyse des composantes sociales des systèmes analysés. Voilà qui ouvre aux spécialistes des questions rurales des perspectives renouvelées de recherche - mais qui remet en cause beaucoup de leurs méthodes de travail. Ils se fiaient à l'étude des moyennes pour caractériser les ensembles homogènes qu'ils découvraient. Ils commençaient à utiliser les techniques de l'échantillonnage pour aller au-delà, associer les monographies en profondeur d'exploitations à la connaissance générale des espaces 42
Bublot (Georges),
L'exploitation
awicole,
op. cit., pp. 619-621.
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Paul Claval
uniformes. Et voilà que l'analyse actuelle remet en cause l'une et l'autre de ces méthodes: comment appréhender un milieu qui a cessé d'être homogène, dont les éléments sont tous différents, ou qui risquent de l'être tous? Cela pose des problèmes qui sont très loin d'être résolus. Ils supposent, pour l'être, que l'on utilise des cadres systématiques d'échantillons dont on teste la signification: les géographes ne sont guère habitués à les manier - mais n'est-ce pas la dernière servitude que leur impose la nature du milieu rural? N'est-ce pas à propos de l'étude des techniques agricoles que les agronomes, pour cerner un réel qui fuyait, ont mis au point bien des aspects de l'analyse statistique? La géographie économique et sociale des campagnes suppose plus qu'aucune autre partie de notre discipline l'emploi des méthodes sophistiquées d'analyse qui sont les seules capables d'en faire une science explicative.
CHAPITRE
1V - 1969
LA LOCALISATION DES ACTIVITÉS INDUSTRIELLES
L'étude des localisations industrielles a été longtemps négligée par les économistes. Au XIXCsiècle, on ne peut guère signaler de travaux importants, alors que les problèmes soulevés par l'agriculture. donnent déjà lieu à de riches interprétations. Depuis 1900, la situation s'est renversée. Les publications relatives à la répartition des fabrications et à la constitution de régions ou de complexes industriels se sont
multipliéesI : elles sont bien plus nombreuses que celles qui intéressent le monde économique rural. Elles laissent l'impression d'être aussi plus cohérentes, parce qu'armées par une théorie plus générale. En étudiant de près le mouvement des idées, on devine, sous l'unité apparente des publications, bien des divergences, des évolutions, des innovations. Plus le temps passe, et plus les schémas proposés paraissent incomplets, imparfaits. Le choix d'un bon site industriel est un problème économique capital: les hommes d'affaires suivent avec intérêt les recherches des théoriciens, comme le font les planificateurs ou les aménageurs. Ils paient souvent fort cher les services des bureaux d'étude qui appliquent les méthodes scientifiques de détermination des implantations pour résoudre les problèmes de leurs entreprises. Ils seraient sans doute bien étonnés d'apprendre les doutes qui assaillent ceux qui élaborent les modèles généraux, et de les voir chercher des inspirations nouvelles dans l'analyse des comportements empiriques des firmes. L'étude des localisations industrielles s'est bâtie autour d'un schéma très simplifié de la vie économique. On suppose le comportement des chefs d'entreprises parfaitement rationnel, le coût de l'information négligeable. On élimine de la sorte tout ce qui ne se prête pas facilement au calcul économique. Une construction géométrique élémentaire permet de résoudre alors le délicat problème du. choix. On a bien sûr réagi contre cette schématisation outrancière, mais dans un premier temps, on a cru qu'il suffirait, pour obtenir de meilleurs résultats, d'affiner l'outil d'analyse mathématique. Par la suite, on s'est aperçu que les faiblesses essentielles de la théorie classique tiennent I On prendra conscience de cette multiplicité de travaux en consultant la bibliographie de Stevens et Brackett: elle retient essentiellement les publications anglo-saxonnes et compte plus de 800 titres. Stevens (Benjamin H.), Brackett (Carolyn A.). Industrial Location. A Review of Theoretical. Empirical and Case Studies, Bibliography Series Number Three, Philadelphie. Regional Science Research Institute, 1967, V-199 p.
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Paul Claval
bien davantage aux postulats choisis qu'aux méthodes utilisées. Il est apparu difficile d'abstraire l'usine de tout le milieu économique et social dans lequel elle s'intègre. Les limitations des méthodes microéconomiques communément utilisées jusqu'ici deviennent sensibles. Ce que nous voudrions brièvement présenter ici, c'est d'abord l'évolution des idées dans un domaine plus complexe qu'on ne le croit généralement, et ensuite un résumé des principaux résultats communément admis à ce jour.
I. L'EVOLUTION
DES THEORIES JUSQU'A ALFRED WEBER
DE
LA
LOCALISA TION
Alfred Weber a fourni le premier exposé systématique général des problèmes de localisation des installations industrielles2. Mais son travail n'était pas aussi neuf qu'on le dit souvent. Les fondateurs de l'économie politique se sont penchés sur les questions d'équilibre spatial: les fabriques se développaient, leur répartition se faisait selon des critères différents de ceux des ateliers traditionnels. On essayait d'en démêler les raisons. Les intuitions des classiques Adam Smith ne fournit pas d'exposé particulier des problèmes de la localisation industrielle3. Mais il dessine le cadre général dans lequel la théorie nouvelle de la localisation va se maintenir durant plus d'un siècle. Il raisonne comme si toutes les contraintes juridiques et politiques qui s'opposent à la mobilité des hommes et des biens étaient levées. Dans ces conditions, le commerce se développe, comme le font les échanges de procédés de fabrication, ou les placements de capitaux; des mouvements d'hommes s'établissent. Chacun cherche à se placer là où il lui est possible de tirer le profit maximum de son travail, de son capital. Ainsi le monde d'Adam Smith suppose réduites à l'extrême les immobilités de facteurs de production; la localisation des activités économiques résulte de la recherche du plus grand avantage individuel. Les premiers chapitres de la «Richesse des Nations» sont sans doute ceux qui ont le contenu géographique le plus dense. En expliquant que la spécialisation du travail est limitée par les dimensions du marché4, Adam Smith montre comment se trouvent liées la localisation, l'étendue du marché, les tarifs de transport, et l'échelle de production qui permet de réaliser des économies. En ce sens, Adam Smith pose le problème 2 Weber (Alfred), Uher den Standort der Industrien, Part. I: Reine Theorie des Standorts. Tübingen. 1909. Traduction anglaise de C. J. Friedrich: Theory of the Location of Industrie.f, Chicago, Chicago University Press, Je<éd., 1929,2< éd. J957. 3 Smith (Adam), An InquÎly into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776. L'ouvrage est Flus connu, en France comme en Angleterre, sous le titre abrégé: La Richesse des Nations. Ibidem, cf. Livre l, chapitre III : « De la division du travail, limitée par l'étendue du marché»
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Chronique de géographie économique
dans son contexte le plus général: il ignore bien sûr les imperfections qui tiennent à l'immobilité des facteurs, mais il voit assez large pour intégrer du premier coup dans le schéma d'analyse tout ce qui conditionne réellement les équilibres. Les indications de Smith ne donneront guère lieu, au cours des décennies qui suivent, à des recherches qui fassent progresser la question. Les problèmes géographiques cessent d'être au premier plan. Les seuls auteurs qui les retrouvent sont ceux qui doivent tenir compte de l'immobilité des facteurs de production - Ricard05, lorsqu'il parle du commerce international, ou von Thünen6 lorsqu'il parle de l'économie de la terre. L'intérêt que l'on porte à l'industrie montre que l'on a claire conscience des forces qui sont en jeu. Les Saint-Simoniens associent l'essor de l'industrie et la mise en place des chemins de fer. Blanqui
parle le premier de révolution industrielle7 - la formule devait faire
fortune. Mais sur les aspects géographiques de cette mutation, l'économie classique ne fournir pas grand-chose: on sait ce qu'il faut faire pour créer de nouvelles forges, pour développer des filatures ou des tissages, mais on ne raisonne guère là-dessus. Il faut attendre Marx et Engels8 pour trouver quelques notations sur les aspects géographiques des transformations qui prennent place, mais on est encore fort loin d'une théorie, voire même d'une réflexion générale sur le problème des localisations industrielles. Le renouveau de la pensée économique dans le dernier tiers du ~ siècle apporte avec elle des cadres qui permettront un jour de traiter des problèmes de manière plus systématique: la théorie générale de Léon Walras9 établit le jeu subtil des interrelations qui existent entre les pièces du circuit économique; l'équilibre qui les caractérise doit bien avoir une traduction géographique, mais pour l' heure, on ne se soucie pas de la mettre en évidence. Alfred Marshall' 0 touche à la théorie de la localisation industrielle par deux points qu'il développe: en insistant sur les économies d'échelle, il ramène au problème de la spécialisation et de la localisation; en définissant le rôle des économies externes, il fournit une expression 5 Ricardo (David), The Principles (~f Political Economy and Taxation, Londres, « Théorie de la spécialisation internationale ", et chapitre III « la rente" 6
Von Thünen
(Johann-Heinrich),
Der isolierte Staat in Beziehwzg
1817. Cf. chapitre
VII :
auf Ltzndwirtschaft und
partie, Hambourg, Pel1hes, 1826, 2c partie, Rostock, Léopold, 1850. Accessible NationailÎkmwmie, l'''' dans la vieille traduction française de Guillaumin, ou dans l'édition anglaise moderne parue chez Pergamon et éditée par Peter Hall (1966). 7 Blanqui (Adolphe), Histoire de Economie politique en Europe, Paris, 1837. /' y
Il n' a "passages
pas,
chez
pénétrants manufactures.
'J
Marx
ou Engels,
de théorie
sur les transformations
Walras (Léon), Elémelll.ç d'économie
de la localisation
de la structure
industrielle.
On trouve
par
contre
des villes à la suite du développement
des
des
politique pure, Lausanne, Rouge, 1874, 1877. La théorie
générale de Walras a été développée par Vilfredo Pareto, et c'est à ces deux auteurs que se réfèrent volontiers ceux qui se préoccupent de l'équilibre général des localisations; c'est en Amérique que les recherches contemporaines sont les plus riches en domaine. (Walter Isard, Samuelson, Beckmann), mais les travaux pl os récents de Lefeber et de von Bôventer sont essentiels. iii Marshall (Alfred), Principles (!f Economics, Londres, 1890.
114
Paul Claval
théorique aux observations qui montraient que les déterminants intérieurs à la firme ne suffisaient pas à expliquer la fortune ou l'insuccès des implantations industrielles. Voilà introduits l'environnement, le milieu social, avant même que la théorie de la localisation ne soit née sous sa forme simplifiée, et partant desséchée. Mais les formules de Marshall sont dangereuses: en établissant une symétrie artificielle entre les avantages qui naissent à l'intérieur de l'entreprise et ceux qu'elle reçoit de l'extérieur, Marshall situe le problème au plan de la micro-économie - où il n'est pas facile à résoudre. Les observations des géographes
Les observations s'étaient multipliées dans le seconde moitié du siècle dernier: elles permettaient de dégager un certain nombre de règles empiriques en ce qui concerne la géo?raphie des industries. Dans
l'enseignement moderne et commercialJ qui se développe un peu
partout en Europe au cours de cette période, on a besoin de données de bon sens à inculquer aux élèves. La localisation industrielle est analysée de manière simple: pour chaque type d'industrie, on essaie de mettre en évidence le facteur qui explique le succès des implantations: pour la métallurgie lourde, pour la céramique, le combustible est si essentiel que la plupart des usines s'installent à proximité du carreau des mines. Pour le textile, les règles sont moins simples: les usines se trouvent bien sûr dans des zones houillères - ainsi en va-t-il du Lancashire - ou à proximité immédiate - c'est le cas de la région du Nord en France, de celle de Verviers en Belgique, de celle de Leeds en Angleterre. Mais il est des cas où des entreprises s'installent loin de tout bassin houillerainsi en Italie, en Suisse, dans la France de l'Est ou en Forêt Noire. TI leur arrive souvent de prolonger des spécialisations médiévales ou modernes - on pense à Gand, à l'industrie flamande. Alors qu'invoquer, pour expliquer les répartitions? La tradition bien sûr, l'effet d'une certaine inertie qui laisse à des régions de développement ancien des chances d'épanouissement; les qualités de l'eau et celle de l'atmosphère, ce qui nous fait souvent sourire, mais qui a dû compter beaucoup au XIX"siècle. On voit comment les localisations se trouvent expliquées de manière hétérogène, tantôt par un facteur, tantôt par un autre. On n'a jamais l'impression d'un système de forces qui interviendraient toutes dans le choix et la réussite d'une opération industrielle. Certains types d'industrie conduisent pourtant à poser le problème en termes plus fermes. En ce qui concerne la métallurgie, Il
On peut se faire une idée des préoccupations qui animaient les géographes de l'économie en
consultant les manuels destinés à l'enseignement commercial, ou même ceux qui illustraient des Lycées. La collection Fallex et Mairey fournit le meilleur exemple de cette orientation duXXe siècle.
les cours au début
Chronique de géographie économique
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toutes les usines ne s'installent pas à proximité des houillères. Certaines se logent sur les bassins de minerai de fer, d'autres sur les grandes voies qui unissent les mines de charbon à celles de fer, dans les ports où les deux produits se rencontrent, ou à proximité des marchés urbains. Une analyse détaillée de ces exemples conduit à mettre en évidence le jeu de forces multiples, dont la résultante seule est déterminante. A partir de là, il est possible de dégager une véritable théorie de la localisation. Les géographes n'ont guère réussi, en France, à s'élever jusqu'à ce niveau. Il leur arrive pourtant de fournir quelques éléments généraux d'explication. Vidal de la Blache, dans ses Etats et Nations autour de la Francel2, montre le rôle de la production énergétique dans le développement des fabrications modernes au sein des pays européens, Il analyse les rapports des zones industrielles et des régions qui produisent l'énergie: il explique de la sorte le renversement de la géographie industrielle de la Grande-Bretagne au moment de la révolution introduite par la machine à vapeur; en Italie l'utilisation de l'énergie hydraulique permet de réaliser un développement presque aussi important - mais en donnant une allure toute différente à la géographie des zones productrices. Tout ceci est cependant loin de constituer une théorie cohérente. Celle-ci se trouve par contre formulée chez un autre géographe français plus proche de l'économie et de la statistique, Emile Levasseur.
Il publie en 1872 un texte courtl3où sous le nom de la loi de la triple attraction, il énumère ce qui contribue à fixer l'industrie: la présence des matières premières, celle de la main-d'œuvre et celle de marchés, Il montre comment, selon les cas, la balance penche dans un sens ou dans l'autre. Mais Levasseur sait qu'il est d'autres forces sans lesquelles ne s'expliquerait pas la persistance de certains foyers industriels que rien ne paraît favoriser. Il invoque donc le poids de la tradition et des héritages pour expliquer certaines des localisations. L'essentiel des règles de localisation est ainsi formulé - mais sous une forme encore qualitative. Il est regrettable que cet effort de réflexion n'ait pas été poursuivi: il y a dans la seconde moitié du siècle dernier un petit groupe de chercheurs français qui ont fait œuvre novatrice aux confins de la sociologie, de l'économie, de la géographie et de l' histoire: les Lecouteux, de Foville, d'Avenel, ont devancé souvent de plus d'un demisiècle les travaux menés à l'étranger. Mais en France, ils n'ont pas eu de continuateurs.
12 Vidal de la Blache (Paul), L'Europe. ÉraTs eT IWTiol!S autour de la France, Paris, Delagrave. 1889, XII, 567 p. Levasseur (Emile), L'éTude eT l'ensei[?nemenT de la [?éo[?raphie, Paris, De1agrave, 1872, 126 p. Cf. " 39-41. pp.
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Paul Claval
La théorie wébérienne, l'analyse des coûts de production
En Italie, et plus encore en Allemagne, on note à la même époque des réflexions qui s'ordonnent autour des mêmes thèmes. On essaie de voir ce ~ui détermine la localisation des grands centres d'industrie. Schaffle' souligne le rôle des grandes villes et parle d'une loi d'attraction de l'industrie par les centres. Quelques années plus tard,
Launhardt15 montre que les facteurs qui dominent la répartition des industries sont plus complexes: le marché, représenté par les grandes villes, joue un rôle important, mais les frais d'acheminement des matières premières et des produits intermédiaires doivent être pris également en considération. Il est le premier à essayer de mesurer ces charges de transport - il annonce de la sorte des travaux de Weber. Sans ignorer le marché, Launhardt met plutôt l'accent sur les liens qui unissent les établissements à leurs sources d'approvisionnement. En Italie, Lorial6 a une vue plus juste du poids des divers facteurs, et c'est ce qui rend nécessaire de le signaler dans une évocation des recherches relatives aux localisations industrielles. Alfred Weberl7 n'est pas le premier à avoir essayé de démêler ce qui crée les régions industrielles, mais il est réellement le créateur de la théorie moderne, car il envisage le problème dans son ensemble, et donne une expression générale de toutes les liaisons qui lui apparaissent importantes. Parmi les données qu'il évoque mais ne retient pas, certaines semblent aujourd'hui très importantes - c'est par là que son œuvre a vieilli. Les variations des taux de profits, celles des frais généraux, celles enfin des charges de capital sont éliminées, car il considère qu'elles ne relèvent pas de la théorie économique pure. Elles n'interviennent qu'indirectement, sous la forme de forces agglomératives ou déglomératives, qui, avec les variations dans les coûts de la main-d'œuvre, viennent perturber et compliquer l'influence des frais de transports. La théorie comporte deux aspects successifs: I) l'analyse de l'influence des coûts de transport et la mise en évidence du point de coût minimum; 2) l'étude de l'action que les prix de la main-d'œuvre et les forces agglomératives peuvent exercer sur l'équilibre global. Une entreprise industrielle transforme des matières premières, et vend sur un marché des produits fabriqués. Supposons, pour la commodité de l'exposé, qu'elle utilise deux produits bruts, provenant de A et de B, et qu'elle vende sur un marché ponctuel - une grande ville par exemple 14
Les références à Schaffle que ('on trouve dans les publications actuelles sont empruntées à Losch.
SchaffIe (G. F.), Bal/I/nd Leben des .vozia/en Km'pers, 3, Tübingen, 1878. I~ Launhardt (Wilhelm), « Die Bestimmung des zweckmassigsten Standortes einer gewerblichen Anlage ", Zeitschrijr des Vereins del/tscher Ingeniel/re. vol. XXVI, n° 3, 1882, pp. 106-115; Launhardt (Wilhem), Mathemati.fche Begriindl/ng der Va/kJwirfschajts/ehere, Leipzig, W. Englemenn, 1885, 216 p. 16 Loria (A.), Imama della infll/enza della rendira fandaria sI/lia di.ftribl/ziane delle indl/strie, Academia dei Lincei, Rendiconti, 1888,4, pp. 114-126 17 Weber (Alfred), Über den Standort der Indl/strien, op. cit.
Chronique de géographie
économique
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en C. L'entrepreneur, pour réaliser les profits maximum va chercher à minimiser la somme des frais de transport qu'il supporte. Si I~D est la localisation de l'usine, a, b, c, les tonn~ges de matière première et de produits fabriqués qu'il reçoit ou qu'il expédie, son problème est résolu lorsque la quantité: T
= a AD
+ b BD + c CD
est minimum. Pratiquement, le problème de la détermination du point minimum est simple: on peut le résoudre géométriquement, ou bien encore en construisant un équivalent mécanique du système - le triangle de Varignon. Lorsque les tonnages issus de A, de B, ou ceux destinés à C sont particulièrement lourds, l'usine s'installera sur l'un de ces trois points. Si les charges de transport sont plus équilibrées, D se trouvera situé quelque part à l'intérieur du triangle. Par rapport au point minimum, on peut dessiner des courbes d'égale déviation par rapport à la situation optimale - des courbes isopadanes, comme les appelle Weber. Cela permet de mesurer les effets des facteurs de complication que représentent les frais de main-d'œuvre ou les forces d'agglomération. On saura si l'industrie s'installe au point minimum de transport, ou ailleurs, en établissant pour chaque point le bilan de ce que les économies de main-d'œuvre ou les avantages de la concentration représentent, et de ce que l'éloignement du point minimum entraîne comme augmentation des coûts. Le modèle de Weber a connu un très vif succès. Il est présenté d'une manière très claire, il se prête à des applications numériques,. il permet de résoudre un certain nombre de problèmes concrets. Ses hypothèses sont réalistes. Aussi, durant plus d'une génération, la plupart des spécialistes des problèmes de la localisation se sont contentés de perfectionner le schéma initial. II. L'ELARGISSEMENT DE L'ANALYSE WEBERIENNE Quelles étaient ses faiblesses? Certaines sont essentiellement formelles. Weber fait intervenir un certain nombre de facteurs dans la détermination de la localisation optimale. De toute évidence, ces éléments jouent des rôles symétriques: mais le schéma d'analyse est ainsi construit que l'on n'emploie pas les mêmes procédés pour déterminer les effets des uns et des autres - le poids de la distance, et ceux des forces d'agglomération et de main-d'œuvre. La généralisation des techniques d'isolignes permet de fournir une solution élégante du problème, en tenant compte de tous les facteurs, et en les faisant
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intervenir de la même manière. On sait qu' Andréas Predohl18 a joué un rôle de premier plan dans le développement de cette analyse: il élimine les inélégances du raisonnement de Weber en établissant le modèle de manière plus rigoureuse, en montrant qu'on peut lui appliquer les méthodes de raisonnement par substitution chères aux marginalistes. Palander le rend plus géographique en utilisant systématiquement des techniques graphiques pour représenter et explorer l'effet des champs
de forcesqui entraînentla localisationdes entreprises19. L'optique du marché
Une autre des faiblesses de Weber tenait à ce qu'il simplifiait un peu trop le problème des relations de l'entreprise et de son marché20.Il est évidemment possible dans certains cas de supposer que le marché est ponctuel, sans que cela introduise trop d'erreurs: les industries de demi-produits, certaines fabrications de biens de consommation courante, sont ainsi liées à un marché unique. Dans d'autres cas, les ventes s'étendent à toute une vaste région, à une nation, ou même à un espace international, mais elles sont organisées par des intermédiaires installés dans une grande place de commerce, qui joue bien encore le rôle de marché ponctuel pour la firme. Dans la plus grande partie des cas, il n'est pas possible de retenir ces hypothèses simplificatrices. Il faut tenir compte de ce que le marché est étendu, et de ce que, selon sa position, le fabricant pourra le contrôler plus ou moins parfaitement, et en conquérir une partie plus ou moins grande: pour calculer ses profits, il lui faut connaître ses coûts - ce à quoi s'employait Weber - mais il lui faut aussi tenir compte de ses recettes possibles, que Weber négligeait. Lorsque la concurrence entre les entreprises n'est pas trop violente, que les prix de ventes ne sont pas susceptibles de connaître des variations trop considérables, on peut estimer que les solutions de Weber ne s'éloignent pas trop des équilibres réels. Il suffit de faire quelques aménagements pour continuer à pouvoir utiliser le modèle général: le marché n'est pas ponctuel, mais il comporte généralement un centre, un point qui peut servir de base pour calculer les charges de commercialisation que supportera l'entreprise. A partir de ce point, qui se11d'origine à tout ce qui touche à l'organisation du marché, il est permis de calculer les charges que font naître l'éloignement de l'usine, de définir des réseaux d'isolignes, qui, combinées avec celles qui traduisent les coûts de transport des matières premières et les différences de prix de la main-d'œuvre, mettant en .
évidenceles localisationsles plus avantageuses.
I" Predôhl (Andreas), « Das Standortsproblem in der Wirtschafstheorie Archil'iulIl, vol. 21,1925, pp. 294-331. l" Palander (Tord), Beit/"age zu/" Srandll/'tstheo/"ie, Uppsala, Almqvist et WickseIl, 211On trouvera un clair exposé des insuffisances du modèle de Weber dans: «
".
WeltWi/"tschaftliches
1935,258 Hamilton
p. (F. E. Ian),
Models of industIial location ", pp. 361-424; de Chorley (Richard J.), Haggett (Peter) (éd. Par),
Models i/1 Geography,
Londre.~, Methuen,
1967,816
p.
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119
Mais la critique que l'on peut faire au modèle de Weber va généralement beaucoup plus loin. August Losch21 a mis l'accent sur la faiblesse essentielle du système: il est possible de déterminer sans trop de difficulté, le point où le coût de fabrication est le plus bas. On peut imaginer, de manière symétrique, des procédés qui permettent de déterminer les lieux où le produit brut est le plus élevé: ce dont on a besoin pour comprendre le choix des localisations, c'est de savoir où la différence entre coûts et revenus est la plus forte; mais là, le problème devient beaucoup plus difficile. Il fait intervenir trop de variables pour qu'il soit possible de lui fournir une solution géométrique simple. August Losch pensait même qu'il n'était pas possible de fournir une solution algébrique au problème, les fonctions définissant les conditions optimales étant trop complexes pour qu'il soit possible de les résoudre. Avec les progrès actuels des techniques de calcul, nous reculons moins devant les situations où un très grand nombre de variables se trouve impliquées, et une solution générale au problème pourrait être envisagée. Depuis Losch pourtant, on a la plupart du temps renoncé à donner du problème de la recherche de la localisation des industries un modèle unique. On indique que, selon le cas, ce sont les considérations de coût ou celles de structure du marché qui jouent le rôle essentiel dans la détermination de la solution: on fournit deux approches, rune qui reprend les enseignements de Weber, l'autre qui développe certaines des suggestions de Losch. Il existe maintenant, dans les pays développés, des agences qui s'ingénient à déterminer les implantations optimales pour les usines; des auteurs comme Greenhut22 ont résumé les éléments qui entrent en ligne de compte dans la détermination des solutions: ils étudient successivement le problème sous l'angle des coûts, puis sous l'angle du marché, sans essayer de donner une solution générale au problème. Polarisation et complexes industriels
On est beaucoup plus loin qu'on ne l'imaginait il y a une trentaine d'années de pouvoir expliquer de manière satisfaisante la répartition des industries. Et on s'aperçoit de plus en plus que les méthodes utilisées au début du xxe siècle ne répondaient qu'à une petite partie des questions que l'on est en droit de se poser. Quels sont les nouveaux facteurs que l'on avait négligés mais qu'une théorie doit expliciter? Certains étaient suggérés par Weber, mais si peu analysés qu'on ne voyait pas leur importance. Il parlait des forces agglomératives 21 Losch (August), Die raumliche Ordnung der Wirtschajl, Iéna, Fischer, 1èreéd., 1940,2c éd. 1944, 380 p. 22 Greenhut (M. L.), Plant Location in Theo/y and in Practice.. the Economies of Space, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1956,338 P ; Greenhut (M. L.), « Size of markets. Transport costs in industriallocation survey and theory", Journal (!f Industrial Economics, vol. 8. 1960, pp. 172-184. On trouvera une liste plus complète des publications de Greenhut dans la bibliographie déjà citée de Stevens et Brackett.
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et indiquait que les usines avaient tendance à s'attirer l'une l'autre. Mais il n'allait pas plus loin dans la description et dans l'interprétation du phénomène. Il est des cas où les établissements qui se réunissent en un même point n'ont aucun lien technique entre eux: ce qui les fait graviter dans la même zone, c'est la présence de marchés de main-d'œuvre, de capitaux, de services qui satisfont indifféremment les besoins de branches très dissemblables - on est dans le domaine des économies externes, sur lequel nous reviendrons plus tard. Dans d'autres cas, au contraire, les fabrications se regroupent parce qu'elles ont entre elles des liens organiques. Elles forment entre elles des complexes industriels: le mot et l'idée ont été proposés par Chardonnee3, et il les a illustrés par une série d'exemples, qui lui permettent de préciser sa pensée et le conduisent à présenter une typologie des constructions industrielles régionales. Dans les pays d'économie socialiste, les théoriciens de la localisation24 insistent également volontiers sur le rôle, comme facteur de localisation, des complexes de forces productives; ils essaient de tenir compte des liaisons qui s'établissent entre entreprises clientes et entreprises fournisseuses, de manière à favoriser les regroupements qui assurent la minimisation effective des frais. On s'aperçoit, en somme, qu'il n'est pas possible, dans bien des cas, de traiter raisonnablement du problème de la localisation de l'établissement isolé, parce que toutes les opérations qu'il effectue font partie d'une chaîne dont les anneaux sont liés. Les techniques de l'analyse des entrées et des sorties permettent de préciser ce qui, sans cela, serait difficile à cerner. Les économistes français parlent volontiers, à la suite de François Perroux25, d'effets de polarisation: l'expression est heureuse, et décrit bien le processus cumulatif de croissance qui caractérise la plupart des économies territoriales modernes. La concentration croissante que l'on observe en un point résulte de plusieurs causes, comme les théoriciens de la localisation en ont pris conscience maintenant. La polarisation est souvent le résultat d'un processus de concentration des industries - soit qu'une industrie motrice entraîne l'apparition d'entreprises dépendantes en amont ou en aval, soit que la gamme des productions qui sont axées autour d'une série de transformations se complique et se diversifie, comme on le constate fréquemment en chimie organique. Dans tous ces 21 Chardonnet
(Jean), Les /?rwuÜ types de complexes industriels, Cahiers de la Fondation nationale des (Jean), Métropoles Sciences politiques, n° 39, Paris, Armand Colin, 1953, 196 p; Chardonnet économiques, Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques, n° 102, Paris, Armand Colin, 1959, 269 p. 2~ On trouvera un exemple dans: Berezowski (Stanislas), « Les régions économiques de la Silésie», La Polo/?ne et les Affaires occidemales, vol. l, 1966, n° l, pp. 136-181 ; Saushkin (Julian G.), « Large areal complexes of productive forces of the Soviet Union», Papers of the Re/?Ùmal ...cience association, vol. 8, 1962, pp. 93-103. Dans celtaines études récentes, les modèles d'analyse sont plus proches de ceux des auiteurs occidentaux: Dziewonski (Kazimierz), « A new approach to theory and empirical analysis of location », Paper... (!f the Re/?Ùmal Science Association, vol. 16, 1966, pp. 17-26; Gokhman (V. M.), Lipets (Yu. G.), « Some trends of soviet regional studies», Paper.~ (if the Regional .~cience msodation, vol. 18, 1967, pp. 223-229. 2; Perroux (François), « Les espaces économiques», Economie appliquée, vol. III, 1950, n° 3, p. 225 sq. ; Perroux (François), « La notion de pôle de croissance», Economie appliquée, vol. VIII, 1955,
n° 1-2, p. 307 sq.
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cas, la polarisation aboutit à la formation de complexes industriels, à la naissance de localisations liées. Les établissements ont parfois entre eux des liens de dépendance technique - ce sont eux que l'on analyse surtout lorsque l'on parle de complexe industriel; ils ont plus généralement des liens de dépendance mutuelle externe. Dans une même branche, les entreprises doivent se partager le marché, si bien que les décisions prises par les unes conditionnent celles retenues par les autres. Le jeu de la localisation ne peut pas être compris si l'on ne tient pas compte des calculs menés par chacun, des anticipations retenues, et des stratégies adoptées pour garder un marché, l'élargir, le rendre plus sûr. La localisation varie en fonction des pratiques commerciales - elle n'est pas nécessairement la même si les industriels concurrents vendent F.O.B. ou vendent C.I.F. Les études sur ces interrelations se sont multipliées depuis 1930,depuis que l'on a pris conscience de l'imperfection de la plupart des marchés, de ceux des produits industriels en particulier. Il y a toute une série de conséquences spatiales du jeu de la concurrence monopolistique et des voies qu'elle revêt26.Lorsque la protection géographique est appréciable, la tendance à la dispersion peut s'affirmer; lorsqu'elle est négligeable, les entrepreneurs cherchent à limiter l'incertitude et l'insécurité en adoptant des pratiques de différenciation du produit - et bien souvent, alors, ils sont conduits à adopter la même politique de localisation. D'une branche d'activité à l'autre, des relations apparaissent enfin, qui font apparaître les économies externes: nous en avons déjà indiqué quelques-unes - celles qui naissent, par exemple, de la présence d'équipements communs, dont aucune des firmes ne pourrait assumer seule la charge, mais qui permettent à chacune de fonctionner dans les meilleures conditions. Encore plus indirectes, encore, mais tout aussi réelles, sont les liaisons qui tiennent à la présence d'une main-d'œuvre abondante, dont les revenus alimentent le commerce et les activités de loisir d'un grand centre, et ajoutent ainsi à l'utilité de chacun en augmentant la somme des satisfactions qu'il retire de la vie27.Et là, nous quittons réellement la micro-économie, pour mesurer l'influence que les relations globales exercent sur l'équilibre des localisations.
2" Les études sur les effets de la concurrence monopolistique sont nombreuses. La première est sans doute celle de Hotelling. Chamberlin et Machlup ont apporté des contIibutions OIiginales. On trouve dans Ponsard un exposé général des problèmes de localisation en fonction des formes de marché. Hotelling (H.), « Stability in competition». Economic Journal, vol. XXXIX, 1929. pp. 41-57; Chamberlin (Edward H.). The Theory (if MOIIOJ1o/istic Competition, CambIidge (Mass.). Harvard University Press. 1933, 314 p.; Machlup (FIitz). The Basing-Point System, Philadelphie, Blakiston, 1949; Ponsard (Claude), Economie et espace, Observation économique VIII, Paris. Sedes, 1995, XVI,
476 p. Cf. première partie:
«
Les espaces dimensionnels» et plus particulièrement le titre l, chapitre
fi : « La théorie dimensionnelle de la concurrence monopolistique ». 27 Nous développons ce point dans la seconde partie de cette chronique.
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Les équilibres à petites et à grandes échelles
Il existe, dans les analyses de Weber et de ses continuateurs, d'autres zones d'ombre, que la théorie moderne essaie d'explorer. Les calculs et les raisonnements de toute l'école de la localisation industrielle s'effectuaient à une échelle moyenne: on envisageait des sources de matières premières distantes de plusieurs dizaines ou de plusieurs centaines de kilomètres, des marchés ponctuels situés à peu près aux mêmes distances. Sans bien le préciser, on analysait l'équilibre de la firme à l'intérieur d'un ensemble régional ou national. On ne se posait pas de questions sur ce qui se passait à des échelles plus petites ou plus grandes. Lorsque l'on repose le problème au niveau des grands espaces, on s'aperçoit que la localisation cesse de dépendre d'effets mesurables au niveau de l'entreprise. Elle s'explique par des aménagements globaux, des dispositions qui organisent les marchés et à l'intérieur desquelles les entreprises se glissent; les marchés industriels sont dans la plupart des cas, appuyés sur les contours des espaces nationaux; ils les dépassent parfois, mais les utilisent généralement comme points d'appui, et les conquièrent tout entiers, par blocs, à la suite d'une stratégie complexe. Que l'on compare une carte industrielle de l'Amérique du Nord, et une carte équivalente de l'Europe: on y vecra le contraste entre la concentration poussée des industries dans un grand espace précocement unifié, et la multiplicité des provinces industrielles qui réussissent à survivre à l'abri des protections douanières28. Il existe dans presque toutes les nations industrielles, des régions spécialisées dans la fabrication des étoffes de laine ou de coton, si bien que c'est par dizaines que l'on compte les zones de filature ou de tissage sur le Vieux Continent. Aux Etats-Unis, presque que tout se trouve réparti entre deux ou trois grands centres, ceux de la Nouvelle-Angletecre, des Etats de la région atlantique moyenne, et du Piémont appalachien méridional. Lorsque l'on change encore d'échelle d'observation, on voit apparaître d'autres aspects, d'autres problèmes sur lesquels on ne s'est pas assez longuement penché. Il ne suffit pas de déterminer, sur une carte au 1/1ooooooe, au [/500000e ou au 1/200000e, la localité où l'usine trouvera les meilleures conditions: il faut la situer dans une agglomération, par rapport à des voies de communication, à un paysage. Des problèmes de choix apparaissent là aussi, dont on peut se demander s'ils ne font pas apparaître des régularités: longtemps, les ateliers et les usines se sont regroupés assez près des centres urbains. Depuis une génération, ils émigrent volontiers vers la périphérie29. Lorsque l'on a 2" On se rep0l1era à la carte insérée à la page 404 de la publication de Ian Hamilton: Hamilton (Ian), Mode/of of"/ndmTria/ LocaTion, op. ciT. 29 On trouvera des indications sur la localisation industrielle à l'intérieur des villes dans: Vance (James E. Jr). «Housing the worker: the employment linkage as a force in urban structure », Economic Geography, vol. LVI, 1966, pp. 294-325; Vance (James E. Jr),« Housing the worker: determinate and contingent ties in Nineteenth Century Birmingham", Economic Geography, vol. LVII, 1967, pp. 95127; Pred (Allan), «Manufacturing in the American mercantile city: 1800-1840", All/Ill/of of The
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compris l'importance que pouvaient avoir les effets globaux à l'échelle de la région ou de la métropole urbaine, on devine que de telles évolutions ne sont pas fortuites, qu'elles résultent du jeu de ces forces d'agglomération, de ces économies externes que l'on invoque souvent, mais que l'on se donne rarement la peine d'analyser de manière précise. La découverte des facteurs sociologiques Lors même que l'on a tenu compte de tous ces facteurs, on s'aperçoit que l'on n'a pas fait le tour du problème. On a même oublié l'essentiel, on n'a pas parlé des hommes qui sont responsables des décisions, ou qui influent sur elles en pesant sur le travail de la firme les ouvriers, les employés, les cadres, leurs femmes ou leurs enfantsou sur les ventes - et cela va beaucoup plus loin, puisque tout le comportement de la clientèle intervient alors pour expliquer les décisions retenues, les justifier, ou au contraire les condamner. Les enquêtes concrètes se sont multipliées depuis une dizaine d'années. On essaie de mieux connaître les motivations des différentes catégories d'aJijents économiques. Dans les revues destinées aux hommes d'affaires, on publie le résultat de sondages effectués auprès de chefs d'entreprises dynamiques, qui viennent de construire de nouvelles usines. On les interroge sur ce qui leur paraît le plus important. Ils répondent qu'ils attachent un poids tout particulier à la rapidité des liaisons avec les grands centres de décision, avec les marchés financiers, avec les places de commerce. Les trains d'affaires ne leur suffisent plus. Il leur faut un terrain d'aviation qui leur permette d'abréger leurs déplacements de quelques heures, d'allonger leur temps de travail ou leurs moments de relaxation. Ainsi, des facteurs qui apparaissent a priori comme secondaires se révèlent-ils importants. Le style de vie des cadres est un élément important dans le choix des emplacements, qui doivent permettre les liaisons professionnelles les plus rapides, donner les occasions les plus grandes de s'épanouir grâce aux possibilités sportives, culturelles, intellectuelles du milieu, et concilier de la sorte les inconciliables. Et l'on voit de la sorte la sociologie réintroduite comme déterminant des régularités industrielles avec tout ce que cela ouvre de perspectives de recherches: les mentalités, les représentations, les aspirations profondes, souvent inconscientes, parfois aussi clairement formulées, sont perçues comme des forces susceptibles de modeler directement la géographie d'un pays. Elles cessent d'être des
-
Associa/ion
of American Geograp/lers. vol. LVI. 1966. pp. 307-338; Pred (Allan), « The intrametropolitan location of amelican. manufacturing", Arma/.f of the A.uocia/ion of American Geographers, vol. LVI, 1964, pp. 165-180; Logan (M. I.), « Locational behavior of manufacturing firms in urban areas », Annals of the Associa/ioll (!f AmeriClIII Geographers, vol. LVI, 1966, pp.451466. 10 Ell/reprise a ainsi publié plusieurs enquêtes relatives à la localisation des établissements et des bureaux dans les firmes françaises.
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superstructures, que le géographe peut négliger. Elles deviennent des éléments essentiels de toute explication. On a l'impression que les théories de la localisation industrielle ont bouclé un cycle. Au tournant du XXe siècle, les géographes énonçaient gravement que les vocations industrielles étaient marquées par les qualités de l'air, de l'eau, par les richesses du sous-sol. L'homme n'intervenait guère, la vie industrielle semblait de la sorte s'expliquer sans qu'interviennent le moins du monde les facteurs proprement humains ou sociaux - sinon, pour justifier les exceptions, les anomalies, que les phénomènes de persistance semblent presque toujours provoquer. Aujourd'hui les spécialistes de la localisation attachent de plus en plus d'importance à la connaissance des mobiles qui animent les agents économiques et à celle des structures au sein desquelles leur action prend place. Cela ne veut pas dire que les schémas purement théoriques et abstraits soient négligés - bien au contraire. Mais la prise en considération de données nouvelles oblige à remanier sans cesse les postulats de base du raisonnement théorique. Dans le cadre d'une mise au point rapide destinée à souligner les secteurs sur lesquels portent les nouveautés essentielles de notre époque, il nous a pam plus utile d'insister sur les fondements de l'étude des localisations industrielles, que sur les démarches que nécessite par la suite l'analyse. On trouvera ailleurs des mises au point sur ce problème31. Nous l'évoquerons dans une autre chronique, dans un cadre plus général, celui de la théorie de l'équilibre spatial. III. L'ANALYSE DES EQUILIBRES DE LOCALISATION Il n'est pas nécessaire de s'attarder également sur tous les aspects de la théorie de la localisation industrielle. Nous avons évoqué certains des thèmes les plus importants en retraçant le développement des études, Il existe de bonnes mises au point sur les aspects classiques de la théorie. Claude Ponsard32expose les travaux de Launhardt, de Weber, de Palander, de Predohl, et montre les relations qui se sont établies entre eux. Pierre Moran33 fournit un résumé plus bref et plus schématique
.11
L'introduction de la bibliographie de Stevens et Brackett indique les travaux relatifs aux problèmes
théoriques de la localisation et de l'équilibre spatial. On trouvera aussi une mise au point intéressante dans Alonso. Stevens (Benjamin H.), Brackett (Carolyn A.), Industrial Location, op. cir.; Alonso (William), « A reformulation of classicallocation theory and its relation to rent theory», Papers of the Reliional Science Aswciation, vol. XIX, 1967, pp. 23-44. 3~ En dehors de l'ouvrage général déjà cité (cf. supra note 26), M. Ponsard est l'auteur d'une histoire des théories économiques spatiales qui permet de prendre connaissance de tous les ouvrages classiques dans le domaine: Ponsard (Claude), Histoire de.ç théorie.v éco/lomiques spatiales, Collection Etudes et mémoires. n° 41, Paris. Armand colin, 1958, 202 p. 3' Moran (Pierre), «L'analyse spatiale en science économique », CO/llIllÎ.Vsll/lCe éco/lomique, n° 17, Paris. Cujas. 1966 XII, 294 p.
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des mêmes questions. En langue anglaise, Ian Hamilton34 passe en revue toutes les théories et tous les modèles qui ont été proposés dans le domaine de la détermination des implantations industrielles. Nous nous sommes.largement appuyé sur son travail; il demeure incomplet, dans la mesure où il ne conduit pas l'étude jusqu'au point où les différents éléments mis en évidence sont intégrés dans un schéma d'ensemble. David Smith35 donne un exemple clair des différents éléments de la théorie classique. Les graphiques qu'il présente permettent de prendre conscience des implications géographiques du problème. Il ne prend malheureusement pas en considération les aspects dynamiques. Etablissement et entreprise
Nous essaierons de montrer comment on peut aborder l'étude des problèmes de localisation en ordonnant les éléments intéressants autour d'une description de la structure et du fonctionnement de l'unité industrielle. Nous avons utilisé, dans une précédente chroni~e, le même parti en ce qui concerne les problèmes de l'économie rurale 6. Certaines différences, qui tiennent aux caractères des productions agricole et industrielle, doivent d'abord être soulignées. Dans la plupart des cas, l'établissement agricole a une localisation qui se confond avec celle de l'entreprise. Il arrive que les deux cessent d'être une seule et même réalité - dans la grande propriété divisée en métairies par exemple - mais généralement le rapport des éléments demeure simple: l'entreprise englobe l'exploitation, qui occupe une partie de son domaine total. H
Hamilton (Ian), Mode/.f of Indu.fTria/ Location, op. ciT. On trouvera, dans cette mise au point, des
indications intéressantes sur les problèmes de la localisation dans les pays d'économie socialiste. C'est un point dont nous ne traitons pas ici. .U Smith (D. M.), « A theoretical framework for geographical studies of industrial location », Economic Geogmphy, vol. XLII, 1966, n° 2, pp. 95-113. Les ouvrages que nous venons de citer sont plus spécialement consacrés à la théorie de la localisation industrielle. On trouvera des indications moins systématiques, mais tout aussi utiles dans: Alexandersson (Gunnar), Geography (!f Manujauuring, Foundations of Economic Geographic Series, Englewood Cliffs (N. J)., Prentice Hall,1967, 148 p. ; Estall (R. C.), Buchanan (R. Ogilvie), Industrial ACTiviTy and Economic Geog1'llphy, Londres Hutchinson, 1961, 232 p.; Chisholm (Michaël), Geography and Economics, Bell's advanced economic geographies, Londres, Bell, 1963,219 p. ; 0 Dell (Peter R.), An Economic Geog1'llphyof Oil, Bell's advanced economic geographies, Londres, Bell, 1963, 219 p.; Manners (Gerald), The Geography of Energy, Londres, Hutchinson, 1964, 205 p. Nous n'avons pu utiliser un ouvrage récent et dont les comptes rendus sont élogieux: Economic Commis.~ion for Europe (A. Kuklinski, consultant), CriTeria for LocaTion of Indu.fTria/ PlanTs (Changes lInd Problems), New York, Nations Unies, 1967, III, 117 p. Il Y a peu d'études systématiques, en langue française, sur la théorie de la localisation des industries. On trouvera des indications dans des ouvrages dont le propos est moins systématique: Duchesne (Laurent), La LocalisaTion de.f aCTivités indu.fTrielles, Bruxelles, Editions comptables et financières, 1945; Courtin (René), Maillet (Pierre), Economie géographique, Précis Dalloz, Paris, Dalloz, 1962, 617 p. : Chardonnet (Jean), Géographie indusTrielle, t. Il «L'industrie », Paris, Sirey, 1965,461 p. Cf., pp. 257-345; Lefebvre (Jean), L'EvoluTion des localisarion.f indusTrielle.f. L'eXelllIJle des A/pe.f du Nord, Université de Grenoble, Essais et travaux, n° ]2, Paris, Dalloz, 1960,325 p.; Gendarme (René), UI Région du Nord, Etudes et mémoires du centre d'Etudes économiques, Paris, Armand Colin, 1954, 305 p. On trouvera des exemples d'études appliquées dans Lesourne (Jean), Le Calcul économique, 6, Paris, Dunod, 1964,252 p. Collection Sigma, n° .'" Claval (Paul), « Chronique de géographie économique III. Géographie et économie rurales ", Revue géographique de l'EsT, vol. VIII, 1968, n° 1-2
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Les choses sont beaucoup moins claires dans l'industrie. Au milieu du XIXe siècle, les affaires familiales caractérisaient presque toutes les branches de la production. Le chef d'entreprise habitait à proximité de son usine, dans une maison de maître. Les filiales et les établissements annexes étaient moins répandues que de nos jours, si bien qu'on aurait pu étudier les problèmes qui se posent à l'entreprise et appliquer les résultats à l'établissement sans commettre d'erreurs graves. La situation est maintenant différente. Les progrès de la concentration ont été rapides. La concentration financière s'est accompagnée parfois du regroupement des fabrications, mais on s'est souvent aperçu qu'une telle opération entraînait plus de difficultés qu'elle n'apportait d'avantages. La plupart des entreprises actuelles ont des établissements multiples. Le géographe qui essaie de comprendre les localisations s'intéresse aux établissements dont il importe de définir les règles d'implantation. Mais ces établissements ne sont là que comme des parties d'un tout plus complexe, l'entreprise, qui mérite d'être connue parce qu'elle constitue l'unité au sein de laquelle sont effectués les calculs et les choix et parce qu'elle a une structure qui, le plus souvent, est très consciemment voulue et pensée37. L'équilibre de l'entreprise doit être saisi au niveau de l'ensemble: il arrive que l'on continue à exploiter une mine qui apparemment n' est plus rentable - et qui serait fermée si elle devait vendre ses produits sur le marché: mais les établissements ont été équipés pour travailler son minerai et implantés pour le recevoir facilement, si bien que le groupe perdrait peut-être à vouloir s'approvisionner à l'extérieur à un prix plus bas. Ces situations sont plus fréquentes qu'on ne le croit généralement. La rentabilité des établissements particuliers échappe souvent à l'enquêteur; l'entreprise ne cherche pas toujours à savoir ce que chaque partie lui apporte isolément; ou bien encore elles les intègre à une holding, qui est seule à réaliser des profits. TIest donc nécessaire, pour éviter toute confusion, de commencer l'analyse au niveau de l'établissement et de décrire très précisément tout ce qui peut influer sur la rentabilité de son exploitation, sur les profits qu'il procure, et donc, sur son équilibre dans l'espace. L'établissement nourrit des relations avec l'extérieur; pour les étudier, on peut schématiquement les classer en échanges de biens, échanges monétaires, échanges d'information et d'ordres auxquels il convient également d'ajouter les mouvements de personnes. Au total, l'établissement est le lieu où se croisent ces divers flux. L'équilibre spatial de l'établissement dépend de l'ensemble des relations qu'il entretient avec l'extérieur, et de son rôle au sein de la firme.
n
Cf. illJi-tl « Les flux d'information
».
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Les flux réels de l'entreprise L'entreprise est d'abord une productrice ou une transformatrice de biens. Elle consomme de l'énergie. Elle écoule des sous-produits, des demi-produits ou des produits finis. Elle incorpore dans les objets qu'elle livre les services du capital et du travail qu'elle mobilise. Les matières premières, l'énergie, le travail interviennent de manière permanente dans l'acte productif. Le capital est introduit de manière discontinue: on achète des équipements qui servent ensuite durant des années, jusqu'à ce que qu'ils soient amortis ou démodés par l'évolution technique. Les flux périodiques ont plus de signification, pour comprendre l'équilibre spatial de l'entreprise que ceux qui sont par nature très irréguliers. Mais lorsque ceux-ci apportent l'équipement, ils ne sauraient être négligés. On s'applique à mesurer avec une précision croissante tous ces éléments de flux. On s'attache à faire le travail délicat d'imputation, qui permet de dire, pour chaque produit sorti, les entrées qui ont été nécessaires. Certains éléments sont d'utilisation générale, ne servent pas à telle ou telle fabrication, mais au fonctionnement de l'établissement; cela impose une limite à la précision des calculs d'entrées et de sorties. Malgré ces difficultés, on peut généralement se faire une idée satisfaisante des flux physiques qui aboutissent à une usine, en partent ou la traversent. Si l'on figure sur une carte les trajets suivis par les composants des produits fabriqués, ceux qui sont liés au travail incorporé, ceux enfin qui conduisent de l'usine aux clients, on s'aperçoit que les parcours dessinés sont de dimensions très inégales. Les déplacements du travail sont généralement courts - ils sont limités à ce que les ouvriers, les employés, les cadres acceptent de parcourir tous les jours pour se rendre à l'usine ou au bureau: ainsi naissent des contraintes de localisation, qui expliquent dans une large mesure les choix qui sont effectués lorsqu'il faut installer une usine dans une agglomération. Lorsque la maind'œuvre fait défaut en un point, on peut la faire venir - mais c'est une opération coûteuse - et l'on conçoit très bien que la viscosité de la géographie du travail pèse lourdement sur la localisation de l'entreprise. Lorsqu'on passe à la représentation des flux de biens, une difficulté préalable surgit. Jusqu'où doit-on les figurer? L'usine utilise par exemple des demi-produits sidérurgiques: doit-on reporter sur la carte le trajet entre l'aciérie et l'établissement étudié? Doit-on au contraire tenir compte de l'ensemble des cheminements du minerai de fer, de la houille, du coke? Pour l'homme d'affaires, il suffit de connaître les relations qui intéressent directement l'entreprise: le choix des localisations s'effectue en fonction des données immédiates que les implantations des clients et des fournisseurs constituent. Pour le géographe ou l'économiste qui essaient de comprendre la répartition des forces productives, et la manière dont les chaînes de fabrication
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s'inscrivent dans l'espace, le point de vue de l'entreprise est important: il permet d'apprécier les éléments qui ont guidé ses choix. Mais il n'est pas suffisant: il faut envisager dans leur ensemble les circuits productifs. On pourra alors expliquer de manière plus satisfaisante les regroupements qui s'opèrent dans l'espace: on comprendra mieux l'apparition des complexes industriels, qui naissent des rapports en cascades que les établissements nourrissent entre eux. Dans les mêmes conditions naturelles, on devine déjà que la répartition des forces industrielles ne sera pas la même si toutes les étapes de la fabrication sont intégrées au sein d'une même entreprise, ou si elles sont réparties entre une série de producteurs indépendants. En gros, chaque entreprise ne prend en considération que les distances dont elle supporte directement la charge, elle a tendance à ignorer les autres: on conçoit f011bien que les solutions retenues puissent varier selon que tel ou tel trajet est supporté par l'entreprise d'aval ou par celle d'amont. Les flux monétaires
La répartition des flux monétaires se calque pour l'essentiel sur celle des flux réels dont ils constituent la contrepartie. Les achats et les ventes effectués par l'établissement correspondent à des mouvements de biens, et sont faciles à connaître. Les salaires tombent dans la zone d'où provient la main-d'œuvre employée, ce qui indique que ce sont des éléments de circuit de faible portée. Les mouvements qui permettent la mise en place des équipements sont irréguliers, discontinus38. Une des fonctions essentielles de l'entreprise consiste précisément à leur fournir, sous forme d'intérêts ou de dividendes, des flux compensateurs étalés dans le temps. L'origine de l'investissement est diverse. Dans certains cas, il est financé par l'épargne propre de la firme: il en va ainsi dans les entreprises familiales, ou dans les sociétés qui consacrent une bonne part de leurs profits à l'autofinancement. Dans d'autres circonstances, on fait appel à l'épargne par l'intermédiaire du marché. On peut alors bénéficier de l'apport des actionnaires qui ont épargné une partie de ce qui leur a été distribué, ou bien encore de celui d'opérateurs qui n'avaient jamais participé jusqu'alors à la vie de la firme. Très souvent, enfin, lorsque le financement se fait par l'ouverture de crédits, le lien entre l'investissement et l'épargne se trouve distendu. Il arrive même qu'il n'y ait pas, à l'échelle de la société, d'épargne préalable compensatrice. Dans tous ces mécanismes, l'influence de la distance ne joue pas directement. Elle intervient pourtant, car les interventions diffèrent selon
.1.
Nous avons développé
Génin,
1968,
ce thème dans notre ouvrage:
837 p., tI. pp. 150-162.
RégiOIl-f, IlllliOIl-f, gralld.f e-fpllce-f, Paris, M.-Th.
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les renseignements que l'on possède sur la firme: c'est la transparence du milieu qui compte, beaucoup plus que sa fluiditë9. Au total, les différences qui apparaissent entre les types de circuit de financement tiennent beaucoup plus à l'organisation générale de la vie .économique, au contexte juridique qui détermine l'organisation des entreprises, à la dépréciation du futur, qu'au jeu de l'éloignement. On comprend, dans ces conditions, qu' Alfred Weber ait renoncé à tenir compte de ces facteurs dans sesca1culs. Se plaçant au plan de la microéconomie, il pouvait les considérer comme extérieurs au système qu'il élaborait. Les schémas classiques d'étude des localisations industrielles se bornent à prendre en considération les flux que nous venons de passer en revue. Est-ce suffisant pour comprendre l'équilibre géographique des productions? Non: l'entreprise ou l'établissement sont des lieux où confluent des marchandises, des travailleurs, des équipements, et où sont réalisés certaines combinaisons productives. Celles-ci ne peuvent prendre place que dans un milieu favorable aux échanges d'information nécessaires à l'élaboration des décisions. Lesflux d'information40
De la même façon que l'on peut distinguer, du point de vue matériel, deux types de circuits - ceux qui se renouvellent régulièrement dans le temps et qui traduisent les opérations de production proprement dites, et ceux qui sont occasionnels et discontinus, et qui marquent des opérations d'équipement - on peut opposer, au plan de l'information, les connaissances techniques qui permettent de concevoir la combinaison productive, et les nouvelles de marché, qui servent à régler les étapes et les niveaux de l'activité. Il est évident que ces deux formes W
Wilbur B. Thompson met en évidence cela en comparant les chances qui s'offrent aux petites
entreprises dans les agglomérations urbaines. Il arrive souvent que les contacts personnels permettent, dans un milieu restreint, de déceler les initiatives originales, alors que dans une grande métropole, les relations prennent un tour impersonnel: seules les grandes entreprises peuvent s'offrir les garanties formelles qui sont alors nécessaires pour obtenir des prêts. Thompson (wilbur B.), A Preface ro Urban Eco/!omics, Baltimore, The John Hopkins Press, 1963, XVI, 413 p. ~I) On sait "imp0l1ance nouvelle que prennent depuis quelques années, en géographie, les études relatives à la propagation des informations. Elles prennent un double intérêt: direct, car l'étude de tous les mouvements intéresse la géographie; indirect, car c'est par le jeu des informations en retour que se régularisent les systèmes en équilibre dont les sciences de l'homme, bien longtemps après l'économie politique, découvrent aujourd'hui l'importance. Les analyses de flux d'information ont été surtout l'œuvre de Suédois de Torsten Hiigerstrand au premier chef. Les effets de rééquilibre commencent à peine à être étudiés systématiquement. Une étude récente de Gunnar Tornqvist défriche le domaine de J'étude des équilibres de localisation et des flux d'information. Hagerstrand (Tornsten), The Propagario/! (!f lnnovaricm Wave.ç, Lund Studies in Geography. Se... B. Human Geography, n° 4, Lund, C. W. K. Gleerup, 1952. Hiigerstrand (Torsten). « Aspects of the spatial structure of social communication and the diffusion of information ", Paper.ç of rile regional science a.uociarion, vol. XVI, 1966, pp. 27-42. Tornqvist (Gunnar), « Flows of information and the location of economic activities ", LI/nd SrI/dies ill Geography, Sel'. B, HI/man Geography, n° 30, Lund, C. W. Ko Gleerup, 1968, pp. 99-107; Laffitte (Pierre), «L'entreprise, espace de circulation de J'information", pp. 465-488 de Bloch-Lainé (François), PelTOUX (François) (éd. par), L'enrrepri.çe er Paris, P.U.Fo, 1966, pp. l'éco/!omie dl/ XX' siècle, tome /l, La formario/! de.ç décisiolls er l'entreprise, (Christiane), « L'information: propagation et créations cultUrelles au sein de 333-679 ; Ribet-Petersen la firme et sur le marché ", ibidem, ppo 489-512.
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de circuits sont liées, qu'elles se conditionnent, mais qu'elles n'ont pas les mêmes propriétés et les mêmes exigences. En matière d'équipement, la transparence est peut-être plus facile à réaliser dans la mesure où l'on a affaire à des opérations très largement espacées dans le temps, si bien qu'il est presque partout possible de mobiliser pour une brève période des techniciens capables de créer les nouveaux établissements. Les sociétés d'ingénierie se chargent d'assurer cette transparence élémentaire: elles évaluent les difficultés propres à l'opération envisagée, assemblent les moyens nécessaires pour atteindre le but fIxé, forment le personnel qui utilisera les machines ou celui qui assurera le contrôle de la production. A l'heure actuelle, on peut donc assurer partout la transparence nécessaire à la création d'un établissement de fabrication. Les conditions étaient sans doute plus difficiles il y a un siècle. En effet, tant que l'industrialisation n'a pas été suffisamment développée, les fabrications de biens d'équipements ne dépassaient pas le stade artisanal et étaient rarement commercialisées. Pour créer un établissement nouveau, il fallait être capable de construire des machines, ou au moins, de les entretenir et de les réparer. Les fabrications ellesmêmes demeuraient beaucoup moins mécanisées, si bien que la part d'habileté, de tour de main, que l'on devait exiger de la main-d'œuvre, était plus forte que ce n'est la cas maintenant. Pour beaucoup de fabrications, on peut former les manœuvres spécialisés en quelques semaines, Ce qui facilite l'implantation de nouvelles fabrications dans des zones sans traditions manufacturières. Si les connaissances techniques nécessaires à la création d'un nouvel établissement industriel voyagent plus facilement qu'autrefois, elles ne le font que moyennant un certain coût. Les sociétés d'ingénierie font généralement payer fort cher les experts qu'elles emploient. Pour utiliser les machines, il faut verser des redevances qui correspondent aux brevets. Au total, ces coûts sont lourds et contribuent à limiter la diffusion des nouvelles techniques industrielles. Par ailleurs, la rentabilité des établissements créés dans un milieu peu transparent diffère beaucoup selon les fabrications. Tant qu'il s'agit de produire des articles dont la technologie évolue lentement, l'isolement ne constitue pas un handicap insurmontable. Pour des industries dynamiques, il en va autrement. L'activité ne paie que si l'entreprise est à la pointe de la recherche, dispose de laboratoires où elle conduit les travaux nécessaires pour faire passer les innovations du stade expérimental au stade industriel. Les conditions d'obtention de la transparence sont, à ce niveau, beaucoup plus difficiles à réunir. Il faut disposer en permanence d'états-majors à qualification élevée, et leur offrir la possibilité de suivre le mouvement général des idées; ils doivent trouver des conditions de vie qui ne les découragent pas, sinon, le personnel se renouvellera à un rythme tel que le fonctionnement de l'unité de recherche appliquée sera compromIs.
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Dans certains cas, et pour des programmes. très ambitieux, il est possible de créer de toute pièce le milieu qui permet l'épanouissement des activités nouvelles, et fixe les ingénieurs et les chercheurs: pour doter un pays d'une industrie atomique, on parvient, en dépensant sans compter, à faire surgir des centres en plein désert; généralement, on a intérêt à s'installer au contraire dans des secteurs où les conditions sont telles que les coûts de la transparence technique sont réduits au lTI1mmum.
Les établissements qui travaillent pour un marché toujours fluctuant ont en outre besoin de disposer de nouvelles fraîches. Elles ajustent alors leur production, leurs stocks, leurs ventes et leurs programmes à moyen ou long terme aux oscillations de la demande ou aux modifications de la mode. Il importe, pour prendre les décisions en temps opportun, d'être au point où confluent les renseignements. Les grandes villes, les lieux de passage les plus fiévreux sont les meilleurs postes d'observation. On devine que de telles localisations ont leurs coûts: il faut s'installer là où la concurrence est la plus forte, là où les banques, les magasins, les usines sont les plus nombreux. Mais en s'implantant ailleurs, on risque de se voir mal informé, ce qui entraîne des manques à gagner souvent lourds. Les équipes de recherche n'ont pas besoin des mêmes conditions pour réussir. Elles redoutent l'isolement, mais elles ont également besoin de calme et de recueillement, si bien que les banlieues de grandes métropoles ou les calmes quartiers des villes universitaires leur conviennent particulièrement. Les divers services nécessaires à la prospérité d'une entreprise n'ont pas les mêmes exigences: les ateliers de fabrication ont besoin d'espace, les services commerciaux cherchent à se placer au cœur de toute l'agitation des affaires, les centres de recherche s'installent dans le calme, mais assez près des lieux de grande fermentation intellectuelle pour participer au mouvement général. Les conditions de l'équilibre spatial ne sont pas les mêmes d'un élément à l'autre de l'entreprise, et c'est ce qui explique l'éclatement fréquent de la firme. Mais là encore, des contraintes et des limites apparaissent. Entre l'atelier et le service commercial, entre celui-ci et le laboratoire, les rapports doivent être faciles. La dispersion des établissements risque d'être préjudiciable si elle se fait dans le désordre. Lorsque les distances à franchir pour aller d'un point à l'autre sont faibles, la cohérence de l'ensemble est mieux assurée. Ainsi voit-on comment, à côté des facteurs de localisation qui tiennent aux rapports de l'usine avec le monde extérieur, il en apparaît d'autres qui sont liés à la structure même de l'entreprise, et aux besoins de ses diverses parties. Les mouvements de nouvelles, d'informations, d'ordres se font aujourd'hui pour une grande part par l'intermédiaire de la poste, du téléphone, du télex. Au fur et à mesure que les télécommunications se perfectionnent, les rapports deviennent plus faciles entre des points éloignés. Il est cependant beaucoup de nuances ou d'indications qui ne
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peuvent se transmettre de la sorte. Les contacts personnels demeurent nécessaires. Dans tout ce qui touche aux nouvelles, aux informations sur l'actualité du marché, et à la gestion même de l'entreprise, il importe que les responsables soient à même de voir par eux-mêmes. Ainsi, la vie de l'entreprise suppose-t -elle des déplacements complexes de tout le personnel d'encadrement. Il se rend d'un établissement à l'autre, assiste à des conférences ou à des réunions qui prennent pour cadre tel ou tel des services de l'entreprise. Les théoriciens de l'entreprise opposent volontiers, dans l'organigramme de la fIrme, la ligne et l'état-major4J. La première est chargée de transmettre de la direction aux ateliers de fabrication les ordres et les décisions. Les informations acheminées en retour sont relativement moins nombreuses. Entre l'état-major et la direction, c'est au contraire un véritable dialogue qui s'instaure. Les échanges à distance aboutissent à un certain fIltrage. Très souvent, les canaux employés se conduisent comme des conducteurs imparfaits, ou des semi-conducteurs, qui ne laissent passer les messages que dans un sens. Ce n'est pas très gênant pour le fonctionnementde la « ligne »; c'est au contraire de nature à compromettre le rôle même de l'état-major et l'efficacité de la direction qui se trouve alors imparfaitement informée. Les unités de recherche n'interviennent généralement que pour déterminer les décisions à long terme. Les services commerciaux doivent êtres consultés en permanence. Ainsi s'expliquent la logique des localisations à l'intérieur d'une même entreprise: avec le progrès des communications à distance, l'inégale transparence permet une décentralisation partielle, mais impose un certain ordre spatial à l'ensemble42. IV. LES ECONOMIES EXTERNES43 Pour expliquer l'équilibre de la fIrme, nous avons passé en revue les différents circuits par lesquels elle se noue au monde extérieur. Nous avons déjà vu que pour prendre une vue plus globale des répartitions industrielles, il était nécessaire de dessiner les flux au-delà de la partie .1 Pour se familimiser avec les problèmes de l'entreprise. on peut utiliser. en français. le manuel de Jane Aubert-Krier. Pour prendre une vue plus large et plus sociologique des mêmes problèmes, on pourra se reporter au petit précis de Amitai Etzioni. Auber-Krier (Jane), Gestion de l'ell1reprÜe, p; Collection Themis, Pmis, P.U.F., 1962, 615 Etzioni (Amitai), Modem Organizatio1lS. Foundations of Modern Sociology Selies, Englewoods Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1964, 120 p. .~ Le point de dépm1 de notre rétlexion sur le rôle des circuits d'information dans la structure spatiale des entreplises nous a été fourni par un article de Pierre George, et par un ouvrage de Jean-François. Gravier. Ces deux auteurs montrent la cohérence de la politique d'implantation menée par certaines firmes dans le cadre d'une région. Nous avons pris connaissance de l'article de Tornqvist (supra note
40) après la rédaction du texte de cette chronique. George (Pierre),
«
Les établissements Philips aux
Pays-Bas: une politique de répaJ1ition géographique des usines », Bulletin de l'Association des Géograplze.f .ti"tlllçaÜ, nov.-déc. 1961, pp. 198-205; Gravier (Jean-François), L'aménagemell1 du Territoire et l'avenir des régions françaises, Paris, Flammarion, 1964,338 p. .) Nous avons traité plus complètement de ce problème dans Régions. Nations, Grand.f espaces. op. cit.. <:( pp. 213-219 et 268-275.
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où ils sont directement ordonnés par l'entreprise: nous prolongions alors les cheminements de demi-produits, vers l'amont, ou vers l'aval, de manière à embrasser d'un seul regarde tout le cycle de production, toute une filière. Mais il est une autre manière de prolonger le tracé des circuits: celle qui consiste à compléter les boucles, à voir comment les revenus sont redistribués, épargnés ou dépensés, comment ils donnent naissance à de nouveaux zigzags, pour reprendre l'expression de Quesnay. Les produits fabriqués s'écoulent généralement sur des marchés lointains: les circuits monétaires qui sont leur contrepartie ne se ferment qu'au niveau de l'économie globale, à la suite de cheminements très complexes, et qu'il est impossible d'analyser dans le détail. Il en va autrement en ce qui concerne les circuits les plus courts, ceux qui sont limités par la faible portée des circulations de personnes, travailleurs de l'entreprise comme prestataires de services extérieurs. Là, l'argent distribué est injecté dans des boucles qui sont pour une certaine part locales. Chaque fois que le revenu est dépensé, une fraction est dirigée sur l'extérieur, pour payer les biens et les services qui ne sont pas produits dans la région, mais une autre tourne sur place, crée de nouveaux revenus, qui sont à leur tour dépensés. Ainsi naissent les effets bien connus de multiplication, ainsi apparaissent des cellules économiques possédant une certaine originalité de comportement. A l'intérieur de chacun de ces compartiments, il se constitue une pyramide de relations économiques. Plus son architecture est complète, plus son nombre d'étages est élevé, plus grande est la part de ce qui se trouve utilisé sur place. On perçoit mieux alors les liaisons qui s'élaborent entre un établissement et le milieu régional où il s'est inséré. Au-delà des rapports directs44,auxquels on pense généralement, il y a tous ceux qui sont induits, et dont il faut essayer de voir les effets. Très généralement, la présence d'une série complexe de relations économiques représente pour l'entreprise des avantages non négligeables, mais qu'il est difficile de faire apparaître dans une comptabilité. Le marché local est assez divers pour que la gamme des activités de service soit complète: l'entreprise y gagne des relations meilleures, plus efficaces; elle n'a pas à créer pour elle-même ce qui sert à une multiplicité de firmes installées au même point. Les ouvriers et les employés trouvent plus facilement satisfaction à leurs besoins, la vie est plus riche pour eux, et la somme de satisfactions qu'ils retirent de leurs activités est plus grande: à salaires égaux, ils sont plus heureux. Les JJ
L'analyse moderne a mis en évidence la complexité des rapports directs: en cherchant à démontrer
le mécanisme des effets de polarisation, on a été ainsi conduit à distinguer plusieurs types de liaisons entre l'établissement et le milieu situé en amont et en aval. Un bilan de ces recherches est dressé par Paelinck. Paelinck (Jean), Systématisation de la théorie du développement régiol!al polarisé. Cahiers de l'I.S.E.A.. série L, n° 15, 1965, repris aux pp. 85-IOOde Boudeville (Jacques R.) (éd. par), L'espace et les pûles de Cl"oi.ç.wl!ce, Bibliothèque d'économie contemporaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, 232 p.
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économies externes45 dont bénéficient l'entreprise proviennent donc de l'existence d'une économie complexe qui permet de fournir un choix plus complet de services et assure à chacun une liberté plus grande, puisque les emplois offerts sont plus divers. Parfois, d'ailleurs, les avantages ainsi créés sont mis en balance par des déséconomies - celles qui tiennent à l'allongement des déplacements quotidiens pour les travailleurs, celles qui résultent de la formation d'un milieu social plus organisé, souvent plus combatif pour l'entrepreneur. Les éléments qu'analysait la théorie classique de la localisation industrielle n'ont pas cessé de peser sur l'équilibre spatial: mais leur poids n'est pas aussi absolu qu'on ne le disait jadis. Au fur et à mesure que les facilités de communications augmentent, et que les cycles de transformation s'allongent, les charges de transport diminuent par rapport au coût total du produit. La géographie des frais de transformation devient par suite moins variée, ce que les prophètes de l'ère néotechnique avaient bien senti. Mais l'industrie n'est pas devenue pour autant complètement libre: la différenciation des coûts résulte maintenant davantage du jeu des avantages indirects, des économies externes, difficiles à comptabiliser, que de la carte des tarifs de transport. Les modèles de décision et l'équilibre des localisations Le problème de la localisation de l'entreprise ou de l'établissement se trouve circonscrit lorsqu'on a dressé le tableau des liaisons qu'ils entretiennent avec le monde. Peut-on dire qu'à ce niveau, tous les éléments ont été mis en évidence pour aboutir à une explication? Non, car l'entreprise est un milieu vivant, dont les responsables réfléchissent et calculent. Lorsque les dimensions économiques des firmes sont très faibles par rapport à l'environnement économique, la liberté qui est offerte à chacune est limitée: les prix, la valeur totale de la demande sont des données que l'entrepreneur ne façonne pas à son gré. Les petites sociétés à capitaux familiaux qui ont lancé la révolution industrielle étaient dominées par un marché auquel elles ne cherchaient pas à se soustraire. Elles étaient dynamiques, innovaient, mais ne considéraient pas encore que le changement était la marque de toute la vie économique moderne. Elles n'envisageaient pas les conséquences lointaines du progrès technique, n'escomptaient pas d'économies d'échelle renouvelées de période en période. Dans ces conditions, on pouvait les considérer comme des pions sur un échiquier et supposer que leurs comportements étaient faciles à schématiser. Les grandes entreprises modernes se trouvent baignées dans un milieu économique différent. Les décisions qu'elles prennent modèlent en partie le marché pour lequel elles travaillent: elles savent se dérober à 45 Sur cette interprétation des économies externes, se repolter plus particulièrement Grands e.~paces. op. cit., pp. 268-275 ; Mac Neil (Jean). Notes sur les localisa/iolls de l'I.S.E.A., n° 178, série L, n° 17, 1966, pp. 31-96.
à RéliiollS, Nations, industrielles, Cahiers
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certaines formes de la concurrence et régler leur politique sur celles des quelques partenaires avec lesquels elles ont l'habitude de vivre. Elles n'ignorent pas que le progrès technique est susceptible de remettre constamment en cause ce qui est la base de leur fortune actuelle. Aussi les motivations que l'on peut analyser chez les responsables sont~eIles différentes de celles d'autrefois46. La fIrme a cessé d'être la chose d'un seul homme ou d'une seule famille. Les responsables de sa politique sont généralement des employés qui sont plus sensibles à la stabilité, à la sécurité qu'elle offre, au prestige dont elle jouit, qu'au montant exact des revenus obtenus dans l'immédiat. On cherche toujours à maximiser une fonction, mais elle ne se confond pas avec le profIt au sens étroit; il s'agit d'une fonction d'utilité, plus vague, et qui intègre des éléments plus divers. Tout cela retentit sur les politiques et les localisations. L'expérience de la dimension optimale croissante des unités de production conduit souvent à ne pas multiplier les établissements autant qu'il apparaîtrait souhaitable eu égard aux conditions momentanées de la technique. On renonce provisoirement à une certaine marge de profIt, mais on évite d'avoir à liquider par la suite des établissements devenus inutiles. On sait également que les localisations les meilleures, à regarder loin, sont souvent celles qui permettent les conversions les plus économiques. Une usine installée sur un gisement riche peut constituer une excellente affaire à court ou à moyen terme, et une affaire médiocre à long terme - avec l'épuisement des réserves, tous les avantages de la localisation se trouveront compromis, et les réadaptations seront peutêtre impossibles. Les nœuds de communications importants, les grandes métropoles, qui constituent à la fois des marchés de facteurs de production, et des platefOlmes commodes pour l'organisation de la vente, se prêtent beaucoup mieux à des conjonctures changeantes. Si besoin est, la fermeture d'un établissement s'y fait plus facilement, car les ouvriers et les employés trouvent plus aisément à se réemployer dans un milieu plus divers. L'étude de l'équilibre des localisations demande donc que l'on se penche sur les motivations des entrepreneurs. Elle montre également que l'on doit connaître les préférences et les goûts des employés - car, à travers les satisfactions qu'ils retirent du travail et du milieu dans lequel -" L'analyse des formes et de la finalité des entreprises modernes a été renouvelée. il y a plus d'une génération, par les travaux de Berle et Means. Depuis lors, les recherches ont montré la complexité des motivations des directeurs. On en trouvera un écho dans la publication collective dirigée par F. BlochLainé et F. Pell"OUX, et consacrée à l'entreprise et à l'économie du XX. siècle. Berle (Adolf A.), Means (Gardner C.), The Modern CorporaTion and PrivaTe ProperTy, New York, Mac Millan. 1934; Gordon (R. A.). Busine.fs Leadership in The Large CorporaTion, Washington, Brookings, 1945; Bloch-Lainé (François), Perroux (François) (éd. Par), L'enTreprise eT l'économie du XX' siècle, T. Il: La jàrmaTion des décisions ell'enlreprise. op. cil., cf. : Monsen (J. R.), Saxberg (B. O.), Sutermeister (R. A.), « Les motivations sociologiques de l'entrepreneur dans l'entreprise moderne ", pp. 653-679. Dans une perspective plus large, on trouvera également des éléments intéressants dans Galbraith (John Kenneth), Le Nouvel ETaTÙulusTriel, Bibliothèque des Sciences humaines, Paris, NRF-Gallimard, 1968, 418 p. (édition oliginale américaine, 1967). Sur la dialectique organisation-finalité, on consultera le deuxième chapitre de Amitai Etzioni, Modern Organi.mlion. 01', cil., pp. 5-19.
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ils vivent, leur appréciation subjective peut varier, et avec le même salaire, ils peuvent se montrer satisfaits ou insatisfaits47.L'engouement pour les sports d'hiver, le goût des plaisirs de l'eau, le besoin de contacts humains, interviennent donc au même titre que les échelles de valeur des responsables pour modeler les choix effectués: on connaît le développement des régions qui offrent à la fois le soleil, la mer, la montagne, aussi bien aux Etats-Unis que dans une partie de l'Europe. L'équilibre des localisations dépend ainsi dans une large mesure de la philosophie économique qui caractérise la société. Au fur et à mesure que les revenus des travailleurs augmentent, leurs consommations se modifient. Ils disposent de loisirs, et c'est dans ce domaine que les possibilités qui s'offrent à eux sont les plus diverses. En pareille matière, les satisfactions résultent pour partie des revenus dont on dispose, mais elles dépendent également beaucoup du cadre de l'existence. Ainsi, un peu partout dans le monde, assiste-t-on à une transformation des équilibres de localisation avec le passage à la société d'abondance. Jusque-là, les préférences et les goûts des agents économiques avaient été bridés par la nécessité et par la modicité des ressources. A partir d'une certaine aisance, l'effort ne vise plus à accroître la quantité de produits alimentaires et de vêtements, dont on peut disposer. Il est utilisé à d'autres fins: le poids croissant que des considérations apparemment extra-économiques tiennent dans le choix des localisations traduit donc une transformation économique essentielle, celle qui permet à chacun de penser à autre chose qu'à l' essentiel48. Et du coup, la diversité des motivations se fait plus apparente, comme la diversité des orientations dont elles résultent. L'Européen est plus soucieux du cadre monumental, de la vie intellectuelle ou artistique, l'Américain, plus prêt à se satisfaire de ce que l'environnement lui offre: dans les choix nouveaux, le poids des facteurs climatiques est ainsi plus fort aux Etats-Unis qu'en Europe. Les grandes agglomérations anciennes bénéficient d'une faveur renouvelée. Ces métropoles sont trop tassées pour offrir un cadre équilibré à la vie. Leurs habitants éprouvent le besoin de migrer, de se déplacer; ils attachent un prix particulier à l'allongement de leurs vacances. Ainsi le développement des grandes migrations du tourisme traduit, en Europe, une certaine insatisfaction qui résulte des localisations industrielles et urbaines. Le travailleur américain peut, s'il le désire, aller s'installer en Californie, au Nouveau-Mexique, ou en Floride, à la recherche du soleil. En Europe, le Hollandais, l'Allemand, 47 Sur le rôle nouveau des aménités dans le domaine de la géographie industrielle, l'étude de base demeure: Ullman (Edward L.), « Amenities as a factor in regional growth », GeoKfaphical Review, vol. XLIV, 1954, pp. 119-132. 4N
Les implications de la transformation des échelles de préférence ont été mises en évidence dans le cadre des organismes urbains. Dans ceux-ci, on note que les ségrégations culturelles ont plus de poids que par le passé: au fur et à mesure que les loisirs comptent davantage, on attache plus de prix aux relations qui peuvent se nouer au sein d'une communauté de voisinage. Mayer (Albert J.), Hoult (Thomas F.), Race alld Re.çidellce ill Delroil, Urban Research Laboratory, Institute for Urban Studies, Wayne State University, 1962.
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l'Anglais ne peuvent de la sorte s'installer à demeure au bord des rivages de la Méditerranée. Aux Etats-Unis, les développements industriels récents ont bénéficié dans une certaine mesure aux régions périphériques, qui ont vu s'installer nombre de fabrications nouvelles. En Europe, l'espace méditerranéen ne bénéficie pas d'un mouvement analogue de décentralisation et de diffusion de l'industrie: les jeunes ouvriers espagnols, portugais, yougoslaves et. grecs ont remplacé .les italiens dans les emplois pénibles des pays de l'Europe du Nord-ouest. Mais même sans recevoir d'équipements productifs, les pays méditerranéens bénéficient de la transformation générale des équilibres industriels: ils reçoivent des installations touristiques, et voient affluer durant l'été des millions de travailleurs. Stabilité et instabilité des localisations: des entreprises
économies externes et longévité
L'évolution générale de l'économie moderne entraîne des bouleversements considérables dans l'équilibre traditionnel des localisations. La diminution des tarifs de transport explique la faveur croissante dont jouissent, pour les fabrications lourdes, les façades maritimes49; dans la majeure partie des autres cas, elle introduit une liberté nouvelle vis-à-vis de la distance qui a été longtemps le facteur essentiel de localisation. Cette libération aurait pu conduire à un éparpillement total des usines, qu'envisageaient souvent les utopistes du début du xxe siècle50.Or on voit se développer des grandes métropoles, des zones urbanisées de manière plus ou moins continues des usines en chapelet ou en semis dense dans les régions favorisées. Les transformations demeurent assez timides. En Europe, il ne faut peut-être pas s'en étonner: la structure politique du continent s'oppose à une réorganisation complète de l'équilibre des localisations. Mais aux EtatsUnis, on demeure surpris de voir que la part des vieilles régions industrielles du Nord-Est demeure essentielle dans le produit industriel global. Dans la détermination des localisations actuelles, le poids des héritages est beaucoup plus lourd qu'on ne le croit généralement. Il est certain que si l'on avait à mettre en valeur le continent nord-américain, on ne réaliserait pas les équipements essentiels dans les mêmes secteurs. Pittsburgh ne deviendrait pas une ville millionnaire, et ne concentrerait H
Les sites littoraux ont un attrait particulier pour l'industrie métallurgique. Isard (Walter), Capron
(W. H.), « The future locational pattern of iron and steel production in the U.S. », Journal of Political Economy, vol. LVII, 1949, pp. 118-133; Alexandersson (Gunnar), « Changes in the location pattern of the anglo-american steel industry, 1948-1959 », Economic Geography, vol. XXXVII, 196[, pp. 95114; Fleming (Douglas K.), « Coastal steelworks in the Common Market countries », Geographical Review, vol. LVII, 1967, pp. 48-72; Bienfait (Jean), « Un exemple de sidérurgie maritime: la sidérurgie japonaise », Revue de Géographie de Lyon, vol. XXXVIII, 1963, pp. 257-323; Warren (Kenneth), « The Changing steel industry of the European Common Market », Economic Geography, vol. XLIII, 1967, n° 4, pp. 314-332. .'n On pense en particulier à Kropotkine, qui prévoit j'éclatement des grandes concentrations industrielles nées à la fin du XIX. siècle. Kropotkine (Piotr), Field.f, factories and worbhop.f, New York, Putman, 1899,477 p.
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pas dans ses environs immédiats près de la moitié de la sidérurgie américaine. Les grandes métropoles de l'Est, Mégapolis, ne serviraient pas de laboratoire pour la plupart des fabrications nouvelles. Dans tout cela, on sent l'effet des équipements existants, et les avantages qui tiennent à la concentration et à l'accumulation du travail. Les économies externes suffisent à donner aux entreprises des bases assez solides pour qu'elles résistent à la concurrence d'établissements mieux placés en fonction des critères actuels. Ainsi, la libération vis-à-vis des contraintes de la distance n'aboutit pas nécessairement à des bouleversements en profondeur de la géographie des localisations industrielles. Elle a dans une large mesure des effets conservateurs: elle permet aux zones densément peuplées de se reconvertir, ou d'attirer une partie des fabrications nouvelles. On sait que Wilfred Smith51 a écrit une histoire des localisations manufacturières en Grande-Bretagne. C'est un ouvrage passionnant. La Révolution industrielle a débuté là il Y a deux siècles. Avant elle, l'artisanat avait connu un développement important en certains domaines: il est possible de suivre les migrations des fabrications durant cent, deux cents, et parfois trois ou quatre cents ans. L'Angleterre est le seul pays qui permette de retracer une évolution aussi riche. On imagine bien, a priori, que l'histoire de ces changements a été mouvementée. Mais on est tout de même surpris de voir la multiplicité des réajustements en certains domaines. Si les industries du feu, la céramique par exemple, trouvent presque immédiatement leur assiette définitive, le textile hésite jusqu'au
deuxième
tiers du
xxe
siècle.
Certaines zones, qui avaient joué un rôle pionnier, s'effacent complètement; comme la région de Glasgow pour le coton par exemple; d'autres apparaissent, que rien ne permettait de prévoir, ainsi le district lainier de la vallée de la Tweed toujours en Ecosse. Pour la sidérurgie, l' histoire est encore plus mouvementée. TI y a beaucoup de raisons apparentes à cela: les ressources de certains gisements se sont épuisées, les techniques se sont plusieurs fois modifiées; la forêt de Dean, les collines du Shropshire, le Pays Noir, le Pays de Galles, le Northumberland, les cuestas jurassiques du Yorkshire, du Lincolnshire, du Leicestershire, le Pays de Galles à nouveau, certains grands estuaires enfin se trouvent tout à tour favorisés. A la réflexion, vues les faibles distances qu'il Y a à parcourir dans ce pays, ces révisions répétées des localisations cessent d'apparaître aussi rationnelles qu'on ne le pense d'abord. Et lorsque l'on essaie de voir pourquoi la théorie de la localisation sous sa forme la plus classique, celle qui analyse les charges de transport pour déterminer les sites idéaux de production, a ici pu trouver de si belles applications, on doit invoquer les caractères propres ;1
Smith (Wilfred), All Ecollomic Geography (!rGrelll Britaill, Londres, Methuen, 1949, XVI, 756 p. La première pm1ie, consacrée à l'analyse de l'histoire des localisations vient d'être rééditée: Smith (Wilfred), All Historical Il11roductioll to the Ecollomic Geography of Great Britaill, Bell's advanced economic geographies, Londres, Bell, 1969, XXXIII, 228 p.
Chronique de géographie économique
139
des entreprises britanniques: très peu intégrées, placées dans un milieu très concurrentiel, elles se sont montrées plus fragiles que dans d'autres pays. Si en France ou en Allemagne, les mutations ont été moins nombreuses et moins spectaculaires, c'est qu'à partir de 1860, la création de groupes intégrés puissants y a consolidé les entreprises, et partant rendu plus stable l'équilibre des localisations. La faillite et la fermeture sont toujours apparues de ce côté-ci de la Manche comme des accidents scandaleux; la mobilité des localisations en Grande-Bretagne supposait que l'on accepte des taux de mortalité d'entreprises très élevés. Ainsi, le jeu des règles de la localisation apparaît-il conditionné par la structure générale de l'industrie et des marchés dans les pays étudiés. Les règles de Weber étaient faites pour les industries du ~ siècle, là où elles étaient livrées à une concurrence sans merci. Et si, en Angleterre, toutes les fabrications n'ont pas connu la même instabilité, c'est que des facteurs de fixation puissants ont joué en certains domaines. Les industries textiles, faibles consommatrices de charbon et d'énergie, étaient certainement beaucoup plus réellement libres de leurs localisations que celles de l'acier, et pourtant elles se sont montrées moins volages: les aires se sont stabilisées entre 1850et 1870,et au-delà de cette période, il n'y a pas eu de remise en cause fondamentale. A quoi attribuer alors l'absence de fluctuation? Les filatures et les tissages britanniques sont demeurés aussi peu concentrés qu'il est possible de l'imaginer jusqu'à une date toute récente. Les faillites, les disparitions ont été nombreuses. Qu'est-ce qui a imposé dans ce domaine la permanence? Le jeu des économies externes liées à l'organisation des marchés et des services techniques a fait beaucoup pour assurer le triomphe du Lancashire dans le domaine cotonnier. Ainsi donc, la stabilité et l'instabilité des localisations industrielles dépendent de conditions de géographie sociale, de l'éclosion d'un milieu d'entreprises, de la manière dont les innovations se sont répandues52. La métallurgie qui demandait des connaissances plus scientifiques, pouvait plus facilement s'affranchir de ces milieux professionnels. Les premières théories économiques de la localisation industrielle marquent un énorme progrès sur les généralisations hâtives des observateurs superficiels: en montrant le jeu complexe des attractions auxquelles sont soumises les entreprises, on enlève à l'environnement le poids exclusif qu'il avait. On apprend à déterminer la force relative des différents éléments qui dépendent du milieu - les matières premières, l'énergie - et de ceux qui sont modelés par les forces humaines - le marché, la main-d'œuvre. La mise au point des moteurs électriques, la construction des premières usines électriques et des lignes de transport de force semblent ;~ La géographie industrielle du XIXc siècle s'explique en grande partie par ces facteurs sociaux: les analyses que l'on peut faire en ce qui concerne les industties textiles, par exemple, ou les premières industries mécaniques ne laissent aucun doute à ce sujet.
140
PauL ClavaL
être le prélude à une nouvelle géographie. Jusqu'au XVIIf siècle, les activités industrielles avaient plutôt eu tendance à se disperser dans la campagne, qu'elles ne déparaient pas. Les concentrations malodorantes et sales d'usines noircies étaient nées du charbon. Les grands rêveurs anglais de la fin du XIX' siècle, Ruskin et Morris53, avaient la nostalgie d'une certaine géographie d'antan, où la campagne calme et belle servait de cadre à la vie la plus harmonieuse. Kropotkine54 est plus optimiste qu'eux: grâce aux nouvelles techniques, il devient possible de redonner aux pays un équilibre qu'ils ont perdu. Beaucoup sont frappés par ces perspectives nouvelles - et l'espoir d'une nouvelle géographie industrielle se trouve exprimé dans toutes les grandes familles
spirituelles.Lénineécrit: « Le communisme,c'est le pouvoir soviétique plus l'électrificationde tout le pays... »55 ; durant quelques années,les nouveaux maîtres de la Russie essaient de lutter contre le gigantisme de certaines villes, de promouvoir une authentique décentralisation, et de créer des villes vertes. Au même moment, Lewis Munford56, en Amérique, traduit cette même conception sur un autre ton. Il parle de la malédiction de l'urbanisme à l'ère paléotechnique et annonce une géographie plus humaine pour l'ère néotechnique. Au début du XXesiècle, toutes ces aspirations semblent légitimes à ceux qui se penchent sur la théorie de la localisation industrielle, et qui voient pour l'essentiel, dans la concentration, un effet de l'environnement. D'autres les trouvent peu raisonnables. Ils se rappellent les premières méditations d'Adam Smith, ils savent que c'est la dimension du marché qui limite la spécialisation, et partant, la concentration; les forces qui régissent la répartition des industries, et qui créent les tensions et les déséquilibres que tout le monde condamne ne sont pas uniquement liées à l'environnement; elles résultent du jeu de lois économiques profondes. Les théories classiques de la localisation ne le montraient pas, car elles avaient toutes été construites sur un mode statique - alors que les déséquilibres spatiaux résultent pour une bonne part du progrès technique, qui multiplie les économies d'échelle et condamne à l'obsolescence les équilibres réalisés antérieurement. L'analyse moderne va plus loin. Elle procède à une critique des résultats admis au cours des périodes précédentes, et montre que les ~.' Sur le rôle de Ruskin et Morris
dans
la transformation
deuxième moitié du XIX" siècle, on se reportera à notre
de la sensibilité «
géographique
dans
la
Essai sur ('évolution de la géographie
humaine", Cahiers de Géographie de Besançon, na 12, Paris, Les Belles Lettres, 1964, 162 p., aux ,Pp- 105-115. Kropotkine est géographe: il perçoit plus vite que quiconque les possibilités nouvelles qu'offre la diffusion de l'énergie électrique. Elle lui semble conduire à un éclatement des grandes zones de concentration urbaine et industrielle. ~~ Il y a chez Lénine une volonté de supprimer les contradictions entre villes et campagnes qui SOit tout droit de Marx et de Engels, mais le moyen d'y parvenir, l'électrification, c'est, nous paraît-il, chez les théoriciens de l'anarchie qu'il l'a trouvé. Lénine désirait « une nouvelle implantation de l'humanité avec l'élimination de l'isolement rural, de sa coupure avec le monde et l'entassement contre nature d'énormes foules dans les grandes villes ". ~fi Munford (Lewis). The Cu(Tltre o/CiTies, New York, Hartcourt Brace, 1938, XII, 586 p.
Chronique de geographie
economique
141
déterminismes du milieu et de la distance n'étaient pas les seuls facteurs de l'organisation des régions industrielles du XIXesiècle. Des forces économiques, et beaucoup plus encore, des évolutions sociales, sont responsables de la mise en place des grands équipements. Une certaine unité est donc rendue à l'étude des localisations industrielles: mais les éléments de ce qu'il n'est plus possible d'appeler une théorie, parce qu'elle est trop diverse et complexe, ont cessé d'être empruntés à l'univers trop parfaitement équilibré de l'économie classique: ils intègrent une matière humaine plus riche, plus complexe, dans des modèles plus ingénieux. Comme en d'autres domaines, l'analyse des modèles que l'économiste propose lorsqu'il s'agit d'expliquer des localisations industrielles est nécessaire au géographe. Mais la fécondité de ces modèles ne tient pas tant à ce qu'ils expliquent qu'à ce qu'ils laissent de côté. Les constructions imaginées par Weber et par ses continuateurs négligeaient les dimensions humaines et sociales des problèmes. Dans le monde actuel, on s'aperçoit que ces facteurs sont essentiels et on comprend qu'il devait en être en partie de même au cours des siècles passés. On devine petit à petit tout ce que la constitution des régions industrielles doit aux conditions de diffusion de l'innovation, à la réceptivité de certains groupes, aux règles juridiques et aux valeurs économiques qui dans chaque pays président aux choix fondamentaux que les localisations traduisent sur les cartes.
CHAPITRE V
LES RESSOURCES
- 1970 NATURELLES
L'étude des ressources naturelles a longtemps occupé une place de premier plan en géographie économique. Cela tenait à la conception alors admise de la division du travail entre le géographe et l'économiste. Ce dernier explorait les rapports entre les variables qui expriment le jeu des forces internes du système économique. D'autres forces interviennent, celles que l'on qualifie d'exogènes, mais l'économiste ne les étudiait pas. La production est réalisée par combinaison d'un certain nombre de facteurs: la terre, le travail, le capital. La nature est une des données extérieures au système économique, mais qui influe sur lui. Le géographe l'analysait et indiquait à l'économiste les éléments nécessaires à l'intelligence de la répartition des productions et des configurations spatialesl. J. QU'EST.CE
QU'UNE RESSOURCE
NATURELLE?
n faut remonter au XIX"siècle pour comprendre l'origine de cette division des activités scientifiques. La réflexion sur les richesses reste longtemps imprécise et multiple. Elle a un double aspect, à la fois théorique, philosophique même, et pratique. Sur le plan de la réflexion pure, on hésite encore sur la nature de la richesse2, on voit intervenir dans sa définition des éléments hétérogènes, la puissance, l'appétit de jouissance par exempleJ. A un niveau plus terre-à-terre, la pratique des premiers statisticiens4nous montre que l'on fait intervenir, pour mesurer la richesse des nations, une foule d'éléments hétérogènes. On répertorie avec soin les sujets et les productions du royaume. De ce souci d'inventaire précis naissent deux techniques scientifiques, celle du dénombrement des êtres vivants5, celle de la comptabilité des I
Sur ce problème, cf. Claval (Paul), « Géographie et économie », Cahiers de sociologie économique,
15, novembre 1966, pp. 320-333. 2n°Pour Michel Foucault, la pensée économique au XVIIe et XVIIIe siècles, tire son originalité de ce qu'elle s'intéresse plus à la richesse qu'à la production. Foucault (Michel), Les mots et les cho.çes, Bibliothèque des Sciences humaines, Paris, GaIlimard-NRF, 1966,400 p. J
Lantz (Pierre),
«
La notion de richesse dans la pensée économique classique », Revue d'histoire
économique, 1968, n° IV. On pense à l'école italienne
4
de statistique,
au groupe
des premiers
caméralistes
des pays allemands,
aux tenants de l'arithmétique politique en Angleterre. On trouvera une présentation rapide de ces groupes dans: Levasseur (Emile), La IJOpulationfrançaise, Paris, Rousseau, 1889, cf vol l, p. 50 sq.
. Ibidem.
PauiClavai
144
organisations territoriales.. La richesse est faite à la fois d'éléments matériels et d'éléments humains. Cela ne nous étonne pas: l'homme ne s'est pas encore complètement placé hors de la création, face à elle, en position de rival'. Avec les physiocrates, l'optique se modifie. On met davantage en évidence ce qui oppose l' homme et la nature. Le travail n'est pas considéré en lui-même comme la source des richesses: celles-ci sont données de l'extérieur, par la nature, par la terre. C'est en se combinant avec la terre, en canalisant ses forces productives que le travail devient générateur de richesse. Ce changement d'interprétation traduit, sur le plan économique, la transformation générale des attitudes philosophiques.. Le progrès scientifique permet de prendre la mesure de la puissance de l'homme. Celui-ci domine un monde mécanique dont il apprend à déchiffrer les rouages, et qu'il peut organiser à son gré. Mais ce pouvoir a des bornes: on ne commande à la nature que par une action humaine qui perd de son efficacité lorsqu'elle s'intensifie. Turgot fournit le premier exposé de la loi des rendements décroissants: «La semence jetée sur une terre naturellement fertile, mais sans aucune préparation, serait une avance presque entièrement perdue. Si on y joint un seul labour, le produit sera plus fort; un second, un troisième labour pourront peutêtre, non pas doubler ou tripler, mais quadrupler ou décupler le produit qui augmentera ainsi dans une proportion beaucoup plus grande que les avances n'accroissent, et cela jusqu'à un certain point où le produit sera le plus grand possible, comparé aux avances ». « Au-delà de ce point, si on augmente les avances, les produits augmenteront encore, mais moins et toujours de moins en moins jusqu'à ce que la fécondité de la terre étant épuisée, et l'art n'y pouvant plus rien ajouter, un surcroît d'avances
n'ajouterait absolument rien au produit »9.
Ainsi se trouve mise en place par les physiocrates une interprétation des faits économiques qui marque toute la pensée économique classique. Elle est faite à la fois d'optimisme et de pessimisme: d'optimisme, puisque l'homme est campé face à une nature qu'il contrôle et qu'il domestique; de pessimisme, puisque le jeu contre la nature est un jeu moral où l'homme ne peut indéfiniment gagner. L'interprétation pessimiste est la plus généralement retenue, à la suite de Malthus'.. Mais l'optique optimiste n'est pas oubliée et . Marczewski (Jean), Comptabilité nationale, Précis Dalloz, Paris, Dalloz, 1965, Il,661 p., cl pp.7-25. , Lenoble (Robert), Histoire de l'idée de nature, L'Evolution de l'Humanité, Paris. Albin Michel, 1969, 446 p. ; Glacken (Clarence J.), Traces on the Rhodian Shore, Berkeley University of California Press, 1967, XXIX, 763 p. K
Sur ce point, on pourra consulter: Lenoble (Robert), Histoire de l'idée de nature, op. cit. On trouvera
une interprétation différente dans Foucault (Miche\), Les mots et les choses. op. cit. 9 Turgot (Anne Robert), Observatioll.v .Vl/rle mémoire de M. de Saint-Péravy, Paris, 1768. '0 C'est elle que l'on trouve chez la plupm1 des théoriciens de la pénurie des ressources naturelles. On trouvera une histoire de ces théories, et un exposé systématique dans Barnett (Harold J.), Morse (Chandler), Scarcity and Growth: the Economic.v of Natural Resource Availability, Resource for the Furure, Inc. Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1963, 320 p. L'ouvrage est intéressant car il montre
Chronique de géographie
connaîtra,
économie
avec Marx,
145
un regain de faveur. Par delà ces colorations
générales de la pensée économique, l'héritage des physiocrates se révèle fécond, puisque la loi des rendements décroissants a donné naissance à une des théories des plus riches, celle de la rente". Le revenu du facteur terre doit son originalité à ce que l'offre de terre est inélastique - nous retrouvons là le pessimisme déjà noté - ce qui permet au propriétaire du sol de retirer pour son propre bénéfice un surplus qui est le fruit de la rareté générale du facteur. Aussitôt définie, la théorie de la rente subit les élargissements successifsl2: le facteur terre n'est pas le seul dont l'offre soit inélastique; tous les facteurs rares bénéficient de rémunérations dont la nature est analogue à celle de la rente du sol: ainsi en va-t-il du travail lorsqu'il cesse d'être homogène et que certaines qualifications sont requises; ainsi en va-t-il aussi de l'esprit d'entreprise, ce qui explique la nature économique du profit. En découvrant la généralité du principe de la rente, les économistes se familiarisent avec les raisonnements à la marge: l'économie néo-classique est née de la réflexion inspirée par la loi des rendements décroissants. Au cours de cette évolution, la manière de concevoir les ressources se transforme. Pour les physiocrates, comme pour les premiers économistes classiquesl3, il Y avait bien dichotomie, opposition entre la nature et le monde de l'homme: c'était l'avarice de la nature qui donnait au facteur terre sa position singulière dans la construction conceptuelle d' ensemble. Avec l'élargissement de la théorie de la rente, le facteur terre cesse de garder sa position originale: on continue à parler de la terre, mais il ne s'agit plus simplement de ce que donne la nature. On désigne ainsi tout ce qui est momentanément rare, que ce soit le sol, la position géographique, ou des procédés techniques de fabrication, la manière de gérer des affaires. Les «ressources» ne sont plus des données brutes, mais des ensembles qui intègrent le travail humain: au milieu du siècle dernier, les bons auteurs le reconnaissent. Emile Levasseur écrit: «Qu'est-ce que la terre? Evidemment, nous n'entendions pas seulement par ce mot le sol terrestre. le champ qui produit la moisson, ce qui porte la forêt ou qui recèle les métaux. Nous entendons aussi le vent qui fait tourner les ailes du moulin, la chute qui met en mouvement J'outillage de la fabrique, l'électricité qui transmet nos pensées, toutes les forces, en un mot, de la nature, propres à servir les desseins de la vie" ». que le pessimisme croit. II
des cla.~siques a été exagéré,
et que leurs théories
sont plus nuancées
Pour Michel Foucault. la théorie de la rente ne provient pas de l'analyse
qu'on
ne le
des rendements
décroissants, donc indirectement des physiocrates; elle résulte d'un renversement total de la perspective de l'analyse: Foucault (Michel), Les /IIots et les choses. op. cit. De toute manière, l'accord est unanime pour voir dans Ricardo le premier théoricien de la rente Ricardo (David), The principles of political economy and Il/xation, Londres. 1817. 12 L'évolution est déjà nette chez stUalt Mill. 1.1Là aussi, l'interprétation de Foucault est différente. Cf supra, note 2.. 14 Levasseur (Emile), Du rôle de /'intellil(ence dan.f la productjon, Paris, 1867, cf p. 34.
146
Paul Claval
John Stuart Mill insiste davantage encore sur le rôle de l'homme lorsqu'il dit : « Parmi les conditions (de la richesse), les unes sont physiques: elles découlent des propriétés de la matière, ou plutôt de nos connaissances possédées en certain
lieu, certain temps, sur ces propriétés »15.
L'évolution ainsi amorcée se poursuit jusqu'à nos jours. Lorsqu'un auteur contemporain essaie de définir ce qu'est une ressource naturelle, il associe l'homme de manière étroite à la nature : «
Un système de ressources est une structure homme-esprit-terrequi
impose une sorte de contrainte ou de nécessité à ses agents humains »'.. Les virtualités du milieu physique ne prennent de valeur économique que lorsque sont possédées les techniques qui permettent de les utiliser dans une action économique. L'aspect humain, technique des ressources est aussi important que l'aspect naturel, et explique les modifications incessantes des combinaisons productives. La mise au point de nouvelles variétés de plantes fait avancer la limite des cultures. Les progrès de la sélection transforment les animaux, et permettent d'obtenir, des mêmes prairies, des rendements plus substantiels de produits laitiers ou de viande. Dans le domaine minier, des gisements deviennent tout à coup sans valeur, alors même que les réserves qu'ils renferment demeurent importantes: avec le jeu des substitutions, certains métaux sont moins nécessaires que dans le passé, leur demande décroît; d'autres au contraire sont l'objet d'une demande plus soutenue. Les procédés d'enrichissement rendent exploitables des bassins mineurs dont les réserves étaient depuis longtemps connues, mais que l'on négligeait parce que le transport des minerais grevait trop lourdement le prix de revient. Les transformations techniques dans le domaine de l'exploitation des ressources naturelles se traduisent généralement depuis un siècle par un recul progressif du niveau à partir duquel apparaissent les rendements décroissants. Ainsi, à la fin du XVIII"siècle, une bonne culture du blé permettait d'obtenir une dizaine de quintaux à l'hectare: au-delà, les efforts ne se traduisaient pas par une augmentation corrélative des rendements. A la fin du XIXCsiècle, lorsque Lecouteux compose son traité d'agronomiel7, la limite de ce que l'on doit obtenir dans les pays de culture intensive si l'on ne veut pas connaître de rendements décroissants lui paraît être de l'ordre de 30 quintaux par hectare. De nos jours, on parle couramment de 50 quintaux sur les bonnes terres de l'Europe du Nord-Ouest [beaucoup plus en 2005]. 15
Il,
Mill (John
StUa(1), Principes
Firey (Walter), Man, 1960, 256 p. 17 Lecouteux (Edouard),
Mind Le blé,
d'économie
politique,
Paris, 1861, cf. p. 23
and
a Theory
(!( Resource
Land:
Paris,
Librairie
agricole
V.fe,
de la Maison
Glencoe, Rustique,
III, 1883.
The
Free
Press,
Chronique de géographie économie
147
Dans le domaine industriel, les points où apparaissent les rendements décroissants ont été repoussés encore plus loin que dans le domaine agricole. La situation n'est d'ailleurs pas la même pour la fourniture des matières premières, et pour leur transformation ultérieure. Les progrès ont été moins sensibles dans le premier cas. La mécanisation des opérations minières a été poussée très loin, mais elle ne peut aller la plupart du temps jusqu'au degré d'automatisation que l'on atteint couramment dans les entreprises de transformation. Aussi assiste-ton à la substitution progressive des matières premières qui se prêtent à l'extraction et au transport le plus économique à celles d'utilisation plus traditionnelle mais qui bénéficient moins largement des progrès récents des techniques. Dans le domaine des sources d'énergie par exemple, la production pétrolière et celle du gaz naturel se développent car la productivité y est beaucoup plus forte que celle de l'exploitation houillère. Le progrès technique transforme sans cesse la nature des ressources intéressantes pour l' homme: on est loin du donné rigide que les classiques retenaient dans leur analyse. Depuis un siècle, les prédictions pessimistes des économistes se sont trouvées démenties et dans l'ensemble, l'accroissement de la production a pu s'effectuer à un rythme analogue à celui de l'augmentation des effectifs humains. L'explosion démographique des pays du Tiers Monde compromet aujourd'hui cet équilibre fragile entre hommes et ressourcesl8. Il n'est pourtant pas sûr que les prévisions les plus pessimistes se trouvent vérifiées. Dans le domaine agricole, par exemple, la productivité agricole, longtemps stagnante dans les pays tropicaux, a commencé à faire des progrès considérables à la suite de l'utilisation des engrais, et d'une meilleure sélection des espèces utiliséesl9.On sent bien qu'il existe, à un moment donné, une limite à la capacité de production de la nature, mais on voit également cette limite reculer sans cesse. Les transformations du monde depuis un siècle et demi n'ont donc pas justifié les prévisions pessimistes des classiques. On a pris conscience du problème que pose, en permanence, l'ajustement des ressources au nombre des hommes, mais on est beaucoup moins certain qu'il Y a deux ou trois générations du plafond à fixer aux effectifs humains. En montrant que la nature des revenus propres à la terre, à l'entreprise ET à certaines formes de travail est analogue, des auteurs comme Stuart Mill retirent au monde extérieur la place singulière qu'il tenait jusqu'alors dans les raisonnements. A la dissymétrie primitive des schémas explicatifs se substitue une construction plus harmonieuse: 18 Sur les modèles d'équilibres hommes-ressources. on pourra se reporter à Wrigley (E. A.), Société et populatio/l, l'Univers des Connaissances, Paris, P.U.F., 1965, 285 p.; Ackerman (Edward A.), « Population and natura] resources", pp. 621-648 de Hauser (Philip M.). Duncan (Otis Dudley) (ed.), The study ofpopulation, Chicago, University of Chicago Press, 1959. ,. On commence à parler de la révolution agricole en cours dans le monde tropical: Calef (Wesley), «World food production", Geographical Review. vol. 58, 1968, pp. 306-307.
148
Paul Claval
tous les facteurs de production ont la même signification dans la construction économique. Au-delà du rôle de la terre, du travail, du capital on perçoit la place essentielle de l'intelligence créatrice, génératrice de croissance, de modifications structurelles. De la sorte, l'économie donne plus de poids dans ses explications à des aspects purement humains ou sociaux. Elle laisse moins de place à ces forces extérieures et en quelque sorte incontrôlées, que constituaient la terre, et dans une certaine mesure, le travail. Moscovicizoa récemment montré que cette transformation de la vision du monde économique traduisait une évolution progressive des rapports de l'homme et de la nature: par son travail créateur, l'homme modifie la nature sur laquelle il a prise. TIexiste, dans toute société, des énergies latentes, une puissance de créativité essentielle. Ces puissances sont restées inutilisées, stérilisées dans la plupart des sociétés: le potentiel de transformation qu'elles recelaient était inemployé. Avec le triomphe des philosophies mécanistes, au XVille siècle, puis avec l'avènement de l'esprit scientifique, la mobilisation de ces ressources est devenue possible. L'attitude des économistes à l'égard de la nature a évolué en fonction de la prise de conscience progressive de l'efficacité de l'action humaine. Si les ressources sont trop rares, on n'incrimine plus simplement l'avarice de la nature. On sait que les hommes sont aussi responsables, qui ont failli à leur tâche d'invention, de découverte, et n'ont pas su se donner les moyens de satisfaire leurs besoins. II. UNE GEOGRAPHIE RESSOURCES
ECONOMIQUE
AXEE SUR L'ETUDE
DES
La géographie économique est restée longtemps en retard sur cette évolution. Elle avait pourtant pris un bon départ; aux environs de 1870, elle est vigoureusement pensée par un des grands maîtres de l'heure, Emile Levasseur. TIest sensible à l'évolution qui prive la terre de son rôle singulier dans la théorie économique. Son propos est clairement défini dans son analyse sur: L'étude et l'enseignement de la géographie Z'. Le géographe doit saisir l'ensemble des relations et des échanges qui se nouent entre les agents économiques. TI doit s'intéresser aux ressources alimentaires ou minérales - mais là ne s'arrête pas son travail. Les matières premières sont transformées, les produits sontacheminés par les voies de communication, vendus par les commerçants: c'est tout cet ensemble de flux qu'il faut retracer. On voit alors que toutes les économies ne sont pas liées aux ressources de la même manière. Dans celles qui se sont développées jusqu'au dixZO Moscovici
(Serge), Essai sur l'histoire humaine de la nature, Nouvelle bibliothèque scientifique, Paris, Flammarion, 1968, 604 p. 21 Levasseur (Emile), L'étude et l'enseignement de la géographie, Paris, Delagrave, 1872, 126 p.
Chronique de géographie économie
149
huitième siècle, la base alimentaire est généralement fournie par l'espace proche. La révolution des transports et de l'industrie, et l'énergie des grandes puissances commerciales, ont permis, dans certaines parties du monde, Europe occidentale et Amérique du Nord, l'apparition de civilisations qui ne sont plus soumises aux limitations imposées par le milieu local. Elles tirent leurs ressources de toute la surface du globe grâce au réseau de relations qu'elles ont tissé et à la puissance d'échange que leur donne leur activité manufacturière. Ainsi se troùve mise en évidence l'opposition fondamentale entre les économies agricoles d'autosubsistance, et les échanges universels de la nouvelle civilisation industrielle: Levasseur est sensible à l'inégalité des niveaux de civilisation, et montre que les liens des hommes et de la nature varient en fonction de ceux-ci. Les enseignements de Levasseur n'ont pas été retenus. Il avait une formation plus diverse que ses successeurs: il était sociologue et économiste. Dans les dernières décennies du XIXesiècle, la géographie économique se dessèche. Elle se veut résolument utilitaire. Elle doit éclairer des hommes d'action, compléter l'enseignement fourni par les économistes. Il n'est d'autre solution, pour y parvenir, que de se cantonner dans la description de la répartition géographique des ressources naturelles. La pratique de la géographie se fonde sur une théorie économique dépassée depuis plus d'une générationzz.La vogue nouvelle de la «géographie humaine », à la manière de Ratzel ou de Vidal de la Blache, détourne les meilleurs esprits de ce qui apparaît comme une recherche appliquée et sans envergure. La plupart des manuels de géographie économique sont construits entre 1880 et 1950, sur le même modèle. Ils se préoccupent essentiellement des faits de production. On y décrit le circuit économique à son origine, on y saisit la répartition des zones productrices de matières premières. On suit les grands courants de matières premières, on parle des grands marchés où s'effectue leur répartition. Les activités industrielles sont analysées d'une manière très inégale; on décrit minutieusement les activités de base, celles qui font subir aux matières premières leur première transformation: on parle de la sidérurgie, mais on glisse sur la métallurgie et sur les constructions mécaniques. Au fur et à mesure que les activités productrices se libèrent davantage des contraintes imposées par le milieu physique, leur étude semble perdre de l'intérêt. Les dernières étapes du processus de production sont ainsi singulièrement négligées. La plus grande partie des activités tertiaires est passée sous silence - comme si les géographes restaient inconsciemment marqués par une vision physiocratique de l'activité économique, et considéraient que le travail, là où il ne s'applique pas à de la matière, est sans valeur économique. Ce qui ne ZZ
Claval (Paul), Géographie
el éco/!omie.
op. cil.
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touche pas à la production est systématiquement négligé. TIn'est guère question d'analyser les aspects géographiques de la répartition, ou ceux de la consommation. Entre les deux guerres mondiales, certains auteurs deviennent conscients des lacunes et des faiblesses de la géographie économique classique. Ils essaient de la repenser. Albert Demangeon met l'accent sur l'originalité de certaines civilisations économiques. En décrivant l'Empire britanniqueH, il montre que la mise en valeur est poursuivie par les colonisateurs en liaison avec une organisation scientifique qui assure l'inventaire des ressources des pays où l'on pénètre. Lorsqu'il s'interroge sur les raisons du déclin de l'Europe, il touche au problème de la puissance et du contrôle des ressources naturelles. TI apporte donc des éléments qui auraient dû permettre de développer l'analyse des problèmes de géographie économique sur des bases rénovées: ils auraient dû donner une dimension humaine ou culturelle à l'étude des ressources. Personne en France ne comprend vraiment la portée de ses recherches. La géographie économique demeure relativement négligée, et ne renouvelle ni ses buts, ni ses démarches. A l'étranger, la situation est assez analogue. Un certain nombre des spécialistes de la géographie économique y vient d'ailleurs de la géologieH, ce qui indique l'importance attachée à la connaissance des répartitions naturelles pour la compréhension des phénomènes économiques. Les travaux relatifs à la régionalisation agricole, qui font honneur à la géographie américaine de l'entre-deux guerres15 s'inscrivent dans cette opitique d'analyse des ressources naturelles et de leur utilisation. Ce n'est que depuis peu que l'optique des géographes se modifie. Ils découvrent avec Christaller l'importance des services pour qui veut comprendre la structuration économique de l'espace. Ils s'intéressent aux faits de distribution, de consommation. Ils englobent enfin dans leur champ de recherche tous les aspects spatiaux de l'économie. Leur faut-il renoncer à l'étude du problème des ressources? Non. Ils analysent l'ensemble du circuit économique et cessent de privilégier une de ses étapes. La production, l'échange, la consommation des biens demeurent liés à des faits d'ordre physique ou naturel. On s'aperçoit de la complexité de ces liaisons, on découvre qu'elles ne se situent pas toutes au niveau de l'extraction des matières premières minérales ou de la fourniture des produits alimentaires. La géographie économique porte la 13
Demangeon (Albert), L'Empire brilannique. Elude de géographie coloniale, Paris, Armand Colin,
1923, VIII, 280 p. 2< Citons par exemple Laurence Dudley Stamp en Angleterre, Hans Boesch en Suisse, Ellsworth Huntington et Douglas W. Johnson aux Etats-Unis. 2S Les études d'Oliver Baker sont organisées à partir d'une méthode qui est exposée dans Baker (Oliver E.), « Agricultural regions of North America. I. The basis of classification », Economic Geography, vol. 2,1926, pp. 459-493.
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marque, dans ce domaine, des transformations du monde et de l'apparition de nouvelles attitudes. III. RESSOURCES EPUISABLES, RESSOURCES RENOUVELA BLES ET CONSERVATION
Durant toute la période au cours de laquelle la curiosité des géographes a été tournée vers l'analyse des contraintes que le milieu impose à l'activité économique, la réflexion sur la nature des ressources est chez eux demeurée sommaire. Il y a pourtant, au cours du xrxe siècle et des premières décennies du xxesiècle, un enrichissement progressif des connaissances dans ce domaine: mais il est l' œuvre de chimistes, d'écologistes, d'agronomes. Il existe en effet deux types de ressources naturelles: certaines se présentent comme un capital que l'on consomme en le détruisant au cours du temps: ainsi en va-t-il des ressources minérales; d'autres peuvent se régénérer de période en période, si bien que l'homme ne s'attaque pas au capital et perçoit simplement son revenu. Cette distinction justifie le primat donné par les physiocrates et beaucoup d'économistes aux activités agricoles, puisque les richesses s'y trouvent reproduites de période en période sans affaiblissement du potentiel productif. Les recherches des agronomes, depuis le xvme siècle, se sont proposées de bien comprendre ce qui permet de maintenir la fécondité des sols. Leur succès ont précédé les résultats de l'analyse rigoureuse: en Angleterre, on a su supprimer la jachère bien avant d'avoir des méthodes d'étude précises des relations entre les plantes et le milieu. En ce domaine, les premiers progrès scientifiques ont été l' œuvre des chimistes: en parlant de l'idée de la conservation de la masse, ils ont établi des bilans d'échanges; ils ont ainsi fourni le modèle qui convient à tout système écologique. Dans la première moitié du XIX"siècle, ils ont décrit la circulation des éléments dans la nature; ils ont parlé des cycles16de l'eau, de l'azote, de l'oxygène, du phosphore, de la potasse. Avant même que la chimie organique n'explore de manière précise les fonctions biologiques, l'analyse du métabolisme, qui repose sur le principe de conservation de la matière, a permis de comprendre ce qui fait la richesse des sols. La fertilité est pour partie originelle; c'est alors un capital résultant de l'accumulation de matières fertilisantes au cours des temps. La fertilité résulte aussi de la restitution au sol des avances 16
Le cycle hydrologique, qui a servi de modèle aux autres, est clairement expliqué dès la fin du XVIIIe siècle ou le début du XIX' siècle: Playfair (John), Vindiciae Geologicae, Oxford, 1820, Référence citée par Chorley (R 1.), Dunn (A. 1.), Beckinsale (R, P.), The History of the Study of Landforms, Londres, Methuen, 1964, cf p. 109. On trouve d'ailleurs des analyses analogues dans des auteurs plus anciens: Yi-Fu tuan, The Hydrologic Cycle and the Wisdom of God, A Theme in Geoteleology, University of Toronto, Department of Geography Research Publications, University of Toronto Press, 1968, XIII, 160 p.
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qu'il a effectuées - soit que le cycle de la matière vivante se referme sur place et que les matières empruntées à la terre lui soient rendues, soit que les agriculteurs réussissent d'une manière ou d'une autre à combler les exportations par des apports extérieurs. L'opposition entre les deux types de fertilité, celle donnée par la nature et celle entretenue par l'homme, permet de se lancer dans des calculs économiques féconds17. Les chimistes et les agronomes qu'ils inspirent ne sont pas les seuls à s'intéresser au problème de l'équilibre des ressources renouvelables. Les forestiers découvrent progressivement le rôle du couvert végétal dans la protection des sols, dans la lutte contre l'érosion et la dégradation des montagnes, dans la prévention des crues catastrophiques. Des ingénieurs et des forestiers ont déjà conscience du problème en France ou en Italie à la fin du XVIIIesiècle28.Les progrès essentiels sont l' œuvre de Sure1l29,qui fait comprendre la relation entre les ravages causés par les torrents qui ravinent les Alpes du Sud, et la déforestation accélérée due au développement des pâturages dans toute une zone aux sols particulièrement fragiles. Ainsi prend-on progressivement conscience de la fragilité de la nature. Il convient de ménager les ressources épuisables, celles du soussol essentiellement. Il faut également éviter la ruine des ressources renouvelables à la suite d'une mauvaise exploitation. Ainsi voit-on progressivement l'idée de conservation des ressources, ou de conservation de la nature, prendre corps. Elle est déjà présente dans certaines mesures prises par les forestiers du XVIf ou du XVIIf siècleon pense à l'ordonnance sur la conservation des forêts de ColbertJo. Il s'agit simplement à ce niveau, de régler l'exploitation des richesses sur leur rythme de renouvellement, afin que le capital ne soit pas progressivement détruit - ce qui se produisait effectivement à l'Epoque moderne, où les forêts étaient dévastées par suite des besoins croissants en bois d'œuvre et en énergie d'une économie déjà progressive. La législation française sur les mines s'inspire de ce même souci de ne pas gaspiller des richesses inutilement: l'Etat doit veiller à ce que les bases de sa puissance ne soient pas dilapidées par une exploitation inconsidérée. L'idée de conservation s'éveille à la même époque dans d'autres domaines. Il ne s'agit plus de protéger des ressources naturelles: des richesses d'un autre ordre se trouvent en péril. En France, par exemple, on prend conscience, à l'époque romantique, du gaspillage colossal de 17 Lecouteux (Edouard), Le blé. op. cit. C'est dans cet ouvrage que Lecouteux établit la distinction entre les systèmes de cultures intensifs et les systèmes extensifs. 28 Les deux plus célèbres de ces précurseurs sont l'Italien Guglielmini et le Français Fabre. On trouvera une étude rapide des origines de l'hydrographie et de l'analyse de l'érosion dans: Baulig (Henri), Esmis de géoll!orphologie. ParÜ. Les Belles Lettres. 1950. X. 162 p. 2' Surell (AL), Etudes .mr les torrents des Hawes-Alpes, Paris, 1841. sur les forêts est citée dans presque toutes les histoires de la conservation du sol. On "" L'ordonnance en trouve par exemple mention dans l'ouvrage collectif qui réunit les articles les plus importants en la matière: Burton (Ian), Kates (Robert W.) (eds.), Readings in Resource Managell!ellf and Conservation, Chicago, University of Chicago Press, 1965, XI, 609, p. 160.
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chefs-d'œuvre que la Révolution a provoqué, et l'on juge qu'il faut intervenir pour éviter une dégradation complète du patrimoine artistique de la France. La passion romantique pour l'art médiéval suscite le mouvement d'opinion nécessaire pour justifier une intervention. MériméeJI, Viollet-Ie-Duc32 seront les premiers, sur des.. registres différents, à promouvoir la conservation des monuments historiques. Les naturalistes s'inquiètent, dans le même temps, de la disparition progressive de certaines espèces. et de la destruction de secteurs forestiers qui portent encore comme la marque de la première force de la nature. Ils s'aperçoivent du danger que peut constituer, pour de nombreuses espèces, la rupture de leur habitat. La destruction des plans d'eau des marais peut compromettre les migrations de certaines espèces d'oiseaux. L'écologie n'est pas encore née que c'est déjà au nom des principes écologiques que l'on s'inquiète de protection de la nature. En France, on crée ainsi, en forêt de Fontainebleau, une réserve qui sera la première en date des grandes zones de protection de la nature-'-'. La mise en valeur des pays neufs provoque des déséquilibres graves. Ainsi voit-on de plus en plus de naturalistes demander que soient constitués de grands sanctuaires pour préserver les derniers débris du monde naturel. C'est en partie pour répondre à ce souci que l'on voit les Etats-Unis créer leurs parcs nationaux34.L'opération est si tardive que certaines espèces ne sont sauvées de l'extinction que d'extrême justesse: sans l'intervention de ['American Bison SocietyJs,il est probable que le dernier représentant de ce groupe aurait disparu dans la dernière décennie du XIXesiècle. C'est à un souci analogue que correspond la nouvelle politique qui est alors définie à l'égard du monde indien. Au fur et à mesure que la frontière progresse vers l'Ouest, le gouvernement américain se trouve conduit à négocier avec les tribus indiennes des traités qui aboutissent à la cession aux colons d'une partie des terres indigènes. L'expérience montre que les termes n'en sont jamais respectés: les Indiens maraudent le bétail, les chevaux surtout, des éleveurs, cependant que les 31 Prosper Mélimée est nommé en 1834, Inspecteur général des Monuments historiques. 32 Eugène Viollet-le-Duc commence sa carrière d'architecte des monuments historiques en entreprenant la restauration de la Sainte-Chapelle, à Paris, en 1840. Il travaille ensuite à Vézelay, Notre-Dame de Paris( 1845). à. la Basilique Saint-Denis, à la cité de Carcassonne (1849). à la Cathédrale d'Amiens, à celle de Sens... « La première réserve naturelle semble avoir été établie sous le Second Empire en France, dans la forêt de Fontainebleau. Dès 1853, un groupe de peintres faisant partie de la fameuse "Ecole de Barbizon" avait été à l'origine du classement de "séries artistiques", d'une superficie totale de 624 ha ; le décret du 13 août 1861 sanctionna cette mesure" : pages 136-137 de Dorst (Jean), Avant que nature ne meure, Neuchâtel. Delachaux et Niestlé, ln: éd., 1965, 2c éd., 1969.539 p. ... Le don par le Congrès américain de la vallée de Yosémite à l'Etat de Californie pour qu'il y protège les séquoias et maintienne l'état originel marque l'apparition des soucis de conservation au niveau de la nation américaine: cela se situe en 1864. Mais le développement des actions de conservation est sensible avec la loi du l'' mars 1872, qui crée le premier parc national aux Etats-Unis, celui de Yellowstone. Ise (John), « Our national park policy: a critical history", Re.fOurce for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1%1,710 p. 35 Le renseignement est donné par Henri Baulig. Baulig (Henri), « L'Amérique septentrionale», Tome
XIII de la Géographie universelle. Paris, Armand Colin, vol. l, 1935,315 p., cf. p.125
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Blancs finissent tôt ou tard par empiéter sur les terres indiennes. L'affaire se termine par un affrontement, où l'Indien est défait, repoussé plus loin vers l'Ouest, ou cantonné sur des terres plus réduitesJ6. L'institution d'un bureau des Affaires indiennesJ7 marque un tournant dans la conduite américaine. Désormais, il ne s'agit plus simplement de parquer les Indiens et de limiter leurs entreprises parfois belliqueuses. La terre américaine est quasiment toute conquise; les Indiens ne sont plus un danger que localement. La destruction des bases de leur économie, la chasse effrénée au bison dans les grandes plaines, la destruction de la végétation naturelle en Californie, les plongent dans une misère matérielle effroyable. Les groupes indiens se trouvent menacés dans leur existence. Pour la première fois se pose le problème de la sauvegarde de groupes humains et des valeurs de civilisation dont ils sont les héritiers. Voici un nouveau domaine ouvert aux actions de protection - un domaine difficile car les justifications morales des interventions ne sont pas toutes évidentes: sauver des hommes, sauver une culture, c'est assurément une action louable - mais les voies choisies pour parvenir à ce but sont souvent d'une valeur douteuse au plan des principes. II semble que la législation française ait été en avance sur celle de la plupart des pays européens dans le domaine de la protection des richesses naturelles, artistiques ou économiques jusqu'à la fin du Second Empire. Par la suite, les initiatives les plus intéressantes se situent hors de France, dans les pays alpins, dans le monde germaniqueJMou scandinave. Moins que par des mesures législatives, la prise de conscience des problèmes de conservation de la nature s'exprime ici par un mouvement d'opinion, une sensibilité nouvelle. Les Etats-Unis donnent aux pratiques de la conservation de nouvelles dimensions au cours du dernier quart du XIXe siècle: en accordant à la protection de sanctuaires naturels une place que jamais on n'avait osé lui donner auparavant, en ajoutant à la liste des richesses qu'il convient parfois de préserver les civilisations et les cultures, ils innovent hardiment; leur exemple est suivi par les diverses puissances coloniales, qui créent des réserves ou des parcs naturels, ou reconsidèrent leur politique indigène. Pourtant, en France, dans les autres pays européens et aux EtatsUnis, il n'y a pas de vue globale des problèmes de conservation, d'aménagement, de protection des ressources et des richesses. Chaque 3(.
Sur le mécanisme des guerres indiennes. on se reportera à Wissler (Clark), Histoire des Indiens
d'Amériqlle du Nord, Paris, Roben Laffont, 1969,367 p. Edition originale américaine: 1940. .'7 L'attitude officielle s'est progressivement modifiée. Le premier témoignage de cette transformation est marqué par la création en 1879, à la demande de John Wesley Powell. du Bureau of American Etluw/oKY. .'. On trouvera de brèves indications sur les origines de la conservation en Allemagne dans: Bauer (Ludwig), Weinitschke (Hugo), Landschaftsp.tleKe und Natursclllltz. Eine EinfiihrunK in ihre GTllnd/aKen IInd AllfKaben, Iéna, Gustav Fischer, Ire éd., 1964,2" éd" 1967,302 p. Cet ouvrage est par ailleurs celui qui présente de la manière la plus synthétique l'ensemble des problèmes d'aménagement du paysage et de protection de la nature.
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domaine est considéré de manière indépendante. Même en ce qui concerne les équilibres naturels spontanés, la doctrine de protection est d'inspiration multiple. L'écologie naît avec HaeckelJ" au troisième tiers du XIxesiècle. Ses progrès sont lents, et elle ne prend conscience de son unité que très progressivement: la sociologie animale naît avec Karl Mobius411,la pédologie avec Dokutchaev41, aux alentours de 1880. Certains auteurs entrevoient ce qu'est un écosystème - c'est le cas de Stephen Forbes41. Mais cela ne suffit pas encore à donner une inspiration commune à toutes les recherches relatives aux équilibres ou aux déséquilibres du monde naturel. Il faut attendre Clements4J ou Braun-Blanquet pour voir l'écologie s'affirmer comme une discipline originale et essentielle. Dans les dernières décennies du XIX"siècle, le problème qui paraît le plus angoissant à beaucoup est celui de l'épuisement des ressources minérales. La mise en valeur des terres neuves fournit aux nations en croissance économique rapide ce qui est nécessaire à leur alimentation; l'inquiétude de Malthus et des classiques est moins vivement partagée en cette fin de siècle. Mais la consommation d'énergie des grands pays augmente, de même que leurs besoins de minerais. On n'utilise guère encore, pour faire mouvoir les machines, que la houille. De sa détention dépend la réussite industrielle. Les pays de l'Europe méditerranéenne, la France même, le ressentent durement: la possession de gisements de charbon n'est pas une condition suffisante pour devenir une grande puissance, mais c'est une condition nécessaire. La prospection géologique révèle d'énormes réserves de houille, mais leur répartition est inégale: on a peu d'espoir de voir les déséquilibres industriels s'atténuer. Dans le domaine métallurgique, les perspectives ne sont pas moins inquiétantes. Les Etats deviennent soucieux de pratiquer une politique de sagesse. Ils prennent souvent des mesures analogues à celles que le code minier napoléonien avaient.imposées en France. En Angleterre, l' anarchie créée par le droit du sous-sol introduit des charges coûteuses dans le domaine minier. Beaucoup de nations éprouvent le besoin d'éviter le gaspillage et de préparer l'avenir. L'impérialisme des dernières décennies du XIX"siècle est plutôt inspiré par le désir de se garantir des ressources suffisantes que par celui de trouver des débouchés nouveaux - on pouvait parfaitement se les assurer dans un cadre libéral.
39 411
41
Haeckel (Ernst), NatUr/iclze SchÜpjimgsgeschichte, Mobius (Karl), Die Auster und die Austerwirtschaji,
1872. Berlin, Wiegundt,
Hempel et Parey, 1877.
Dokutchaev (V. Y.), Russkiy Chemozelll, Saint-Pétersbourg, 1883.
41 Forbes (Stephen A.), « The Lake as a microcosm », Bulletin of the Peoria Scientific Association, 1887, pp. 77-87. Les dernières indications bibliographiques sont empruntées à Kormondy (Edward J.), Readings in Ecology, Englewood Cliffs, N. J. Prentice Hall, 1965. 43 Clements (Frédéric E.), « Plant succession, an analysis of the development of vegetation », Washington, Carnegie Institution Publication, n° 242, 512 p. ; Braun-Blanquet (Josias), Furrer (Ernst),
« Remàrques sur l'étude des groupements de plantes Géographie,
vpl. 36, 1913, pp. 20-41.
»,
Bul/etin de la Société languedocienne
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Après la Première Guerre mondiale, la difficulté de l'approvisionnement en matières premières sera un des thèmes les plus fréquemment évoqués par les puissances lésées par les traités de paix. TI se développe un antagonisme entre nations pourvues - bien, comme les pays anglo-saxons, moyennement comme la France - et celles qui s'estiment privées de ressources suffisantes - l'Italie, l'Allemagne, le Japon. Les rivalités se traduisent par des luttes acharnées pour le contrôle des matières premières44. Les manuels d'enseignement secondaire de l'époque portent la marque de ces conceptions: le Congo belge, grand fournisseur de minerais stratégiques, figure dans le concert des puissances étudiées, cependant que des ensembles africains beaucoup plus peuplés et plus importants - le Nigeria par exemplesont négligés. Le souci de ne pas gaspiller les ressources minières cache d'autres motifs qu'il est difficile d'avouer dans le cadre d'une économie libérale. Aux Etats-Unis, par exemple, les interventions fédérales sont bénéfiques dans le cas de marchés que la concurrence effrénée conduit au chaos. En mettant en réserve certains gisements, on assainit la situation, on assure le soutien des prix, on permet le maintien d'un taux de profit satisfaisant45. Tout ceci explique sans doute la place tenue, dans les actions en vue de la conservation, par ce qui touche aux ressources minérales. Mais le pessimisme fondamental qui justifiait ces interventions perd une partie de ses fondements lorsque de nouvelles sources d'énergie sont mises en exploitation et lorsque les progrès de la chimie permettent de multiplier les produits de substitution. Est-ce à dire que le mouvement pour la conservation des ressources perd de sa force? Non. C'est même au cours de cette période qu'il va prendre toutes ses dimensions. Deux grandes crises de pensée vont marquer l'avènement de nouvelles attitudes, et le triomphe d'une vue plus globale, plus synthétique des problèmes des ressources, des richesses et de la conservation.
44
On retrouve la marque de cet état d'esprit dans les titres d'un cel1ain nombre de publications de
l'entre-deux-guerres, ou de la période de guerre. Nous pensons en particulier à celles de Henry Peyret : Peyret (Henry), La guerre des lIIatières premières, Collection «Que sais-je? », Paris, P.U.F., 1942, 128 p. ; Peyret (Henry), UI lutte lJOur les denrée.f vitales, Collection «Que sais-je? », Paris, P.U.F., 1942, 128 p., 45 Laudrain (Michel), Les prix du IJétmle brut. Structure d'un marché, Paris, M.-Th. Génin, 1958,340 p.
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LE MOUVEMENT CONSERV ATIONNISTE46. LA PROTECTION COMME PROBLEME D'ECONOMIE NA TIONALE
Les Etats-Unis étaient nùeux placés que les autres puissances pour l'approvisionnement en matières prenùères. L'essor vigoureux de la production dans tous les domaines et le gigantisme précoce des entreprises s'expliquent en partie par la facilité de disposer de matières prenùères en très grande abondance. L'ouverture de l'Ouest assure aux Etats-Unis, après la guerre de Sécession, une préénùnence incontestable dans la fourniture des produits agricoles du monde tempéré - cependant que la production de coton. demeure donùnée par les Etats du Sud. L'anthracite des bassins de Pennsylvanie occidentale était aussi difficile à extraire que les charbons européens. Mais les grands gisements des Appalaches et un peu plus tard, ceux du Middle West sont incomparablement plus commodes à exploiter que leurs concurrents étrangers. Les gisements métalliques sont peu nombreux dans l'Est, mais la région du lac Supérieur fournit en abondance le cuivre et le fer, cependant que la recherche de l'or et de l'argent dans les montagnes de l'Ouest fait connaître les réserves très abondantes dont dispose le pays dans le domaine des métaux non ferreux. Au total, les ressources sont apparues longtemps comme pratiquement illinùtées. TI ne s'agit pas, comme en Europe, d'en ménager l'exploitation en vue du futur. On peut se permettre d'écrémer, de ne choisir que le meilleur, tant on semble assuré de ne jamais manquer de rien. Le gaspillage américain atteint déjà pourtant, au milieu du XIX" siècle, des proportions inquiétantes. George Perkins Marsh" note alors la dégradation du nùlieu consécutive à une nùse en valeur trop brutale; il est affligé par les ravages qu'entraîne la déforestation systématique de sa Nouvelle-Angleterre natale48.Au cours de sa carrière diplomatique, il constate, dans le monde méditerranéen qui lui est devenu cher, les méfaits d'une exploitation conduite sans ménagement. TIconclut donc à l'action dévastatrice, néfaste de l'homme, et publie un ouvrage dont le retentissement est considérable. Les problèmes fonciers passionnent le public américain: la nùse en valeur de l'Ouest progresse à grands pas; les nouvelles terres agricoles ne connaissent pas la prospérité que l'on espérait. Les ferllÙers qui s'installent à la faveur du Homestead Act ont le sentiment d'être dépouillés du fruit de leur travail par les compagnies ferroviaires qui 46 Pour retracer l'histoire du mouvement conservationniste, nous nous appuierons sur: Burton (Ian), Kates (Robert W.), Readings in Re.wurce Management and Conservation, op. cil. L'ouvrage le plus connu est: Hays (Samuel P.), Conservation and the Gospel of Efficiency: the Progressive Conservation Movement. /890-/920, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959. Les quatre premières pages sont reproduites aux pp. 202-203 des Readings in Resource... 47 Marsh (George Perkins), Man and Nature, Londres, Low and Son, 1864,577 p. 48 Lowenthal (David), George Perkins Marsh: Versatile Vermonter, New York, Columbia University Press, 1958,441 p.
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acheminent leurs produits vers les marchés et les ports d'exportation. Sous l'impulsion de Henry George, la question des intérêts agraires devient un des points névralgiques de la vie politique américaine. Tout cela ne débouche sur rien dans le domaine économique, mais l'opinion publique est sensibilisée. La plupart des forestiers américains et bon nombre d'économistes, avaient alors acquis leur qualification dans des universités allemandes, soit gu' ils aient été y compléter leur formation, soit qu'ils aient émigré aux Etats-Unis après leurs études ou après avoir exercé sur le plan professionnel en Allemagne. Dans le courant du XIXC siècle, la science des forestiers allemands s'était affermie et ils passaient à juste titre pour mieux posséder leur sujet que leurs homologues étrangers. Sous leur inspiration une législation très éclairée avait été progressivement mise en place. Les économistes d'Europe centrale avaient gardé, vis-à-vis de leurs collègues anglais, une attitude de réserve. Ils n'avaient jamais adhéré tout à fait à certains des dogmes fondamentaux du libéralisme économique. Marqués plus qu'ailleurs par la tradition caméraliste, baignés dans un milieu intellectuel qui accordait une large place aux évolutions historiques et, par suite, aux cadres juridiques, ils étaient prêts à admettre le bien-fondé des interventions de l'Etat. La libre entreprise individuelle ne leur semblait pas toujours susceptible de conduire à la situation la plus conforme à l'intérêt général. L'influence des éléments formés à l'école de l'Europe, et plus généralement à celle de l'Allemagne, devint progressivement importante aux Etats-Unis. Dès le début des années 1880, les forestiers se constituent en groupe en créant une Association de Forestiers américains; les économistes les suivent presque aussitôt et fondent l'Association économique américaine". Parmi les animateurs de ces deux associations, on trouve, du côté des forestiers, Fernow, qui avait été formé en Allemagne, où il avait exercé, E. A. Bowersso et Gifford Pinchots., le descendant d'une famille de protestants normands qui devait jouer un rôle essentiel dans le mouvement de conservation, et du côté des économistes, Richard T. Elysz, dont le nom est également associé à tout ce qui a trait à la protection de la nature, et qui devait former, après son installation à l'Université du Wisconsin, en 1892,la plus grande partie des économistes ruraux américains. Ces deux associations se montrent également soucieuses d'éviter la dégradation du patrimoine national. Le census de 1890révèle aux Américains qu'ils 49
Nous puisons là nos renseignements dans l'introduction de: Salter (Léonard A., Jr), A Critical
Review (!f Research in Land Economic.f, Madison the University Icr éd., 1948, University of Minnesota, cl pp. 6-7. SII
Ibidem, p. 7.
of Wisconsin
Press, 1967, XIX, 258 p.,
s. L. B. « Chronique: un grand forestier américain: Gifford Pinchot ", Revue forestière française, .ianvier 1966, pp. 52-54. .z Salter (Léonard A.. Jr). A Critical Review (!fRe.fearch in Land Economics. op. cit., pp. 7-10.
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ont perdu leur dernière frontière53: l'ère du gaspillage que permettait une expansion territoriale illimitée se clôt. Dès 1890, l'Association américaine pour l'avancement des Sciences54 invite le Congrès à réformer sa politiquefoncière. Le « Revision Act» de 1891traduit cette transformation des attitudes. Il permet désormais de constituer des réserves forestières de manière à éviter le gaspillage total des richesses. Plus tard, une partie des terres publiques recelant du pétrole, du charbon ou des minerais pourra être également soustraite à la spéculation et à l' exploitation. Jusque-là pourtant, les mesures de conservation prises aux EtatsV nis ne sortent pas du cadre général des législations qui se mettent progressivement en place ailleurs dans le monde. La seule différence tient à la puissance que confère au gouvernement américain la possession de très larges superficies de terres domaniales. Si le mouvement conservationniste américain mérite pourtant une attention spéciale, c'est par le caractère qu'il prend au début du xxe siècle. L'influence de l'idée de protection, sensible au début des années 1890, se renforce singulièrement au cours de la première décennie de ce siècle. Gifford Pinchot55raconte que, se promenant à cheval dans le Parc de Rock Creek, en février 1907,il comprit que les divers problèmes relatifs aux ressources naturelles que l'on traitait comme s'ils étaient étrangers les uns aux autres constituaient en fait un seul problème. C'est l'étincelle d'où naît le mouvement politique conservationniste qui agite l'Amérique puis disparaît vers la fin de la Première Guerre mondiale devant la vague d'optimisme que crée l'expansion. Dans la plupart des pays européens, les mesures de conservation avaient été inspirées par des services techniques, et le débat sur le bienfondé de ces pratiques - s'il avait lieu - restait confiné à des cercles étroits. Aux Etats-Vnis, le mouvement de protection de la nature naît de la réflexion d'hommes de science: ce sont eux qui obtiennent du Congrès, nous l'avons vu, les premières mesures importantes. Mais l'audience du mouvement croît singulièrement avec le temps. A une époque où tout semble sacrifié à la recherche de la plus grande prospérité immédiate, il prend un aspect résolument révolutionnaire. C'est au nom de la richesse future de l'Amérique que des intellectuels s'insurgent contre la puissance des groupes économiques qui pillent le pays, et qu'ils réclament, dans un domaine particulier, une limitation de 5.' Sur le rôle de la frontière dans l'histoire américaine, et la signification de sa disparition: Turner (Frédérick J.), The FronTier in American Hisrory. New York, Henry Holt, 1920. Turner avait exposé l'essentiel de sa thèse beaucoup plus tôt. Turner (Frédérick J.), « The significance of the Frontier in American History», AlI/lUal ReporT of The American Hisrorical AssociaTion for 1893, Washington 1894, 199"227. oPiLa première intervention de cette association se situe en 1873, mais son action n'a réellement d'effet qu'après la deuxième intervention, celle de 1890. Van Hise (Charles R.), « History of the conservation movement, pp. 179-185 de Readings in Resource Managemeltr and CO/LIervaTion. op. ciT. 55 McConnell (Grant), « The conservation movement past and present», pp. 189-201 de Readings in Resource ManagemenT and ClJIt~ervaTion, op. ciT., cf p. 189. Le passage est extrait de Pinchot (Gifford), « How conservation began in the United States», AgriculTural History, XI, octobre 1937, pp. 255-256.
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la liberté économique. Pour la première fois, ce que l'on pourrait appeler l'intelligentsia américaine réussit à faire entendre sa voix dans le concert politiques6. L'efficacité du mouvement provient en partie des connotations moralisatrices des mesures proposées: c'est l'Amérique puritaine qui se retrouve dans cette réaction contre le déchaînement des forces de la matière. Rien d'étonnant donc si le mouvement devient fort complexe, associé qu'il est aux premières mesures réformistes qui tendent à limiter la puissance des trusts, aussi bien qu'aux actions des ligues qui essaient de protéger d'une autre manière l'intégrité américaine - en proposant la prohibitions,. Il appartint à Théodore Roosevelt de voir tout le parti que l'on pouvait tirer, sur le plan politique, des thèmes développés par le mouvement conservationniste. Il s'associe étroitement des hommes qui, comme VanHise ou Gifford Pinchot, avaient animé le mouvement depuis ses débuts. Pour la première fois, une nation dans son ensemble prend conscience de la dimension nouvelle des responsabilités qu'elle porte du fait même de ses succès économiques. De tout temps les économies paysannes avaient institué des pratiques qui leur permettaient d'exploiter le milieu sans compromettre gravement l'avenir, mais le problème de protection n'intéressait que le groupe social local; l'équilibre des groupes humains et du milieu s'établissait dans un espace étroit. Les mesures prises en ordre dispersé par les Etats européens depuis le XVIICsiècle relevaient d'une conception éclairée du gouvernement - les servicesadministratifs,conscients de déséquilibres, proposaient des mesures propres à leur domaine. Jamais la question des rapports de la société et de son support n'avait été posée au plan global. Il arrivait, avant la révolution industrielle, que la mise en valeur d'un pays suppose des aménagements importants. Ainsi en allait-il des pays où l'irrigation était nécessaire. De la sorte apparaissent, entre des zones voisines, des solidarités, On connaît la thèse de Carl WittfogelsK: les Etats fortement structurés de l'Orient seraient nés de la nécessité d'une autorité forte et commune pour concevoir et édifier les équipements hydrauliques. Mais ces Etats ne constituaient pas des nations, au sens économique: les cellules de production ne nouaient de relations à grande distance que pour quelques articles de valeur, et l'autosubsistance demeurait presque toujours très forte. L'Etat était plaqué sur un agrégat de communautés paysannes qu'il dominait, mais qui vivaient à un autre rythme. En Europe, la naissance des nations, à l'époque moderne, est davantage un phénomène culturel, social, politique, que le reflet de nouvelles solidarités économiques à grande échelle. Les mercantilistes se préoccupent d'assurer la richesse des nations, inventent l'arsenal des mesures protectionnistes - mais leur S6
Hays (Samuel
:' McConnell
P.), CO/lservation and the Go.~pel ofEfficiency.
(Grant),
« The conservation
>K Wittfogel (Karl A.), Oriental DeslwtislII University Press, 1957.
movement
- past
: a Comparative
op. cit.
and present
", op. cit.
Study of Total Power, New Haven.
Yale
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action ne va pas très profond: ils permettent le développement de quelques cultures spéciales ou celui de manufactures, mais demeurent sans action profonde sur la vie économique essentielle, celle des cellules rurales qui vivent dans un cadre de relations locales. La révolution des transports et le machinisme transforment profondément la nature des nations. Les échanges se développement au sein des Etats ou sur le plan international. Malgré l'effacement apparent des barrières protectionnistes, la nation sort renforcée de cette transformations9. Il Y a désormais solidarité entre tous les producteurs: la pénurie de ressources en un domaine compromet la prospérité générale. Les actions qui ruinent le potentiel agricole ou minier de régions particulières ne sont plus indifférentes à l'ensemble du cops social. C'est cette prise de conscience générale qui s'opère de manière spectaculaire aux Etats-Unis au tournant du xxe siècle. Si on éprouve le besoin de protéger la nature, de ménager les ressources, de veiller à la fertilité des sols, si le problème hante durant quelques années la nation tout entière, c'est que l'on découvre que les recettes qui permettent aux économies traditionnelles de ménager sans bruit l'avenir n'ont plus cours. Il faut inventer des réponses nouvelles au défi que pose l'échelle nouvelle de la production et des échanges. Peut-être aurait-il été plus noble de voir poser d'emblée le problème des responsabilités nouvelles de l'homme vis-à-vis du milieu à l'échelle des solidarités économiques qui se mettent en place alors - à l'échelle du globe. Le réflexe des nations qui cherchent à sauvegarder leurs ressources futures en pillant celles de voisins démunis, ou trop faibles, n'est pas très reluisant. Mais la nation est le seul corps qui dispose alors de pouvoirs d'organisation suffisants pour que les mesures nécessaires soient prises et appliquées. Les vues très larges de bon nombre de savants et d'économistes montrent que, déjà, le problème de la conservation de la nature se trouve perçu à l'échelle de la planète. La prospérité des années 1920 fait passer au second plan la conservation. Des institutions avaient cependant été créées, dont le rôle se révèle efficace".: les problèmes de dégradation des ressources continuent à se poser, parfois même à une échelle dramatique. En pleine période de croissance, le vieux Sud se voit atteint par le marasme: des maladies dévastent les plantations, les sols épuisés par un système insoucieux des équilibres biologiques se révèlent difficiles à convertir à de nouvelles cultures. Les analyses du Bureau oj Chemistry and Soils S9 Claval (Paul). Région.f, nations, grands e.fpaces, Paris. M.-Th. Génin, 1968,839 61'
p. Cf pp. 522-566.
Pour se faire une idée des travaux menés à cette époque, on pourra consulter, outre les Readings
in..., l'ouvrage de Clepper. inégal mais assez complet: Clepper (Henry) (éd. Par), Origins of American Conservation, New York, The Ronald Press, 1966, X, 193 p. Pour se faire une idée des travaux théoriques que le problème de la conservation suscite, et qui sont souvent de nature économique, on poun'a consulter: Inns (H. A.), « The economics of conservation ", Geo!(raphiclll Review. vol. 28, 1938, n° I (l'auteur déplore l'absence de théorie cohérente de la conservation). Hotelling (Harold). « The economics of exhaustible resources», Journal of Politic te 1 éd., EnJ/1o/llY, vol. 39, 1932, n° 2, avril, Bunce (Arthur C.), The Economics (if Soil Conservation, Iowa State College, 1942; 2' éd., Lincoln, Bison Book, 1950, XIV, 227 p.
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du Ministère américain de l'Agriculture se multiplient à l'époque. Les levers pédologiques sont effectués dans bien des secteurs, et des chercheurs comme H. H. Bennett" mettent à la fois en évidence les processus d'érosion qui menacent la terre, et les méthodes qui permettent de cultiver les sols même les plus fragiles. Ces activités se situent cependant à l'arrière-plan de la scène américaine. TI faut la Grance Crise pour que renaisse l'intérêt en faveur de la conservation. Les circonstances s'y prêtent. Un demi-siècle d'exploitation sans mesure des terres semi-arides de l'Ouest a préparé les grandes catastrophes. Les hauts prix atteints par les céréales durant la guerre ont poussé à la mise en valeur de zones marginales. Une fois détruite la couverture herbacée, l'érosion prend des proportions alarmantes. Que des pluies violentes surviennent, que des tornades sèches parcourent l'immensité nue, et c'est la ruine. Dans le Dust Bowl, 50000 km2 se trouvent brusquement décapés: on connaît à travers le roman de Steinbeck, Les Raisins de la colère, la tragédie des familles paysannes jetées sans ressources hors de ces plaines au climat trop dur. Ailleurs, le péril est aussi grand: dans les Appalaches méridionales, déboisement et surexploitation ont mené au bord de l'abîme des régions grandes comme des nations européennes: leurs habitants, ruinés, fuient, ajoutant encore au chaos. Rien d'étonnant à voir les thèmes du mouvement pour la conservation retrouver une large audience à l'époque du New Deal. La campagne a été particulièrement touchée par la crise à cause de l'imprévoyance des générations antérieures. Henry Wallace, le ministre de l'Agriculture, essaie de trouver des solutions à la mesure du drame. TI crée un service de conservation des sols, obtient, avec la Tennessee Valley Authority, que soient menées des actions spectaculaires de réaménagement62.Jean Prévost, dans les essais qu'il consacre aux EtatsUnis.J des années trente, évoque cette politique, présente l' homme qui l'a conçue, rapporte ses propos. Le secrétaire d'Etat compare la situation des Etats-Unis à celle de l'Empire romain de la décadence : tout ce qui a permis d'asseoir la prospérité d'un monde s'effrite. Mais, déclare Wallace, les Américains, à la différence des Romains, sont conscients du mal qui les atteint; ils sont prêts à faire l'effort de sauver leur civilisation. Jamais les problèmes de conservation de la nature n'ont été posés de manière aussi dramatique qu'au cours de cette période, mais le New Deal n'apporte pas de nouveautés fondamentales en la matière. Ce qui est en jeu ce sont les ressources minérales, ce sont les sols, ce sont les forêts aux sources mêmes de la prospérité américaine. La tourmente passée, certaines des inquiétudes nées aux moments sombres des années trente sont oubliées. Ce qui demeure, c'est une doctrine d'intervention, .. Bennett (Hugh H.), Soil Conservation, New York, McGraw-Hili, 1939. .2 Clapp (Gordon R.), « An approach to the development of a region », pp. 298-307 Re.WJurce MlInaKement and Con.fervatioll. op. cit. .J Prévost (Jean), Usonie, Paris, Gallimard, 1937.
de ReadinKs
;'1
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une analyse économique du problème, des structures administrativestout ce qui permet de conjurer les périls les plus graves. La banque des sols, les aménagements hydrauliques, la vulgarisation de nouvelles méthodes de culture, la reforestation assurent la restauration progressive d'une partie des zones menacées. Est-ce à dire que les problèmes de conservation cessent de se poser à l'opinion américaine? Non, ils alimentent même un débat passionné et long" : mais les thèmes abordés ne sont plus les mêmes. On parle moins de l'agriculture ou des industries minières. L'évolution américaine fait surgir de nouvelles questions. V. LE PROBLEME AFFLUENTE
DES RESSOURCES
DANS UNE SOCIETE
L'Amérique est devenue la première société d'abondance. Les besoins élémentaires y sont satisfaits, mais aussi toute la gamme de ceux qui dérivent du progrès technique. L'Américain passe moins de temps à produire et dispose de loisirs qui lui permettent de jouir de ce que son travail lui apporte. Il est devenu un citadin, un homme mobile aussi. Il attache plus de prix que par le passé à des éléments qui ne sont produits ni par l'agriculture, ni par l'industrie, qui échappent même à la gamme des services classiques. Les zones de vieille humanisation du Nord-Est constituent toujours les foyers essentiels du peuplement et de la vie intellectuelle, mais l'Américain cède parfois à de nouvelles sollicitations. Il est sensible aux aménités65: celles que procurent l'intensité de la vie sociale ne lui sont pas indifférentes, mais il en est d'autres: l'air pur, la lumière, le soleil, la beauté des rivages marins l'attirent. La Californie, les Etats arides du Sud-ouest, la Floride se développent plus vite que les régions centrales des Etats-Unis. La cadre de l'existence quotidienne revêt plus d'importance: l'Américain est content de posséder un cottage de banlieue, mais cela ne lui suffit pas: c'est tout le milieu dans lequel il
plonge qu'il demandeà voirfaçonnéde manièreplaisante le bureau, la ~
rue, l'usine, le quartier6. Lorsqu'il quitte la ville le dimanche, il réclame 64 L'importance
attachée aux problèmes de l'équilibre des ressources se traduit par la création, dans le courant des années 1950, de "Resource for the Future. Inc organisme qui a subventionné la plupart des recherches conduites dans le domaine. Par ailleurs sont publiées dans le courant des années 1950, un certain nombre d'études qui font le point des recherches menées au cours des décennies précédentes: Ciriacy-Wantrup (S. von). Resource Conservation: Economics and Policies, Berkeley, University of California Press, Ire éd., 1952; 2e éd., 1963; Price (Edward T.), «Values and concepts in conservation », Annals of the Association of the American Geographers. vol. 45, 1995, pp. 65-94. Reproduit aux pp. 237-254 de Readings in Resource Management and Conservation. op. cit.; Scott (A.). Natural Resources: the Economics ofComervation, Toronto. Toronto University Press, 1955. 65 Sur le rôle des aménités dans la géographie: Ullman (Edward L.), «Amenities as a factor in regional growth». Geographical Review, vol. 44, 1954, pp. 119-132. 66 Tunnard (Christopher), Pushkarev (Boris). Man-made America: Chaos or Control ?, New Haven, Yale University Press, 1963; Gordon (Mitchell), Sick Cities. New York, Macmillan, 1963; Gutkind (E. A.), The Twilight of Citie.v, New york, The Free Press of Glencoe, 1962, X, 200 p. ; Gruen (Victor), The Heart of our Cities. The Urban Crisis: Diagnosis and Cure, New York. Simon et Schuster. 1964.368 p.
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des espaces pour se détendre, pour canoter, camper, pêcher'" ; il désire que tout cela soit exempt des souillures laissées par la civilisation industrielle. Le long des routes, il s'insurge de voir s'amonceler les placards publicitaires en désordre, les cimetières de voitures, les zones de friches mal tenues'.. Pour lui et ses enfants, il demande un milieu qui offre un mélange complexe de qualités esthétiques et biologiques'9. Or la civilisation qu'il a créée menace, par ses progrès mêmes, de le priver de l'accès à ces jouissances qui paraissaient il y a une génération si naturelles qu'elles semblaient libres. Une des publications qui reflètent le mieux ce nouvel état d'esprit est sans doute la revue Landscape. Elle sert de forum à des spécialistes de provenance diverse - géographes, paysagistes, architectes, sociologues, essayistes. Elle mène depuis une quinzaine d'années une campagne entêtée pour que les Américains aient accès à la nature, à la beauté, qu'ils vivent dans un cadre harmonieux et sain. Les thèmes de la nature et de la culture sont intimement mêlés dans la plupart des articles'. : quoi de plus normal d'ailleurs? Ce que les Américains découvrent, c'est que dans une société affluente, il n'y a plus de nature qui ne soit menacée, marquée, déformée ou améliorée par l'homme. TIy a de moins en moins de biens libres, offerts sans que rien n'en coûte à ceux qui les utilisent. L'eau, l'air sont pollués: ils deviennent des produits, ils appartiennent au monde des artefacts. .,
Clawson (Marion), Land and Water for Recreation Opportunities, Chicago, 144 p.; Wolfe (R. I.), «Perspective in outdoor recreation: a bibliographical Review, vol. 54,1964. pp. 203-238.
..
Blake
(P.),
God's
own
Junkyard:
the Pllllzned
Deterioration
of America's
Rand McNally, 1963, X. survey», Geographical Landscape,
New
York,
Holt et Rinehardt, 1964, [44 p. ; Rienow (Robert), Rienow (Leonora Train), Moment in the SIIII: a Report on the Deterioration of the American Environment, New York, the Dial Press, 1967. 69
On trouvera un exposé et une critique rapides mais incisives de ces choix dans: «Life Worship.
Notes and Comments », Landscape, vol. 17, n° 3, spring [969, p. I. '0 On voit, dans la revue, souligner les exigences croissantes vis-à-vis du paysage: Mattern (Hermann), «The growth of landscape consciousness », Landscape, vol. 15. n° 3, spring 1966, pp. 1420. On décrit l'évolution du sentiment de la nature: Yi-Fu Tuan, «Man and nature: an eclectic reading », Landscape, vol. 15, n° 3, spling [966, pp. 30-36. On analyse d'un œil critique les modes dominantes en manière d'aménagement. et on prend plaisir à montrer leurs faiblesses: Riley (Robert 8.),« Urban myths and the new city of the Southwest », Land.fcape, vol. 17, n° l, autumn 1967, pp. 2 [-23. On dessine l'environnement de demain, en montrant ce que les mutations économiques et techniques app0l1ent, et on en profite encore pour dégonfler les mythes: Jackson (J. B.), «An engineered environment: the new America Country-side », Landscape, vol. 16, n° I. autumn 1966, pp. 16-20. On ouvre les colonnes de la revue aux géographes, mais la géographie qu'ils y écrivent est originale, en ce sens qu'elle combine l'analyse des ressources, des liens écologiques, des mentalités, des coûts et des choix. A propos de l'espace australien: Marshall (Ann), «Revolution by transportation: beef roads ». umdscape, vol. 19, n° 3, spring 1966, pp. 9-13;« Planning for pioneer. Cotton or cockatoons in l, autumn 1966, pp. 10-13; «The war against Brigalow North-West Australia », Ibidem, vol. 16. n° Lands ».Ibidem, vol. 16, n° 3, spring 1967. pp. 14-17. Il existe un large public que ces questions passionnent, et umdscape n'est qu'une revue modeste; elle nous paraît révélatrice de tendances assez générales dans l'Amérique contemporaine, comme en témoignent nombre d'autres publications qui touchent au thème des goûts et des préférences des Américains en matière d'espace. ou qui essaient de voir ce que sera ['environnement américain de demain: Nash (Roderick), Wildernes.f and the American Mind. New Haven. Yale University Press, [967; Lowentha[ (David). « The American Scene », Geographical Review, vol. 58, 1968, pp. 61-88 ; Darling (F. Fraser). Milton (John P.), Future Environment of North American, Garden City, N. Y.. National History Press, 1966; Lowenthal (David) (ed. by), Environlllental Perception and Behaviour, University of Chicago Department of Geography Research Paper n° 109. Chicago, 1967.
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Landscape offre-t~il un reflet fidèle de la conscience américaine? Son audience a-t-elle été modelée par les comportements publics? Toujours est-il que le problème de la conservation, posé sous sa nouvelle forme, passionne l'opinion américaine. John K. Galbraith" a souligné, il y a plus d'une décennie, la déviation dangereuse à laquelle conduit le système américain: les satisfactions auxquelles les citoyens deviennent sensibles ne sont pas offertes sur le marché, car elles échappent aux mécanismes moteurs de la croissance. Il y a donc un déséquilibre permanent, au sein de la société affluente, entre la production des biens et des services que l'on pousse jusqu'à l'irraisonnable, et la satisfaction de besoins collectifs, volontiers négligée. Un effort de réflexion considérable a été effectué ces dernières années pour définir quels seraient les besoins futurs de l'économie américaine. La fondation Resources for the Future s'est donnée pour but de dresser les bilans prospectifs qui semblent essentiels pour définir une politique économique cohérente. Par certains de ses aspects, le travail prolonge celui qui était mené depuis un demi-siècle dans le domaine des matières premières essentielles1Z.Mais le parti pris est moins alarmiste qu'il ne l'était volontiers au début du xxe siècle: on sait mieux quelle souplesse le progrès technique offre aux économies actuelles73.On envisage avec sérieux les problèmes du ravitaillement en matières premières industrielles, et de l'équilibre des ressources alimentaires. Mais ce qui est nouveau, c'est l'attention apportée aux secteurs où la demande est récente". On insiste sur les problèmes de " Galbraith (John K.), « How much should a country consume », pp. 261-267 de Reading in Resource
Management and Conservation, op. cit. Repris des pp. 89-99 de Jarrett (Henry) (éd. Par), Perspectives on Con.~el'vation. Resources for the Future, Inc. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1958, 272 p.; Galbraith (John K.), The AffluellT Society, Londres, Hamish Hamilton, 1958, Harmondsworth, Pelican Books, 1962,298 p. 72 Il Y a maintenant une belle série d'études conduites pour la plupart à l'instigation de "Resources for the Future, Inc." : Held (Burnell R.), Clawson (Mmion), Soil Conservmion in Perspective, Resources for the Future, Inc., Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1965, 344 p. ; Clawson (Marion), Held (Burnell), The Federal Lands: their Use and Management, Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1960, 500 p. ; Clawson (Marion), Land for Al1Ierican.~, Chicago, Rand McNally, 1963, IX, 141 p. ;Fisher (Joseph L.), Potter (Neal), World Prospects for Natural Resources. Resources for the future, Inc. Baltimore, Johns Hopkins Press, Il, 1964, 73 p. ; Potter (Neal), Christy (Francis T., Jr), Trends in Natill/wl Rewurces Commodities. Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1962, 584 p. ; Landsberg (Hans H.), Fischmann (Léonard F.), Fisher (Joseph L.), Rewurces in America's Future. Patterns of RequiremellT and Availability. 1960-2000, Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1963, 1056 p.; Landsberg (Hans H.), Natural Rewurce.~.tàr U.S. GI'owth. A Look ahead to the Year 2000, Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1964, 256 p. 73
Sur l'influence du progrès technique sur l'abondance des ressources: Nolan (thomas B.), « The inexhaustible resource of technology», pp. 49-66 de Jarrett (Henry) (ed.), Per.fpectives on Conservation. op. cit. ; Jarrett (Henry) (ed.), Science and Re.wurces: Pro.~pect and Implications (If Technological Advance, Resource for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press,1959, 256 p. 14 C'est ainsi que l'on évalue avec un soin particulier les besoins d'espace qui traduisent les transformations des habitudes de consommation, et des genres de vie des Américains: Clawson (Malion), « Land for Americans », op. cit. Clawson (Marion), Land and Water for Recreation Opportlmities.. Problems and Policies. op. cit. ; Wolfe (R. I.), Perspective in Outdoor Recreation, op. cit. ; Wingo (Lowdon Jr.), Cities and Space: the Futltre Use of Urban Space, Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1963,272 p.
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l'approvisionnement en eau75,on évalue les coOts relatifs des diverses solutions propres à assurer la couverture des besoins en ce domaine. Pour l'Ouest américain, où les problèmes sont particulièrement graves, on se demande si la solution est à chercher dans de gigantesques programmes d'adduction amenant à la Californie du Sud le surplus des eaux du Nord-Ouest et de la Colombie britannique, ou dans la distillation de l'eau de mer. Dans le domaine de la pollution atmosphérique, on cherche à déterminer si les mesures prises par l'Etat le plus durement touché, la Californie, sont suffisantes pour endiguer le péril. A l'échelle des Etats-Unis, on suppute l'étendue des zones de loisirs et de détente nécessaires dans un avenir prévisible. Marion Clawson, une spécialiste de ce genre de recherche, fournit dans ses travaux une base sOrepour les prévisions d'équipements". En opposant les espaces de détente dont la valeur tient à la qualité intrinsèque du paysage, et ceux qui doivent moins au cadre naturel, davantage aux équipements, elle permet de prévoir dans quelles régions les besoins les plus importants se feront jour77.Les économistes travaillent à évaluer les coOts et les avantages des besoins nouveaux qui échappent au marché. Ils apprennent à calculer la rentabilité d'équipements destinés à plusieurs fins, ceux qui ont trait aux grands aménagements hydrauliques par exemple7.. Dans le domaine des espaces urbains, ils cherchent à dresser de la même manière le bilan des opérations de remodelage. Ils s'interrogent sur la forme à donner aux villes pour les rendre agréables 75 Kneese (Allen V.), Water Pollution: Economic Aspects and Research Needs, Resource for the Future, Inc. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1962, 120 p. ; White (Gilbert F.), « Industrial water use », Geographical Review. vol. 50, 1960, pp. 412-430; Ruttan (Vernon W.), The Economic Demand ./f,rlrrigated Acreage. Resource for the Future, Inc.. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1965, 150 p. ; Birch (J. W.), « A note on the United States national inventory of soil and water conservancy needs », Geographical journal, vol. 130, 1964, pp. 531-534; «Basic statistics of the national inventory of soil and water conservancy needs », 1962, Statiscal Bulletin, 317, U.S. Department of Agriculture, Washington, D.C. 76 Cf. supra notes 72 et 74. 77 Clawson (Marion), Landfor the Fmure. op. cit. 7. Pleva (Edward G.),« Multiple purpose land and water districts in Ontario », pp. 189-207 de Jarrett (Henry) (ed.), Compariwns ÙI Resource Management. Resource for the Future, Inc., Baltimore, John Baltimore, Johns Hopkins Press, 1961, XV, 271 p.; Ackerman (Edward A.), The Impact I!f New Techniques on Integrated Multipu/7JOse Water Developmelll, Senate, Select Committee on National Water Resources, Comm. PI;nt n° 31. 1960, pp. 13-32. Reproduit aux pp. 450-467 de Readings in Resource Managemellland Conservation. op. cit. ; Krutilla (John V.), Eckstein (Otto), Multiple PU'1](}.ve Rh'er Development. Resource for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1958, 330 p. ; Kneese (Allen V.), Smith (Stephen C.), Warer Research. Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1966; Balehin (W. G. V.), « Water policy in the United States », Geographical journal, vol. 133, 1967, pp. 514-516. Les géographes ont accordé une grande attention à ces problèmes: Miller (David H.), «Cultural hydrology: a review», Economic Geography, vol. 42, 1966, pp. 85-89; Murphy (Francis C.), Regulating Flood Plain Development, University of Chicago Department of Geography Research Paper, n° 56, Chicago, 1958, X, 204 p.; White (Gilbert F.), Calef (W.C.),Hudson(J. W.), Mayer (H. M.), Sheaffer (J. F.), Changes in Urban Occupance of Flood Plains in the USA, University of Chicago, Department of Geography Research Paper n° 57, Chicago, 1958. Burton (Ian), Types of Agricultural Occupance of Flood PlaillS in the United States, University of Chicago, Department of Geography Research Paper n° 75, Chicago, 1962. White (Gilbert F.), «Contributions of geographical analysis to river basin development », Geographical journal, vol. 129, 1963, pp. 412-436. Kates (Robert W,), Haz.ard and CllOice Perception in Flood Plain Managemelll, University of Chicago Department of Geography Research Paper n° 78, Chicago, 1964. IX, 157 p. White (Gilbert F.), Choice lif Adju.ftemellls to F/iIIJd,t, University of Chicago, Department of Geography Research Paper n° 93, Chicago, 1966, XII, 150 p.
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à ceux qui les habitent, et pour augmenter leur efficacité de machines économiques. Jusqu'aux années 1940,on n'avait appris à évaluer qu'un type de ressources: celles qui aboutissaient à la production des matières premières. Voilà que l'on cherche maintenant à replacer dans le champ économique tout ce qui intéresse l'homme, qu'il s'agisse d'un produit au sens traditionnel du terme, ou de ces consommations qui ont cessé d'être libres et supposent des équipements, des aménagements, des efforts de protection. L'équipe de la Nouvelle Frontière, qui inspirait le président Kennedy, était parfaitement consciente des problèmes nouveaux qui se posaient à la civilisation américaine - des économistes comme John K. Galbraith en faisaient partie. Dans le programme de réforme alors défini, une part importante était faite aux mesures destinées à con-iger les défauts les plus criants engendrés par la prospérité. La suite des événements, la guelTeau Vietnam, les problèmes raciaux ont sans doute ralenti la mise en œuvre de certaines mesures, mais une impulsion a été donnée dont les effets seront sans doute durables. VI.
LES SOCIETES L'OPULENCE
EUROPEENNES
SUR
LA
VOIE
DE
TIsemble que dans les Etats européens, les problèmes posés par l'évolution économique contemporaine devraient être moins aigus: le niveau de production est moins élevé, les pratiques de conservation souvent mieux assises. Pourtant, il se pose en Europe des problèmes que l'Amérique ne connaît pas avec la même acuité. Certains tiennent au nombre des hommes, d'autres au poids de l'histoire. La densité moyenne, en Europe, est près de quatre fois supérieure à celle des Etats-Unis. Une civilisation rurale ancienne a conduit à l'exploitation de tous les vols cultivables, même s'ils étaient médiocres. Les secteurs négligés étaient rares: la mise en valeur n'a buté que contre les grandes étendues marécageuses, les rivages qui sont souvent restés des liserés déserts, et la montagne, utilisée, mais relativement peu humanisée. Les transformations des goûts et la mise au point de nouvelles techniques menacent ces derniers sanctuaires de la nature sauvage. Les régions au drainage incomplet sont progressivement assainies, mises en culture: ainsi en va-t-il des deltas et des salanques méditelTanéens, des zones de marais des rivages atlantiques, comme de nombreux fonds de vallée ou de plaines lacustres dans les régions intérieures". Le goût pour les vacances au bord de la mer conduit à la conquête et à l'urbanisation des solitudes littorales. L'Europe est ,.
Sur la disparition des marais. et des zones littorales sauvages: Dorst (Jean), Avant que nature ne meure, op. cit.. cf pp. 266-274; Heim (Roger), Destruction et protection de la nature, ColIection Armand Colin n° 279, Paris, Armand Colin, 1952,224 p. cf. pp. 150-163 (le problème de la Camargue).
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favorisée par l'extrême découpure de ses côtes; malgré cela, ce qui reste libre de toute emprise humaine est déjà bien réduit: il n'y a guère que les secteurs les plus sauvages, là où la mer se brise au pied de hautes falaises, qui rebutent le touriste. Les plages de sable qui ourlent les baies, les cordons littoraux qui séparent les lagunes ou les marais de la mer sont livrés aux constructeurs. TIa suffi d'une décennie pour que se tl'ansforment de la sorte d'immenses secteurs du littoral espagnol. En Provence, sur la Riviera italienne, dans certains secteurs côtiers de la Mer du Nord et de la Manche, la nature achève de disparaître sous le béton des constructions. L' Angleterre80 découvre avec inquiétude qu'elle a utilisé, en un peu plus d'un siècle, la plus grande partie de ses côtes. La poussée vers la montagne a été plus tardive. La révolution industrielle s'est d'abord accompagnée d'une baisse de la population dans les régions surpeuplées où l'agriculture et la vie pastorale ne fournissaient que des revenus fort médiocres. Le bétail est monté moins nombreux aux alpages, les zones déforestées ont pu se couvrir de belles sapinières. Mais la vogue de l'alpinisme et celle des sports d'hiver menacent aujourd'hui les zones les plus sauvages de l'Europe. Les montagnes moyennes sont moins fréquentées que les plus hautes: l'enneigement y est irrégulier, souvent insuffisant. Les stations les plus appréciées se situent au cœur des massifs montagneux, là où la continentalité plus forte assure un meilleur ensoleillement. Elles cherchent à ouvrir au skieur, ou au promeneur, les zones hautes qui les entourent: et voilà les dernières solitudes montagnardes définitivement détruites81; de nouvelles formes d'érosion se déclenchent - les sols montagnards sont fragiles, et les ravinements fréquents à l'emplacement des pistes de ski. La protection de la nature est d'autant plus urgente en Europe que l'occupation humaine est plus dense: le problème est grave pour tous les pays de l'Europe occidentale et centrale, comme pour la plupart des pays méditerranéens. Seules les vieilles terres de l'Ouest, Irlande, Ecosse, Angleterre parfois, les montagnes glaciaires, les plateaux ou les plaines forestières de Scandinavie ignorent encore les problèmes que crée la pression humaine - de même que les régions les plus désolées du monde méditerranéen, en Espagne, par exemple. En France, relativement peu peuplée, la situation est moins dramatique qu'ailleurs, mais les actions de protection sont sans doute moins coordonnées et moins efficaces que dans le monde germanique ou en Grande-Bretagne. L'humanisation presque totale du continent laisse beaucoup moins de place qu'ailleurs aux sanctuaires, aux refuges possibles de la KII
Le National Trust a établi que plus de 3 000 km de côtes se trouvaient aujourd'hui urbanisées. sur les
4350 de l'ensemble Angleterre-Pays de Galles. Ces chiffres sont cités par Moindrot (Claude), Villes et clIIl/pagnes britatlniques, Collection U2, Paris, Armand Colin, 1967,320 p. KI On sait les controverses provoquées par la décision d'amputer le tout jeune parc de la Vanoise d'une partie de sa superficie pour permettre l'implantation d'une station gigantesque de ski.
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nature sauvage: les rares zones indemnes n'en sont que plus précieuses. Les Européens ont pris depuis longtemps l'habitude de considérer leurs massifs forestiers comme nécessaires à l'équilibre des régimes hydrologiques. Ils ont «éteint» leurs torrents, endigué leurs plaines inondables, protégé leurs sols. Les services miniers. de leurs Etats pratiquent depuis longtemps des politiques de gestion prudente des ressources épuisables. L'amélioration du niveau de vie, la généralisation des loisirs, la mobilité accrue accroissent la pesée humaine sur certains secteurs sauvages. La politique traditionnelle a limité les dégâts de l'érosion. La défense des derniers sanctuaires de la vie animale paraît indispensable. Mais il est des tâches plus urgentes, comme le montre l'exemple de la Grande-Bretagne82. Il est assez curieux de noter que les premières mesures.. de protection de la nature n'aient pas été prises dans ce pays : la révolution industrielle a été plus précoce qu'ailleurs, le capitalisme qui l'a menée à bien était particulièrement individualiste. Les exploitations minières ont gâché de vastes zones :. effondrements, drainage perturbé, monceaux de déchets ont défiguré certaines des régions les plus plaisantes de l'Ile. Très tôt, on a réagi contre les excès de cette mise en valeur désordonnée. Mais on n'a pas plaidé d'abord pour la conservation de la nature, on a surtout eu le souci de défendre des paysages humanisés. Le cadre géographique l'explique en partie: en Grande-Bretagne, l'opposition entre les régions hautes, modifiées par l'exploitation pastorale, mais qui offrent une image frappante de ce que peut être une nature encore sauvage, et les régions basses, totalement défrichées, exploitées, peuplées, est plus nette que sur le continent. La plus grande partie du développement industriel s'est effectuée au contact des zones hautes, mais les installations minières, les concentrations industrielles ont surtout gâté les paysages harmonieusement aménagés des vallées ou des plaines de bordure. Au XIX"siècle, les hauteurs où hurlent les vents ne sont pas trop menacées par le développement industriel. Lorsque des mines les ont défigurées, la végétation a vite fait d'effacer les traces les plus laides de cette activité: il suffit, pour s'en rendre compte, de voir les ferrières abandonnées des landes du Yorkshire, ou les ardoisières du massif du Snowdon, les anciennes exploitations de gîtes métalliques du Dartmoor. La tonalité générale est redevenue celle d'une terre sauvage, où l'homme passe, mais ne s'impose pas. Les dommages apportés aux paysages des régions basses sont autrement graves. John Ruskin et William Morris rêvaient d'un retour à une civilisation rurale: c'est elle qui leur paraissait compromise, elle qu'ils voulaient sauver. L'Angleterre a vu, bien plus tôt que le continent, disparaître les sociétés A
"1 Sur les problèmes de l'équilibre des ressources en Grande-Bretagne: Arvill (Robert), !vlan and Enviro/lll1e/lf. Crisis and The STraTegy of CllOice, Harmondsworth (Middlesex), Pelican Book, 1967, 332 p. Bracey (H. E.), IndusTry and The CounTryside: The ImpacT of IndusTry on Amenities in The Cou/lfry.fide, Londres, Faber, 1962,253 p. Moindrot (Claude), Villes eT campagnes britannique.f, op. cit. Moindrot (Claude), L'aménagemenT du Territoire en Grande-Bretagne, Caen, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Caen, 1967,299 p.
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rurales traditionnelles. Fort heureusement pour la beauté de l'Ile, la campagne anglaise a résisté mieux que d'autres à l'enlaidissement que crée l'urbanisation. Le régime foncier y est pour beaucoup, qui fait des régions rurales des zones que l'on traverse mais qu'on ne pénètre pas. La généralisation des enclos, le triomphe d'une conception absolue du droit de propriété ont permis de limiter longtemps les dégâts causés par l'homme. Le prestige de la gentry, l'idée qu'une fortune se trouve consacrée lorsque l'on possède une belle résidence rurale ont fait le reste: la campagne anglaise a conservé la plupart de ses traits les plus originaux. La situation ne s'est détériorée qu'après la Première Guerre mondiale n'est devenue inquiétante qu'après la Seconde, lorsque les villes ont commencé à s'étaler largement. Tout le Sud-Est se trouve progressivement mangé par la suburbanisation; aussi essaie-t-on de contrôler le mouvement, de limiter les zones de lotissements. On a conscience du danger qui menace à terme toutes les campagnes de l'Ile. En Europe continentale, l'évolution a été plus tardive. La civilisation rurale traditionnelle s'est plus longtemps maintenue, et l'industrialisation, moins précoce, n'a pas provoqué de perturbations aussi généralisées dans le paysage. Il faut aller dans la Ruhr ou dans le bassin houiller franco-belge pour trouver des campagnes submergées par la vague des constructions urbaines. Ailleurs, les secteurs ruraux ont moins souffert. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, la transformation économique des exploitations rurales était moins profonde qu'en Angleterre: les agricultures sans paysans n'existaient guère que dans une petite partie des grandes plaines de l'Europe septentrionale. Presque partout ailleurs, l'ouverture sur le monde moderne n'aboutissait pas à la disparition brutale des cadres de la vie traditionnelle. Dans certains cas, en France en particulier, la dépopulation privait les campagnes de leurs forces vives, cependant que les vieilles cultures populaires se trouvaient dévalorisées par l'adhésion générale à un système de valeurs qui privilégiait les modes d'existence urbains. Là, les cellules rurales avaient perdu le sentiment de leur originalité et de leur dignité. Mais généralement les formes de la civilisation des campagnes subsistèrent sans grande modification jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Depuis, la mutation est partout brutale. L'économie rurale appuyée sur la petite exploitation se trouve en porte à faux lorsque la mécanisation se généralise; les progrès des relations extérieures font sauter les cadres séculaires de l'organisation sociale. Toute la campagne européenne se trouve précipitée dans une évolution rapide. Les aménagements de l'espace légués par la civilisation traditionnelle apparaissent comme des gênes ou comme des survivances. Ils ne répondent plus aux besoins actuels. On remanie les parcellaires. Les haies et les complants se prêtent mal aux nouvelles méthodes de travail. Les bâtiments d'exploitation sont trop étriqués pour abriter les machines nouvelles. Les terroirs se transforment, cependant que l'aspect des villages se trouve gâté par les constructions de hangars ou de
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granges fonctionnels. C'en est fini de l'harmonie profonde qui faisait le charme de bien des secteurs. Les citadins, sensibles à l'agrément d'une existence plus calme, acquièrent de vieilles maisons paysannes, les restaurent ou se font construire des résidences secondaires. Alors même qu'ils ont le souci de respecter l'architecture traditionnelle, ils perturbent l'harmonie de l'ensemble. Les fermes refaites tranchent presque toujours, par quelques détails, sur l'aspect général de la campagne. Les chalets et les bungalows, que beaucoup ont posés là, ne se fondent pas dans le paysage. La campagne est progressivement dégradée par ces transformations. Que doit-on faire? Maintenir les paysages traditionnels? C'est un beau rêve, mais irréalisable; on ne peut tout sauver, et les paysages qui ne correspondent pas aux besoins réels de la vie prennent vite un aspect artificiel qui manque de charme - Bernard KayserN',parlait, à ce propos, des paysages fossiles de l'arrière-pays rural de la Côte d'Azur. Ce problème appartient à la catégorie que nous essayons de cerner, celle des actions de protection et de conservation. Les aménagements ruraux traditionnels sont des héritages culturels. lis constituent un capital qui ne se renouvelle plus spontanément. Il s'agit de savoir dans quelle mesure on est capable d'assurer son entretien et comment on peut agir sur son évolution de manière à limiter sa dépréciation. Les villes européennes posent, dans leurs quartiers anciens, les mêmes problèmes. La conservation des monuments historiques était nécessaire dès le milieu du siècle passé. Mais on n'avait alors à sauvegarder qu'un petit nombre de châteaux, d'églises, de monastères, c'est-à-dire d'ensembles bâtis dont la Révolution avait altéré la signification sociale ou économique. Aujourd'hui, les sociétés affluentes découvrent qu'elles risquent de détruire, dans leur nécessaire évolution, tout ce qui les rattache au passé. Parmi les consommations que leurs membres désirent s'assurer, il en est précisément qui portent sur la fréquentation et la jouissance de tout ce patrimoine. En ce sens les problèmes qui se posent aux pays européens sont plus complexes encore que ceux que doivent résoudre les Américains. VII.
LES MOUVEMENTS DE PROGRES DE LA THEORIE
CONSERVATION DES RESSOURCES
ET
LES
La naissance du mouvement pour la conservation, aux Etats-Unis, au début du xxe siècle, traduit une transformation profonde des économies: il existait des unités locales ou régionales relativement autonomes; l'échange généralisé crée des solidarités entre des points éloignés. Le système économique était autrefois de même échelle que les NJ Kayser (Bernard). Campagnes et Villes de la CfÎte d'AZllr. Essai sllr les conséquence.~ du développemell1 urbain. Monaco. Editions du Rocher. 1959.593 p.
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pyramides écologiques qu'il utilisait. Il est maintenant incomparablement plus grand. Du coup, les déséquilibres qui peuvent apparaître cessent d'être directement ressentis par ceux qui en sont les auteurs. La société dans son ensemble découvre qu'elle a de nouvelles responsabilités. Les actions menées pour éviter que ne soient compromises les bases de la vie économique devraient, logiquement, se développer dans le cadre international qui est celui des relations économiques modernes. Faute d'institutions politiques efficaces, c'est au niveau de la nation que s'effectue la prise de conscience. Le regain actuel d'intérêt pour les problèmes de conservation aux Etats-Unis, comme l'attention avec laquelle ils sont suivis par l'opinion publique européenne, traduisent une transformation également importante: au fur et à mesure que les niveaux de vie s'élèvent la pression que la société exerce sur le milieu dans laquelle elle s'insère devient plus lourde. Les consommations augmentent, se diversifient, si bien que les points par lesquels le système économique s'appuie sur le monde extérieur deviennent plus variés. A l'époque de Gifford Pinchot, les problèmes des ressources semblaient simples. On cite souvent les maximes qu'il proposait, et qui ont inspiré depuis plus d'un demi siècle la politique américaine en la matière: « La politique de conservation a [...] trois buts: I) utiliser, protéger, préserver et renouveler sagement les ressources naturelles de la terre; 2) contrôler J'usage des ressources naturelles et de leurs produits dans l'intérêt commun, et assurer leur distribution aux gens à des prix raisonnables et loyaux pour des biens et des services; 3) veiller à ce que le droit des gens à se gouverner eux-mêmes ne passe pas sous le contrôle des grands monopoles, grâce à leur pouvoir sur les ressources
naturelles
»H4.
Pour résumer ces préceptes, on peut dire, avec Gifford Pinchot encore, que «la conservation est l'application du sens commun aux problèmes communs du bien commun ». Les formules sont belles, mais elles deviennent de plus en plus difficiles à appliquer lorsque les ressources deviennent plus nombreuses et sont susceptibles d'usages plus divers. C'est ce qui se passe de nos jours: les critiques8s de la philosophie conservationniste ne se font pas faute de mettre en évidence ces lacunes, ces insuffisances. Il est certain qu'aux Etats-Unis, la politisation du mouvement, sa liaison avec les milieux du progressisme, son parfum du puritanisme l'ont entraîné dans des directions Past Les règles de Gifford Pinchot sont citées par McConnell (Grant), The Conservation Movemelll und Present. op. cit. 85 Les premières critiques ont dénoncé le pessimisme, hérité des classiques, de l'école conservationniste (Chandler et Morse). A l'heure actuelle, on s'en prend à la doctrine même d'intervention (Herfindahl). BUlton indique les étapes de ce débat: Barnett (Harold J.), Morse (Chandler), Scarcity and Growth. op. cit. BUlton (Ian), « Slaying the Malthusian Dragon », Economic GeoRraphy, vol. 40, 1964, pp. 82-89. Herfindahl (Orris C.), Kneese (Allen V.), Quality (!f the Environment. an Economie Apprai.m/lO Some Problems in Using wnd. Water and Air. Resources for the Future, Inc., Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1965. 96 p. Burton (Ian). « The quality of an environment: a review», Geowaphical Review. vol. 58, 1968, pp. 472-481.
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imprévues: ne faut-il pas voir dans la prohibition, dans le contrôle de l'immigration, l'application de principes dont il se réclamaitso? Même si l'on écarte ces déviations il y a une belle diversité apparente d'inspiration: il faut veiller aux sols, à la végétation, à la faune, à l'air, à l'eau, aux monuments, voire même aux coutumes; il faut les utiliser, certes, les consommer, mais aussi les protéger, les préserver, les conserver. Quels sont les principes communs à tout cela? C'est la notion de ressource qui constitue le premier dénominateur commun. La ressource est un produit de la rareté. Celle-ci naît des besoins, et comme ils sont plastiques, elle peut se modifier, se diversifier, disparaître; elle porte la marque des civilisations, elle est pour une part un fait d'ordre culturel. Elle apparaît lorsque les moyens dont dispose la société ne sont pas capables d'assurer à tous une satisfaction gratuite et illimitée. Elle dépend donc du niveau des demandes, mais aussi du savoir-faire technique, et de la nature propre des processus qui aboutissent à créer les biens désirés. Ce que l'on appelle une ressource est d'essence complexe: c'est une combinaison valorisée par le système économique de propriétés naturelles, de liaisons économiques construites, de savoir~faire et de besoins. L'analyse des ressources fait partie de l'économie, mais déborde du terrain proprement économique, puisqu'elle suppose que l'on définisse les règles d'existence et de reproduction, ou de vieillissement et de disparition, des objets que la société valorise. Ce à quoi on assiste depuis une génération, c'est précisément à l'augmentation, à la diversification de la liste des éléments qui sont ainsi jugés dignes d'intérêt par les groupes sociaux. L'étude des ressources suppose donc que l'on dresse des bilans, que l'on dénombre des populations d'êtres ou d'objets, que l'on établisse la balance de leurs rapports avec l'extérieur, pour. voir ce qui conditionne leur équilibre. Ce sont là des démarches qui appartiennent au domaine de l'écologie, à laquelle l'analyse des ressources ressemble, et avec laquelle elle se confond en parties7.Lorsque les ressources ne sont pas faites d'êtres vivants, leur étude ne se confond évidemment plus avec l'écologie, mais elle suppose l'emploi de méthodes d'approche assez analogues. Le second dénominateur commun à tous les problèmes que nous évoquons ici tient à l'appréciation que les groupes sociaux se font de la durée, à la préférence qu'ils manifestent pour le présent, à l'importance qu'ils attachent au futur. Certains préparent l'avenir en consacrant une part considérable de leurs efforts à limiter leurs consommations ou à préserver des richesses qui serviront plus tard. D'autres ne se font pas les mêmes soucis. Pour parler le langage de l'économiste, le problème le so McConnell S7
(Grant). The COllservation
Movemelll-
Pas/and
Present. op. cil.
Schultz (Arnold M.), «The ecosystem as a conceptual tool in the management of natural
pp. 139-161 de Ciriacy-Wantrup (S. von), Parsons (James J.) (éd. Par), Na/ural Re.wurces. resources", Quali/)' and Quall/i/y, Berkeley, University of California Press, 1967, VIII, 217 p.
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plus général que posent les choix à effectuer en matière de ressources est celui du taux d'actualisationHH.Les spécialistes des problèmes de conservation l'ont montré depuis longtemps: lorsqu'on met en valeur un gisement minier, la solution optimale est celle qui étale l'exploitation sur une période de temps assez longue pour que les équipements soient amortis. La solution dépend des conditions techniques, mais surtout du taux d'intérêt pratiqué sur le marché, des pratiques en matière de calcul d'amortissement, et de l'organisation des marchés. Une concurrence débridée avilit les prix, et risque de contraindre tous les producteurs au gaspillage, en les conduisant à écrémer le gisement. Une organisation oligopolistique ou monopolistique conduit parfois à faire payer le produit à un prix tel que la communauté, qui évite ainsi le gaspillage, n'en retire pas ce qu'elle est en droit d'espérer. De la même manière, dans le domaine agricole, le fermier exploite les champs en vue de vendre les produits qu'il obtient: il peut choisir entre plusieurs niveaux d'intensité en faisant varier le montant des avances qu'il fait à la terre. Son choix dépend du niveau des prix: selon que la culture est, ou n'est pas, rémunératrice, que les avances qu'il fait sont plus ou moins chères, l'agriculteur a intérêt à assurer la restitution des éléments prélevés au sol, ou au contraire, à procéder à une culture sans ménagement qui compromet le sol mais rapporte plus. L'équipement varie en fonction des solutions retenues si bien que l'équilibre de l'exploitation dépend du loyer de l'argent qui modèle le marché des biens capitaux et exprime la discrimination nécessaire entre le présent et le futur. C'est la volonté de ne pas sacrifier le futur au présent que traduisent les termes de conservation, de restauration, d'aménagement, de préservation que l'on voit d'ordinaire associés à l'idée d'économie des ressources. Si les marchés étaient parfaits, s'il ne se posait pas de problèmes d'imputation et de charges externes, l'arbitrage se ferait automatiquement et il ne serait pas nécessaire d'accorder une importance particulière à ces problèmes. En fait, les ressources ont généralement des utilisations alternatives, si bien qu'il est difficile de fixer le coût de chacune: l'eau abrite une faune qui attire les pêcheurs. La végétation qui se développe sur ses bords est agréable et plaît aux citadins durant les beaux jours. Ils trouvent là la fraîcheur et l'agrément de plans d'eau pour canoter, de bassins pour se baigner. Comment faire le compte de tout cela? Qu'est-ce qui importe le plus? Il est facile d'établir le prix d'usage pour certaines catégories - l'eau destinée à la consommation alimentaire, à l'irrigation - mais pour d'autres? Quel avantage le citadin retire-t-il de son week-end au bord de l'eau? Comment le comparer à d'autres avantages? Il est difficile de savoir exactement ce que coûtent et ce que rapportent les diverses utilisations alternatives des ressources - il est HH
On trouvera un exposé clair du problème dans Price (Edmund T.), VallleJ and
COIlJervalion,
op. cil.
ConceplJ
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plus délicat encore de faire le calcul lorsque les usages ne sont pas exclusifs les uns des autresH9.Dans un monde dans lequel tout aurait un prix, et un prix correspondant à sa vraie valeur, les problèmes de conservation ne se poseraient pas. Mais ce monde ne peut pas exister, puisque les resources correspondent précisément aux éléments du système économique qui lui sont en partie extérieurs et qui par leur nature propre ne se plient pas à la logique économique. L'équilibre entre l'utilisation présente des ressources et leur utilisation future demande donc des interventions. Celles-ci peuvent prendre plusieurs formes. On pense d'abord à des pratiques de planification, qui semblent s'imposer là où les mécanismes de marché sont en défaut. L'expérience américaine en la matière conduit à se montrer plus nuancé9".Dans bien des cas, il est plus rationnel de réaliser l'équilibre en organisant le marché de manière à ce qu'il puisse mieux refléter les diverses composantes de l'offre et de la demande. La planification de l'utilisation des ressources ne s'impose qu'à la limite. Le danger, lorsqu'on décide de se soustraire au marché, c'est en effet de trop sacrifier le présent au futur et d'imposer à la communauté des sacrifices qui sont certainement inutiles et qu'elle ne désire pas faire. Il est un cas enfin où le problème devient difficile à poser en termes économiques: c'est celui de la sauvegarde des derniers ensembles naturels, de la création de réserves absolues, de sanctuaires. Quel prix faut-il attacher à la préservation des équilibres écologiques spontanés? Faut-il assurer une conservation totale, ou doit-on accepter certaines limitations91? Le problème est grave. L'expérience montre qu'il est difficile de ne pas perturber les équilibres naturels. On peut isoler un territoire, interdire sa fréquentation par les chasseurs, les pêcheurs, les pasteurs, les touristes même: les interférences ne sont pas pour autant supprimées car les équilibres territoriaux propres aux espèces sont rompus aux limites de l'aire sauvegardée. Dans les savanes africaines, le gros gibier était chassé par des groupes dont les moyens étaient assez inefficaces pour que l'extinction des espèces ne soit pas à redouter. L'utilisation des armes à feu a compromis l'équilibre du système. En créant des réserves, on a sauvé le gros gibier, on n'a pas retrouvé l'équilibre: les réserves manquent de prédateurs, si bien qu'une certaine surcharge y apparaît souvent92. L'homme intervient alors pour maintenir une sorte d'harmonie dans un ensemble qu'il dit naturel. On devine que le problème se pose de manière plus grave encore là où les réserves et les parcs ont des dimensions infiniment inférieures à celles des grands ensembles protégés d'Afrique ou H9Sur ce point, cf. supra 911
note 76.
Herfindahl (Orris C.), Kneese (Allen V.), QU{llity(~rthe Environment, op. cit.
91 Pour connaître le point de vue du naturaliste, celui de la protection absolue, il est bon de se reporter à Heim. Dorst est plus nuancé: Heim (Roger), De.w'uction et I>rotection de la nature. op. cit.; Dorst 92
(Jean),
A vant
que natUre
ne meure.
01>. cit.
Dorst (Jean), A vant que natUre ne meure. op. cit.. {f. pp. 467 -484.
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d'Amérique, là aussi où les systèmes écologiques ont admis depuis plus longtemps l'homme parmi leurs maillons successifs. Le problème de la sauvegarde de la nature sauvage n'est donc pas, en soi, irréductible aux autres problèmes de conservation des ressources. Il peut se formuler comme eux, en termes économiques, mais ce qui manque ici, c'est une manière satisfaisante de calculer les avantages que représente, pour les groupes sociaux, le maintien de systèmes écologiques aussi indépendants que possible de l'homme. Cela nous indique que certains choix, certaines préférences pour le futur ne peuvent conduire à des appréciations calculées: ils sont de nature politique, si l'on veut. Ils expriment aussi ce qui est irréductible à un modèle commun, en matière de géographie humaine: ils traduisent la dimension culturelle de l'attitude à l'égard des ressources. Dans un article de Landscape, un géographe allemand s'étonne de l'incroyable laisser-aller argentin dans le domaine de la conservation de la nature, de la préservation des richesses, ou de la lutte contre les nuisances. Un milieu latin de tradition individualiste est peu disposé à tolérer les restrictions que la gestion des ressources impose parfois. D'un peuple à l'autre, des nuances apparaissent, qui tiennent aux échelles particulières de préférence qu'ils ont choisies. Les Français font un effort pour la conservation de leur patrimoine monumental. Les Anglais y attachent peut-être moins de prix, comme le montre par exemple l'état dégradé des joyaux de l'architecture classique à Bath et dans bien d'autres villes de province [ le texte a été écrit il y a trente ans: ce n'est plus vrai à l'heure actuelle]. En revanche, les mesures qui visent à préserver le calme des campagnes, celles qui assurent la qualité de l'eau et de l'air, sont réclamées avec plus d'acharnement par les Britanniques que par les Français. La protection de la nature, lorsqu'elle permet de sauver les oiseaux qui peuplent les littoraux de l'Ile, est partout acceptée comme une mesure de sagesse publique. Certains choix sont plus révélateurs encore des goûts profonds des peuples et de leurs préférences esthétiques. Le reboisement des hautes terres a suscité en Angleterre bien des protestations. Il réduit pourtant l'érosion souvent violente qui affecte les sols surpâturés des landes. Mais l'image que les Anglais se font de la nature, c'est celle de l'espace ouvert que la dent des moutons a généralisé dans toute l'Ile. C'est cela qu'ils voudraient conserver, beaucoup plus que la nature.J. L'évolution contemporaine de la sensibilité en matière de protection des richesses et de la nature traduit donc une transformation profonde de la société: l'élargissement des bases territoriales de sa vie économique, déjà sensible au début du xxe siècle, la diversification des besoins, et partant, la multiplication des points par lesquels le système économique se rattache au monde naturel. L'intérêt des recherches consacrées au problèmes des ressources, c'est de mieux faire ..- Simmons
(I. G.), « Britannia
Deserta », Landscape,
vol. 15, n° 2, winter 1966.
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comprendre la solidarité de l'homme et du milieu, et dans un grand nombre de cas, c'est de lui donner une expression moderne en termes économiques. C'est aussi de montrer qu'il est impossible de réduire l'humanité à l'unité, car les préférences qu'elle manifeste varient d'un domaine culturel à l'autre. VIII.
LA GEOGRAPHIE
DES RESSOURCES
NATURELLES
La géographie s'intéresse depuis longtemps aux ressources, et par voie de conséquence, aux politiques dont elles sont l'objet: mais la géographie économique traditionnelle, nous l'avons dit, est axée sur l'analyse des seuls éléments qui servent ensuite dans le cycle productif. Son optique est assez particulière, et elle laisse de côté le problème essentiel, celui de l'origine de la valeur attribuée aux biens et aux services par les groupes humains; elle abandonne à l'économiste toute la partie explicative du travail. Sur un plan plus large, toute répartition humaine à la surface de la ten'e implique l'analyse de raretés et de leurs conséquences. Les géographes ont donc essayé depuis longtemps d'intégrer plus étroitement l'étude des ressources à leur domaine. Au début du xxe siècle, Jean Brunhes" proposait comme principe de classification la distinction des faits d'occupation improductive, des faits d'occupation créatrice et des faits d'occupation destructive. Il avait emprunté cette distinction au géographe allemand, E. Friedrich: celui-ci avait publié en
1904dans les Petermann'sMitteilungenun article'ssur la « Nature et la distribution géographique de l'économie destructive », la Raubwirtschaft. Le traité de Géographie humaine de Brunhes est tout entier bâti sur l'opposition de ces trois modes d'exploitation de la terre. C'est dire comment, dès cette époque, l'équilibre des groupes et du milieu paraissait essentiel à des géographes. Mais le principe retenu ne va pas sans créer des problèmes à Jeah Brunhes. La Raubwirtschaft est à ses yeux moins satisfaisante que les autres modes d'utilisation du sol; d'un autre côté, c'est dans les civilisations les plus avancées qu'elle prend les formes les plus brutales. Brunhes se tire d'affaire en concluant son analyse de l'économie destructive par un paragraphe consacré à sa signification constructive! Au total, le traité de Brunhes offre une typologie, il ne va pas jusqu'à l'analyse en profondeur des problèmes de l'équilibre des ressources. Brunhes n'a pas eu d'imitateurs immédiats.. Il a semé des idées fécondes, mais n'a pas su clarifier suffisamment sa pensée pour créer les bases d'une connaissance générale. Les géographes français n'ont guère suivi son exemple. Ils ont parlé d'érosion des sols, de .4 Brunhes (Jean), La géographie humaine. essai de classijication positive, Paris, Félix Alean, 1910. '5 Friedrich (Ernst), « Wesen und geographische Yerbreitung der Raubwirtschaft », Petermanns Mi/leihlllgen, vol. 50, 1904, pp. 68-70, pp. 92-95
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déséquilibres écologiques, mais jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s'est agi chez eux de thèmes secondaires. Il leur manquait sans doute une certaine passion de l'action sociale: c'est elle qui dévorait les conservationnistes américains, elle aussi qui inspirait Brunhes, très proche par bien des côtés de grands rêveurs anglosaxons - c'était, par exemple, un admirateur de Ruskin. Jusqu' à une date récente, les études de ressources conçues dans l'esprit d'une recherche synthétique n'ont pas tenu beaucoup plus de place dans les géographies étrangères. Avant guerre aux Etats-Unis, les spécialistes de la conservation des sols, Bennetto.,par exemple, ont fait des recherches considérables. Chez certains auteurs, le souci d'évaluer les ressources est sous-jacent. C'est pourtant en Grande-Bretagne que l'action du mouvement de pensée conservationniste a été la plus profonde. Le climat intellectuel était favorableo,: l'influence de Ruskin, de Morris, de Geddes était sensible dans la géographie britannique entre les deux guerres mondiales. L'idéal réformiste était partagé par un bon nombre de géographes: il fallait ce souci d'intervenir pour de nobles causes désintéressées, cette conviction aussi que le jeu spontané de l'économie crée des conflits catastrophiques, pour que de grandes entreprises suscitent l'adhésion collective qui les rend réalisables. Sous l'impulsion de Dupley Stamp se voit alors mener à bien une œuvre considérable, un de ces inventaires comme les spécialistes des ressources en désirent toujours: la carte de l'utilisation du solox. M. J. Wiseoonote la concordance des idéaux des réformistes américains de l'équipe Pinchot, et de l'inspiration de Stamp. Il ne saitds pas si l'influence a été consciente ou au contraire indirecte, mais le rapport est évident. Et par le biais de l'inventaire des sols, la géographie britannique se trouve mêlée aux premières expériences de planification physiqued'intervention donc -, et dans un contexte qui est étranger au marché. A long terme, les idées de Stamp ont eu une influence notable sur le développement de la recherche géographique dans le monde'o.; les géographes ont participé à l'ensemble des travaux relatifs à l'évaluation des possibilités des zones arides. Ils collaborent avec des organismes internationaux, comme la FAD. L'analyse des problèmes de ressources demeure cependant un peu en marge des courants principaux de la pensée géographique. Il n'est qu'à consulter les revues géographiques pour s'en rendre compte. En France, en Angleterre, en Allemagne, les périodiques les plus connus ..
(Hugh H.), Soil Conservation, op. cit. ., Bennett L'origine du progressisme des intellectuels anglais est analysée dans: Petersen (William), « The ideological origins of Britain's New Towns», Journal (!ftlze American Institute of Planners, vol. 34, n° 3. mai 1968, pp. 160-169. ox Kimble (George H. T.), « Laurence Dudley Stamp», Geoli'"aphical Review, vol. 57, 1967, pp.246249. '0 Wise (M. J.), « On the utilisation of resources ». Geography, vol. 54, 1969, pp. 257-270.
'"" Ibidem.
Chronique de géographie économie
179
ignorent à peu près le sujet: on trouve parfois un articlesur les parcslOI , les problèmes de poIlutionlo2; on ne voit pas d'analyse systématique. Les géographes s'intéressent pourtant à ces questions, et dans les publications relatives à l'aménagement du territoire103,ils interviennent souvent en faveur de tel ou tel projet de conservation. En France, certains groupes sont plus sensibles que d'autres au problème du maintien de l'équilibre écologique. Les spécialistes de la géographie des pays méditerranéens, des zones arides et du monde africain ont conscience de la gravité des problèmes d'équilibre. Jean Labasse a consacré un gros volume à l'étude de l'aménagement de l'espacel04: le souci de préserver les équilibres naturels y est partout présent. Ce qui pour lui fait l'originalité des contributions géographiques en pareille matière, c'est le souci de ne pas détruire l'harmonie des milieux que l'on aménage. On sent en même temps, à la lecture de cet ouvrage, ce qui lui manque pour déboucher sur des techniques applicables: le géographe parle comme un sage, mais est incapable de donner une expression économique aux nécessités qu'il ressent. C'est sur cela qu'ont buté longtemps la plupart des analyses qui touchent à l'exploitation des ressources. En Amérique du Nord, des progrès importants viennent d'être effectués en la matière. A la suite de l'agitation suscitée au début du xxe siècle, par le mouvement de conservation, à la suite de ses résurgences et de ses transformations postérieures, des recherches systématiques ont été entreprises. Elles ont été critiques - nous les avons signalées105. Ifll Sur les problèmes des parcs: Strzygowski (W.), « Naturparke in Europe », Geographisches Ta.vchenbuch, /958-/959, Wiesbaden, Franz Steiner, 1958, pp. 363-372. Préau (P.), «Le parc national de la Vanoise », Revue de géographie alpine, vol. 52, 1964, pp. 393-437. Fourchy (P.), «Les lois du 28 juillet 1860 et 8 juin 1864 sur le reboisement et le gazonnement des montagnes », Revue de Géographie alfine, vol. 51, 1963, pp. 19-41. 1ft Andan (O.), Wieber (J. C.), «Le problème de l'eau pour les villes et industries de FrancheComté », Revue géographique de l'Est, vol. 6, 1966, pp. 171-186. Sporck (J. A.), L'eau et la géographie de la localisation de l'industrie, Travaux du cercle des géographes liégeois, 1956, 98 p. Waterlot (G.), «Le problème de l'eau dans la région de Lille », Bulletin de la Société de géographie de Lille, 1960, n° 3, pp. 22-40. Nicod (J.), «Situation actuelle du problème de l'eau dans les collines de Provence », Revue de géographie de Lyon, 1957, pp. 21-42. Les géographes de langue anglaise ont cependant été beaucoup plus sensibles que ceux du continent à l'ensemble des problèmes de l'aménagement et de la protection de la nature. Nous avons déjà signalé leur rôle dans la cartographie systématique de l'utilisation du sol. Best (R. H.), « Recent changes and future prospects in land use inEngland and Wales », Geographical Journal, vol. 131,1955, pp. 1-12. Suries mêmes problèmes, on trouvera des indications plus complètes dans: Best (R. H.), Coppock (J.
T.), Tile Changing Land Use of Britain, Londres, Faber, 1962, 253 p. Best (R. H.),
«
The Future Urban
Acreage », Town and Country Planning, vol. 32, 1964, pp. 350-355. Coppock (J. T.), «The recreational use of land and water in rural Britain », Tidjschrift v()Or economische en sociale geographie, 1966. L'importance de ces problèmes, aux yeux de l'opinion publique anglaise est telle que l'ouvrage de Claude Moindrot leur accorde une large place: Moindrot (Claude), L'aménagemellf du territoire en Grande-Bretagne, op. cit. L'intérêt des géographes anglais pour les enquêtes relatives aux ressources se marque encore dans des articles dressant le bilan des actions en cours outremer ou dans l'ensemble du monde: Baer (J. G.),. Worthington (E. B.), « Exploring the resources of the biosphere », Geographical Journal, vol. 133, 1967, pp. 435-444. Young (A.), « Natural resources survey for land developments in the tropics », Geography, vol. 53, 1968, pp. 229-248. IfI"
Pour l'Allemagne, la plus connue est Raumj(lr.w:hung und Raumordnung, pour la Suisse, Plan, pour
la Grande-Bretagne, Town and Country Planning. En France, signalons Nature et aménagemellf, 2000. Terre et Vie (où s'expriment les naturalistes). Ifl4 Labasse (Jean), L'organi.mtion de l'e.Vlllce. Elémellfs de géographie volontaire, Paris, Hermann, 1966, 605 p. IflS Les géographes ont participé au mouvement de clitique de la première doctrine conservationniste : nOlls avons signalé les articles de H. A. Innis, de Edward T. Price, les mises au point de Ian Burton.
Paul Claval
180
Leurs auteurs ont souligné les faiblesses et les naïvetés des premiers apôtres du mouvement, leurs contradictions aussi, et leur vain espoir d'arriver partout à déterminer facilement des politiques de sagesse. Mais il ne se sont pas arrêtés là : les choix sont difficiles? Certes, mais il faut alors débrouiller l'écheveau complexe de leurs conséquences lointaines, voir clairement comment ils vont dans le sens de telle ou telle orientation idéologique, évaluer aussi leurs coûts directs et indirects. L'analyse des ressources a cessé d'être menée selon les méthodes des naturalistes, elle intègre à la fois l'apport de l'économie, et celui des disciplines qui traitent plus spécialement de chacune des catégories de biens rares].'. Les revues géographiques nord-américaines donnent une place importante à l'étude de ces problèmes. Elles rendent compte des recherches spécialisées qui se sont multipliées depuis quelques années. Petit à petit, une géographie des ressources est en train de se constituer"". La géographie économique décrit et explique les circuits qu'empruntent les biens et les services rares qui sont produits, distribués, consommés par la société. Ces circuits sont en quelque sorte Ajoutons à cette liste: Kollmorgen (Walter M.), «The woodman's assaults on the domain of the cattleman », AmlOls of the Association (if the Americll/l Geographer.v, vol. 59, 1969, pp. 215-239 (l'at1icle montre comment l'offensive des conservationnistes a été plus violente et plus précoce qu'on ne le croit, au point de limiter le développement de l'élevage dans l'Ouest). On peut ajouter aux articles d'appréciation sur le mouvement de conservation que nous avons déjà signalés: Duncan (Craig), « Utilization and the conservation concept », Economic Geography, vol. 38, 1962, pp. 113-121. Zobler (Leonard), « An economic historical view of natural resource use and conservation », Economic Geography, vol. 38, 1962, pp. 189-194. Pour avoir une appréciation plus sereine, et plus large: Glacken (Clarence J.), « The origins of the conservation philosophy», Journal of Soil and WlIter Conservation, vol. XI, 1956, pp. 63-66. Repris aux pp. 158-163 de Readings in Resource MlInllgement and Conservlltion, op. cit. White (Gilbert F.), Social and Economic Aspects (if Natural Resource.v, A report to the Committee on National Resources, Washington, 1962. L'intérêt pour les problèmes des ressources se marque aussi par la publication d'études relatives au problème de.~ pollutions: Leighton (Philip A.), « Geographical aspects of air pollution », Geographiclll Rel,iew, vol. 56,1966, pp. 151-174.
.",
Les recherches
récentes
par les économistes
portent
sur deux
thèmes:
I) les ressources et la croissance économique: Spengler (J. 1.) (éd. par), NlItural Resources and Economic Growth, Resources for the Future, Inc. Washington, 1961, cf. plus particulièrement Schultz (Théodore W.), «Connections between national resources and economic growth », pp. 1-9 (reproduit aux pp. 397-403 de Readings in Re.wurce Management and Conservation, op. cit. ; Perloff (Harvey S.), Wingo (Lowdon Jr.), « Natural resource endowment and regional economic growth », pp. 191-212 (reproduit aux pp. 427-442 de Readings in Resource Management and Conservation, op. cit.) ; Perloff (Harvey S.), Dunn (Edgar S.), Lampard (Eric F.), Muth (Richard M.), Region.v, Re.wurces and Ecollomic Growth, Resource for the Future, Inc. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1960, 716 p. Ginsburg (N0I10n), «Natural resources and economic development », Annal.v (if the Association (if American Geographers Reading in Re.wurce.v and Intemational Development, Resources for the Future, Inc. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1964, 475 p.; Rullière (Gilbert), « Ressources naturelles et développement économique », Annales de Université de Lyon, série Droit, fascicule 20, /' 1960, 52 p. 2) La qualité des ressources, la manière dont elles sont appréciées par leurs utilisateurs: CiriacyWantrup (S. von), Parsons (James J.), Natural Resources: Quality and Quantity, op. cit., cf. Luten (D. B.), Re.wurce Quality and Value (if the Landscape, pp. 19-34; Jarrett (Henry) (ed.) «Environmental quality in a growing economy», Re.wJl/rce for the FUlure, Inc. Baltimore, The Johns Hopkins Press,
1966. Kates (Robert W.),
«
The pursuit of Beauty in the environment », Landscape, vol. 16, n° 2, winter
1966-1967, pp. 21-25. L'étude des ressources pose également de.~ problèmes d'anthropologie et de géographie culturelles: Spoehr (Alexander), « Cultural differences in the interpretation of natural resources », pp. 93-102 de Thomas (William L. Jr.) (ed.), Man's Role in Changing the Face (if the Earth, Chicago, Chicago University Press, 1956. Burton (Ian), Kates (Robert W.), Geography (if Natural '''7 Un manuel est d'ailleurs en préparation: Resources, Foundations of Economic Geography Series. Englewood Cliffs, N. J. , Prentice Hall.
Chronique de géographie économie
181
enracinés dans le milieu physique au niveau des ressources - leur articulation, en dehors de ces points d'amarrage solides, dépend du jeu des facteurs proprement économiques. L'enracinement peut se situer au point de départ du cycle de production - c'est le cas de toutes les sociétés rurales: le paysan vit là où il dispose de terres. Il lui arrive de produire tout ce dont il a besoin. Plus généralement, il est contraint de faire appel à des artisans pour son outillage, à des spécialistes pour les services rares: la théorie des lieux centraux nous indique comment, à partir de cette société rurale enracinée, se mettent en place les circuits de service qui déterminent la formation des villes: la localisation des ressources agricoles est à la base de la répartition de la majorité de la population. Celle-ci a des besoins secondaires: à leur niveau, les circuits économiques se libèrent dans une certaine mesure du poids des ressources, et n'obéissent qu'à des règles d'efficacité. Dans notre monde, les points d'enracinement ont apparemment tendance à devenir moins nombreux, puisque la population active dans le secteur primaire ne compte plus que pour le dixième à peu près du total. Mais la consommation directe des aménités fait apparaître de nouveaux ancrages -la géographie naturelle retrouve d'un côté ce qu'elle perd de l'autre. Les œuvres humaines et les constructions sociales jouent le rôle, elles aussi, de points d'attirance et de fixation. La géographie des ressources est donc un des éléments fondamentaux de l'explication des répartitions: elle suppose, pour être solide, que des méthodes rigoureuses de calcul, empruntées à l'économie, soient appliquées dans son domaine. Cette géographie n'est par ailleurs pas uniforme: comme nous l'avons dit, elle a une dimension culturelle - et c'est peut être par là que l'étude des ressources fait déborder la géographie économique du domaine où on la cantonne le plus souvent. Il nous semble donc important de donner à l'étude de la géographie des ressources une ampleur plus grande: pour que le géographe cesse d'être un sage, mais puisse, dans les problèmes d'aménagement, intervenir en tant qu'expert, il lui faut détenir une connaissance sûre de tout ce qui a trait à l'économie des raretés.
CHAPITRE
VI - 1971
GEOGRAPHIE ET ANTHROPOLOGIE
ECONOMIQUES
Les géographes éprouvent parfois une certaine réticence devant les méthodes de l'économie: ils se méfient des raisonnements abstraits, des démarches théoriques et des modèles. Ils ont le sentiment que tout cet appareil intellectuel ne fonctionne que sur des données tellement appauvries qu'il ne colle pas au réel. L'anthropologie aborde aussi les questions économiques. Sa démarche paraît plus rassurante au géographe: celui-ci souscrit à l'étude minutieuse des institutions, à la description nuancée des comportements et de leurs mobiles, il est sensible au souci de saisir tout ce qui contribue à l'originalité des cultures. L'équipement conceptuel lui paraît simple. Les monographies régionales lui ont appris la vertu des analyses de détail. Il lui est arrivé de noter certains des faits qui retiennent l'attention de l'ethnologue - seul un vocabulaire lui manque pour aller au-delà de l'observation et montrer la signification profonde des traits ainsi isolés. Les nations industrielles offrent à l'économiste un terrain sur lequel il a prise: les statistiques y sont sérieuses; les comportements doivent à l'excellente transparence sociale d'être souvent unifonnes, et leur logique est celle dont rend compte le modèle de ['homo œconomicus. Lorsqu'on mène l'étude de pays sous-développés, les mêmes méthodes donnent des résultats imprécis ou médiocres. Les géographes en ont conscience et savent que dans un tel contexte, ils font souvent mieux que les économistes. Mais leur travail n'est vraiment fécond que s'ils empruntent beaucoup aux autres sciences humaines, à l'ethnologie en particulier. Les économistes connaissent leurs points faibles; ils découvrent les vertus des approches psychologiques et sociologiques. On assiste depuis une vingtaine d'années à la remise en cause des fondements de leur théorie, et à des tentatives d'élaboration de schémas au contenu humain plus riche. Le géographe a suivi de très près l'évolution des idées en ce domaine. Vaut-HIa peine d'en dresser ici un tableau? Apparemment non. A la réflexion, oui car on manque de vues d'ensemble sur les méthodes de l'anthropologie économique et sur ce qu'elle apporte au géographe.
184 I. L'EVOLUTION ECONOMIQUE
Paul Claval
ET LES PROBLEMES
DE L'ANTHROPOLOGIE
La curiosité ethnographique est ancienne: elle inspirait Hérodote, on la retrouve chez Montaigne puis chez tous les bons esprits de l'époque des Lumières. Mais d'autres sciences sociales se sont affirmées plus vite: l'économie a brûlé les étapes et se présentait déjà sous la forme d'une théorie rigoureuse avant que la sociologie ne soit tout à fait dégagée des querelles de méthode, et de l'ambiance métaphysique qui avaient présidé à sa naissance, et avant que l'ethnographie n'ait franchi la phase de l'exploration du monde primitif, et de l'inventaire des outillages, des techniques et des façons de faire qui caractérisent les genres de la vie. Au début du xxe siècle encore, on n'essaie guère de comprendre comment fonctionne l'économie des groupes archaïques. Bronislaw Malinowski fait figure de novateur dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres. La kulat qu'il décrit dans les Argonautes du Pacifique occidental est une institution dont les fins sont multiples, et qui se caractérise par un cercle complexe d'échanges. Marcel Mauss tire de la description des voyages hardis des Trobriandais en quête de prestige et de biens désirés, l'argument essentiel de son Essai sur le don2 ; avec lui, la vie économique des groupes primitifs est analysée dans sa logique propre et mise en rapport avec l'étude de la totalité sociale. L'anthropologie économique prend corps. Développée par Raymond FirthJ avant la Seconde Guerre mondiale, elle passionne le J Malinowski (Bronislaw), Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963, 600 p. Edition originale anglaise, Londres 1922.; Malinowski (Brosnilaw), « Kula: the circulating exchange of valuables in archipelagoes of Eastern New Guinea », Man, n° 51, 1920, pp. 97-105. Reproduit aux pp. 171-184, de Dalton (George) (sous la dir. de), Tribal and Peasant Economies, Garden City (New York), Natural History Press, 1967, XV+ 584 p. Cet ouvrage permet de consulter aisément la plupart des articles anlo-saxons importants en matière d'anthropologie économique. Pour comprendre la place de Malinowski dans l'histoire de l'anthropologie économique: Firth (Raymond), « The place of Malinowski in the history of economic anthropology», pp. 209-227 de Raymond Firth (sous la dir. de) : Man and Culture: an Evaluation al the Work of Bronislaw Malinowski, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1957. Pour bien saisir ce qui fait l'originalité de l'anthropologie économique, il est bon de la comparer à la technologie culturelle, qui décrit les équipements et les outillages employés par les diverses ethnies. Malinowski sait décrire de manière très précise les instruments de la civilisation
trobriandaise, mais ce n'est qu'un aspect second chez lui. Haudricourt (André-G.),
«
La technologie
culturelle: essai de méthodologie », pp. 731-822 de Poirier (Jean) (sous la dir. de), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, 1907 p. ; Michea (Jean), « La technologie culturelle: essai de systématique", Ibidem, pp. 823-880; Lerot-Gourhan (André), L'homme et la matière, Paris, Albin Michel, Ire édition, 1943, 2" éd., 1970, 348 p. 2
Mauss (Marcel), « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques »,
L'Année .fOciologique, 2" série, 1923-1924, t. J. Reproduit aux pp. 142-279 de Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, LXXV+ 482 p. J Firth (Raymond), Primitive Economics al the New Zealand Maori, Ire édition, 1929; 2e ed., Wellington, R.E. Owen, 1946; Firth (Raymond), Primitive Polyne.vian Economy, Londres, Routledge, 1939; Firth (Raymond), Malay Fishermen. Their Peasant Economy, Londres, Kegan Paul, Trench Trubner, 1946; Firth (Raymond), The Elements of Social Organization, Londres, Watts, 1951. Pour se faire une idée des recherches contemporaines de celles menées par Firth, on pourra se reporter à Thumwald (Richard), Economics in Primitive Communities, Londres, Oxford University Press, 1932; Thurnwald (Richard), « Pigs and currency in Buin », Oceania, vol. 5, n° 2, 1934, pp. 119-141. Reproduit aux pp. 224-245 de Dalton (George) (sous la dir. de), Tribal and Peasant Economics, op. cit.; Herskovitz (Melville J.), Economic allthropology, New York, Knopf, 1952.
Chronique
185
de géographie économique
monde des ethnologues depuis le moment où Dalton, Polanyi et Bohannan- ont proposé des schémas d'interprétation qui rompent avec les enseignements classiques. de l'économie. En France, les. travaux de terrain de Claude Meillassouxs ou la réflexion théorique de Maurice Godelier traduisent cette nouvelle curiosité' . L'anthropologie économique se donne parfois pour but de transposer aux économies primitives les concepts et les schémas d'explication que propose la théorie économique. Pour Raymond Firth8, par exemple, la démarche normale consiste à retrouver sous des formes variées le capital, le travail, l'investissement qui sortt au cœur de toute l'analyse classique. Les marxistes', depuis une dizaine d'années, s'intéressent à ce domaine de recherche; ils ont une attitude analogue à celle de Firth: ils ne se réfèrent pas aux mêmes modèles, mais .leur but est identique: ils reconnaissent, par exemple, sous les institutions esclavagistes communes à beaucoup de sociétés, des situations où la puissance est acquise par le contrôle de la force de travaiL . Le point de départ du renouvellement de l'anthropologie économique coïncide avec la publication de l'ouvrage de Polanyi, Arensberg et Pearson. Les articles de Dalton, les ouvrages de Dalton et Bohannan ou de Belshaw permettent de suivre le développement du mouvement. Polanyi (Karl), Arensberg (Conrad), Pearson (Harry W.) (sous la dir. de), Trade and Market in the Early Empire.v, GIencoe, the Free Press of GIencoe, 1957, XVIlI+ 380 p. On consultera en particulier: pp. 243-269: Polanyi (Karl), «The economy as instituted process»; pp. 320-341 : Pearson (Harry W.), «The economy has no surplus: critique of a theory of development» ; pp. 357-372 : Neale (Walter C.), « The market in theory and history»; pp. 270-306: Hopkins (Terence T.), «Sociology and the substantive view of the economy». Dalton (George), «Economy theory and primitive society», American Anthropologist, vol. 63,1961, pp. 1-25; Bohannan (Paul), Dalton (George) (sous la dir de), Market.v in A.Mca, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1962, XXIV+ 762 p. Sur l'orientation générale de cet ouvrage, on consultera aux pp. 1-26: Bohannan (Paul), Dalton (Paul), « Introduction ». Belshaw (Cyril S.), Traditional Exchange and Modern Market.f, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, 1965, 149 p. 5 Meillassoux (Claude), «Essai d'interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d'autosubsistance », Cahiers d'Etude.v A.(ricain.f, vol. 4, 1950, pp. 38-67; Meillassoux (Claude), Anthropologie économique des Gouro de Côte-d'Ivoire. De l'économie de subsistance ci /'agricl/lture
commerciale,
. Godelier (Maurice).
, L'intérêt 1965,
Paris
- La
Haye,
Mouton,
1964,383
«Objet et méthodes de l'anthropologie
p.
économique », L'Homme,
avril-juin
pp. 32-91.
nouveau suscité par l'anthropologie économique se lit à la publication d'ouvrages
ou
d'études comme ceux de Bessaignet, de Mercier, de Poirier, et à la richesse des récentes publications de l'ISEA. Bessaignet (Pierre), Principes de l'ethonologie économique. Une théorie de l'économie des peI/pIes primitiJv, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1966, 191 p. ; Mercier (Paul), Hi.vtoire de l'anthropologie, Paris, P.U.F., 1966, 221 p.; Mercier (Paul), «L'anthropologie sociale et culturelle », pp. 881-1036 de Poirier (Jean) (sous la dir. de), Ethnologie générale, op. cit. ; Poirier (Jean), «Problèmes d'ethnologie économique », Ibidem, pp. 1546-1624, Cahier.f de l'I.S.E.A. Série: Economie. ethnologie, sociologie: n° 2- « L'Islam, l'économie et la technique », 1960, 220 p. ; n° 3«Archaïsme et modernisme dans l'Islam contemporain », 1961, 236 p. ; n° 5- «Etudes de socioéconomie africaine », 1962, 282 p. ; n° 9- «Problèmes fonciers africains », 1965, 310 p. ; n° 11«L'économie ostentatoire », 1967. "Filth (Raymond), "Capital, saving and credit in peasant societies: a viewpoint from economic anthropology», pp. 15-34 de Firth (Raymond), Yamey (Basil S.), Capital, Saving and Credit in Pea.vant Societies, Londres, Allen and Unwin, 1964; FÎ11h (Raymond), «Themes in economic anthropology: a general comment », pp. 1-28 de Filth (Raymond) (sous la dir. de) Theme.f in Economic Anthropology, A.S.A. Monographs n° 6, Londres, Tavistock, 1967, X+ 292 p. Cet ouvrage contient, en dehors de la présentation due à Firth, quelques études fondamentales pour qui veut connaître les débats de méthode et de fond qui prennent place aujourd'hui parmi les spécialistes de l'anthropologie économique. Godelier (Maurice), Rationalité et irrationalité en économie, "Economie et socialisme n° 5", Paris, Maspéro, 295 p. Le renouveau des études d'anthropologie économique marxiste coïncide avec l'intérêt suscité par le mode de production asiatique - et la publication, sur ce sujet de Wittfogel (Karl A.), Le despoti.fme oriental, Paris, Les Editions de Minuit, 1964,671 p. Edition originale, New Haven, Yale University Press, 1957.
.
186
Paul Claval
L'anthropologie économique, malgré ses progrès récents, demeure un domaine relativement négligé par beaucoup d'ethnologues. Fort heureusement, les monographies à caractère généraltOfournissent d'habitude nombre d'indications à qui se préoccupe de ces problèmes; elles montrent que les modes d'explication de la théorie économique ne s'appliquent pas à toutes les situations, dans toutes les cultures. L'anthropologie générale s'est affirmée entre les deux guerres mondiales". On parlait jusqu'alors plus volontiers d'ethnographie ou d'ethnologie, ce qui traduisait une optique moins systématique. L'anthropologie culturelle doit son succès à un changement profond de la curiosité: on s'intéresse moins à ce qui fait l'originalité de chaque groupe archaïque, on sent mieux ce qui caractérise l'ensemble du monde primitif, et on cherche à l'expliquer. On s'aperçoit, à la suite de Ruth Benedict, que chaque culture a une logique profonde, que traduit la
configurationde ses traitsIl . Entre les comportementsindividuelset les valeurs acceptées, il y a une harmonie profonde. Comment s'explique-t-
elle? Par la socialisationIJ. La personnalitédesjeunes est modeléepar le groupe dans lequel ils sont élevés: dans cette pâte encore plastique, il est possible d'imprimer les préférences, les valeurs et les habitudes de pensée qui sont admises par le milieu social. L'homme primitif est de la sorte conditionné dès sa plus tendre enfance, et préparé à tenir dans la société un rôle compatible avec les objectifs qu'elle s'est fixés. Mais n'en va-t-il pas de même de l'homme de notre monde industrialisé ?14 Le principe d'explication qui fonde l'économie classique est dès lors remise en cause: au lieu d'avoir en face de lui des individus indépendants et dont la raison est le seul guide, le théoricien trouve des êtres en partie conditionnés: il doit s'interroger sur la logique et la fin de cette manipulation, voir dans quelle mesure la décision s'en trouve modifiée avant qu'elle ne soit ensuite retouchée par des mécanismes d'ajustement. Les progrès de l'anthropologie ont ainsi amené une révolution au sein des sciences sociales. Le schéma théorique proposé par l'économie paraissait naguère un modèle que devaient imiter les '" Malinowski (Bronislaw), Les argonautes du Pacifique occidental, op. ciré; Evans-Pritchard (E.E.), Les Nuer, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, Gallimard, 1968, Edition originale anglaise, Oxford, Clarendon Press, 1937; Nadel (S.F.), Byz.ance Noire. Le royaume des Nupe du Nigeria, Paris, Maspéro, 1971, 615 p. Edition originale: Londres, Oxford University Press, 1942; Meillassoux (Claude), Allthropologie économique des Goum de CÛte-d'/voire, op. cit.; Dupire (Marguerite), Organi.mtion
.wciale des Peuls,
«
Recherches
.en Sciences
humaines
», Paris, Plon, 1970, 628 p. Parmi
les monographies anthropologiques intéressantes par leurs parties économiques, on pourrait citer, toujours dans la collection « Recherches en Sciences humaines », chez Plon, les Nomade.v noir.v du Sahara de Jean Chapelle et Les Gens du Riz. (Kissi de Haute-Guinée) de Denise Paulme. Il Mercier (Paul), Histoire de l'allthmpologie, op. cit; Poirier (Jean), Histoire de l'ethnologie, 128 p. sais-je? », n° 1338, Paris, P.U.F., 11
Benedict (Ruth), Patterns of Culture, Boston, Houghton Mifflin, 1934. Traduction
Echallfillons de culture, Paris, Gallimard, 1960. I.' Pour une présentation d'ensemble des problèmes de la socialisation: Stoetzel sociale, Nouvelle bibliothèque scientifique, Paris, Flammarion, 1963,316 p. 14
(Jean),
« Que
française:
La psychologie
Whyte (William H. Jr.), L'homme de l'organisation, Paris, Plon, 1959, 568 p. Edition originale
américaine: New York, Simon and Schuster, 1956; Riesman (David), La foule solitaire. Anatomie société moderne, Paris, Althaud, 1964, 380 p. Edition originale américaine: New Haven, University Press, 1952.
de la Yale
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autres disciplines de l'homme et de la société. On demeure persuadé de l'efficacité de l'approche théorique, mais les principes sur lesquels on la fait reposer essaient de rendre compte à la fois des mécanismes d'ajustement qu'expliquait la pensée économique classique, et des forces qui pèsent sur la décision et que l' anthropologie a récemment mises enlumière's. Dans notre monde, le social, le politique et l'économique sont des modes différents qui s'expriment à travers des institutions spécialisées. L'univers des primitifs ne nous offre rien de tel: au sein du même faisceau d'échanges ou de la même institution, il y a généralement mélange intime de tous les aspects que nous croyons indépendants'". L'analyse économique se trouve ainsi mêlée à toute l'interprétation de la culture et de l'organisation sociale. Les progrès récents de l'anthropologie économique résultent sans doute davantage du développement de l'anthropologie générale que des emprunts faits. à la théorie économique classique. On a appris à lire la complexité réelle des circuits économiques, découvert leur architecture déconcertante. On a admis que la logique de l'action échappait souvent aux principes qu'une abstraction prématurée avait fait croire universels. On découvre aujourd'hui la multiplicité des règles auxquelles obéissent les systèmes, on s'interroge sur le sens de leur évolution. Pour les économistes de formation libérale comme pour beaucoup de marxistes, la séquence normale faisait passer l'humanité de l'économie domestique à l'économie de marché puis enfin à l'économie centralisée. Celle-ci semblait ne pouvoir s'épanouir que dans des conditions très particulières: elle demande la maîtrise d'une quantité si considérable d'informations que la plupart des sociétés intermédiaires ne peuvent y prétendre. Polanyi et Dalton17ont mis en doute la vérité de cette séquence. Pour eux, le système de marché est beaucoup moins fréquent, dans le monde traditionnel, qu'on ne le pense généralement. Parfois les échanges sont concentrés en quelques points, mais ils se dénouent sur des bases coutumières, selon des rapports sans marchandage: il n'y a pas ajustement complet des plans des individus. Plus souvent, on voit l'ensemble des transactions contrôlé par des organismes centralisés. Dans les grands Empires que l' histoire nous fait connaître, le.commerce est souvent organisé selon les principes avancés par Polanyi. Il est considéré comme un service public. A Babylone, dans l'Empire
'5 Le point de départ des recherches théoriques en ce domaine semble être: Simon (H.A.). « Theories of decision making in economics». American Economic Review, vol. 49, 1959, pp. 253-283. C'est là le thème du fait social total, familier à tous les anthropologues depuis Marcel Mauss. Sur ce '" point, on se reportera à Lévi-Strauss (Claude), « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss», pp. IXLXXV de Mauss (Marcel), Sociologie et anthropologie, op. cit. 17 Polanyi (Karl), Arensberg (Conrad), Pearson (Harry W.) (sous la dir. de), Trade and Market in the Early Empires. op. cit. ; Bohannan (Paul), Dalton (George) (sous la dir. de), Market.~ in Africa, op. eit. Cf en particulier, pp. 1-26, « Introduction ».
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Aztèquel", ou dans le Royaume du Dahomey" à l'époque de la splendeur de Ouiddah, au xvrnC siècle, on retrouve des institutions analogues: un contrôle sévère du commerce extérieur, une organisation géographique qui concentre les transactions dans une place directement surveillée par le prince ou par ses agents, un système qui réserve l'essentiel des bénéfices des relations extérieures à la puissance publique, et impose pour cela une séparation à peu près absolue entre circuits internes et circuits internationaux. Est-ce à dire que le schéma évolutif généralement admis doive être inversé211 ? Que les sociétés primitives passent par le stade de l'économie centralisée avant d'atteindre celui de l'économie de marché? Certainement pas, comme le montrent certains exemples. Les travaux menés depuis un siècle dans la région orientale de la Nouvelle-Guinée et dans les archipels environnants - Iles Trobriand, Iles Salomon, pour ne citer que les deux groupes les plus connus - ont montré l'ancienneté et la vigueur des pratiques commerciales de marché: les ethnologues de langue anglaise ont parlé, à propos de ces cultures, de «sauvagerie commerciale »21.Les motivations des individus y paraissent voisines de celles que l'on décrit chez les hommes d'affaires occidentaux, quoique le contexte soit différent, et que l'absence de technologie raffinée rende inutile l'effort de capitalisation en vue d'améliorer la productivité. Si le principe de marché n'est pas partout le premier à régir l'organisation des sociétés primitives, on le voit s'affirmer ainsi parfois avant l'apparition de toute forme de relations à direction centralisée. La portée des analyses de Dalton et Polanyi est limitée au plan historique, mais elle est capitale au plan général de la théorie: si les marchés ne constituent qu'une forme d'organisation des échanges, si I" Chapman (Anne C.), « Port of trade enclaves in Aztec and Maya Civilization », pp. 97-[ 13 de Polanyi (Karl), Arensberg (Conrad) ... Trade and Market in the Early Empires. op. cit. ; Polanyi (Karl), « Marketle.~s trading in Hammurabi's Time", ibidem, pp. 12-26. .. Arnold (Rosemary), a) « A port of trades: Whydah on the Guinea cost », b) « Separation of trade and market: Great Market of Whydah », pp. 154-187 de Polanyi (Karl), Arensberg (Conrad) ..., Trade and Market in the Early Empires. op. cit.; Polanyi (Karl), Dahomey and the Slave Trade, Seattle, University of Washington Press, 1966. 111 On trouvera une discussion détaillée de ces problèmes dans l'étude de Frankenberg, qui permet de classer par rapport aux enseignements classiques les thèses de Berliner, de Scarlett Epstein, ou de Sahlins. Frankenberg (Ronald), « Economic anthropology: one anthropologist's view», pp. 47-89 de Fil1h (Raymond) (sous la dir. de), Themes in Economic Anthropology. op. cit. ; Leclair (Edward E. Jr.), «Economic theory and economic anthropology», American Anthropologi.ft, vo\. 64, 1962, pp. 11791203; Burling (Robins), «Maximization theories and the study of economic anthropology », American Amhropologi.ft, vo\. 64, 1962, pp. 802-821 ; Berliner (Joseph S.), « The feet of the natives are large: an essay on anthropology by an economist », CUITent Anthropology, vo\. 3, 1962, pp. 47-61 ; Epstein (Scarlett T.), Economic Development and Social Change in South India, Manchester, Manchester University Press, 1962; Sahlins (Marshall D.), « Political power and the economy in primitive society», pp. 390-416 de Dole (Gertrude E.), Carneiro (RObe11 L.) (sous la dir. de), Es.my.f in the Sciences of Culture, New York, Thomas Y. Crowell, 1960; Sahlins (Marshall D.), «On the sociology of primitive exchange », pp. 139-236 de Banton (Michai!l) (sous la dir. de), The Relevance of Model.f for Social Allfhmpology, A.S.A. Monograph n° l, Londres, Tavistock, XL+ 238 p. Il L'histoire des idées dans ce domaine est présentée dans l'article de Cohen, qui complète celui de Frankenberg cité au paragraphe précédent. La notion de sauvagerie commerciale est proposée dans l'étude de Pospisi\. Cohen (Percy S.), «Economic analysis and economic man: some comments on a controversy», pp. 91-118 de Firth (Raymond) (sous la dir. de), Theme.f ÎlI Economic Anthropology. op. Kapauku Papuan Economy», Yale Publications in Anthmpology, cil. ; Pospisil (Leopold),« n° 67, 1963.
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les principes de réciprocité et de redistribution tiennent plus de place, généralement, que la transaction commerciale, ne faut-il pas revoir l'ensemble de nos instruments d'analyse? Ne faut-il pas faire une plus large place à toutes les institutions dont le rôle estd'assuret la solidarité, et qui ont presque disparu des sociétés industrialisées de type capitaliste? C'est à cette conclusion qu'arrive un certain nombre de chercheurs. Pour Sahlins::, les systèmes économiques pourraient se classer en fonction des critères suivants: dans certains cas prédominerait une forme généralisée de réciprocité, dans d'autres, il y aurait réciprocité balancée; enfin, certaines civilisations se distingueraient par leur réciprocité négative. On voit ce que gagne l'analyse à utiliser ces catégories. Toute théorie de l'équilibre social repose sur le fait que les échanges qui se produisent à l'intérieur d'une cellule se compensent entre eux. Au lieu de nous restreindre à l'univers des biens matériels ou des signes qui les représentent, on nous invite à envisager des systèmes de relations plus subtils, dans lesquels une interférence est possible, voire habituelle, entre des secteurs qui, dans notre monde, sont régis par des principes différents. On voit là s'esquisser une théorie des circuits qui serait globale, comme le sont les faits anthropologiques dont elle cherche à rendre compte. Les schémas de Sahlins n'ont pas plus de portée historique que ceux de Polanyi. Est-ce à dire que l'anthropologie économique est incapable de rendre compte de certaines séquences de succession? Non, mais les seules réalités qui se rangent dans un ordre chronologique déterminé sont celles qui portent la marque des technologies. C'est pour cela que le schéma d'analyse de Raymond Firth:J est le mieux adapté à l'analyse de type historique: en opposant les économies archaïques, les économies paysannes et les systèmes complexes de l'économie commerciale et industrielle du monde moderne, il retrouve la distinction classique entre les sociétés archaïques, les sociétés intermédiaires et les sociétés industrielles. L'anthropologie économique moderne éclaire et 12 Sahlins (Marshall D.), On the Sociology of Primitive Exchange. op. cit. 2.
The organization of economic life», pp. 171-180 de Tax (Sol) (sous la dir. de), Horizons of
AllIhropology, Chicago, Aldine Publishing Company,1964. Repris auxpp. 3-12 de Dalton (George), Tribal and Peasam Economin. op. cit. ; Forde (Daryll C.), Douglas (Mary), « Primitive economics », pp. 330-344 de Schapiro (Harry L.) (sous la dir. de), Man. Culture and Society, Londres, Oxford Univel1y Press, 1956. Repris aux pp. 13-28 de Dalton (George), Tribal and Peasant Economie.v, op. cit. ; Dalton (George), « Traditional production in primitive African economies», Quater/y Journal of Economics, vol. 76, 1962, pp. 360-378. Replis aux pp. 61-80 de Dalton (George), Tribal and peasant Economics, op. cit.; Nash (Manning), Primitive and Peasant Economic Sy.vtem.v, San Francisco,
Chandler, 1966; Dalton (George),
«
The development of subsistance and peasant economies in
Aflica »,lntemarionaL Social Science Journal, vol. XVI, 1964, pp. 378-389. Repris aux pp. 155-168 de Dalton (George). Tribal and Peasant Economies. op. cit. ; Yamey (Basil S.), «The study of peasant economic systems: some concluding comments and questions », pp. 376-386 de Firth (Raymond), Yamey (Basil S.) (sous la dir. de), CapitaL. Saving and Credit in Peasam Societie.v, op. cit.
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en un sens, explique pourquoi elle est féconde lorsqu'elle est utilisée par les géographes. Le monde économique implique des échanges au triple plan des idées et informations, des moyens de paiement et des richesses matérielles. On néglige souvent le premier volet du triptyque: il paraît moins économique. Son importance est extrême, nous apprend l'anthropologie économique: l'évolution des sociétés humaines est dominée par la technologie dont elles sont maîtresses, et la manière dont elles transmettent la pensée dans le temps et la communiquent dans l'espace. Les modes possibles de l'échange intellectuel sont aussi importants à connaître que l'ensemble des autres données techniquesz4. Les sociétés d'ethnologues ne connaissent que les apprentissages par imitation et les modes de transmission oraux. Les sociétés intermédiaires emploient l'écriture, mais il est rare qu'elles en tirent un parti égal dans tous les domaines. Une bonne part de la population est illettrée. Les paysans restent souvent à l'écart de l'école. L'écrit coûte cher et on n'a pas l'idée de lui confier des choses aussi triviales que celles qui ont trait à l'existence quotidienne: il sert aux masses dirigeantes, à la société qui encadre les masses rurales. La transmission des connaissances techniques se fait pour l'essentiel par imitation directe. Seuls quelques hommes d'affaires savent déjà tirer profit des moyens de communications à distance. La société industrielle naît après la généralisation de l'imprimerie, et coïncide avec la diffusion de l'instruction. Ainsi se trouvent accrues les possibilités de transmission de toutes les connaissances techniques, ainsi devient possible le passage de l'apprentissage par imitation à la formation systématique par l'école. Nous avons montré ailleurs la signification géographique de ces mutations: dans les sociétés traditionnelles, la difficulté avec laquelle se diffuse l'innovation tend à rendre l'espace homogène. Le monde contemporain est affranchi de cette sujétion: aussi voit-on les activités qui nécessitent peu de frais de transport devenir ubiquistes, et les paysages, de véritables mosaïques. Les moyens de communication de masse redonnent un certain privilège à l'oralité. La radio, la télévision transmettent à peu de frais ce qui est parlé ou joué. Le cinéma a le même effet. L'efficacité de ces moyens de communication intellectuelle n'est pourtant pas générale: on n'apprend pas tout par les méthodes audiovisuelles. Les messages qui demandent le plus d'attention passent mal, ce qui est de faible technicité beaucoup mieux. Ainsi s'esquisse une différenciation de l'espace inverse à celle qui existait il y a un demi-siècle; les pays avaient alors tendance à se rapprocher par leurs modes de production beaucoup plus que par leur mode de vie, par leurs aspirations et par leurs besoins. De nos jours, l'imitation des manières de consommer est facile. On a parlé H
Mc Luhan (Marshall),
originale:
Pour comprendre New york, McGraw-Hili, 1964.
les media,
Paris. Seuil-Mame,
1968, 360 p. Edition
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à ce sujet d'effet de démonstration: les ethnologues ont montré l'importance de ceux-ci dans les sociétés du Tiers Monde, les économistes mesurent la menace qu'ils font peser sur les pays qui cherchent à se développer, et dont le pouvoir d'investir est limité par.les dépenses sollicitées par l'imitation extérieure. L'anthropologie économique n'est pas, comme le pensaient certains de ses initiateurs, une simple application de la théorie économique moderne à des situations extérieures au monde industriel. Elle s'est enrichie des résultats généraux de l'enquête ethnologique, et a permis de mettre en doute certains des postulats de base sur lesquels étaient construits la théorie économique classique. Elle souligne l'importance des faits de conditionnement, de culture, la confusion fréquente de l'ordre économique et des ordres sociaux et politiques. Elle se termine par une réflexion générale sur les conditions d'équilibre en matière sociale, et donne une dimension historique à tous les systèmes où varient à la fois les techniques de production et celles de la communication et de l'information. Nous voudrions montrer maintenant comment ces résultats éclairent les démarches du géographe. II.
LA GEOGRAPHIE ECONOMIQUE DANS LE CONTEXTE ANTHROPOLOGIQUE: LES CATEGORIES DE BASE
Le système économique d'une civilisation doit être étudié dans la logique qui lui est propre: il faut se plonger en lui si on veut le comprendre réellement. C'est ce qui fait le charme passionnant des bonnes études d'ethnologie économique. Lorsque Bronislaw Malinowski2s décrit l'activité commerciale des Trobriandais, il s'efforce de nous placer dans l'optique même de ceux qui se lancent dans ce cercle complexe d'échanges que constitue la kula. A voir le soin qui est apporté à équiper les pirogues sur lesquelles se font ces navigations lointaines, le souci que l'on a d'accumuler les biens de prestige qui sont troqués à chaque étape du circuit, nous sentons que la finalité du système n'est pas seulement économique: la kula a plusieurs significations simultanées. Elle permet la circulation de richesses matérielles, elle est l'occasion de rivalités qui conduisent à asseoir l'échelle de prestige et la stratification sociale des groupes participants. Elle est run des éléments nécessaires à la cohésion du groupe, dont elle ordonne une bonne part de l'existence. Un tel système ne peut s'expliquer qu'à partir d'un choix de valeurs qui diffèrent de celles qui nous sont familières. L'observateur se doit de prendre en considération tous les éléments qui influent sur les décisions des Trobriandais. Même s'il ne s'intéresse qu'à leur système de 2S Malinowski Kula:
(Bronislaw), Les argonautes du Pacifique occidental, op. cit. ; Malinowski (Bronislaw), the circulating exchange of valuable.f in archipelagos of Eastern New guinea. op. cit.
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production et de distribution, il lui faut se montrer suffisamment curieux pour inventorier l'ensemble des déterminations réellement ressenties. Il lui faut admettre que la production est motivée à la fois par le besoin, par le souci du status, et par un sentiment presque religieux qui tient au sens que la kula donne à l'existence. A opérer ainsi, on risque cependant de ne pas pouvoir aller très loin dans l'analyse et la compréhension générale des mécanismes économiques. On respecte ce qui fait l'originalité de chaque organisation, on laisse échapper peut-être ce qui assure à la production et à l'échange des biens matériels leur cohérence interne. Il est donc indispensable de mener parallèlement à l'analyse exprimée en termes d'économie indigène, une étude qui emploie nos catégories habituelles. A-t-on le droit de parler, à propos de telle ou telle civilisation, de facteur travail, de facteur terre, de capital? Peut-on parler de monnaie, d'investissement, de productivité? Ne commet-on pas une série d'entorses au réel en opérant ainsi? Est-on certain que l'architecture conceptuelle que les économistes ont mis en évidence échappe à un ethnocentrisme qui lui interdirait de se prêter à des transpositions de ce type? Ces questions, ces inquiétudes, ces doutes sont légitimes. Les ethnologues les expriment souvent. Ils sont tous conduits à employer pourtant les catégories générales définies à propos des civilisations industrielles que nous connaissons. Peut-être sera-t-il possible un jour de trouver un système de référence commun plus neutre que le nôtre. En attendant, la traduction en équivalents modernes des catégories que révèlent l'observation est féconde. Ce travail de mise en relation suffit souvent à faire comprendre la signification profonde de situations et d'institutions qui nous étonnent. Dans la plus grande partie de l'Afrique, là où dominent les systèmes d'agriculture itinérante sur brûlis, en Afrique de l'Ouest en particulier, le facteur terre n'est pas rareZ6.Les champs ne peuvent être améliorés de manière durable. Leur mise en valeur demande un gros travail, mais au bout d'un laps de temps assez bref, trois, quatre ou cinq ans, l'appauvrissement du sol est tel qu'on doit mettre en culture d'autres pièces de terre. Dans ces conditions, la possession du sol ne donne pas accès à la richesse. L'ouverture dans la forêt ou la savane des clairières destinées à porter les nouvelles récoltes, les façons culturales depuis la préparation de la terre jusqu'à la récolte, ne nécessitent qu'un outillage très réduit et n'utilisent pas l'énergie des animaux. Aussi le facteur rare est-il le travail. Dans une telle situation économique, on comprend le rôle de l'esclavage. Il ne s'est pas répandu partout, mais le contrôle de la Z6 Allan (W.), The African Husbandman, Edimbourg et Londres, Oliver and Boyd, 1965, XII+ 505 p.; Bohannan (Paul), « Africa's land », The Centennial Review, vol. 4, 1960, pp. 439-449. Repris aux pp. 51-60 de Dalton (George), Tribal and Pea.~ant Economies, op. cit. ; Sautter (Gilles), De l'Atlantique (/11fleuve Congo: line géographie du .mu.~-fJeuplement, Paris, Imprimerie Nationale, 1966, 2 vol. 1104 p. ; Pelissier (Paul), Les pay.mns du Sénégal: la civilisation agraire dll Cayor à la Ca.mmance, Saint- Yrieix, Fabrègue, 1966,939 p.
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force de travail est bien le principe universel de la puissance. La maind' œuvre est,. pour la mise en valeur des champs, en bonne partie féminine: les hommes défrichent, surveillent souvent, mais abandonnent à leurs épouses la plupart des façons. La richesse dépend alors du nombre des mariages: la signification économique de la polygamie est claire. L'accumulation ne peut donc respecter les mêmes formes que dans nos sociétés développées. Elle existe souvent, et permet de comprendre des traits de civilisation qui nous semblent d'abord irrationnels. L'élevage est exclu d'une partie du monde tropical humide parles épizooties. Ailleurs, il revêt des formes très diverses. Dans certaines régions surpeuplées de montagne (chez les Kabré du Togo, par exemple), dans les îles du Lac VictoriaZ1,chez les Sérères des confins sahéliens1K,chez les Dioulas19du delta intérieur du Niger, le système agricole est proche de celui que l'on rencontre dans les campagnes européennes: on veille à l'alimentation d'un bétail que l'on sait indispensable au raccourcissement de la jachère et au maintien de la fertilité des sols. Dans la plus grande partie du monde des savanes, en revanche, l'élevage et la culture sont menés indépendamment, sans être intégrés dans un système efficient de mise en valeur de la terre. Le troupeau ne participe guère à la formation du produit du groupe étudié. Les animaux ne sont pas abattus au moment où ils devraient l'être, la consommation de viande demeure exceptionnelle. La passion pour les bœufs, le temps passé à les surveiller se justifient pourtant sur le plan économique. Le bétail constitue le seul bien capital dans le monde en question30.Il doit cette fonction beaucoup plus à une convention sociale qu'à l'usage qui en est fait. Ailleurs, la richesse est liée à d'autres signes: les montagnards chimbu de Nouvelle-Guinée31, comme bon nombre d'Océaniens, font jouer au porc un rôle semblable à celui que les Nilotiques, les Bantous de l'Est africain ou les Malgaches attribuent '
17 Gourou (Pierre), Les pays Tropicaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1947, 199 p. Dans les exemples qu'il donne de la densité de l'île d'Ukara, au lac Victoria, Gourou cite une étude de D. Thornton et de N.V. Rounce; Froelich (Jean-Claude), Les montagnard.v paléonigririque.v, Paris, ORSTOM, 1968, 268 p. ; Enjalbert (Henri), « Paysans noirs: les Kabré du Nord-Togo», Cahiers d'OuTre-Mer, vol. 9, 1956, pp. 135-180. 28
Pélissier (Paul), Le.v Paysans du Sénégal op. ciT. 29 Gallais (Jean), Le DelTa inTérieur du NiKeI'. ETude de KéoKraphie 1967,621 p. 311
réKionale,
Dakar.
IFAN,
2 vol.,
L'étude d'Herskovits marque le début des recherches sur les conditions originales de l'élevage en
Afrique
orientale
- ou
en Afrique
soudanaise:
quelle
est la justification
économique
de ces
troupeaux?
Le fondement de la boomanie ? La capitalisation est rendue nécessaire en partie par le mauvais état sanitaire du troupeau: il s'agit d'une véritable assurance. Herskovits (Melville J.), « The cattle complex 633-664. in East Africa », American AlIThropologisT, vol. 28, 1926, pp. 230-272 ; 361-388; 494-528; Dupire (Marguerite), « Trade and markets in the economy of the nomadic fulani of Niger », pp. 335362 de Bohannan (Paul), Dalton (George) (sous la dir. de), Markets in Africa. op. ciT. Voir la synthèse de X. de Planhol, « Le problème de la manie pastorale» dans "Nomades et Pasteurs lll", Revue GéoKraphique de ['EST, 1963, p. 269-72; cf du même, p. 373-77 dans "Nomades et Pasteurs", Revue GéoKraphique de l'EST, 1967. 31 Brookfield (H.C.), Brown (Paula), STruKKle for Land: AKriculTure and Group Territories alllonK The Chimbu i!f New Guinea HiKhlands, Melbourne, Londres, Oxford University Press, 1963, XIV+ 193 p.
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au gros bétail. La capitalisation se fait aussi sous forme de biens de prestige, qui sont de véritables monnaies: ainsi en est-il des plumes de l'oiseau de paradis chez les Mélanésiens, ou des couvertures et des plaques de cuivre chez les Kwakiutl de Colombie britannique32. La passion des Massaï ou des Nuer pour leurs bêtes demeure incompréhensible pour l'Occidental tant qu'il ne sait pas y lire, parmi d'autres, le motif de capitalisation. Mais quel est le but pour lequel on la poursuit? L'accroissement du bien-être? Certainement pas, puisque le capital n'est guère utilisé en temps normal. Le ressort ultime est social : la richesse est une des voies par lesquelles on accède au prestige, par lesquelles on s'assure un status enviable. N'était-ce pas éclatant chez les Indiens de Colombie britannique? Chez les montagnards de Nouvelle-Guinée, ou les Océaniens engagés dans le cercle de la kula? Les richesses qu'ils accumulent sont détruites en bonne partie au cours des cérémonies rituelles: la viande est parfois consommée, mais dans certains cas, le gaspillage est total. Qu'importe! N'arrive-t-on pas ainsi à prouver sa supériorité, à humilier ses compétiteurs, à progresser dans l'échelle
sociale ?JJ
Nous avons l'habitude de séparer l'économique du social et du politique. Les humanités primitives nous rappellent qu'il s'agit là d'une simplification inapplicable dans la plupart des civilisations. Est-elle d'ailleurs soutenable dans le cadre des sociétés post-industrielles? On peut en douter: comment les industriels et leurs agents de publicité arrivent-ils à persuader leur clientèle qu'il est nécessaire de changer de voiture, de frigidaire ou de machine à laver tous les ans? De tels comportements sont certainement condamnables dans une optique économique étroite. Ils s'expliquent tout naturellement si on accepte de voir dans les biens des signes permettant de revendiquer tel ou tel status dans la société: la voiture de sport, le dernier modèle en toute chose vous « classent» dans une catégorie que l'on juge désirable. Les biens se chargent de nouveau de significations extra-économiques qu'ils .12Sur les systèmes de signes, les monnaies et les quasi-monnaies du monde traditionnel. on consultera Dalton et Einzig. Sur des types particuliers de systèmes monétaires, on se reportera à Armstrong et Drucker. Einzig (Paul), Primitive Money, Londres. Eyre and Spottiswoode, 1949; Dalton (George), «Pdmitive Money", American Anthropologist, vol. 67, 1965, pp. 44-65. Repris aux pp. 254-282 de Dalton (George), Tribal aIId Pea.wnt Economies. op. cit. ; Armstrong (W.E.), « Rossel Island Money: a unique monetary system", The Economic Joumal, vol. 34, 1924, pp. 423-429. Repris aux pp. 246-253 pp. 55de Dalton (George), Tribal and Peasant Ecot/omies. op. cit. ; Drucker (Philip), « The potlatch" 66 de Drucker (Philip), Culture.f of the North Pacific CO{W, San Francisco, Chandler, 1965. Repris aux 481-493 de Dalton (George), Tribal and Peasant £CO/wlllie.f, op. cit. ..~p.La vie toute entière est faite d'échanges; ceux qui portent sur les biens n'en constituent qu'une fraction. Marcel Mauss nous a appris voici bientôt cinquante ans à appréhender l'échange dans toutes ses dimensions. C'est peut-être en ce domaine que son influence sur Claude Lévi-Strauss a été la plus féconde: sans l'hypothèse selon laquelle le mariage est un échange entre lignées, aurions-nous eu le travail magistral de celui-ci sur les structures de la parenté? A partir du moment où on tient compte de cette dimension multiple de l'échange, on peut comprendre que la vie économique prenne des dimensions psychologiques et sociales que nous oublions souvent: Du Bois (Cora), «The wealth concept as an integrative factor in Tolowa- Tututd culture ", pp. 49-65 de Lowie (R.H.) (sous la dir. de), Essays in Allthropology Presented to AL Kroeber, Berkeley University of California Press, 1936; Drucker (Philip), « Rank, wealth and kinship in Northwest Coast society", American Anthropologist, vol. 41. 1939, pp. 55-70.
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avaient perdues au moment du take-off. Il n'est qu'à lire Vance Packard" pour s'en persuader. L'anthropologie économique nous apprend ainsi à trouver, sous l'incohérence apparente des comportements des groupes archaïques, des motivations économiques qui nous permettent de les comprendre. Elle nous fait découvrir, dans notre propre société, une série d'anomalies. Elle nous conduit ainsi à douter des postulats sur lesquels reposait la théorie économique classique: les hommes cherchent-ils vraiment à maximiser leur utilité économique? Non: il est immoral, dans certaines civilisations, de produire au-delà de ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins élémentaires. Nous avons l'habitude d'une organisation sociale dans laquelle la pru.1faite à l'économique est importante et bien délimitée. Dans la plupart des sociétés primitives, dans beaucoup de sociétés intermédiaires, il y a confusion ou superposition des motivations, nous venons de le voir, cependant que les fins les plus prisées se trouvent situées hors du domaine productif. La vie sociale de groupes dont les techniques sont archaïques est parfois d'une très grande richesse: rappelons l'étonnement de Claude Lévi-Strauss'! découvrant la civilisation bororo. Ses membres paraissent indifférents à l'équilibre démographique et à la situation matérielle de leur société: ils se fient à l'adoption pour perpétuer leurs familles. Mais le raffinement de leur architecture sociale est extrême, comme en témoigne la manière dont s'organise l'espace habité; leur niveau artistique est surprenant: les tatouages qu'improvisent les femmes sont de vrais chefs-d'œuvre. Tout ceci suppose un choix fondamental: le niveau au-delà duquel il paraît inutile de poursuivre l'effort productif est fixé assez bas; ce n'est pas par peur du travail, mais par préférence pour des domaines jugés supérieurs. La conduite d'ensemble est rationnelle, mais les activités productives cessent de le paraître dès qu'elles sont isolées de leur contexte. Le comportement économique ne se prête à l'utilisation des méthodes classiques que dans un cas: celui où l'ensemble des valeurs sociales est déterminé par des critères de richesse. La cohérence d'ensemble du comportement peut être éprouvée sans qu'on quitte le domaine des actions de production, d'échange et de consommation: c'est bien une fonction économique globale que cherche à maximiser l' homme d'affaires européen, l'éleveur africain qui veille à la multiplication de son troupeau, ou l'Indien de Colombie britannique qui s'enrichit en vue du potlatch.
... Packard (Vance), The SIllIII.f Seekers, New York, McKay, 1959. On trouve dans l'œuvre plus ancienne de Vehlen la même intuition des dimensions sociales des comportements économiques de la civilisation industrielle. Vehlen (Thorstein), Tlléorie de la cla.f.fe de loisirs, Paris, Gallimard, 1970, 279 p. Edition originale: New York, MacMillan, 1899. 3S Lévi-strauss (Claude), Tri.çte.ç tropique.f, Paris, Plon, 1955.
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Dans la plupart des situations, il en va autrement. Les objectifs économiques sont secondaires: on ne peut les négliger, car il faut subsister, mais on renonce à les poursuivre au-delà d'un certain seuil. Les besoins élémentaires satisfaits, on se consacre à d'autres activités. Du coup, les modèles courants d'explication perdent toute valeur36. Dans le cas des agricultures paysannes, la motivation essentielle est d'assurer la sécurité de la cellule sociale élémentaire. On ne mesure pas le temps passé aux tâches productives. Seul le résultat compte: il faut manger, payer les impôts, acheter ce qu'on ne peut produire directement. Les cultures les plus appréciées sont celles qui donnent les récoltes les plus sûres, s'il s'agit de produits destinés à la consommation familiale, ou le revenu le plus régulier, si on s'adresse au marchéJ7. La théorie économique classique suppose que lorsque le prix d'un produit diminue, l'incitation à l'offrir s'affaiblit puisque les facteurs ne peuvent garder un niveau de rémunération aussi élevé. L'expérience montre la fragilité de cette hypothèse. Les agriculteurs qui sont à la tête de fermes familiales se soucient peu de la rémunération horaire de leur travail. Les prix du marché diminuent-ils? Voici nos exploitants qui augmentent leur offre pour maintenir constant leur revenu global. Les tentatives d'organisation des marchés agricoles ont échoué souvent à cause de cela. Les Anglais et les Néerlandais s'étaient mis d'accord, durant les années 1920,pour limiter l'offre de caoutchouc. Ils désiraient éviter la détérioration des cours qui compromettait les plantations détenues par les Européens. Les petits exploitants indigènes n'avaient pas les mêmes soucis. Au fur et à mesure que le prix baissait, ils poussaient leur production. On commence à prendre conscience de la diversité des motivations en matière sociale et économique et à voir du même coup les limites de validité des mécanismes qu'éclaire la théorie classique bâtie sur les schémas de maximisation des revenus ou des profits. On ne sait encore comment construire des schémas d'explication rendant compte de la multitude des attitudes possibles. Au plan de la géographie économique, certains résultats sont remis en cause: les modèles de localisation à la von Thünen perdent de leur netteté si les choix des agents économiques obéissent à des critères variés. Les schémas probabilistes dont la mode se répand permettent de
...,
On trouvera
une analyse de la signification
des conduites
de type "satisficer"
pour l'élaboration
de
la théorie économique ou géographique dans: Harvey (David), « Conceptual and measurement problems in the cognitive-behavioral approach to location theory", pp. 36-68 de Cox (Kevin R.), Golledge (Reginald G.) (sous la dir. de), Behavioral Pmblem.f in Geography: a Symposium, Northwestern University, Studies in Geography n° 17, Evanston (Illinois), North-western University, 1969, 276 p. J7
Sur les particularités de l'économie paysanne: Chayanov (A.V.), Homewood (Illinois), Richard D. Irwin, 1966, LXXV+ 317 p.
The Theory of Peasant
Economy,
Chronique de géographie
197
économique
reconstituer des situations complexesJM. Ils rechercher la logique. propre à chaque attitude.
ne dispensent
pas
de
Si l'anthropologie économique montre ainsi la fragilité de bien des résultats obtenus par l'économie spatiale, elle offre des possibilités nouvelles d'interprétation. Dans ses déterminations, l'individu cesse d'apparaître comme un absolu totalement indépendant du milieu dans lequel il vit. Les régularités géographiques que l'on observe peuvent provenir de la similitude du conditionnement à l'intérieur de chaque groupe culturel. Les spécialistes du sous-développement consacrent, dans leurs études, de longs passages à la mise en évidence des spécificités observées en ce domaine. Il ne s'agit pas simplement, comme c'était parfois le cas il y a encore une génération,de dire que les peuples étudiés sont irrationnels, qu'ils méprisent le travail: on essaie désormais de saisir la logique dont s'inspire leur conduite. Cela nous a valu par exemple, des analyses sur le rôle de l'Islam dans la vie économique: il dévaloriserait certains des comportements nécessaires à la croissanceJ', On s'est aperçu que des peuples de niveau comparable réagissaient très différemment lorsqu'ils entraient en contact avec les civilisations à haute technicité de l'Occident: le XIXCsiècle avait déjà connu l'exemple du Japon; on pouvait le considérer comme exceptionnel.On sait mieux maintenantque la plasticité,l'ouverture au changement sont fonction des cultures indigènes. On l'a dit cent fois, et à juste titre, à propos du drame biafrais: dans le cadre du Nigeria, les peuples du Nord à forte structuration politique et religieuse, n'ont pas su profiter autant du contact avec l'Angleterre que les ethnies du Sud. Pour les Yorubas, déjà fortement urbanisés, habitués au commerce, la chose n'a rien de surprenant. Pour les Ibos qui n'avaient pas réussi à dépasser le stade de la communauté locale, l'évolution est plus étonnante. On s'aperçoit, à l'analyse de leur culture, qu'elle mettait beaucoup plus l'accent que d'autres sur la réussite individuelle en tant .IM
Pred (Allan), Behavior and Locatioll. FoundatÙlllsfor a Geographic and Dynamic Theory, Lund,
Gleerup, 1967, 128 p. J'Austruy (Jacques), Struclllre économique et civilisation, Paris, Sedes, 1960; Austruy (Jacques), L'lslamface il la croissance économique, Paris, Editions ouvrières, 1961, 140 p. ,Gendarme (René), La pauvreté des natiol1.~, Paris, Cujas, 1963, 539 p. ; Gendarme (René), « La résistance des facteurs socioculturels au développement économique: l'exemple de l'Islam en Algérie », Revue économique, 1959, pp. 220-236; L'Islam, l'économie et la technique, Cahier,~ de /'ISEA. Série économie erhnologie, sociologie, op. cit. Sur un plan général, on pourra consulter: Belshaw (Cyril S.), « Social structure and cultural values as related to economic growth », Intemational Social Science Journal, vol. 26, 1964, ; pp. 189-196 Courthéoux (J.P.), AT/itudes collecrive.~ et Cl'ois.mnce économique, Paris, Sirey-Marcel Rivière. 1969; Smelser (Neil J.), The Sociology of Economic Life, FoundarÙ)I1.~ of Modern Sociology series, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, 1963, VII/+ 120 p.; Bendix (Kenneth), «
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pp.613-623. Repris aux pp. 26-38 de Smelser (Neil J.) (sous la dir. de), Reading.~ on Economic Sociology, Englewoods Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, 1959, IX+303 p. Hoselitz (Bert F.), « Patterns of economic growth », Calladian Joumal (!t'Economics and Polirical Science, vol. 21, 1955, pp. 416-431. Repris aux pp. 161-176 de Smelser (Neil 1.), Reading.~ Oil Economic Sociology, op. cit. ; Smelser (Neil 1.), « Toward a theory of modernization », in Moore (Wilbert E.), Hoselitz (Bert F.), The Impact (!t'llIdu.~try, Paris, Conseil international des Sciences sociales, 1963. Repris aux pp. 29-48 de Dalton (George), Tribal and Peasant Economies, op. cir. ; Balandier (Georges) (sous la dir. de), Sociologie des mu/alÙIllS, Paris, Editions Anthropos, 1970, 531 p.
198
Paul Claval
que facteur d'acquisition d'un status élevé. Est-ce un élément suffisant d'explication? Faut-il invoquer aussi l'absence de barrière religieuse? Les exemples que l'on peut trouver à profusion chez les géographes, chez les économistes et chez les ethnologues donnent une idée de la diversité des situations. Ici, la poursuite de la richesse occupe une place considérable dans les préoccupations des individus: n'est-ce pas à elle que l'on doit femmes, honneurs, considération? Tout à côté, on trouve au contraire dépréciées certaines fonnes de travail, ou certaines formes de l'opulence. Mais si on en reste à cette analyse générale des motivations déduites de la construction culturelle générale, on ne peut aller bien loin dans l'explication. Qu'est-ce qui garantit en effet que l'échec provient du mépris dans lequel telle ou telle fonne du travail est tenu? N'y a-t-il pas quelque danger à juger les systèmes économiques à leurs principes sans essayer de saisir leur fonctionnement? Ne dit-on pas que la structure par grandes familles, en supprimant les avantages individuels, en transférant tous les gains à une collectivité souvent imp0l1ante, décourage l'esprit d'entreprise, et nuit au développement économique? C'est sans doute vrai dans beaucoup de cas, en Afrique de l'Ouest par exemple. Mais les groupes qui réussissent le mieux sont souvent ceux où ces institutions collectives sont les plus vivantes: la tribu, la famille, le clan servent alors de corporation, et pennettent la mobilisation des énergies de tout un groupe pour des fins productives4.. La dimensions de la cellule diminue les risques que chaque membre court et la forte cohérence d'ensemble, loin de nuire à la créativité, paraît alors la faciliter. Les juifs de la diaspora se serraient les coudes, COmme les membres des communautés minoritaires qui tiennent une place de choix dans
tout l'Orient
-
Arméniens,
sectes musulmanes,
Parsis,
sikhs... Le commerçant chinois a réussi à dominer l'Asie du Sud-Est sans renoncer à une organisation sociale qui privilégie dans une large mesure la cellule familiale. La traduction dans le contexte de sociétés très différentes de la nôtre des concepts économiques éclaire bien des étrangetés qui déroutent d'habitude le géographe. Mais il y a beaucoup plus à retirer des développements modernes en ce domaine: il faut pour cela se pencher sur les conditions de la production, de l'échange et de la consommation, sur l'articulation des circuits économiques.
."Greenfield (Sidney M.) « Industrialization and the family», American Journal of Sociology, vo1.67, 1961-1962, pp. 312-322. Repris aux pp. 85-96 de Smelser (Neil 1.) et lli. (ed.), Readings on Economic Sociology, op.cit. ; Nimkoff (M. F.), Middleton (Russel), «Types of family and types of economy», Americall Journal (!( Sociology, vol. 66, 1960-1961, pp. 215-225. Repris aux pp. 73-84 de Smelser (Neil 1.) et al. (ed.), Reading.r Oil Economic Sociology. op. cit. Plus généralement sur le problème des rappol1S des structures sociales traditionnelles et de la croissance: Pham Van Thuam, «Société traditionnelle et société moderne: le cas du Japon de Meiji », pp. 481-528 de Balandier (Georges) (sous la dir. de), Sociologie des mutatÎmu. op. cir.
Chronique de géographie III.
199
économique
L'ARCHITECTURE GEOGRAPHIE
DES
CIR CUITS
SOCIA UX
ET
LA
L'imbrication du social, de l'économique et du religieux explique, nous semble-t-il, certains des caractères originaux de l'architecture des sociétés. Nous venons de voir que l'on trouve, dans un très grand nombre de civilisations, des systèmes de signes qui permettent l'accumulation et l'échange: par analogie avec nos institutions et avec nos idées, on parle de monnaie. Des études récentes montrent que la transposition doit, dans ce domaine, être prudente. Mary Douglas41 souligne que les systèmes en usage n'ont pas tous les caractères d'\,me monnaie moderne. Ils n'ont pas pour but essentiel de faciliter la mobilité des biens. Ils ressemblent plutôt aux coupons de rationnement qui assurent à la fois une circulation de richesse à l'intérieur d'un cercle limité, et un contrôle de l'allocation des biens rares. Devons-nous nous étonner de cela? Mary Douglas fait remarquer avec humour que dans bien des ménages, on imagine toute une série de subterfuges pour limiter la liquidité de la monnaie de manière à restreindre la dépense - on attend le dernier moment pour changer les grosses coupures, on met de côté certaines pièces pour tel ou tel achat; à l'échelle du ménage, on utilise l'instrument monétaire pour une fin qui n'est pas dissemblable de celle retenue pour l'ensemble du corps social dans d'autres milieux. Quelles sont les raisons profondes qui nécessitent, à l'échelle d'une société, une pareille surveillance de l'échange des biens et des richesses? Dans notre monde où l'économique et le social se trouvent soigneusement distingués, il y a intérêt à maximiser la mobilité des richesses afin que leur allocation soit parfaitement rationnelle. Alors, pourquoi voit-on si souvent exister, dans une même société, des circuits qui ne communiquent pas ou qui communiquent mal ? C'est semble-t-il, parce que les échanges portent sur des objets qui ont à la fois une valeur économique et une signification sociale: si on ne maintient pas un certain contrôle sur l'économique, on risque de voir l'ensemble de l'architecture sociale compromise par les conditions dans lesquelles les richesses se transmettent et s'accumulent. En Afrique occidentale42coexistent dans beaucoup de groupes, divers circuits - deux généralement. Le premier n'intéresse que des biens de consommation courante: légumes, fruits, grains, poisson séché se négocient dans ce compartiment. Le contrôle est faible, et si la monnaie est employée dans ce domaine, elle n'est pas différente par son rôle de celles que nous utilisons en Europe: elle est instrument de liquidité et facilite les transactions. Le circuit fonctionne d'ailleurs souvent sans intermédiaire monétaire, grâce à un système de troc bâti sur 41 Douglas (Mary), "Primitive rationing: a study in controlled exchange", (Raymond) (sous la dir. de), Theme.v ill Ecollomic Anthropology, op. cit. 42 Bohannan (Paul), Dalton (George), Markets ill Africa, op. cit.
pp. 119-147 de Firth
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des parités conventionnelles. Les marchés qui existent dans une partie du monde africain depuis longtemps, ou qui se sont créés ailleurs depuis l'intervention européenne, concentrent l'essentiel des transactions intervenues dans ce secteur. Leur rôle est variable - dans certains cas, ils servent à la fixation de prix par confrontation de l'offre et de la demande, dans d'autres, ils assurent simplement l'adaptation géographique de l'une à l'autre, mais voient les transactions se faire selon des tarifs stables: cela souligne évidemment que les mécanismes qui paraissent normaux à ceux qui ont toujours vécus dans une ambiance libérale, sont en réalité assez exceptionnels. Mais les auteurs qui ont contribué à l'étude collective des marchés africains que Dalton et Bohannan ont éditée il y a quarante ans indiquent que la généralisation de la formation des prix par confrontation de l'offre et de la demande ne génère, en ce domaine, aucune difficulté, et ne provoque pas de perturbation marquée dans l'équilibre social. Les autres circuits économiques ont de tout autres caractères. Les biens qui s'y négocient sont généralement nobles: on échange par exemple les droits d'usage de la terre, des pièces d'étoffe, des armes, de la noix de kola contre des femmes. Les transactions ne portent pas simplement sur des biens de consommation, elles intéressent ce qui dans ces milieux peut être considéré comme un bien capital: les outils, les armes, le bétail aussi. En compensation est assurée la mobilité de la terre et des femmes. On quitte le domaine proprement économique. Dans des civilisations où les cultes agraires sont très vivants, il ne saurait être question de mesurer la valeur des champs en fonction de leur fertilité et de leur situation: ils ont une charge sentimentale qui les exclut des pratiques parfois immorales auxquelles on se livre sur les marchés: d'ailleurs, la vente ou la cession ne porte que sur des droits d'usage, et laisse souvent au premier propriétaire, au maître du feu4J, un droit éminent que traduit le paiement d'une modique redevance à caractère religieux. Dans ce monde mal outillé, les femmes représentent une des richesses essentielles: elles assurent la perpétuation du groupe, elles lui fournissent une part très large de la force de travail utilisée aux champs. Le groupe familial qui cède une femme s'appauvrit: on comprend qu'il demande une compensation. Mais l'échange qui noue ainsi une solidarité entre des lignages est bien autre chose qu'une simple opération économique. Pour la bonne administration du groupe social, pour son équilibre et son harmonie, il importe que les échanges d'épouses se fassent de telle façon que chaque lignage puisse se perpétuer. TIn'est pas question de laisser se faire sans contrôle, et sous des formes exclusivement économiques, un ensemble de permutations aussi essentiel. Aussi apparaît-il sage d'isoler le circuit où transitent les richesses passagères, 4J
Pélissier (Paul), Les paysans du Sénégal: la civilisation agraire du Cayor il LaCasamance, op. cit.
201
Chronique de géographie économique
les biens de consommation, de celui où se joue l'avenir de la société. Dans celui-ci, le problème n'est pas de maximiser la mobilité mais de maintenir un certain équilibre au sein du groupe: c'est pour cela que l'on éprouve le besoin d'utiliser une pluralité de signes, la monnaie la plus noble, la plus susceptible de conserver les valeurs étant réservée aux biens de prestige. La formation des prix par confrontation libre de l'offre et de la demande n'est pas générale pour les. marchés de biens de consommation, mais son apparition n'entraîne pas de perturbation générale. Au contraire, les prix sur le circuit des biens capitaux et des femmes sont généralement fixés par la tradition, et demeurent indépendants de l'offre et de la demande. La distinction entre les deux systèmes n'est jamais rigoureuse. Les biens capitaux qui sont reçus en paiement pour le prix d'une épouse impliquent un travail qui pourrait servir aussi bien à multiplier les récoltes. Une certaine liaison entre les deux catégories de biens se trouve ainsi assurée par l'intermédiaire du travail. Barth44 montre comment, au Soudan méridional, certains essaient d'élargir le cercle de ceux qui les aident en organisant des beuveries de bière: ainsi les membres de chaque cellule sociale élémentaire peuvent-ils se livrer à de véritables calculs économiques, offrir leur travail, ou demander celui d'autrui, de manière à améliorer leur position sur l'un ou sur l'autre des circuits. Mais le contrôle est assez efficace pour que l'équilibre du groupe soit maintenu sans mal. Existe-t-il des preuves de la fonction stabilisatrice de l'isolement des réseaux de communication sociale? Oui, simples et décisives. Depuis l'arrivée des Européens, on assiste à des mutations considérables. Les marchés où s'échangent les biens de consommation servent de plus en plus à la formation des prix. L'usage de la monnaie s'y généralise. L'opposition qui existait entre les .unités nobles du réseau des biens capitaux, et les unités ordinaires de celui des biens de consommation, perd sa raison d'être: les billets de banque sont plus maniables que les espèces traditionnelles. Le moment arrive rapidement où la distinction entre les circuits s'estompe: on n'échange pas les femmes contre les récoltes de coton, de café ou de cacao, mais on accepte dans tous les cas les mêmes moyens de paiement. Un peu partout, les conséquences sont les mêmes: toute la structure sociale se trouve mise en cause. L'acquisition des femmes devient beaucoup plus que par le passé une affaire de réussite matérielle, une affaire imrnorale45.Pour disposer des sommes nécessaires aux compensations aujourd'hui exigées, de gros revenus sont nécessaires: dans un monde qui demeure agricole, et où les ressources commercialisables sont celles 44
Barth (Fredrik), «Economie spheres in Darfur", pp. 149-174 de Firth (Raymond), (sous la dir. de),
Themes ill Ecollomic Anrhmpo!ogy, 45 Holas (Bohumil), Changements 1961,118 p.
op. cit. sociaux ell CÛte d'/voire,
Paris, Presses
Universitaires
de France,
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qui trouvent preneur sur les marchés extérieurs, cela introduit une soif de terres à consacrer aux cultures nouvelles; les bases du système foncier se trouvent sapées en même temps que s'affaiblissent celles de la structure du groupe familial et de la cellule de voisinage. L'habitude était de distribuer plus ou moins les terres en fonction des besoins - la souplesse du droit africain permettait ces adaptations incessantes, comme la faible valeur de la terre non fécondée par le travail. La propriété privée se popularise: toute la société est ébranlée. Les civilisations traditionnelles du monde tropical africain ou asiatique ne sont pas seules à avoir connu des systèmes à circuits économiques multiples. Les campagnes occidentales vivaient souvent sous des régimes analogues il y a trois générations à peine. Ainsi, dans les villages du Sud-Ouest, la plupart des transactions courantes se dénouaient sans qu'il soit fait appel aux moyens monétaires. Les artisans recevaient, pour prix de leurs services, des versements en nature: les quantités étaient fixées à l'année et demeuraient indépendantes des fluctuations de prix. A côté des opérations sur biens de consommation courante et services ordinaires existaient des versements exceptionnels: il fallait prévoir le paiement de la dot pour les filles à marier, l'achat de terres aussi pour arrondir la propriété. TIétait d'usage que les gains résultant de la vente de certaines récoltes soient spécifiquement affectés à ces usages. Les revenus tirés des grains dans un grand nombre de cas, ceux issus du bétail encore plus souvent, allaient ainsi au chef de la famille. L'argent était mis de côté, en prévision de ces forts décaissements. L'épargne traditionnelle de la paysannerie traditionnelle française s'explique, pensons-nous, par une structure à plusieurs circuits indépendants: il aurait été immoral de toucher aux ressources en or pour acquérir des biens de consommation courante - en dehors des périodes de disette, où la distinction entre les secteurs s'effondrait provisoirement. La situation est analogue à celle des campagnes africaines, à cette différence près que le secteur où la monnaie est employée est celui qui permet l'accumulation du capital: ne faut-il pas voir là la conséquence du poids de la société encadrante? N'est-elle pas directement intéressée par l'utilisation de l'épargne rurale? Depuis une cinquantaine d'années, l'économie monétaire normale ne cesse de progresser dans les campagnes européennes, si bien que la distinction entre circuits économiques indépendants s'affaiblit rapidement. Elle ne disparaît pas. Dans un ménage paysan, certaines ressources restent affectées à l' homme: il vend les récoltes importantes, achète le matériel, les engrais, et les terres. La femme tire ses revenus de la basse-cour, de la vente du lait. Avec cela, elle subvient aux dépenses du ménage, à l'éducation des enfants, elle dirige le secteur de consommation: la distinction entre les réseaux d'échange n'a pas succombé à la généralisation de l'économie monétaire.
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On parle de circuits économiques: on évoque tout de suite une structure spatiale, un réseau de lignes le long desquelles circulent les flux; on sent bien que cela peut avoir des implications géographiques. On a quelquefois de la peine à les discerner. Claude Meillassoux46s'est interrogé par exemple sur les raisons qui rendent compte de la répartition paradoxale des densités au sein du groupe Gouro, en Côte d'Ivoire: cette ethnie est installée à cheval sur la limite forêt-savane, sur le flanc occidental du v baoulé. Le passage de la silve dense aux formations ouvertes n'introduit cependant pas de discontinuité majeure dans le milieu: une série de galeries et de massifs menus crée une zone de transition où les aptitudes sont variées. Le massif forestier continu se prête moins bien à la circulation, mais il offre davantage de possibilités agricoles, surtout maintenant, avec le développement des plantations; il a servi longtemps d'abri aux populations menacées. La savane est sans doute moins douée. La zone de plus forte densité se trouve aux limites septentrionales de l'espace ethnique, là où s'établit le contact avec les Bambara. Les marchés sont particulièrement nombreux dans cette frange de relations intenses. Vers le sud, au contraire, les densités sont plus faibles. Les conditions faites au peuplement n' y sont pas plus mauvaises, et la situation politique et stratégique semble meilleure: les voisins des Gouro sont là ethniquement et linguistiquement très proches: les relations individuelles et familiales s'établissent sans mal entre ces groupes qui acceptent les mêmes valeurs et participent de la même culture. Les conditions physiques ne peuvent rendre compte du contraste des densités, pas plus que la nature des civilisations. Mais les relations commerciales éclairent le tout. Au sein du groupe Gouro, ainsi qu'entre lui et les voisins méridionaux, s'étaient établies des relations régulières à longue distance. Elles portaient sur des produits nobles: les armes de fabrication européenne, la kola obtenue dans les régions forestières étaient de la sorte troquées contre du bétail, des esclaves, ou des femmes qui cheminaient en sens inverse. S'agissant d'opérations portant sur des biens capitaux, il n'y avait pas, à l'intérieur de l'espace Gouro, ou entre celui-ci et les ethnies du Sud, de différences de prix: ceux-ci étaient fixés une fois pour toute par les équivalences traditionnelles. Les frais d'acheminement depuis la côte jusqu'au Nord du pays étaient pris en charge par les peuples intermédiaires, sans qu'ils prélèvent de forts bénéfices au passage. Les Dioula avec lesquels s'établissaient les relations sur les marchés du Nord étaient par contre des étrangers avec lesquels les conventions subtiles en vigueur au sein du groupe culturel n'avaient pas cours: plus de distinction ici entre des circuits économiques régis par .. Meillassoux(Claude), « de Bohannan
Social and economic factors affecting markets in Guro land », pp. 279-298 (Paul), Dalton (Paul) (sous la dir. de), MarkeTS in Africa. op. ciT..
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des systèmes différents, plus de convention fixant le niveau des prix. Le jeu de l'offre et de la demande comptait seul: les Gouro placés à la limite septentrionale de la chaîne d'échanges qui les reliaient au littoral, vendaient aussi cher que possible aux Dioula ce qu'ils recevaient - et qui n'avait pas eu à supporter de charges élevées jusque-là: ils tiraient tout le profit des transactions qui se nouaient entre les pays du Niger et ceux du Golfe de Guinée. La carte des densités de population perd tout son mystère: elle s'explique naturellement lorsqu'on tient compte de la pluralité des circuits et de principes qui les régissent. Les géographes s'intéressent à la structuration régionale de l'espace: ils admettent volontiers que celle-ci se moule sur les systèmes de relations qui se développent entre les individus et entre les groupes. Parmi ces réseaux, certains sont plus faciles à appréhender: les flux de marchandises se laissent aisément cartographier. Aussi a-t-on tendance à privilégier, parmi les forces qui donnent à l'espace ses articulations, tout ce qui est économique. Il y a un danger à négliger les éléments plus proprement sociaux et culturels. Dans les humanités traditionnelles, on a affaire à des trames complexes de circuits qui ne s'inscrivent pas tous dans le même cadre: au lieu de structures hiérarchiques qui traduisent la portée inégale des biens et des services, on se trouve en présence de systèmes qui se chevauchent plus ou moins: l'anthropologie politique nous a appris l'originalité profonde de ces types d'architecture. Les géographes les redécouvrent en cherchant à délimiter des êtres régionaux4'. L'analyse formelle des flux et des prestations ne suffit pas toujours à comprendre la réalité géographique: il faut aussi tenir compte de la nature et du contenu des relations. Le Maghreb connaît depuis l'Antiquité un développement urbain important. On trouve sur les côtes, aux rivages du désert, dans les oasis ou dans certains bassins intérieurs des centres actifs et anciens. Mais le réseau ainsi constitué est irrégulier, et manque de noyaux au niveau inférieur. Dans la plus grande partie du pays, les relations commerciales sur les marchés ruraux sont actives. L'exemple de l'Europe occidentale montre que lorsque leur périodicité est élevée, ils finissent par engendrer un habitat permanent, sous forme de bourgs. L'Afrique du Nord a échappé à cette évolution. ? Benet48en donne la raison profonde. Les sociétés nord-africaines, la société berbère plus particulièrement, sont faites de moitiés antagonistes. Toutes les institutions sont adaptées à cette situation. Pour que se tiennent les marchés, il faut oublier, durant quelques heures, les motifs de discorde. Mais la trêve est toujours fragile: un geste malheureux peut transformer .,
Sautter (Gilles), « La région traditionnelle en Afrique tropicale », pp. 65-107 de Régio/lalisatio/l et développement, Colloques du C.N.R.S.. Paris, CNRS, 1968,287 p. .. Bene! (Francisco). "Explosive markets: the Berber Highlands", pp. 188-217 de PoJanyi (Karl), Arensberg (Conrad), Pearson (Harry W.) (sous la dir. de), Trade and market in the Early Empires, op. eit.
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Chronique de géographie économique
le paisible marché en lieu d'affrontement violent. Quoi d'étonnant à ce que ces marchés «explosifs », selon l'expression de l'auteur, n'aient pas donné naissance à des établissements. humains stables? IV.
L'ARCHITECTURE DES RESEAU D'ECHANGE DUALISME
SOCIETES PRISES DANS A LONGUE DISTANCE.
UN LE
Dans les cas que nous venons d'évoquer, les échanges économiques au sein d'une société se trouvent fractionnés par la multiplication des circuits. Les situations inverses sont fréquentes: elles caractérisent les sociétés que l'on qualifie généralement de duales ou de plurales49.Les personnes qui les composent sont réparties en plusieurs unités qui se différencient par leur religion, par leur langue ou par leur culture. Les rapports qu'elles entretiennent sont réduits au minimum: chaque groupe organise pour lui-même les relations nécessaires au maintien de sa cohérence, de son unité, de ses solidarités. L'analyse des lignes de désir au sein des espaces sociaux vient conftrmer ce qu'une enquête rapide suggère: les éléments de la société plurale ne se mêlent pas entre eux, ils habitent et fréquentent des lieux qui .leur sont propres: ils ne se rencontrent que pour les besoins de la vie économique.; c'est là, et là seulement, qu'une unité existe. Lorsque l'économique ne se trouve pas systématiquement isolé du social et du culturel, il est dangereux, nous l'avons vu, de laisser les circulations s'épanouir sans contrôle, car l'échange peut mettre en déséquilibre la structure de la société et miner l'ensemble des valeurs qui assure sa cohésion. Dans une situation de pluralité, de telles précautions deviennent impossibles: l'espace dans lequel se déroulent les transactions est plus vaste que le groupe, qui ne peut adapter l'architecture des relations économiques aux impératifs de son équilibre. Rien d'étonnant, donc, si les symbioses auxquelles nous donnons le qualiftcatif de plurales sont rarement harmonieuses, et ne permettent pas l'épanouissement de toutes les fractions qu'elles regroupent. C'est ce qu'on exprime généralement en disant qu'un groupe est dominant: il est le seul à pouvoir se développer sans être lésé par la coexistence économique à laquelle il participe; il tire généralement un profit très net de la situation, et jouit d'un niveau de vie et d'opportunités culturelles auquel il ne pourrait prétendre dans l'isolement. La structure plurale ne comporte pas que des inconvénients. Les avantages qu'elle fait naître sont d'ordre économique: on peut, pour les 49
Sur la définition des économies duales et plurales, sur leurs caractères, les publications accessibles
sont celles de Benjamin Higgins. Celui-ci se réfère à des tnivaux de J. H. Boeke (1910, 1930, 1953) et de J.S. Fumivall (1939). Higgins (Benjamin), «The 'dualistic theory' of underdevelopment areas,., Economic Development and CultUral Change, 1956, pp. 99-115; Higgins (Benjamin), Economic del'elopment. Principle.f. Problem.f and Policies, New York, Norton, 1959, XVIII+ 803 p.
206
Paul Claval
apprécier, appliquer la théorie des coûts comparatifs aux différents groupes en présence; dans la mesure où les connaissances techniques sont difficilement transmissibles et demeurent liées à tel ou tel groupe ethnique, religieux ou social, la spécialisation est source d'une série d'avantages qui sont inégalement partagés, mais qui intéressent tout le monde. On interprète volontiers les situations de dualisme ou de pluralisme comme résultant d'une domination imposée par la force: les historiens montrent qu'elles sont souvent issues de la conquête. Celle-ci a indubitablement joué un grand rôle. Mais les situations de pluralisme pourraient-elles durer si elles ne profitaient qu'à un groupe contraint de maintenir constamment par la force le privilège dont il bénéficie? Elles font preuve d'une stabilité quelquefois remarquable: les sociétés du Moyen-Orient ne se caractérisent-elles pas par de hauts niveaux de multiplicité depuis l'Antiquité classique? Malgré la dépendance et l'exploitation de certains des groupes participants, les transactions élèvent le niveau général de satisfaction, ce qui facilite le maintien des inégalités. Nous sommes accoutumés à ne parler de dualisme, de pluralisme que lorsque les communautés liées coexistent dans le même espace. Dans les civilisations pré-industrielles, une bonne partie des échanges se dénouaient dans un cadre local: on pouvait voir, à l'échelle d'une unité régionale étroite, les effets d'une organisation des circuits de relations économiques dont la dimension excédait celle de chacune des communautés sociales. AVeA;la mobilité accrue créée par la révolution des transports, beaucoup des situations économiques dans le monde actuel sont semblables à celles du pluralisme traditionnel même lorsque les sociétés ne sont pas imbriquées dans un même espace. Les produits voyagent au loin: les circuits d'échange de biens sont incomparablement plus vastes que les zones d'interrelations sociales et culturelles qui définissent les aires à forte cohérence humaine. L'élargissement de l'ensemble parcouru par les biens a les mêmes effets que ceux que nous signalions à l'instant: il y a généralement un avantage économique qui profite à tous, quoique dans des proportions inégales; mais cette amélioration est payée par des déséquilibres sociaux, par des tensions culturelles dont on ne sait trop comment évaluer le coût. Dans le cas de l'Afrique de l'Ouest, par exemple, la pénétration des produits européens a fait beaucoup plus que les mesures de caractère social ou politique pour briser les cadres de vie traditionnelle: nous l'avons vu, l'économie monétaire a pénétré partout, elle a fait sauter les barrières fragiles entre circuits qui assuraient l'équilibre des sociétésslI. SIIEn dehors de l'ouvrage de Holas cité à la note 45, et qui insiste surtout sur les perturbations d'ordre social. on pourra consulter Bohannan (Paul), Dalton (George) (sous la di... de) de Marketsin Africa. op. cit. ; Bohannan (Paul), «The impact of money on an African subsistance company", The Journal (If
Chronique
de géographie
économique
207
Les analyses d'anthropologie économique nous montrent donc qu'il importe de ne jamais négliger les rapports entre ce qui est proprement économique et ce qui est social ou culturel, au sens large. A isoler ces éléments les uns des autres, on renonce à une compréhension profonde. Les inégalités en matière de développement irritent quiconque essaie de comprendre l'évolution des sociétés. Une bonne partie de l'humanité est parvenue au stade des civilisations intermédiaires: là, une agriéulture déjà savante permet de dégager des surplus suffisants pour une population libérée du souci de produire ce qui est nécessaire à son alimentation; une spécialisation économique est possible, qui fait apparaître des corps de métier tournés vers les activités artisanales, et un encadrement politique, administratif, religieux. Les villes naissent précisément de la multiplication de ces nouvelles catégories professionnelles, et de l'avantage qu'elles retirent d'une plus grande facilité des interrelations sociales. Le niveau atteint par ces sociétés intermédiaires, ou encore prédéveloppées, comme on les appelle depuis quelques années, n'était pas partout le même. TIétait particulièrement élevé, dès le début de l'époque moderne, dans une partie de l'Orient et de l'Extrême-Orient. Les villes chinoises ou japonaises rassemblaient des populations de plus d'un million d'individus à un moment où Paris et Londres n'atteignaient pas encore le demi-million. Les productions artisanales étaient plus diverses, plus raffinées, plus savantes que leurs équivalentes occidentales: les négociants européens ne savaient trop quoi offrir en échange de tous les produits qu'ils convoitaient. Les manufacturiers essayaient de copier les recettes qui réussissaient si bien là-bas: ils se lançaient dans la fabrication des porcelaines à l'image de la Chine, ou dans celle des mousselines, des cachemires, des indiennes, des madras, à l'imitation des artisanats savants des pays musulmans, ou de l'Inde des Moghols. Les sociétés précocement avancées ne sont pas celles qui ont accédé avec le plus d'aisance à la civilisation industrielle: c'est cela qui fait problème. La structure sociale de l'Occident était moins complexe, moins raffinée que celles rencontrées dans la plupart de ces pays: de là est née sans doute l'inégale facilité de mutation. Les sociétés intermédiaires comportent des secteurs complémentaires, mais dont l'articulation n'a pas besoin d'être intime; entre l'agriculture et l'artisanat, entre celui-ci et l'administration, il circule des. biens ou des services beaucoup plus que des éléments d'information. Le fonctionnement économique de ces civilisations n'est Economie History, vol. XIX, 1959, pp. 491-503. Repris aux pp. 123-135 de Dalton (George), Tribal and Peasam Economies, op. cit. ; Fi11h (Raymond), "Indo-Pacific economic systems", Imemational Social Science Bulletin, vol. 6, 1954, pp. 400-410. Repris aux pp. 253-262 de Smelser (Neil J.) (sous la dir. de), Readings 011 Economie Sociology. Georges Ballandier montre qu'il y a parallèlement déstructuration et réinterprétation et restructuration des sociétés traditionnelles. Balandier (Georges), Sociologie actuelle de l'Afrique noire. la dynamique sociale en Afrique centrale, Paris, Presses universitaires de France, 1963, 532 p.
208
Paul Claval
pas gêné par une forme plurale ou duale : la structure des circuits autorise une rupture de la solidarité globale de la communauté sans que l'efficacité de l'ensemble soit compromise. Au contraire, dans le monde industriel, les imbrications entre secteurs sont beaucoup plus étroites: la vie économique suppose un échange des biens d'un secteur à l'autre, mais aussi la diffusion d'informations, d'innovations, d'habitudes, de modes. Aussi les sociétés multiethniques qui ont accédé au développement, aux Etats-Unis par exemple, n'ont-elles pas pris la fonne plurale si fréquente ailleurs: il y a subordination des éléments de variété au besoin d'unité qui assure la bonne marche de l'économie. La géographie du développement s'est en partie moulée sur celle des sociétés à forte cohésion: les pays à structure éclatée du monde méditerranéen ou du Moyen-Orient ont somnolé, cependant que l'Occident devait à son unité de connaître le premier le take-off qui permet d'accéder à la croissance continue. En Extrême-Orient, la société japonaise, culturellement et socialement intégrée, a pris plus vite le départ que toutes les civilisations qui l'avaient précédée, mais n'avaient pas réussi à garder ou à acquérir le même degré d' harmonie. Les schémas de l'économie classique se révèlent souvent impuissants à rendre compte des situations complexes que l'observation révèle: l'analyste fait le tour des données, des éléments d'interprétation qu'il possède, montre ce qu'il peut expliquer, mais termine sur un constat d'impuissance: la part qui lui échappe est considérable. TI conclut en disant que le ressort des phénomènes observés est social plus qu'économique. L'anthropologie fait comprendre que le dynamisme d'un groupe ne s'explique pas seulement par le volume de l'investissement et des équipements neufs qu'il peut mettre en place : l'évolution dépend de l'articulation des relations économiques et des relations sociales et culturelles. Les accidents de la croissance trahissent des maladies du corps social dans son ensemble: l'économie peut en être responsable, mais elle n'explique pas tout. La réflexion sur les structures duales fait comprendre la gravité des situations engendrées par la révolution des transports: le monde présente une architecture à aires de relations de dimensions inégales selon les secteurs: de là résulte une partie des blocages que l'on observe. On devine possible l'élaboration d'une théorie de la géométrie des réseaux d'échange, et de leur articulation. En débordant des limites de l'économique, elle doit permettre de généraliser ce que nous enseigne la théorie spatiale traditionnelle. Dans le domaine des équilibres globaux, la moisson paraît particulièrement prometteuse. CONCLUSION
L'anthropologie économique est une discipline jeune. Les géographes n'ignorent pas son intérêt: dans le cadre des travaux menés
Chronique de géographie économique
209
dans le monde sous-développé, ils la fréquentent volontiers, et lui empruntent beaucoup. Les travaux de Dupuis sur la région de Madras, ceux de Louis Dumont sur l'Inde méridionales!, les grandes thèses récemment consacrées à la géographie humaine de l'Afrique occidentale et équatoriales1,vont tous dans le même sens: ils insistent sur le rôle des facteurs ethniques et culturels dans la formation des constructions régionales. Les résultats apportés par les anthropologues sont malheureusement dispersés: il n'existe guère encore d'ouvrages de synthèse dans ce domaine. Il nous a paru utile de rassembler les éléments qui paraissent les plus significatifs pour l'interprétation géographique. Le sujet était si vaste que nous avons laissé de côté bien des aspects que les développements futurs révèleront sans doute féconds Il nous a paru que l'anthropologie économique imposait d'abord au spécialiste de la production, de l'échange et de la consommation une mise en doute de certains des postulats implicites dans sa démarche: at-ille droit de dissocier l'économique des autres aspects de la culture et de la vie sociale? Peut-il employer les mêmes instruments conceptuels dans tous les contextes? Dans la plupart des cas, les divers aspects de l'existence collective sont si profondément imbriqués qu'on ne peut en saisir la logique sans embrasser l'ensemble. Les travaux actuels sur la décision, ceux qui, en particulier, mettent en avant le rôle des conduites déterminées par la recherche d'un niveau fixe de satisfaction, ne font que systématiser un des enseignements de l'anthropologie économique. Du même coup, il devient impossible d'ignorer les rapports entre l'échange économique et les prestations sociales multiples qui caractérisent toute vie de groupe. L'économie spatiale tire une partie de ses succès de l'attention accordée à la structure géométrique des circuits et des flux. L'anthropologie économique permet de compliquer les données, de souligner l'originalité des systèmes à réseaux isolés, comme de mettre en évidence l'influence, dans la stagnation et la croissance, des rapports entre les divers plans du réseau global des communications.
51 Dumont
(Louis), Une sous-caste de l'Inde du Sud: les Pramnai-Kallar, Paris, La Haye, Mouton, 1957; Dupuis (Jacques), Madras et le Nord du Coromandel, Pmis, Adrien-Mainneuve, 1960; Adiceam (Emmanuel), Géographie de l'irrigation dans le Tami/nad, Pondichéry, 1966, Paris, Presses Universitaires de France (distribué par), 1966. 51 Pélissier (Paul), Les paysans du Sénégal: la civilisation agraire du Cayor à la Casamance. op. cit. ; Sautter (Gilles), De l'AtlallTique au fleuve Congo, une géographie du sous-peuplemellT. op. cit. ; Gallais (Jean), Le delta illTétieur du Niger. Etude de géographie régionale. op. cit. La seule thèse qui n'insiste pas sur les facteurs culturels est celle de Cabot (Jean), Le bassin du Moyen Logone, Paris, ORSTOM, 1965. 327 p.
CHAPITRE VII
- 1972
L'ANAL YSE REGIONALE.
Qu'est-ce qu'une région? Au sens le plus général, un ensemble territorial qui possède une certaine spécificité ou une certaine autonomie. Le terme s'emploie pour désigner des zones de toute dimension, mais on en restreint souvent l'usage. La région est alors plus précisément une aire d'extension moyenne - disons pour fixer les idées, que sa superficie est comprise entre 5 000et 100000km2. L'analyse régionale regroupe l'ensemble des démarches employées pour délimiter les ensembles territoriaux, souligner leurs spécificités, expliquer la relative autonomie dont ils jouissent et les interdépendances qui existent entre eux. Elle se propose d'abord d'établir un classement des unités élémentaires de manière à faire ressortir leurs similitudes et à mettre en évidence leur composition en ensembles plus grands, les régions. Elle est parfois plus ambitieuse, et cherche à aller au delà de la description, pour saisir les mécanismes qui expliquent les solidarités spatiales. I. LES OUTILS DE L'ANALYSE REGIONALE:
LE CLASSEMENT
L'espace peut être conçu comme une collection E d'aires élémentaires xI, x2..., Xj"" Xn.Cette population est définie par un ou plusieurs caractères. Soit A l'un d'entre eux. Supposons qu'il n'admette comme valeurs que 0 et 1 (selon qu'il est absent ou présent dans une aire). On peut subdiviser l'ensemble des x en deux sous ensembles Ea et Ennna' On appellera ces deux ensembles des classes. Les éléments xI, XJ" Xi"" xm, qui possèdent le caractère A ne "
sont pas nécessairement contigus. Si la répartition du caractère était aléatoire, on aurait une mosaïque désordonnée des x possédant a et des x ne possédant pas a. Ce n'est pas toujours ce que l'on observe: les xa peuvent constituer un ensemble continu (fig. la), ce qui montre que la répartition de A dépend de facteurs géographiques et qu'il y a une forte . Le texte de cette chronique dirigé par M. Claude Ponsard.
était primitivement destiné Le projet a été abandonné.
première
remonte
version
de ce
texte
au mois
d'octobre
à un ouvrage collectif d'économie spatiale Cela explique les délais de publication la 1969
- et
-
le parti
choisi:
la reconstitution
historique de l'évolution des idées a été rejetée en notes, cependant qu'un effort particulier a été fait pour arriver à une présentation synthétique. Les éléments de théorie exposés ici. reprennent pour l'essentiel ceux de Régions. natiollS. grand.v e.vpaces ; ils sont présentés de manière plus concise, et nous l'espérons, plus rigoureuse.
Paul Claval
212
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l'ensemble
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A. ne
contigus: A,
l'ensemble
sont
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lui-même
inclus
A'.
dans
l'ensemble
E,
réglons
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Xs. xg. XtoJ
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partition
une
possèdent qui
un
le caractère région,
A,qui
l'ensemble
constituent
possèdent
A' constitue
1d
constituent
constitue
E
A
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le
qui
le
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possèdent
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fonction
A
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caractère
possèdent
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B
ni
et
A, ni B
le caractère valeurs
A, du
forment
contigus sont
contigus
forment
mais
caractère
avec
A.
Figure 1- Principes de la division régionale
la région
forment
la
région
A. B.
une troisième région, non-A, des
valeurs
différentes.
non-B.
Chronique de géographie économique
213
corrélation spatiale entre les unités élémentaires voisines: l'ensemble constitue une régionz. Le classement opéré indique que le caractère observé est sous la dépendance de facteurs qui lui imposent le groupement. Existe-t-il, à côté du bloc d'un seul tenant, quelques éléments isolés possédant eux aussi le caractère A (fig. lb)? Cela peut signifier que celui-ci est en train de s'étendre, ou de se rétracter. Ainsi, la distinction de classes donne à la fois une idée sur ce qui commande la répartition et une indication sur son évolution: c'est ce qui fait la valeur des méthodes de la cartographie analytique. Cependant, pour celui qui essaie simplement de mettre en évidence une certaine régularité dans le désordre apparent des unités élémentaires, la prise en considération d'un seul caractère qualitatif ne permet pas d'obtenir des classes égales et possédant continuité spatiale. Le sousensemble ayant le caractère A peut ne compter que 10%de l'ensemble E d'aires élémentaires, et se présenter sous la forme d'une mosaïque de parties disjointes. C'est pour cela qu'on décide souvent de ne compter dans la classe A que les éléments possédant le caractère et qui sont contigus\ soit l'ensemble (A') (fig. le). Pour subdiviser ce qui n'est pas inclus dans cette classe, on choisit un second caractère qualitatif B, incompatible avec A; on a alors, à l'intérieur de l'ensemble ne comportant pas A des sous-ensembles qui sont caractérisés par B, ou par l'absence de B (fig. Id); l'opération peut se poursuivre indéfiniment avec des critères C, D, etc., exclusifs les uns des autres. On établit ainsi une division en aires homogènes par rapport à une série de facteurs d'étendue décroissante. L'opération ressemble à celles qui se pratiquent dans le domaine de la systématique en sciences naturelles. Elle comporte une part d'arbitraire, mais elle est utile en ce qu'elle établit un ordre dans le réel". Lorsque le caractère A est quantitatif et présent partout, la division en classes égales définies par des valeurs voisines du caractère est toujours possibles: si l'on veut par exemple quatre catégories, on divise l'intervalle de variation de la série aux quartiles (fig. le). Là également, on n'est pas sûr de voir les aires élémentaires admettant la même valeur 1
Sur la définition logique de la région, on se reportera à Bunge (William), Theoretical Geography, Lund Studies in Geography Series C, General and Mathematical Geography I.Lund, Gleerup, 192, XII-210 p. Grigg (D.B.), «The logic of regional systems », Annal.ç of Association of American Geographers, vol. 55, 1965, pp. 465-491; Grigg (D.B.),« Regions, models and classes », pp. 461-507 de Chorley (R.J.), Haggett (P.) (éd.), Models in Geography, Londres, Methuen, 1967,.816 p. ; Teitz (M.B.), «
Regional
theory. and regional
models », Papers
of the. Regional
Science
As.wlciatio/!,
vol. 8, 1962,
pp. 35-50. . Le critère de contiguïté est-il indispensable? Beaucoup de géographes le pensent, mais d'autres poims de vue se manifestent depuis que l'on accorde plus d'importance à l'analyse fonctionnelle de l'espace qu'à la mise en évidence des espaces homogènes. 4
Johnston (R.J.), « Grouping and regionalizing: some methodological and technical observations », Eco/lomie Geography, vol. 46, 2 (supplément), 1970, pp. 293-305. s Nous exposons là le principe n°de toute taxonomie numérique. On peut imposer aux classes d'autres contraintes que celle de l'égalité des effectifs, comme le savent tous ceux qui ont pratiqué la cartographie thématique.
214
Paul Claval
du caractère jouxter - mais l'expérience montre que c'est souvent le cas. On aboutit de la sorte à une division de l'espace en domaines homogènes par rapport aux valeurs d'un certain caractère. On conçoit que ce travail présente un grand intérêt pour toutes les mesures de politique régionale: elles doivent souvent se diversifier en fonction des conditions locales. Mais la prise en considération d'un seul critère risque souvent d'être insuffisante pour guider l'action. Dans le domaine agricole par exemple, les rendements seront faibles ici parce que le climat n'est pas favorable, ailleurs parce que les techniques culturales sont imparfaites: appuyer la promotion de la productivité sur l'analyse d'un caractère isolé risque de conduire à des erreurs. Il est donc souvent indispensable de procéder à un classement des X en fonction d'un grand nombre de critères non exclusifs (A, B, c..., 1...,N).Si ces derniers étaient étroitement dépendants les uns des autres, les cartes indiquant leur répartition se superposeraient exactement. Ce n'est généralement pas le cas: la méthode cartographique est impuissante à la définition de régions homogènes par rapport à un ensemble de caractères'. Le problème est en effet d'établir dans l'ensemble E des sous-ensembles El, E2... tels que les caractères a, h, c..., n varient moins à l'intérieur de E; qu'ils ne varient lorsqu'on passe de El à un quelconque des E. L'analyse factorielle fournit heureusement un moyen pour établir sur des bases objectives un tel classement, comme l'ont montré d'abord les recherches de Brian 1. L. Berry'. Selon les impératifs de l'action, on peut, dans un ensemble donné, mettre en . On parvient cependant dans des cas simples (celui par exemple, de J'utilisation du sol), à analyser simultanément jusqu'à sept ou huit variables par des méthodes call0graphiques. L'inconvénient du procédé est qu'il est doublement subjectif: au moment où le système de représentation est choisi, au ,moment de l'interprétation du croquis ensuite.
Sur les démarches et les techniques de la taxonomie numériques, on consultera, en dehors de l'article de Johnson cité à la note 4, et qui constitue un excellent point de départ: Berry (Brian J.L.), « An inductive approach to the regionalization of economic development», pp. 78-107 de Ginsberg (N.) (ed.) Essays in Geography and Economic Development, University of Chicago, Department of Geography, Research Paper n° 62, 1961 ; Berry (Brian J.L.), « A method for deriving multifactor uniform regions », Prl.egland Geogrc!ficl.1lY, vol. 33. 1961, pp. 263-282; Berry (Brian J.L.), « The mathematics of economic regionalization, General report of the meeting », pp. 77-106 de I.G.V. Commission on Metlwd.f of Economie Regionalizotion, Brno, Prague, Academia, 1967; Berry (Brian
J.L.),
«
Grouping and regionalizing: an approach to the using multivariate analysis », pp. 219-25 I de
Garrison (W.L.), Marble (D.F.), Qllantitative Geography, Tome I: Economic and ClIltllral Topics, University, 1967; NorthWestern University, Studies in Geography n° 13, Evanston, NorthWestern Berry (Brian J.L.), Wrobel (A.) (ed.), « Economic regionalization and numerical methods, Final report of the Commission on Methods of Economic Regionalization of the International Geographical Union », Geographica Polollica, n° IS. 1969; Johnston (R.J.), « Multi-variate regions: a further approach », Pr(!fe.fsimllll Geographer, vol. 17, 1965, pp. 9-12; Johnston (R.J .), « Choice in classification: the su~jectivity of objective methods », Annals of the Af.wciation of AmericclII Geographer.f, vol. 58, 1968, pp. 575-589; Spence (N.A.), Taylor (P.J.), « Quantitative methods in regional taxonomy», pp. 1-64 de Board (Ch.), Chorley (R.J.), Haggeu (P.), Stoddart (D.R.), Progress in Geography, vol. 2, Londres, Arnold, 1970,235 p. ; Chevailler (Jean-Claude), Classification et régionalisation. Analyse des méthodes qllallfÏfatives, Dijon, D.E.S. Sciences Economiques, 1971, 189 p. ronéotées. Les recherches de taxonomie numérique doivent évidemment beaucoup aux naturalistes aux spécialistes de la cal10graphie de la végétation par exemple. La première application au domaine de la géographie est déjà ancienne: Kendall (M.G.), « The geographical distribution of crop productivity in England», lOllmal (!fthe Royal Stati.ftical Society, vol. 102, 1939, pp. 21-48. Repris aux pp. 387-406 de Berry (Brian J.L.), MaI'ble (D.F.) (ed.), Spatial Analysis, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-Hall, 1968, XI512 p.
-
Chronique de géographie économique
215
évidence de la sorte les divisions en 2, 3..., n sous-ensembles qUI assurent l'homogénéité maximum à chaque unité. On a coutume d'opposer distinction en zones homogènes et analyse fonctionnelle de l'espace. La différence est moins profonde qu'on ne le dit généralement". Si les caractères choisis pour définir les aires élémentaires X sont ceux qui expriment leurs liaisons au sein d'un ensemble intégré (le caractère A, par exemple, indiquant que l'aire x. entretient plus de relations avec l'aire XI qu'avec l'aire xn) la définitiori des aires homogènes peut coïncider avec celle des ensembles fonctionnels. Il n'en est pas moins vrai que l'analyse régionale conçue comme opération logique de classement est un. instrument aveugle. Elle est nécessaire, mais elle ne porte tous ses fruits que lorsqu'on comprend réellement la nature des solidarités spatiales. II.
L'ANALYSE REGIONALE FONCTIONNELS
COMME
ETUDE
D'ENSEMBLES
Le graphe des relations territoriales et ses composantes
Considérons l'espace comme une collection de points et d'aires élémentaires où se développement les activités économiques. Entre eux s'établissent des relations. On échange des biens, des services; des personnes se déplacent. Ainsi se trouve défini un premier écheveau de liaisons, un premier type de flux réels. Les transactions économiques donnent lieu à des paiements et à des transferts monétaires. Des nouvelles et des informations s'échangent enfin". Entre les flux réels, les flux monétaires et financiers et les flux d'information et de nouvelles existent des interdépendances. Ainsi, les flux réels se trouvent doublés de flux monétaires de sens inverse, qui correspondent aux paiements des biens achetés ou des services rendus. Ainsi encore, l'information se révèle-t-elle souvent coûteuse - il faut vaincre l'obstacle de la distance pour réaliser la transparence, si bien que là aussi apparaissent des flux monétaires compensateurs. Conçu de cette manière, l'espace économique apparaît comme un graphe dont les sommets sont constitués par les agents économiques, et
Sur l'analogie entre analyse des espaces fonctionnels et des espaces homogènes, on se rep0l1era à " Berry (Brian J.L.), "A synthetis of formal and functional regions using a general field theory of spatial behavior ", pp. 419-428 de Berry (Brian lL.). Marble (D.F.), Spatial Analy.vi.f. op. cit. Une des faiblesses de l'analyse économique régionale tient à ce que les flux d'information ne sont
"pas
analysés: on a longtemps raisonné comme si l'information était un bien libre. Depuis quelques années, et sous l'influence des travaux de Perroux, en France en particulier, on s'attarde volontiers à la mise en évidence des coûts de l'innovation et de sa transformation. Torsten Hiigerstrand a depuis longtemps attiré la curiosité des géographes sur les problèmes de la diffusion. En matière de sociologie, le thème est également bien connu, comme le prouvent des ouvrages comme la Sociodynamique de la culture, d'Abraham Moles, Paris, La Haye, Mouton, 1967,342 p.
216
Paul Claval
sur les arcs duquel circulent des fluxl.. Pour la commodité de l'analyse, il est utile de considérer ce graphe total G comme la composition de trois graphes partiels, en fonction de la nature des flux qui parcourent les
arcs: graphe des flux réels Gr, graphe des flux monétaires,Gm,graphe des flux d'information, Gi(fig. 2).
A ./ . .""B.l"-IV.\ N. ./ "'".
G
. Ensemble des Flux
Gr
.1/. . a./ ~:V.\
A
Gm
.
.l"'" . Flux réels
A
.
N.
..,
a
GI 1l '
I
.
,,' ~..,
.
"
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".
Flux monétaires
A ."
.
. a
1 ... . .......
.............
.I
fi
N.
.
Flux d'Information
Figure 2- Le graphe des relations territorillles et ses composants
Les biens ont une origine et une destination: leur existence commence avec l'extraction des matières premières, la culture des denrées alimentaires, la fourniture de l'énergie, et se termine avec la consommation des produits. Sous l'aspect des flux réels, la vie économique ne s'organise donc pas sous la forme d'un circuit refermé sur lui-même. Cela revient à dire que les flux qui arrivent à un des sommets du graphe ne sont pas nécessairement égaux à ceux qui en partent. Il en va de même pour les échanges d'information: la personne III
En analysant l'espace économique sous forme de lignes et de points plutôt que de surfaces. on se
donne le moyen de décrire les organisations fonctionnelles de l'espace. C'est une idée qui a été exposée par John D. Nystuen et Michael F. Dacey. et systématiquement utilisée en France par Claude Ponsard. Nystuen (J.D.). Dacey (M.F.) « A graph theory interpretation of nodal regions of the ". Papers Regional Science Association, vol. 7. 1961. pp. 29-42; Ponsard' (Claude), Un modèle topologique d'équilibre économique interrégional, Paris, Dunod, 1969. 126 p.
Chronique de géographie
économique
217
qui reçoit une nouvelle ne la retransmet pas toujours ou n'en communique qu'une partie. Il en va différemment pour les flux monétaires. Ce qu'une entreprise distribue sous forme de revenus est égal à ce qu'elle reçoit en paiement des produits qu'elle met sur le marché. Ce qu'un ménage dépense ou épargne équivaut à ce qu'il reçoit sous forme de revenus. L'égalité des flux à l'entrée et à la sortie a une conséquence fondamentale: les flux monétaires s'organisent sous la forme de
circuits fermés et continus. Le graphe
Gill
est d'une nature très
particulière: il constitue un système, au sens de la théorie des systèmes, c'est-à-dire un ensemble dont les parties sont liées à la fois par un jeu de relations directes, et par un jeu de relations en retour. Il est possible d'associer à tout graphe une matrice carrée qui le décrit. Chaque sommet du graphe, soit I, se voit associer une ligne et une colonne dans la matrice: en colonne sont reportés tous les flux parvenant au sommet I en provenance de A, B..., J..., N. En ligne figurent tous les flux issus de I et à destination de A, Boo,1..., N.
L'analyse du graphe des flux réels et du graphe des flux monétaires: les comptabilités territoriales'1 Au graphe Gr des flux réels, il est ainsi possible d'associer une matrice qui retrace les étapes de la production depuis l'extraction des matières premières jusqu'à la livraison des articles à la demande finale: cette matrice correspond au tableau de comptabilité matière des entrées et des sorties (tableau input-output). Comme des flux matières sont hétérogènes, on préfère dresser le tableau des flux opposés de paiements qu'ils engendrent: on obtient ainsi la comptabilité input-output en valeur. Celle-ci n'est qu'une partie du tableau carré qui retrace l'ensemble du cheminement des flux monétaires. On imagine sans peine comment ceux-ci pourraient être saisis en totalitéet de manière parfaitementfidèle: chaque agent économique se verrait attribuer une ligne et une colonne où figureraient les paiements effectués et les recettes encaissées en fonction de leurs destinations ou de leurs origines. Pratiquement, la chose est irréalisable; elle serait d'ailleurs sans intérêt car la taille de la matrice obtenue interdirait son utilisation à des fins de calcul. C'est pourquoi on substitue au graphe Gill des graphes simplifiés qui regroupent l'ensemble des sommets figurant les agents de même nature - les ménages par exemple - et les remplacent par un sommet unique qui porte le nom de compte, Prenons
un exemple. Soit le graphesimplifié G'", (fig. 3). Regroupons les agents de production en trois comptes, ceux de l'agriculture, de l'industrie et
l'On trouvera dans cette sous-section un exposé des principes de la comptabilité territoriale voisin de celui de Boudeville. Ille complète dans la mesure où les matrices de comptabilité sont considérées ici comme associées à des graphes qu'elles décrivent. Boudeville (Jacques R.). Les progtammes éCOIwmique.s, Coll. Que Sais-je? n° 1073, Paris, P.U.F., 1963, 128 p.
218
Paul Claval
Graphe G'm
A I S C ln R
Agriculture Industrie Services Consommation Investissements Revenus
.
Matrice associée au graphe G'm Comptabilité développée Agriculture
Industrie
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ConsommlUon InvelURemenlB
Revenus
Agriculture ~~~''''I
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Revenus
Figure 3- Graphe simplifié des flux monétaires au sein d'un territoire et Matrice associée
Chronique
de géographie économique
219
des services. Un quatrième intègre toutes les consommations. Rassemblons dans un cinquième compte ceux qui prennent des décisions d'investissement. Introduisons un sixième compte qui regroupe les deux derniers. Nous suivrons ainsi l'ensemble des flux sur biens de consommation et sur biens d'investissement qui naissent des trois secteurs de production, et nous verrons comment les revenus qu'ils engendrent se divisent entre l'accumulation et la consommation. Le sixième compte montrera le volume des flux qui circulent aussi bien du côté des revenus que du côté de la production. Le tableau obtenu fournit ainsi une comptabilité développée de l'économie étudiée, et les 36 cases retracent les relations qui existent entre les secteurs considérés. A l'intérieur du tableau d'ensemble, le premier carré de trois éléments correspond à la comptabilité d'input-output des flux monétaires contrebalançant les flux réels. Le carré qui se trouve à l'opposé de la diagonale et est composé de trois éléments exprime la comptabilité sociale, c'est-à-dire la matière dont les revenus se trouvent répartis et affectés. Tous les éléments du circuit, sauf un, décrivent des flux de paiement effectifs. Le seul qui fasse exception est celui qui exprime l'égalité des ressources consacrées à l'investissement et des revenus non affectés à la consommation. Il y a égalité ex post entre l'épargne et l'investissement, mais il n'y a pas nécessairement continuité des circulations: l'épargne peut se trouver thésaurisée, et l'investissement financé sur création de monnaie, sans qu'il Y ait rupture de l'équilibre global. L'investissement peut aussi être financé par l'épargne forcée que suscite l'inflation. Alors que pour tous les autres éléments du circuit monétaire, les flux réels de biens, de services et de personnes qu'ils suscitent ou qu'ils contrebalancent, entraînent des sujétions géographiques étroites, le lien entre l'épargne et l'investissement se trouve libéré, dans l'espace, de toute contrainte. Il constitue, avec les transferts, le seul type de flux monétaires réellement indépendant du milieu géographique. Plus le nombre de comptes distingués est élevé, plus le nombre de flux reportés est grand: pour n comptes, n2 flux sont retracés. En fait, tous les sommets ne sont pas reliés par des arcs, si bien que sur la matrice, une bonne partie des cases apparaissent en blanc. Comme les calculs deviennent rapidement trop lourds pour être effectivement réalisés, on retourne au graphe qui lui a donné naissance, pour définir une procédure allégée. III. LES PROPRIETES
DU SYSTEME GLOBAL DES FLUX
L'interdépendance des éléments du système économique est exprimée par le graphe: lorsqu'un flux subit une modification autonome, tous les autres se trouvent affectés. Que la demande finale
220
Paul Claval
d'un article augmente, et l'on voit toutes les activités productives modifiées, comme le montre le tableau d'entrées et de sorties du secteur productif. Pour obtenir une augmentation du produit final dans le secteur agricole, il faut une augmentation des productions intermédiaires qui se ventile en x pour le secteur lui-même, y pour l'industrie et z pour les services. Ces augmentations x, y et Z entraînent à leur tour des ajustements. Le multiplicateur technique ainsi défini ne met en évidence que les interrelations qui existent au niveau des flux réels. Il en existe d'autres au niveau des flux monétaires. Lorsqu'un investissement autonome dI se produit, il provoque immédiatement une augmentation égale du revenu total. La part de celui-ci qui est affectée à la consommation alimente un second flot de revenus additionnels. De période en période, l'enchaînement se poursuit, si bien qu'au total le revenu a cru de k dI. Il a été multiplié par k. Les techniques d'analyse bâties sur l'étude du graphe que constitue l'ensemble des relations économiques permettent ainsi de souligner la solidarité des parties, et de mesurer l'effet global sur le système des modifications apportées à un de ses chaînons12. Les composantes territoriales du graphe global
En passant de la description du graphe total G à l'étude du graphe des flux monétaires G'III'on a regroupé les sommets en comptes sans tenir compte de leur disposition spatiale réelle. Pour comprendre le fonctionnement des entités spatiales que la structure du graphe G révèle, il faut appliquer les méthodes de l'analyse globale aux sous-ensembles territoriaux qu'il contient. Les flux monétaires ne font que doubler, dans la plupart des cas, des flux réels ou des mouvements de personnes qui leur imposent des contraintes spatiales"'. Les flux de revenus et de dépenses sont ainsi limités, en dehors des transferts, à ce que parcourent les membres des ménages pour aller travailler ou pour aller faire leurs achats: cette distance est variable, mais elle est généralement assez courte. Les biens peuvent s'expédier beaucoup plus loin - mais les frais de transport viennent s'ajouter aux coûts de fabrication. Il est beaucoup de manières de fixer le prix en fonction des uns et des autres. On peut par exemple le vendre à prix uniforme, en gagnant sur les clients proches ce que l'on perd sur les clients lointains. Mais le procédé n'est utilisable que pour des produits peu pondéreux. Pour les autres, le prix augmente avec la distance du point de fabrication, si bien que la demande dont ils font l'objet diminue jusqu'à s'annuler. Cette distance limite est ce qu'il est 12Pour trouver un exposé détaillé sur les multiplicateurs, on se reportera à Kurihara NatÙlIlallnco/lle and Economic Growth, Londres, George Allen et Unwin, 1961, 176 p. On trouvera dans Régions. natio/lS. grands eS/JCIces un exposé détaillé des contraintes '"' la distance impose aux divers types de flux.
(Kenneth
K.J,
de portée que
Chronique de géographie économique
GI
221
GJ
Structure territoriale mise en évidence par I-. graphes des ftux de biens entnIl-. GI, GJ, Gk cIécr\vent I-. reI8tIons 811MIn de 88deufs particuI_. En superpoaant 18rêglon fonc:IIonneIle se deaslner.
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:
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Les graplwa G'mi, G'mj, G'mk de nIIaIIons monêIaIres complètent les graphes de ftux de biens pour dessiner 18 rêglon foncllonnelle.
G'ml
G'mJ
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A I S C ln R A I S C ln R A I S C ln R
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A I S C ln R A I S C ln R A I S C ln R
Matrice aSSOCIée aux graphes
A I S C ln R
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Figure 4- Structures régionales, graphes et comptabilités interterritoriales
Agrtcullure Industrie SeIvIces ConsommatIon Invesllssements Revenus Fluxmonétaires Inlralenllorlaux Flux monétaires Intarterritor1aux
222
Paul Claval
convenu d'appeler la portée du bien. Les marchés desservis par les unités de production sont-ils à la dimension de la portée des biens? Oui, si l'unité de fabrication se trouve encore dans le secteur des profits croissants. Mais bien souvent il en va autrement. Avant que la firme ne desserve toute la zone limitée par la portée du bien, ses profits cessent d'augmenter. Cela tient par exemple au fait qu'il existe une échelle optimale de fabrication, un seuil au delà duquel l'augmentation des ventes constitue une charge. En définitive, les circuits de biens se voient limités dans l'espace soit par les seuils de portée, soit par ceux de rentabilité maximale - les seconds étant plus petits que les premiers, dans la plupart des cas. L'aire alimentée par les points de fabrication est constante dans la première hypothèse. Elle dépend de la densité des consommateurs dans la seconde. L'analyse des composantes territoriales du graphe des relations monétaires Le graphe qui décrit le système économique a donc des arcs de longueurs inégales'4. Les biens s'acheminent sur des distances d'autant plus considérables qu'ils sont plus élaborés et plus chers. Les services ont une portée limitée par la faible mobilité des personnes toutes les fois qu'ils nécessitent une relation directe entre le prestataire et le bénéficiaire. Les revenus restent sur place s'il s'agit de salaires - mais peuvent partir très loin lorsqu'ils prennent la forme de rentes, d'intérêts, ou de profits. La dépense reste pour la plus grande part circonscrite à un rayon étroit. Ainsi se dessine un écheveau complexe d'éléments de circuits qui se relaient. Les paiements assurés en contrepartie des ventes de biens donnent naissance à une solidarité à longue distance. Les services et les arcs de revenu et de dépense renforcent les cohésions à petite ou moyenne distance. Aussi le graphe total G peut-il être considéré comme la composition d'une série de graphes plus petits qui communiquent par quelques-uns de leurs sommets (fig. 4). Le système économique se subdivise en sous-systèmes: ce sont ces sous-systèmes qui constituent les ensembles économiques fonctionnels. Ces sous-systèmes sont liés les uns aux autres. Leur degré d'interdépendance varie avec le nombre d'arcs par lesquels ils s'articulent. Comment mettre en évidence de manière simple ces liaisons? Le dessin du graphe total G est si complexe que l'on risque de ne pas tirer de son analyse directe d'indication claire (fig, 2). Tout ce 14
Nous reprenons, dans cette section, l'exposé classique des comptabilités interterritoriales
-
mais
l'usage des graphes en rend la présentation plus aisée, et souligne la dimension spatiale de la technique. Isard (Walter), «Interregional and regional input-output analysis: a model of a space economy", Review of Economics and S/atistic.ç, vol. 33, 1951, pp. 318-328 ; Isard (Walter), Methods of Regional Analysis. An Illfroduction 10 Regional Science, New York, the Technology Press of M.I.T. et John Wiley, 1969, XXIX-784 p.; Stone (Richard), « La comptabilité sociale à l'échelon régional: une vue d'ensemble ", pp. 278-308 de Isard (Walter), Cumberland (John H.) (ed.), Planification économique régionale, Paris, O.C.D.E., 1961,467 p.
Chronique de géographie
économique
223
qu'il permet d'apprendre, c'est la manière dont se dessinent les soussystèmes territoriaux - les sous-systèmes régionaux. Soient Gi, Gj, Gk, les sous-ensembles régionaux mis en évidence (fig 4, haut). Pour chacun des sous-systèmes I, il est possible de définir un graphe
simplifié G'mi qui retraceles flux de paiements.Ce graphe G'min'est pas
isolé des graphes voisins G'nu'"'' Gmk etc... (fig. 4, milieu)). On appréhende donc à la fois les relations internes et les relations externes du sous-système I. En reportant sur un tableau carré (fig. 4, bas) des lignes et des colonnes sur lesquelles figurent l'ensemble des entrées et des sorties enregistrées pour chacun des sommets de chacun des graphes partiels G'mi' on décrit à la fois les flux qui s'établissent à l'intérieur des compartiments, et ceux qui chevauchent leurs limites. La matrice carrée qui décrit l'ensemble du graphe G'mse subdivise en carrés plus petits qui indiquent les relations que les sommets entretiennent. Les carrés élémentaires disposés selon la diagonale de la matrice donnent la valeur des échanges internes des unités territoriales. Les autres carrés détaillent les flux que les régions entretiennent entre elles. Il est évident qu'une bonne partie des cases ne porte rien: les sous-systèmes ne sont pas connectés par des arcs qui unissent tous leurs sommets. Les propriétés des sous-systèmes territoriaux Le tableau obtenu de la sorte constitue une comptabilité interterritoriale globale. Son intérêt théorique est grand. Dans la pratique, il est impossible de faire des calculs portant sur des ensembles trop importants de chiffres: à l'intérieur du graphe G'mon ne peut isoler qu'un petit nombre de sous-systèmes, deux, trois où quatre, dans la plupart des cas, si l'on veut en même temps donner une comptabilité détaillée des relations de production. Même ainsi, l'intérêt du tableau est limité, en ce qui concerne la production, par l'instabilité des coefficients géographiques mis en évidence. L'industrie du territoire 1 achète par exemple x en J, y en K, etc... Si la demande finale qu'elle satisfait augmente, les achats de l'industrie de 1 devront croître. On peut, à partir d'un tableau d'entrées et de sorties établi pour un territoire clos, estimer de manière correcte, dans le court terme, les besoins globaux ainsi apparus. Dans la comptabilité interterritoriale, on a mis en évidence comment ces besoins globaux étaient ventilés par région: rien ne nous dit que la structure spatiale des relations restera stable, même dans le court terme. Il est possible de résoudre parfois les problèmes posés par l'exploitation des comptabilités interterritoriales en reprenant directement le graphe Gmet ses composantes Gmi,Gny'... Gmk.En tenant compte de la structure réelle des relations, on trouve des moyens plus
224
Paul Claval
simples de mettre en évidence les solidarités entreI, J, K, etc. que ce n'est le cas lorsqu'on utilise la matrice d'ensemblelS. L'instabilité des coefficients géographiques d'entrée et de sortie limite en partie l'intérêt des analyses détaillées des relations qui se développent au niveau du circuit de production. Les sous-systèmes sont par contre caractérisés par des boucles en partie fermées de revenus et de dépenses. Cela entraîne des réactions de chaque sous-système qui marquent à la fois le rôle des interdépendances entre ensembles territoriaux et les réactions propres à chacun. Au sein de chaque territoire, les revenus se répartissent en trois postes: certains sont épargnés en vue de l'investissement, d'autres servent à effectuer des achats à l'extérieur, et le reliquat est dépensé à l'intérieur du territoire: si la demande extérieure augmente, l'exportation croît de dx ; le revenu du territoire se trouve gonflé d'autant durant la. première période. Ce revenu supplémentaire engendre pour partie des dépenses effectuées sur place, qui sont sources de nouveaux revenus. La perturbation venue de l'extérieur se trouve amplifiée par le jeu des circuits du sous-ensemble territorial: au terme, l'augmentation initiale du revenu égale à dx s'est trouvée multipliée par un coefficient k qui dépend à la fois de la propension à épargner et de la propension à importer. Economie complexe - Economie intégrée}6
Le multiplicateur interterritorial est important, car il permet de souligner certaines propriétés formelles des graphes élémentaires G'IIl;' G'IIY'etc... Plus la portion du revenu qui se trouve retenue au sein de l'ensemble est élevée, plus les produits offerts par l'économie locale sont nombreux, et moins la propension à importer sera élevée. C'est ce que l'on cherche à exprimer en disant que les économies des sousensembles I, J, K,..., N sont inégalement complexes. Un ensemble qui se contente de fournir un produit a une économie simple: une augmentation du revenu provoquée par la croissance de la demande extérieure n'y provoque pas d'effets de multiplication, car les revenus nouveaux servent exclusivement à acheter des biens extérieurs. L'intégration territoriale mesure au contraire l'importance des éléments de circulation qui intéressent la totalité de l'espace où s'insère .. C'est un des intérêts de l'emploi de la théorie des graphes en matière d'analyse spatiale, comme le montrent les travaux de Claude Ponsard. Ponsard (Claude), Un modèle topologique d'équilibre économique interrégiOlUlI. op. cit. .6 Les notions d'économie spécialisée, d'économie complexe et d'intégration territoriale sont d'emploi courant - et depuis longtemps pour les deux premières. Leur définition est parfois imprécise: il nous semble qu'elle gagne beaucoup à s'appuyer sur l'analyse du graphe des flux. Brocard (Lucien), ; Balassa (Bela), The Principes d'économie nationale et internationale, Palis, Sirey, 3 vol., 1929-1931 Theory of Economic Inte!!.l"lltion, Homewood (III), Richard D. Irwin, 1961, XIV-304 p.; Marchal (André), L'inté!!.l"lltion territoriale, Collection Que Sais-je?, n° 1202, Paris, P.U.F., 1965, 128 p. ; Perloff (H.S.), Dunn (E.S., Jr.), Lampard (E.E.), Muth (R.F.), Re!!.io/l.v. Ressources and Economic Growth, Baltimore. the John Hopkins Press, 1960,716 p.
Chronique de géographie économique
225
le graphe G. Plus le nombre de produits qui font naître des échanges à l'échelle de l'ensemble est élevé, et plus l'intégration est forte. On peut avoir à la fois augmentation de la portée des biens et développement des échanges à longue distance, c'est-à-dire intégration plus poussée, et multiplication des circuits à courte distance, c'est-à-dire complexité plus grande: il suffit pour cela que le revenu général augmente, ce qui se traduit par une diversification des consommations, un accroissement de la demande de biens durables à grands marchés et de celIe de services, qui donnent naissance à des boucles courtes, puisque leur portée est faible: c'est ce qui s'est passé depuis un siècle; l'intégration des économies territoriales a progressé, mais les ensembles ont gardé une certaine autonomie dans la mesure où l'architecture des circuits est devenue de plus en plus complexe!7. L'intérêt des analyses de multiplicateur est tel, et la difficulté des calculs à effectuer pour obtenir une comptabilité interterritoriale si réelIe, que les techniques utilisées le plus fréquemment pour mesurer les relations entre ensembles territoriaux sont moins ambitieuses1K.ElIes reposent à peu près toutes sur le principe de l'analyse de la base économique, imaginée pour étudier les activités de ces ensembles territoriaux élémentaires que constituent les villes. De quoi s'agit-il? Le principe est fort simple. Parmi les éléments du circuit de production, certains sont destinés à alimenter le marché local, d'autres vendent au reste du monde. Le premier secteur est dit domestique, l'autre de base, puisque c'est de lui que dépend la subsistance de l'ensemble territorial urbain. Si les activités de base augmentent à la suite d'une poussée de la demande extérieure, les activités domestiques devront se développer aussi, pour satisfaire l'accroissement du revenu. La distinction des deux secteurs d'activité permet donc de mettre en évidence l'effet de multiplication, que la comptabilité interterritoriale globale permettait de suivre de manière plus précise. La coutume est de mesurer l'effet d'entraînement au niveau de l'emploi, plutôt qu'à celui du revenu. On peut affiner la technique: en distinguant les activités destinées à l'ensemble territorial local (une ville), les activités destinées à l'ensemble le plus voisin (la région qu'eHe organise), et celIes qui sont tournées vers le reste du monde, on arrive à mettre en évidence les effets que l'évolution du reste du monde peuvent avoir directement sur la ville (multiplicateur des activités à marché général) et indirectement (multiplicateur des activités destinées à la région).
17 On voit donc comment on peut meUre en relation, par le biais des graphes, des notions développées de manière indépendante: propriétés géométriques des réseaux de flux (polarisation, portée des biens), structure générale de ces réseaux (intégration, spécialisation, complexité), effets d'entraînement entre circuits (théorie des multiplicateurs). Nous verrons plus loin qu'il est également possible de fournir une interprétation géométrique des économies externes. Tous les éléments de la théorie territoriale classique sont alors articulés dans un même schéma logique. ,. Claval (Paul), «Chronique de géographie économique II : les comptabilités territoriales », Revue géographique de l'Est, vol. 7,1967, p. 173-199.
226
Paul Claval
Ainsi les techniques d'analyse initialement imaginées pour l'étude de ces ensembles territoriaux particuliers que constituent les nations sont applicables, sous une forme plus ou moins simplifiée, à tous les ensembles territoriaux. Le multiplicateur urbain est l'équivalent du multiplicateur du commerce extérieur. Mais ceux qui l'utilisent négligent souvent de tenir compte du dynamisme propre de l'ensemble étudié: il peut s'y produire un enrichissement et une diversification des consommations, ce qui peut aboutir à une croissance interne sans augmentation de la base économique. L'évolution inverse est également possible. Si l'intégration territoriale se développe pour un certain type d'activité jusque-là considérée comme domestique, la ville peut voir son activité totale réduite, sans que le secteur de base ait été modifié: des dépenses qui se faisaient sur place se font désormais à l'extérieur. L'étude des multiplicateurs urbains a apporté des indications précieuses sur la complexité des économies. Intuitivement, on sent bien que plus une agglomération est importante, plus elle constitue un marché intéressant, et plus elle doit attirer d'activités domestiques. C'est ce qu'ont confirmé les mesures de multiplicateur: la valeur de celui-ci s'élève lorsque la taille de l'agglomération augmente. Conclusion La démarche que nous avons suivie permet maintenant de mieux comprendre ce qui autorise à parler de la relative autonomie qui caractérise les ensembles régionaux. Avec la région homogène que mettent en évidence les méthodes cartographiques ou l'analyse factorielle, avec la région fonctionnelle que décèle l'analyse des flux, a+ on épuisé la liste des organisations spatiales qui méritent le nom de régions? Certainement pas: il peut arriver que la région naisse d'une même conception de la vie, d'un attachement commun au passé, de conduites identiques. Mais ces types de construction régionale ne sont pas modelés uniquement par des forces économiques. Ils doivent plus à des facteurs proprement sociaux. Cela ne veut pas dire que l'économiste doive les ignorer - mais leur analyse implique l'utilisation de méthodes historiques ou sociologiques, ce qui nous écarterait de notre propoSI'.
Ces méthodes présentent cependant des analogies avec celles que nous exposons ici: les progrès de " l'anthropologie économique et de l'anthropologie politique ont appris à lire, dans les sociétés archaïques ou intermédiaires, des architectures de relation très originales: ce sont elles qui moulent la
réalité
régionale.
anthropologie
Claval (Paul),
économique
«
Chronique de géographie
», Revue géographique
économique
VI:
géographie
d'organisation spécifiques des espaces traditionnels, on se reportera à: Sautter (Gilles), traditionnelle en Afrique tropicale C.N.R.S., 1968,287 p.
et
de J'Est, vol. Il, 1971. Pour avoir une idée des types
», pp. 65-107 de Régio/lalisatio/l
et développeme/lt,
«
La région
Paris, Editions du
Chronique
IV.
de géographie
227
économique
LES TYPES D'ENSEMBLES TERRITORIAUX THEORIE DES EQUILIBRES TERRITORIAUX
ET
LA
Quels sont les types d'organisation fonctionnelle que l'étude des circuits économiques dans l'espace conduit à distinguer? On peut les classer de manière hiérarchique, en fonction de leur dimension, et aussi bien souvent, de leur spécificité et de leur autonomie croissantes. Les ensembles locaux. Communautés rurales et villes
A l'échelle locale, on ne peut s'attendre à voir les ensembles montrer une très forte spécificité. Les communautés rurales, par exemple, n'ont qu'une organisation très rudimentaire de circuits économiques internes. Elles produisent pour vendre à l'extérieur; elles en reçoivent l'essentiel de ce qu'elles consomment. Elles n'ont, comme activités locales, qu'un minimum de services commerciaux culturels ou administratifs. Il n'en a pas toujours été ainsi: l'organisation économique a toujours été simple dans le monde rural, mais dans les agricultures d'autosubsistance, la fermeture de la plupart des circuits s'effectuait sur place, ce qui assurait à chaque cellule une large autonomie. Nous avons jusqu'ici peu parlé des échanges d'information et de nouvelles. Ceux-ci peuvent se faire soit directement, par contact personnel, transmission orale ou imitation, ou bien encore, à distance, par l'écrit, par le téléphone et par les mass media. Ces derniers moyens exercent un effet de filtrage, si bien que les messages se trouvent appauvris2et.A l'intérieur d'une localité, les relations directes jouent un rôle prépondérant, ce qui contribue à renforcer la spécificité des unités agricoles élémentaires. C'est cependant au niveau des agglomérations urbaines que la transparence constitue un élément essentiel dans l'apparition de réactions spécifiques: les villes sont des machines sociales qui n'ont d'autre but que de minimiser les obstacles à l'interaction humaine en concentrant une forte population en un même point, en organisant un espace de relation qui permet de multiplier les contacts en assurant leur clarté, c'est-à-dire en isolant les uns des autres les gens qui se rencontrent. La facilité avec laquelle on peut être informé constitue un des avantages majeurs de l'existence urbaine, et explique que la graphe
2et
Ce sont les anthropologues
qui ont les premiers
insisté sur l'importance
que revêt la communication
dans l'équilibre de toute société: les groupes archaïques doivent une bonne partie de leurs traits spécifiques au primat de l'oralité. Le thème est devenu familier à l'ensemble des chercheurs en science sociale depuis les publications de Marshall McLuhan. McLuhan (Marshall), Pour comprendre les II/Mill, Paris. Mame-Seuil, 1968,390 p. Traduction de Understanding Media, New York, McGrawHill. 1964.
228
Paul Claval
Gi présente une multitude de boucles au niveau de chaque agglomération11. Les économies urbaines sont par ailleurs caractérisées par l'importance des activités de service: celles-ci nécessitent la présence au même point des prestataires et de bénéficiaires, elles supposent une transparence élevée. Les activités proprement urbaines appartiennent au secteur tertiaire. Elles engendrent des boucles économiques courtes, puisque la portée des services est parfois limitée à l'agglomération ellemême et le plus souvent, à la région qu'elle domine. C'est dire que les agglomérations constituent, beaucoup plus que les localités rurales, des ensembles territoriaux fonctionnels dotés d'une certaine autonomie, comme l'indique, nous l'avons vu, l'analyse des multiplicateurs urbains. Les régions Au-dessus des ensembles de faible dimension que constituent la communauté rurale et la ville, nous trouvons des ensembles d'extension moyenne, ceux précisément auxquels on réserve dans bien des cas le nom de région. Dans notre monde, la portée de la plupart des biens est telle que leur circulation embrasse des espaces bien plus grands que ceux qui nous intéressent ici. Cependant, il arrive qu'à l'intérieur du cycle de production, certaines matières premières voyagent mal et doivent être travaillées sur place, cependant que les usines qui assurent leur première transformation, puis leur élaboration partielle, gagnent à se trouver à proximité les unes des autres. En pareil cas, une solidarité économique apparaît, une certaine autonomie caractérise l'ensemble territorial, qui correspond à un type particulier de construction régionale, celui que les économistes des pays de l'Est appellent complexe de forces productives. Dans la plupart des cas, les raisons qui expliquent l'apparition des unités régionales sont d'une autre nature. Les services sont de faible portée: ce sont eux qui expliquent que se dessinent des aires ayant une forte solidarité interne - et l'élévation des niveaux de consommation se marquant par une diversification des consommations de services, l'augmentation de la portée générale des biens ne se traduit pas par l'affaiblissement des structures régionales que l'on pourrait attendre. Il y a bien eu intégration de territoires de plus en plus vastes au niveau des échanges de biens, mais parallèlement, la poussée du secteur tertiaire a conduit à une complexité plus grande de l'économie, ce dont ont bénéficié les régions de services11. 11 La réflexion contemporaine sur la ville insiste volontiers sur le rôle de l'information, et de interaction sociale, parmi les processus qui donnent naissance aux agglomérations et les modèlent. " Meier (R.L.), A Communication Theory of Urban Growth, Cambridge, (Mass), The M.I.T. Press, 1962, VII-184 p.; Remy (Jean), La Ville, f}hénomène économique, Bruxelles, Les Editions Vie Ouvrière, 1966, 197 p.; Choay (Françoise), «Sémiologie et urbanisme", L'architecture d'Aujourd'hui, Paris, juin-juillet 1967 ; Claval (Paul), « La théorie des villes », Revue géographique de l'Est, vol. 8, 1968, . . . . . p 3-56' 1 d dé .1 PP' -- our pus e tm s, se reporter a ReglOns,natIOns.grand.f e.ffJaces,Pour Ies d eux sous-sections suivantes, se reporter également à cet ouvrage,
Chronique de géographie
doivent
économique
229
Puisque, pour assurer la transparence maximum, les services être dispensés dans des lieux centraux,les régions de service
sont également des régions à base urbaine. Lorsque les services ont des portées différentes, on aboutit à un emboîtement d'aires de dépendance dominées par une métropole régionale qui rend les services rares nécessaires à l'ensemble. Nous exposerons plus loin ce que la théorie classique de la région apporte sur ce point. Entre les trois premiers types de territoires que nous venons de distinguer s'établissent des relations multiples. Parmi celles-ci, certaines ont trait à l'arc du circuit économique qui porte sur l'affectation de l'épargne à l'investissement - cet arc qui est souvent le seul à ne pas correspondre à un circuit réel, comme nous l'avons indiqué. Cela veut dire qu'une région, qu'une ville, qu'une zone rurale peuvent profiter d'investissements réalisés sans appel à l'épargne locale ou extérieure, grâce au jeu de l'investissement sur crédits qui se trouvent compensés soit par l'existence d'épargnes oisives, soit par l'épargne forcée qu'entraîne l'inflation. Par ailleurs, il existe entre les ensembles de ce
type une certaine mobilitédes facteursde production. Les nations L'ensemble territorial qui apparaît normalement au niveau supérieur est constitué par la nation. En son sein se produisent justement les ajustements qui permettent l'investissement sans épargne préalable, ou par épargne forcée. Lorsque le système monétaire international est celui de l'étalon-or, celui des changes flottants ou celui de l'étalon de change-or pratiqué rigoureusement, des ajustements de ce type sont impossibles entre nations: et c'est ce qui fait la première originalité des espaces nationaux. Ils sont les seuls à devoir présenter un équilibre global au niveau des circuits monétaires'- alors que les modes d'investissement que nous évoquions introduisent des déséquilibres au niveau des ensembles plus petits. Les nations sont de taille très diverse. Elles ne se sont pas modelées en fonction de la dimension des circuits de production et de distribution. Les facteurs qui les lient sont de nature sociale et politique plus qu'économique. Mais il est possible à chaque pays de modifier, et dans une certaine mesure à son gré, la dimension des circuits économiques: en imposant des droits de douane, on protège le territoire, on impose à certaines circulations une échelle nationale. Les nations doivent à leur nature sociale de constituer des ensembles originaux en ce qui concerne l'échange des informations: elles forment des zones à l'intérieur desquelles les nouvelles voyagent mieux qu'elles ne le font à l'extérieur, et c'est en partie ce qui en fait des ensembles à très forte spécificité, même lorsque le commerce extérieur est important et réduit un peu leur autonomie.
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Paul Claval
Enfin, tous les services qui supposent intervention de l'autorité ont un échelon national, si bien que la complexité et l'intégration du territoire s'en trouvent renforcées. Les grands ensembles territoriaux Trouve-t-on, au-dessus des nations, des ensembles territoriaux susceptibles de retenir l'attention de l'économiste? Oui, mais aucun qui possède le même degré de spécificité. Certains se sont modelés sur les contours de construction politiques - les zones monétaires, par exemple, qui sont pour partie les héritières des empires coloniaux - mais ils perdent de l'importance. D'autres sont en train de se dessiner sous nos yeux. Ils doivent leur apparition au fait que les économies d'échelles sont plus sensibles qu'autrefois: elles déplacent le seuil qui permet d'opérer à l'échelle optimale. Pour beaucoup de biens manufacturés, ce dernier nécessite aujourd'hui un marché de dimension supérieure à celle de la plupart des nations. C'est pour cela que les échanges se développent entre pays voisins - comme l'indique la régionalisation croissante du commerce mondial. C'est pour répondre aussi à cette évolution spontanée que se mettent en place les grands ensembles territoriaux modernes. Leur fondement ne tient pas seulement aux particularités de la circulation des biens. Il réside aussi dans la transparence relativement élevée qui existe entre pays de haut développement. Leur apparition exprime à la fois la transformation des flux réels et celle des flux d'information. En ce sens, ils sont beaucoup plus liés à des facteurs proprement économiques que ne le sont les nations: ils naissent de l'évolution de la structure spatiale des réseaux de relation. Ils sont proches par cela des régions de moyenne dimension, et c'est ce qui justifie un peu l'utilisation par les économistes du même terme pour désigner les uns et les autres. Les divers types d'ensembles territoriaux doivent leur cohésion aux éléments du circuit monétaire qui s'y referment sur eux-mêmes13. Mais elle tient aussi à un élément que nous avons évoqué à propos de chacun, sans avoir pu en fournir une expression mathématique: des niveaux particuliers de transparence apparaissent à certaines dimensions. Aux réactions en retour qui tiennent au fonctionnement du circuit
Z.\ Les économistes hésitent souvent sur la définition à donner aux êtres territoliaux. Les premiers travaux portent généralement sur des structures simples. pour lesquelles il existe une configuration remarquable des aires d'offre et de demande. La région au sens de von Thünen se définit comme un espace de production lié à un point où se concentre la consommation. Les modèles de Losch et de Christaller supposent au contraire une offre ponctuelle, et une fonction de demande liée à l'étendue. Les économistes contemporains ont la nostalgie de ce type de définition, mais très souvent, ils se trouvent amenés. lorsqu'ils se spécialisent dans ce domaine, à admettre des définitions plus larges et dans lesquelles, comme nous le faisons ici, on ne retient que les aspects structurels des flux de relation. Meyers (J.R.), "Regional economics: a survey", American Economic Review, vol. 53, 1963, pp. 19-54. Repris aux pp. 19-60 de Needleman (L.), (ed), Regional Analysi.f, Harmondsworth (Middlesex), Penguin Books, 1968, 398 p.
Chronique de géographie économique
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monétaire s'ajoutent des jeux d'influence entre les agents économiques: ils accentuent la spécificité et l'autonomie de l'ensemble. Les niveaux de transparence varient en fonction des dimensions des ensembles territoriaux; cela résulte des conditions dans lesquelles se propage l'information: elle se transmet mieux par contact personnel que lorsqu'elle emprunte un support matériel. Cela est en train d'évoluer. Les progrès des télécommunications, la rapidité accrue des déplacements de personnes sur certains itinéraires font que des centres apparemment éloignés peuvent vivre en relation très étroite. A terme, on verra sans doute des aires disjointes manifestant une solidarité globale qui en fera réellement des ensembles territoriaux à forte spécificité et à forte autonomie: le principe de contiguïté sur lequel a reposé jusqu'ici toute l'analyse régionale se trouvera contredit24. V. LA THEORIE DES EQUILIBRES TERRITORIAUX Les théories
statiques25
L'analyse se propose, une fois définis les territoires qui présentent de l'intérêt pour l'étude économique, de comprendre les ressorts de leur évolution, et d'expliquer leur dynamisme. Leur croissance ou leur stagnation tiennent à la fois à des causes internes, et au jeu des interrelations qui s'établissent entre eux. Si tous les facteurs de production, à l'exception du facteur terre pour lequel la chose n'a pas de sens, sont mobiles, les forces productives se répartissent de manière à réaliser les combinaisons les plus efficaces; on obtient ainsi le produit ou l'utilité maximal(e). Dans une société où les économies d'échelle sont négligeables, et qui ignore les économies externes, les activités se 24 Les géographes contemporains sont volontiers sensibles à cette formation des structures régionales: George (Pien-e). L'actÜm humaine, Coll. Sup. Paris, P.U.F.. 1968,243 p.; George (Pierre), La France, ColI. Magellan, Paris, P.U.F., 1967,269 p. ; Kayser (Bernard), Kayser (Jean-Louis), 95 région.r, Coll. Société, Paris. le Seuil, 1971, 144 p. Les économistes sont également sensibles à cette évolution et, dans bien des cas. ils la mettent en rappol1 avec les transformations des réseaux d'information. C'est ce qui les conduit à chercher de nouveaux moyens d'investigation, et à utiliser la théorie des graphes, comme nous l'avons déjà dit pour Claude Ponsard. 25 Les théories classiques des équilibres territoriaux sont des théories statiques. Elles prennent deux formes: celle de la théorie de la localisation, appuyée sur le principe de la recherche de l'avantage absolu, et celle de la théorie de la spécialisation internationale, dans laquelle on suppose que chacun recherche l'avantage comparatif le plus grand. Le premier ensemble de réflexions se suit d'Adam Smith à von Thünen, Weber, Losch, Christaller, Isard. Le second est né avec Ricardo. Les ouvrages récents mettent en parallèle les deux approches, lorsqu'ils s'inspirent de l'étude pionnière de Bertil Ohlin. Ohlin (Bertil), Interregional and International Trade, Cambridge (Mass.), Harvard. University Press, 1963,617 p., 1reédition: 1933. Pour suivre ce mouvement, on pourra se rep0l1er à mon article: Claval (Paul), « Les théories économiques de la région ", Cahiers de /'A.r,mciation Interuniversitaire de l'Est. Provinces et Région.r, Reims, 1969, cf. pp. 133-150. Depuis quelques années, les manuels .et les rééditions d'articles essentiels consacrés à ces problèmes se sont multipliés: Nourse (Hugh O.), Regional ECII/wmics, New York, McGraw-Hili Book Company, 1968, 247 p.; Richardson (H.W.), Regional Economics, Londres. Weidenfeld and Nicolson, 1969, XII-457 p.; Richardson (H.W.), Regional Economics: a Reader, Londres, MacMillan, 1970, X-245 p. ; McLoughlin (l Brian), Urban and Regional Planning. A Systems Approach, Londres, Faber, 1969,331 p. ; Bressler (Raymond G. Jr.), King (Richard A.), Markets. Prices and Interregional Trade, New York, John Wiley, 1970, XVIII. 426 p. Rappelons également "article de J.R. Meyers, et l'ouvrage L. Needleman cités plus haut.
232
Paul Claval
calquent alors en grande partie sur la localisation des ressources - du facteur terre, le seul immobile. Le sol est utilisé jusqu'au point où la production cesse d'être rentable - les zones exploitées sont limitées par un liseré marginal au double plan de l'économie et de la géographie. Les seules divergences entre répartition des ressources et répartition des activités naissent des coûts de distance: les terres proches des centres de consommation se trouvent avantagées vis-à-vis d'autres plus fertiles mais plus lointaines. Les théories de la rente de Ricardo et de von Thünen se complètent sur ce point, puisqu'elles mettent en évidence les deux forces qui dominent la répartition - la fertilité différentielle, et la distance. Dans la plupart des cas, la mobilité des facteurs de production est réduite par des obstacles culturels, juridiques, et politiques. Tout se passe alors comme si les territoires avaient reçu une certaine dotation en facteurs de production, et devaient en tirer parti au mieux. Ces dotations sont inégales. Si un pays dispose en abondance du facteur terre et manque de bras, alors que c'est le contraire qui se produit chez le voisin, l'échange interterritorial s'établit de telle sorte que le premier vend des produits incorporant beaucoup de facteur terre et peu de facteur travaildu blé ou de la laine par exemple - cependant que le second exporte des articles qui incorporent beaucoup de travail. Ainsi le premier pays cèdet-il ce dont il est très généreuseement doté, pour s'enrichir de ce qui lui manque. De cette manière, chacun peut arriver à réaliser les combinaisons optimales, sans souffrir des limitations que lui causent ses dotations. Le commerce interterritorial tend à égaliser les prix et les niveaux de développement. La doctrine classique, celle de l'avantage comparatif est donc optimiste, puisqu'elle estime que les territoires en présence, quand bien même leurs conditions au départ sont extrêmement inégales, tendent tous vers un état optimal, et vers un même niveau économique. Les théories classiques de l'avantage absolu et de l'avantage comparatif reposent sur des bases analytiques insuffisantes. Elles supposent une parfaite homogénéité des facteurs de production; ce n'est pas le cas en pratique. Les pays vendent bien le facteur qu'ils ont en abondance, mais cela ne conduit pas nécessairement à un concert de relations harmonieuses entre les territoires: les facteurs d'une certaine qualité peuvent cesser d'être demandés sur le marché. Ainsi en va-t-il du travail. Que peuvent vendre les pays surpeuplés du Tiers Monde, que les pays développés ne puissent produire à meilleur compte, grâce à leur main-d'œuvre qualifiée et à leurs équipements? De moins en moins de choses, comme le montre l'évolution du commerce mondial. Mais l' hétérogénéité des facteurs de production n'est pas une donnée de départ: elle est le résultat d'une longue évolution, et d'une évolution qui n'a pas tendu à égaliser les chances des divers territoires. Ce sont les ressorts de cette évolution qu'il faut comprendre pour saisir les problèmes que pose l'équilibre interterritorial dans le monde moderne.
Chronique de géographie économique
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Les théories dynamiques26
Ce qui manque à l'analyse classique, c'est la prise en considération de l'ensemble des facteurs géographiques: l'espace est divers par l'inégale répartition des ressources. TI l'est aussi par les contrastes qui existent entre l'architecture des circuits économiques selon les pays. L'intégration des économies a des effets notables sur leur dynamisme. Les sociétés traditionnelles ne la connaissaient qu'à l'échelle locale, au mieux régionale. Dans notre monde, elle peut se développer au sein d'unités de très grandes dimensions. Sans posséder de dotations en facteurs plus abondantes, par le seul effet du marché qu'ils constituent, les grands espaces se trouvent avantagés. Ainsi en est-il au niveau des nations. Pour beaucoup de productions, les petits Etats se trouvent pénalisés par rapport aux grands. Cela guide le choix de leurs spécialisations. Ils livrent sur le marché international des produits d'équipement pour lesquels les économies d'échelle n'existent pas, et achètent les articles de consommation durable qu'ils seraient capables de fabriquer étant donné leurs ressources et leur niveau technique, mais pour lesquels ils ne possèdent pas de débouchés suffisants. La suppression des barrières douanières rend aisée l'intégration internationale. Les petites nations peuvent alors se lancer dans des fabrications où le jeu des économies d'échelle est important. L'expérience prouve cependant que la libération des échanges ne suffit pas à rétablir l'équilibre entre des territoires de dimensions inégalescar les obstacles à l'intégration ne sont pas tous de nature douanière. Ils tiennent en partie à la moindre transparence des milieux extérieurs, ce >fi L'origine des théories dynamiques est à rechercher dans les travaux SUI' la polarisation: mais il s'est agi au départ davantage d'une image que d'une théorie, au sens profond du terme. A la suite des travaux de Perroux, les idées. ont été développées pal' Boudeville. On les trouve également intégrées dans celtains manllels où on les met en regard des théories cla.~siques : c'est le cas de celui de Horst Siebert. L'exposé des problèmes de polarisation et de théorie régionale est renouvelé par les travaux actuels du groupe de recherche T.E.M., et par ceux de Jean-Louis Guigou (qui a en partie inspiré les recherches du T.E.M.). L'exposé de la théorie dynamique que l'on trouve ici est assez voisin de celui proposé pal' Guigou et par Aydalot - quoique sous une forme simplifiée. NOlls le reprenons de Régions, nations, grands espaces (op. cir.,1968), et des Relarions inrernarionale,~ (op. cir., 1970). Perroux
(François),
«
La notion de pôle de croissance
pp. 142-154 de Perroux (François),
L'économie
»,
Economie appliquée, vol. 8, 1955, p. 307 sq. Repris aux du XX' siècle,
Paris, Presses
Universitaires
de France,
1961,598 p.; Paelinck (Jean), « Systématisation de la théorie du développement régional polarisé
»,
Cahiers de /'1.S.E.A., série L, vol. 15, 1965. Repl;s aux pp. 85-100 de Boudeville (Jacques-R.), L'espace er les l't1Ies de crois.mnc/!, Paris, P.U.F., 1968, VIII-216 p.; Boudeville (Jacques-R.), Problems (!( Regional Economic Planning, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1966, 192 p.; Hirschmann (Albert O.), The Srraregy {if Economic Developmenr, New York, Yale University Press, 1958,217 p. ; Aydalot (Philippe), «Mobilité et croissance spatiale », Cahiers T.E.M. Espace, n° l, Paris, Gauthier- Villars, 1971, 141 p. ; Guigou (Jean-Louis), Théorie économique et rran.ifornUlrion de l' e.~pace agricole, Paris, thèse Science-Economique, 1971, multigraphié, 667-LXXVIJ-XIV p.; Claval (Paul), Les relarion.~ Ùlfemari(J/Ulles, Paris, SCODEL, 1970, 192 p., cf pp. 77-85; Siebert (Horst), Zur Theorie de.~ regionalen Wirr.~chafrwachsrum.~, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1967, XI-I92 p. Traduction anglaise: Regi(J/wl Economic Growrh: Theory and Policy, Scranton (Pennsylvania), International Textbook Company, 1969, XIl-217 p.
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Paul Claval
qui constitue un handicap pour l'exportateur qui ne peut s'appuyer sur un marché domestique important. Les économies d'intégration devraient en principe profiter également à tous les territoires qui s'unissent en une grande unité. L'expérience montre qu'il n'en est ainsi que si les barrières à la mobilité des informations et des facteurs de production disparaissent en même temps que les restrictions aux mouvements de biens. Est-ce à dire que les chances des territoires dont l'économie bénéficie d'une intégration progressive vont être égales et ne dépendre en définitive que de leurs dotations en facteurs? Non, car ici joue l'effet de complexité. Au fur et à mesure que le niveau de vie augmente, la gamme des consommations se diversifie, et les besoins jusque-là négligés se trouvent satisfaits: cela se traduit par une poussée des consommations tertiaires. Les services ont une portée qui demeure modeste. Ils demandent, pour être efficaces, une transparence considérable, On ne sait la créer qu'en concentrant ces activités en un petit nombre de points. L'économie devient donc plus complexe, mais elle le devient inégalement. Les grandes agglomérations offrent plus d'occasions de s'informer et de choisir que les petites. Les entreprises qui y sont installées bénéficient d'avantages qui manquent à celles qui sont restées en milieu peu urbanisé. A salaire égal, les individus y jouissent d'une utilité supérieure, dans la mesure où ils ont accès à tout ce qu'ils peuvent désirer. Ainsi la complexité croissante fait naître ce qu'il est convenu d'appeler des économies externesZ7. A l'intérieur d'une nation, la complexité varie d'un point à l'autre. On peut cependant définir un niveau moyen pour chaque économie territoriale. La chose a d'autant plus de sens que certains circuits n'existent qu'au niveau de l'ensemble. Les économies externes dont bénéficient les pays sont donc diverses. Si elles sont élevées, et que les économies d'échelle sont faibles, l'intérêt de chaque unité est de se refermer sur elle-même, pour arriver à se donner la structure la plus complexe possible. Que va-t-il se passer, en revanche, si l'intégration apporte des avantages substantiels en certains domaines? Supposons deux territoires A et B (fig. 5) qui disposent au départ de dotations en facteurs de productions équivalentes, mais qui sont à un niveau différent d'évolution: A a une économie plus complexe que B. Bien que les dotations soient semblables, le jeu des économies d'échelle pousse à l'échange, afin, pour chaque partenaire, de produire dans les 27 sur l'interprétation géométrique que nous proposons ici des économies externes, on pourra se reporter à : Scitovsky (Tibor), « Two concepts of external economies", Joumal (!( Political Economy, vol. LXII, 1954, pp. 143-151 ; Reming (Marcus), « External economies and the doctrine of balanced growth", Economic Journal, vol. LXV, 1955, pp. 241-256; Flament (Maurice), « Concept et usage des économique économies extérieures ", Revue d'Economie Politique, vol. 74, n° spécial "Développement régional et aménagement du territoire", 1964, pp. 93-110; Bourguinat (Henri), « Economies et déséconomies externes", Revue économique, vol. 15. 1964, pp. 502-532; Aydalot (Philippe), « Notes sur les économies externes et quelques notions connexes,., Revue économique, vol. 16, 1965, pp.944973. L'interprétation spatiale des économies externes est exposée plus longuement dans Régions, 1/atiol1.Ç, grands
espace.~.
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économique
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meilleures conditions. Les chances de A et de B vont-elles être égales? Non, car A offre, par suite de sa complexité supérieure, des perspectives de profit plus importantes. Les entreprises qui desserviront le grand marché A B s'implanteront en A, et non en B. Si les facteurs de production sont immobiles, l'équilibre de l'échange n'est possible qu'à une condition: celle que B se spécialise dans les activités qui bénéficient peu des économies externes de complexité - des productions primaires par exemple, ou des productions secondaires de faible technicité. Dans ces conditions, l'économie de B reste très simple dans son organisation, cependant que celle de A devient plus complexe qu'elle ne l'était au départ: le déséquilibre initial s'est accru. Il arrive un moment où les conditions de production en A deviennent si avantageuses que B n'a plus rien à offrir qui puisse tenter les acheteurs de A, cependant que la marché intérieur de celui-ci se développe à la mesure de l'augmentation de son revenu. L'intégration territoriale disparaît, B a été incapable de se développer en s'appuyant sur les avantages que procurent l'ouverture de l'espace. Si les facteurs de production sont mobiles, l'issue est plus évidente encore. Comme les perspectives de profit augmentent en A à la mesure de la complexité de l'économie, les hommes et les capitaux y affluent. B se vide petit à petit, et les seules activités qui y subsistent sont celles qui sont liées à la présence de ressources naturelles - activités agricoles et mines. Ainsi, dans une perspective dynamique, les principes qui guident la division internationale du travail ne sont pas simplement l'inégale dotation des territoires en facteurs de production. Les économies d'échelle poussent à l'intégration progressive des ensembles territoriaux, mais le jeu des économies externes crée des inégalités entre les partenaires de l'échange, et ces inégalités s'accusent tant que la croissance se poursuit, et que la complexité de l'économie s'affermit. Le processus ne s'interrompt que si, à partir d'un certain niveau, la congestion des aires d'économie complexe fait apparaître des déséconomies externes, ou que si la croissance cesse de se traduire par une complexité croissante des réseaux d'interrelations. Ainsi, dans une perspective dynamique, les inégalités entre territoires peuvent se développer durant de longues périodes. Le progrès n'est pas aussi contagieux que ne l'indique l'analyse classique. Il ne le devient réellement qu'à partir du moment où les zones les plus avancées marquent une pause dans leur ascension: les économies d'échelles et les économies externes restent stationnaires dans les zones avancées, cependant que les progrès enregistrés dans les pays où les régions en retard tendent à rétablir l'équilibre entre les partenaires inégaux.
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A
B
Les pays A et B sont dotés des mêmes facteurs de production
Pays développé
Pays sous développé
Le pays A se dote d'une production 3. Son économie est pius complexe. Les économies externes font croitre 2.
La Conquête du marché B provoque des économies d'échelle et la croissance en A. B, sous développé, se spécialise dans les productions primaires; certains facteurs de production sont attirés en A.
D
Producllon
primaire
[!] Industrie
Figure 5- L'équilibre interterritorial
.
Autre Industrieou Service
Chronique de géographie économique
L'apparition
237
des inégalités dynamiquesz8
A quel moment les effets dynamiques des économies d'échelle et des économies externes sont-ils devenus sensibles? L'augmentation de la portée des biens résulte de la révolution des transports. C'est elle qui a permis de tirer pleinement profit des économies d'échelle. Dès le milieu du siècle passé, l'intégration territoriale apparaissait comme bénéfique. Les régions perdaient leur quasi-indépendance, pour n'être plus que des pièces d'ensembles nationaux cohérents. L'échange international offrait des avantages qui provenaient à la fois de l'inégale dotation en facteurs de production des participants (que l'on pense aux denrées agricoles) et du développement du travail par grande masse (que l'on se reporte aux produits manufacturés). Jusqu'aux environs de 1880,ces bouleversements ne se traduisent pas par des inégalités croissantes. L'économie demeure relativement simple. La première révolution industrielle substitue des procédés mécaniques à de vieilles techniques artisanales. Elle n'élargit pas la gamme des consommations d'articles manufacturés ni ne provoque d'augmentation de revenu susceptible de développer beaucoup le secteur tertiaire. La seconde révolution industrielle a un tout autre effet. Elle.crée de nouveaux besoins et fournit le moyen de les satisfaire. C'est à partir du moment où son impact se fait sentir que la complexité caractérise vraiment les nations avancées - et que les inégalités entre nations se creusent. Les déséquilibres ont pris une forme d'autant plus brutale que certains ensembles s'étaient soustraits totalement ou partiellement à l'évolution. Au sein des nations, certaines régions n'avaient que faiblement participé au mouvement général d'intégration. Elles étaient restées essentiellement rurales, et les exploitations agricoles, continuaient à vivre en autosubsistance. Elles avaient perdu leur artisanat, tué par la concurrence, mais leur équipement de services s'était enrichi un peu, grâce aux efforts de l'administration et aux nouveaux besoins du commerce. La condition pour que ces refus d'intégration soient possibles était que le milieu soit peu transparent et que les groupes sociaux acceptent de ne pas bénéficier de tous les avantages de l'économie moderne. Les transformations postérieures ont progressivement rendu cette situation caduque, l'intégration culturelle rendant insupportable l'inégalité des conditions de vie dans les différentes parties de l'espace national. Les régions qui s'étaient soustraites à la concurrence et à la division du travail se voient contraintes de participer plus activement à la vie nationale. Comme leur économie est moins complexe que celles d'autres secteurs, elles se trouvent incapables d'attirer les entreprises 2MCe développement espaces.
résume
l'analyse
historique
que nous donnons
dans Régions.
nations.
grands
238
Paul Claval
dont elles ont besoin, car celles-ci préfèrent bénéficier des économies externes des zones fortement urbanisées. Ainsi s'explique généralement la genèse des zones déprimées ou sous-développées au sein des économies nationales des pays avancés. Au niveau des nations, le processus a été analogue. Certains pays n'ont été que faiblement intégrés à l'espace mondial. Ils ont gardé une structure spatiale élémentaire. La croissance des économies d'échelle rend aujourd'hui nécessaire l'organisation par vastes espaces. C'est ce que réalisent les pays développés. Les aires de faible complexité ont de plus en plus de mal à participer au concert international. Elles n' y parviennent que dans la mesure où elles bénéficient de dotations en facteur terre qui manquent ailleurs. Sans cela, elles se trouveraient totalement isolées des flux de la circulation générale. Conclusion L'outil essentiel de l'analyse régionale des constructions territoriales fonctionnelles est constitué par l'étude des réseaux de flux qui unissent les agents économiques. Il permet de les délimiter, de les décrire d'une manière chiffré e, de mettre en évidence leurs solidarités. Appliqué à l'analyse de leur dynamisme, il fait comprendre la signification géographique profonde des termes d'intégration, de complexité, d'économies d'échelle et d'économies externes que l'on emploie souvent en les détachant de leur contexte spatial. Au total, il fournit à la fois l'explication la plus cohérente de l'apparition des structures spatiales, et la clef des effets de polarisation qui ont tant intrigué les économistes lorsqu'ils ont pris conscience de leur importance il y a une vingtaine d'années [écrit en 1969]. VI.
LES MODELES INDUSTRIELS19
REGIONAUX:
LES
ESPACES
PRE-
La théorie des circuits économiques que nous venons d'esquisser peut servir de base à l'élaboration de modèles susceptibles de rendre compte des divers types de structures spatiales qui se sont succédé dans le temps. Ce sont ces modèles que nous allons maintenant évoquer. 2. Nous cherchons à montrer, dans cette troisième partie, comment la théorie générale des équilibres territoriaux que nous venons d'esquisser permet, lorsqu'on fait varier les hypothèses de base, de reconstituer divers paysages économiques: le modèle pré-industriel retrouve von Thünen et Sjoberg; les espaces en voie d'intégration décrivent des situations où les schémas de LOsch et de Christaller sont en gros valables. L'intérêt de l'approche générale est de montrer les lacunes des théories traditionnelles: elles n'offrent rien de satisfaisant sur les réseaux urbains des économies préindustrielles, rien sur les régions industrielles du dix-neuvième siècle, rien SUl10ut pour le monde actuel. Nous proposons là un schéma général qui permet de comprendre à la fois l'apparition de la « Metropolis ». la concentration des zones urbaines sous forme de « Megapolis » au sein d'un espace
national. et les contrastes entre espaces périphériques et espaces centraux.
Chronique de géographie
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économique
Dans les économies d'auto-subsistance pure, il est difficile de distinguer des régions économiques fonctionnelles: les seules unités qui présentent une cohésion interne sont les communautés locales au sein desquelles un minimum de division du travail existe. La région économique ne se dessine vraiment que lorsque l'intégration se produit à une échelle un peu plus importante. C'est ce modèle que décrit le schéma de von Thünen. En le complétant sur certains points, on peut aboutir à un tableau cohérent de l'organisation de l'espace dans les économies pré-industrielles. Le modèle régional.!o
Quelles sont les hypothèses de base? Les moyens de transport sont très imparfaits, et les communications à distance n'existent pas. La portée des biens est faible, cependant que la transparence du milieu ne peut être obtenue que dans les limites étroites d'une communauté où les relations d'homme à homme sont possibles - dans le cadre d'une ville. Les marchés ne fonctionnent dans de bonnes conditions que si les produits offerts se trouvent réunis au même point, pour que tous les acheteurs puissent les voir et apprécier leur qualité et leur volume. Une division du travail s'instaure donc sur une base géographique. Les activités qui demandent transparence s'effectuent dans un lieu central, dans une ville. Tout autour se disposent les producteurs qui n'ont pas constamment besoin de bénéficier d'une transparence élevée, les cultivateurs. La zone rurale qui entoure la ville la ravitaille. La ville fournit en échange des services commerciaux, des services administratifs aussi. C'est là que réside le Prince, là que stationne la force militaire. La ville peut également proposer des produits de l'artisanat - quoique celui-ci se disperse parfois àla campagne. Les agriculteurs cherchent à tirer le parti le plus avantageux des terres dont ils disposent. Comme les frais de transport au marché sont très élevés, le produit net des terres diminue très vite lorsqu'on s'éloigne du lieu central. Mais il diminue inégalement. Pour les denrées pondéreuses, comme le bois, la décroissance est plus forte que pour les denrées de peu de poids et de grande valeur - comme les céréales. Certains produits voyagent très mal, car ils sont fragiles: c'est le cas des fruits et des légumes. Les animaux se déplacent facilement, si bien que les coûts de distance sont moins élevés pour eux. Il est donc possible de dessiner, en fonction de la distance au marché, des courbes qui indiquent la décroissance du produit net. Elles ont des pentes diverses, si bien que, selon les secteurs, c'est l'une ou l'autre qui se trouve en position supérieure. Les agriculteurs choisissent la spéculation qui leur assure le profit net le plus élevé..Le paysage agricole s'ordonne donc en zones concentriques autour du marché central: ceinture maraîchère, bois, 30
C'est le modèle de von Thünen que nous retrouvons
là.
240
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cultures intensives des céréales, culture extensive, élevage, selon les résultats des calculs de von Thünen (fig. 6). Comment se traduit, sur le plan géographique, l'ajustement de l'offre et de la demande? Supposons un instant que l'offre de bois, sur le marché central soit trop élevée: les prix baissent, si bien que la courbe de profit net se trouve décalée vers le bas. La zone consacrée au bois se rétrécit, cependant que s'élargissent à ses dépens les cultures maraîchères (sur sa frange interne) et les cultures céréalières (sur sa frange externe). Le schéma ne garde sa géométrie simple que dans un milieu uniforme et isotrope. Que la portée des biens soit plus forte le long d'un axe que le long des autres, et toute la figure se trouve déformée - comme le montre von Thünen lorsqu'il prend en considération l'effet des communications par voies navigables.
~ ffI ~~i;;W'.
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Culture libre
. S ylviculture
."~~~
Figure 6- Localisation von Thünen
~
Culture alternée
I:::::::::J Assolement
pastoral
. D
Assolementtriennal elevage extensif
des activités et distances au marché d'après
Chronique de géographie économique
241
Villes marché
o
Limitesdes aires de marçhé c:orrespondants
Gaustadt
@
Beziksstadt
o
Kreisstadt
o
Amstsort
.
Marktort
Figure 7- Emboîtement des aires de marché d'après Walter Christaller Les compléments au modèle
Le lieu central que constitue la ville est généralement peu peuplé: l'agriculture n'est pas assez productive pour que des excédents importants soient dégagés. Vu sa faible dimension, et quoique les déplacements au sein de la cité se fassent uniquement à pied, il est facile d'obtenir partout une bonne transparence. TIn'est pas nécessaire pour cela d'établir un zonage systématique des utilisations du sol. Les gens résident là où ils travaillent. Les lieux de rencontre à fonction centrale ne se trouvent pas nécessairement tous dans le même quartier. Si une spécialisation se dessine, elle tient plus à des raisons culturelles, ethniques, religieuses, qu'aux mécanismes économiquesJ1. La région telle que l'établit le schéma de von Thünen est isolée. Lorsque l'occupation de la terre est générale, on voit s'organiser des réseaux d'espaces régionaux. Chacun dépend d'une ville marché, et toutes les villes marchés rendent à l'aire qui les alimente et qu'elles dominent des services analogues. Les frontières des régions s'établissent dans la zone externe qui contribue à la vie de l'ensemble en lui fournissant des produits d'élevage. La division de l'espace est
31
La ville pré-industrielle telle que la décrit Sjoberg possède la plupart de ces caractères:
(Gideon),
The Preindustrial
City.
Pa.ft and Present,
Glencoe,
The Free
Press
of Glencoe,
VIl-535
Sjoberg p.
242
Paul Claval
optimale lorsque les aires régionales s'ajustent de manière à constituer un réseau d'hexagones réguliers. L'espace est ordonné par un réseau de villes, mais ce réseau n'est que peu ou point hiérarchisé. Une organisation emboîtée ne se développe que lorsque la gamme de services se diversifie, avec des activités de portée différente. Ceci ne se produit que rarementH. TIn'y a guère qu'au plan de l'administration civile et religieuse qu'une telle division s'esquisse. Le personnel mobilisé pour ces tâches est peu nombreux, ce qui explique que les villes restent toutes, ou à peu près, au dessous d'un même plafond de populationJJ. Par suite de la faible perméabilité du milieu, il n'existe pas toujours d'ensembles territoriaux structurés plus grands que la région. Dans la mesure où des relations lointaines s'établissent pour l'échange des produits rares ou des produits de luxe, on voit s'esquisser des politiques dirigistes, qui mettent en place des espaces économiques nationaux. VII.
LES MODELES REGIONAUX: D'INTEGRA TION
LES
ESPACES
EN
VOIE
Les conditions générales
Une deuxième série de modèles des organisations territoriales rend compte des conditions qui prévalent dans les pays en voie d'industrialisation. Quelles sont les hypothèses de base? La révolution des transports a allongé la portée des biens. Pour la plupart des denrées agricoles, les marchés sont de très grande dimension - après première transformation, ils sont souvent internationaux, voire mondiaux. La première révolution agricole a eu lieu: elle permet d'augmenter le rendement des terres, mais elle ne se traduit pas encore par une productivité très élevée du travail. La diminution des coûts d'expédition permet aux fabrications industrielles de se développer en profitant au maximum des économies d'échelle: l'artisanat disparaît des campagnes et des petites villes, et les activités secondaires se concentrent. La disparition de l'autoconsommation, celle de l'artisanat rural, jointes à l'augmentation déjà sensible du niveau de vie, ouvrent les campagnes à l'échange et y font apparaître des besoins nouveaux. Les progrès réalisés dans le domaine des déplacements ont des effets inégaux sur la
.'2 On possède des analyses récentes de réseaux urbains nés de la hiérarchisation des activités de marché dans Ie monde pré-industriel: Vance (James E., Jr.), The Merchant's World: the Geography of Whole.mting, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970, VIII-167 p.; Johnson (E.AJ.), The Organization of SIJllce in Developing Coulllrie.f, Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 1970, XVI-452 p. 3 Nous avons essayé d'ébaucher une théorie des réseaux urbains pré-industriels dans un article dont la publication est prochaine: Claval (Paul), «Le système urbain et les réseaux d'information ", Revue Géographique de MOlllréal. vol. 27, nOl, 1973, p. 5-15..
Chronique
de géographie
économique
243
portée des services. Le chemin de fer assure des relations rapides à longue distance, alors que.la mobilité locale quotidienne demeure faible. Les régions économiques cessent d'être des ensembles totalement autonomes: elles se trouvent liées par des échanges actifs de denrées alimentaires et de produits fabriqués. Comme la portée des produits agricoles est grande, la distance aux villes les plus proches a cessé d'expliquer la répartition des cultures. A l'échelle du monde, une spécialisation en fonction de l'éloignement des aires de demande subsiste, mais à l'intérieur de la plupart des nations, les distances sont trop faibles pour que de tels effets soient importants. Le choix des productions se fait désormais essentiellement en fonction de la répartition du facteur terre. Les régions agricoles se tournent vers les spéculations qui leur assurent l'avantage le plus grand, c'est-à-dire vers celles qui conviennent relativement le mieux à leur sol et à leur climat. L'ajustement se fait par le jeu du marché. La région économique polarisée garde vie et spécificité dans la mesure où les besoins tertiaires des populations rurales se diversifient. Pour chaque type de service, un réseau différent d'aires pourrait se mettre en place: c'est négliger les économies externes qui résultent de la concentration en un même point d'activités différentes. Aussi les centres dispensant des services de niveau supérieur abritent-ils en même temps tous les types de service de niveau inférieur. Régions et hiérarchie urbaine34
Il s'ensuit que l'espace régional cesse d'être caractérisé par la domination d'une seule ville marché: il est organisé par un réseau hiérarchisé de centres de services (fig. 7). Si la taille des aires élémentaires est fixée par la portée limite des services, l'espace se présente sous la forme d'un réseau d'aires hexagonales emboîtéesmais qui sont égales entre elles poUf un même niveau. Si la dimension de l'aire desservie correspond au seuil de rentabilité optimale, les zones d'influence sont d'autant plus petites que la densité de la population est plus forte, et elles cessent de se présenter sous la forme d'hexagones réguliers. Mais dans les deux cas, le principe de hiérarchisation est observé; dans le second cas, les aires seront d'autant plus petites que l'on est plus proche des grands centres, car la densité y est plus forte. Si les villes n'ont comme activité de base que la prestation de services à la région qu'elles organisent, leur population est
proportionnelleà leur niveau. TI existe donc une relationsimple entre la taille d'une ville et sa position dans la hiérarchie: c'est la règle rangtaille, ou règle de Zipf. J4 Nous retrouvons dans cette sous-section les modèles de Losch et de Christaller en ce qui concerne l'organisation de l'espace, et un modèle dérivé de celui de von Thünen pour l'organisation des villes: que l'on songe en particulier aOx travaux de William Alonso sor le rôle de la rente dans la structuration des zones concentriques.
244
Paul Claval
Si l'on prend le problème à l'inverse, si l'on désire connaître le rayonnement des villes, leur population fournit une indication sur l'importance des services qu'elles rendent, donc sur leur niveau. L'attraction d'un centre urbain augmente avec sa population cependant qu'elle diminue avec la distance à laquelle on s'en trouve: c'est cette relation que définit la loi de Reilly. TI existe en fait toute une série d'expressions mathématiques de ce rapport. L'analyse de l'organisation de l'espace peut se faire en utilisant des modèles de gravité. Les cités dont le rayonnement est grand sont très peuplées. Elles occupent une superficie déjà élevée. Comme la mobilité à courte distance demeure faible tant que des moyens de transport individuels rapides ne sont pas disponibles, la réalisation d'une bonne transparence nécessite une organisation systématique de l'espace. Un divorce se produit entre les zones de rencontre et d'échanges, que l'on aménage pour obtenir la fluidité la plus grande, et les zones consacrées à l'habitat. L'espace s'ordonne à partir du foyer à fonction centrale. Le sol rapporte plus ou moins selon l'utilisation qu'on en fait: on peut, comme dans le cas du schéma de la spécialisation agricole de von Thünen, dessiner à partir du point central, des courbes qui indiquent les variations du produit net pour les divers usages en fonction de la distance. Comme dans le cas du schéma de von Thünen, on cherche à tirer de chaque terrain le maximum. L'espace urbain se dispose donc sous la forme d'une série de cercles concentriques: zone centrale d'affaires, zone de logements pauvres et de dégradation urbaine, zone de logements pour les catégories moyennes, zone de logements pour les catégories favorisées, dans le cas des villes nord-américaines. Le coût de la distance est élevé, ce qui se traduit par la concentration de l'appareil urbain sur une superficie de quelques kilomètres de rayon. Lorsqu'apparaissent les moyens de transport urbains collectifs, l'espace cesse d'être isotrope. Les voies parcourues par les lignes de tramways ou par les chemins de fer de banlieue offrent moins de résistance que d'autres. Le schéma se trouve déformé en fonction des axes. La ville prend une structure radioconcentrique. Le schéma d'ensemble. Ses limites d'application Au-dessus de ces espaces régionaux structurés par un réseau urbain hiérarchisé, on voit se développer très fortement l'ensemble territorial que constitue la nation. Certains des circuits de production ont une dimension qui coïncide spontanément avec celle de la nation. Le protectionnisme accentue cet effet. Le développement économique suppose une transparence générale accrue, et une organisation systématique des réseaux d'information, donc des services de niveau national. La nation se renforce dans le même temps que sa capitale, ou que sa métropole économique, prend l'avantage sur les autres villes maîtresses du réseau urbain.
Chronique de géographie économique
245
Entre les nations, l'intégration économique fait des progrès, mais les échanges portent essentiellement sur des denrées primaires et sur quelques produits fabriqués de consommation courante: la spécialisation se fait en partie en fonction des dotations en facteurs sans que se dessinent encore de déséquilibre nets entre les participants. Ce modèle d'organisation de l'espace s'applique parfaitement aux aires que la révolution des transports a intégrées à un système d'échanges généraux, mais qui sont demeurées orientées vers l'agriculture. Il ne prend pas en considération les activités industrielles: il rend mieux compte de la réalité observée en Allemagne du Sud, dans la plus grande partie de la France, dans les plaines du Centre-Ouest des Etats-Unis, que de la situation de l'Angleterre, de l'Allemagne rhénane, de la Belgique, de la France du Nord ou des Etats-Unis du Nord-Est. Les concentrations industrielles viennent déranger la belle ordonnance d'ensemble35 : les usines s'entassent dans les zones qui recèlent des ressources minérales, à proximité des grands marchés ou sur les voies de communication les plus importantes. La géométrie de l'organisation de l'espace est perturbée par ces localisations, mais sans qu'il Y ait encore de déséquilibres graves entre régions, ou entre nations: l'économie des régions industrielles n'est pas plus complexe que celle des régions rurales. Leur seul avantage provient de ce qu'elles sont capables de déplacer à leur profit l'épargne de vastes régions, dans la mesure où elles disposent d'un pouvoir de marché important sur les produits qu'elles fabriquent. VIII.
LES MODELES ET COMPLEXES
REGIONAUX:
LES ESPACES
INTEGRES
La situation actuelle ressemble par bien des points à celle que reconstituent le modèle de Christaller, celui de Losch, et leurs équivalents au plan des espaces nationaux. Mais à la réflexion, on se rend compte que les conditions qui modèlent l'espace ont profondément changé: la régularité des réseaux urbains est par exemple, dans une large mesure, un fait hérité. Vers quoi tendent les forces à l'œuvre dans le monde actuel?
35
La localisation
industrielle
échappe
à la logique générale du système que nous venons d'analyser.
En
matière de localisation, les travaux de von Thünen, de LOsch et de Christaller permettent de comprendre l'équilibre spatial des branches d'activité constituées par les services et par l'agriculture. Le schéma que propose Alfred Weber est tout différent: il se situe au niveau de l'entreprise, dont il explique les choix. On voit là la difficulté que l'on a éprouvée à trouver aux répartitions d'activités industrielles un modèle de portée aussi générale que celui imaginé pour les autres secteurs. Nous avons essayé de montrer, dans Régions. nation,v. xrands espaces, que la genèse des concentrations industrielles au dix-neuvième siècle était moins liée qu'on ne le dit d'habitude aux points de coût minima. Dans bien des secteurs, dans celui du textile en particulier, la formation des régions industrielles compactes nous paraît résulter des conditions spéciales de la diffusion des techniques et de l'esprit d'entreplise dans un milieu encore très traditionnel.
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Paul Claval
Les conditions générales La production des denrées primaires a fait des progrès considérables. Ils se sont traduits par une amélioration substantielle de la productivité. Alors qu'au XIX" siècle, les activités secondaires connaissent dans ce domaine des gains plus élevés que le secteur primaire, ces deux ensembles se transforment maintenant au même rythme. Comme la consommation des matières premières et des produits alimentaires n'est pas indéfiniment élastique, l'époque contemporaine est marquée par une diminution des effectifs employés pour les obtenir. Les industries de transformation représentent au contraire une portion à peu près stable du marché de main-d'œuvre, car la diversification des fabrications y compense les réductions opérées dans les branches les plus anciennes. La gamme des activités de service s'élargit. Leur portée subit des modifications importantes, sans qu'elle devienne aussi grande que celle des biens: l'automobile permet d'aller acheter plus loin les produits de consommation fréquente, comme elle permet d'aller travailler tous les jours dans un rayon élargi: les ensembles locaux se trouvent dilatés par cette mobilité nouvelle. Les progrès des moyens communication à distance se traduisent par un élargissement notable des aires de forte transparence pour certaines catégories d'activités tertiaires. La partie de la population qui se consacre aux activités primaires, ne compte plus que pour quelques pour cent du total. Dans la situation antérieure, la répartition à peu près régulière de tous ceux qui étaient attachés à l'exploitation régulière des ressources rendait compte de la géométrie des constructions territoriales régionales: les villes s'affrontaient dans une concurrence spatiale pour la desserte en services du monde rural, et c'est ce qui aboutissait à la constitution de réseaux réguliers d'aires emboîtées. Aujourd'hui, l'économie est plus complexe, et les multiplicateurs urbains plus importants, mais la clientèle constituée par la population éparse tournée vers l'agriculture ne peut faire vivre de biens gros organismes urbains.
Chronique de géographie économique
247
Les villes régionales3.
Les villes actuelles tirent leur subsistance d'activité industrielles à marché très large ou de services délocalisés à grand rayonnement. Elles cessent d'être liées aux ressources locales par le jeu de la concurrence spatiale. qu'elles se font. Elles pratiquent entre elles une division du travail et se spécialisent dans la desserte partielle des mêmes espaces. Leur force dépend des économies externes que leur complexité engendre, et de leur situation par rapport aux grands ensembles territoriaux auxquels elles appartiennent - nations ou espaces internationaux. C'est d'elle que dépend le coût que l'on aura à payer pour placer la production dans l'ensemble des circuits intégrés de grande dimension. Les villes ne sont plus liées au milieu local ou régional que par un certain nombre de rapports écologiques de base: elles en dépendent pour leur approvisionnement en eau, pour se débarrasser de tout ce que la pollution atmosphérique leur crée comme nuisances, et pour offrir aux citadins des aires de repos et de détente que l'étendue croissante des zones urbanisées rend plus nécessaires. En dehors de cela, elles dépendent surtout, dans leur dynamisme, des économies externes qu'elles sont capables de créer. Celles-ci traduisent à leur tour les propriétés de leur organisation interne. La démocratisation des moyens de transport individuel élargit considérablement l'organisme urbain: il ne pouvait guère excéder trois kilomètres de rayon lorsqu'on déplaçait à pied. Il peut avoir plus de trente kilomètres sans difficulté: la superficie de la ville est multipliée par plus de cent. Mais en même temps, les quartiers d'affaires se trouvent atteints par la congestion qui tient à l'utilisation de l'automobile. Le profit net que l'on peut attendre des localisations centrales diminue, si bien que toutes les activités qui y étaient installées mais n'en retiraient que des profits peu élevés s'en trouvent expulsées, et qu'il se crée à la périphérie de nouveaux foyers de forte transparence. La ville devient à elle seule une petite région, qui gravite autour d'un système complexe de noyaux centraux. Cet édifice permet de dégager des économies externes considérables mais il engendre aussi des charges nouvelles: il n'est pas sûr que l'avantage que procure la ville augmente proportionnellement à .'. La meilleure analyse des transformations qui ont donné naissance à la métropole dilatée à la dimension d'une région urbaine est celle de Blumenfeld, On retrouve des idées analogues dans Duncan, dans Vance, dans Berry. Nous avons emprunté à Senior le terme de ville régionale qui recouvre la même réalité. Blumenfeld (Hans), « The urban pattern », Annals of the American Academy ,!r Political and Social Science, vol. 312, 1964, pp. 74-84. Reproduit aux pp. 440-444 de Berry (Brian J.L.), Horton (Franck E.), Geowaphic Per,vpectives on Urban System.v, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, 1970, XII-564 p. ; Duncan (O.T.), Metropolis and Regioll, Baltimore, the John Hopkins Press, 1960; Vance (J£., Jr.), « Emerging patterns of commercial structure in American Cities ", Proceedings (!f the I.G. U. Sympo,vium ill Urban Geography, Lund studies in geography, Series B, n° 24,
Lund, Gleerup, 1962 ; Friedmann (John), Miller (John), Institute (!l'Plallller.v, vol. 31,1965, Longmanns, 1966, XIII-I92 p.
pp. 312-319;
«
The urban field », Joumalof
Senior (Derek)
(ed.),
The Regional
the American
City, Londres,
248
Paul Claval
son volume. Il est fort possible qu'à partir d'un certain niveau, les déséconomies l'emportent sur les économies. Sans cela, l'organisation du territoire qui serait la plus avantageuse pour tous conduirait à la concentration de la quasi-totalité de la population d'un pays dans un foyer urbain unique. C'est la tendance qui prévaut d'ailleurs dans bon nombre de petites nations, ou dans les pays sous-développés à économie peu intégrée. L'équilibre territorial L'organisation optimale d'un territoire dépend donc de l'échelle qui permet aux économies urbaines de produire l'avantage le plus grand - c'est elle qui commande le nombre de villes régionales qui peuvent prospérer dans l'espace donné. Cette organisation dépend ensuite des conditions dans lesquelles les relations s'établissent entre les grandes agglomérations - puisqu'elles constituent les unes pour les autres leur marché essentiel. Elle dépend enfin, mais accessoirement, des conditions locales ou régionales, qui assurent à certaines cités des avantages supplémentaires résultant de la nature et de la valeur du milieu géographique. Les villes régionales flottent dans un espace qui est trop grand pour elles: l'équilibre de la construction territoriale n'est plus commandé par les propriétés du milieu proche, mais par les facilités de relations générales qui existent. Il semble que, bien souvent, la solution la plus favorable à l'échelle du territoire global soit celle qui ordonne les villes maîtresses selon de grands corridors de circulation. C'est en tout cas celle qui se dégage dans la Mégapolis américaine, comme dans la partie la plus vivante du Japon, entre Tokyo et Osaka. Peut-être que des systèmes bâtis sur le modèle d'une Randstad - un corridor de circulation ceinturant un espace libre de détente et de repos - sont plus économiques encore pour de petits espaces37. Dans ce modèle donc, la région cesse d'être une construction territoriale dont l'équilibre dépend des conditions locales. Les villes régionales qui succèdent aux régions classiques et concentrent tout ce que celles-ci contenaient jadis, se disposent de manière à assurer l'intégration de l'ensemble au meilleur coût, tout en faisant bénéficier les ménages et les entreprises des économies externes les plus fortes. Cette transformation ne fait que traduire la généralisation des échanges à longue distance, qui défavorise les éléments locaux. A la différence du modèle précédent, qui faisait de l'organisation de l'espace une pyramide dont les éléments s'emboîtaient mais restaient dans une certaine mesure indépendants les uns des autres, le modèle à 37
L'idée du groupement
des métropoles
en une mégapole
est due à Gottmann.
Le rôle des grands axes
de communication est souligné par Whebell, qui explique ainsi leur genèse. Gottmann (Jean). MeJ.(lIlopo!is.Tile Urbanized Northeastern Seabord of the United .vtate.v,Cambridge (Mass.), the M.I.T. Press, 1961, XI-810 p.; Whebell (C.F.J.), « Corridors: a theory of urban systems ", Annals of the Association
(!f American
GeoJ.(raphers,
vol. 59, 1969,
pp. 1-26.
Chronique de géographie économique
249
ville régionale montre qu'il existe un niveau territorial qui commande les autres. C'est le niveau national et lui seul, tant qu'il est possible de réaliser au sein du territoire une production à l'échelle optimale. C'est un niveau supérieur lorsque les grands ensembles bénéficient d'économies d'échelle supérieures. On s'explique sans mal que toutes les parties de l'espace national ne participent pas de la même manière à l'épanouissement que permet l'élargissement des circuits de production et la mise en place d'une économie complexe: les déséquilibres territoriaux sont nécessaires dans la mesure où les structures régionales héritées ne permettent pas d'obtenir la répartition optimale des activités productives. On comprend également pourquoi l'échange international se transforme en mettant au jour des déséquilibres longtemps ignorés: les relations deviennent plus actives entre les parties qui constituent un grand espace. Le jeu cumulé des économies d'échelle et des économies externes donne aux pays développés un avantage tel qu'ils n'ont intérêt à acheter dans les pays sous-développés que les matières premières qui leur manquent, mais qui ne constituent qu'une part relative décroissante du revenu mondial38.Le modèle n'est pas aussi pessimiste qu'il ne pourrait apparaître à première vue : il indique qu'on ne peut pas attendre du commerce international des effets d'entraînement qui réduisent l'écart entre les niveaux économiques des nations. Mais il montre aussi qu'une partie des mutations qui rendent compétitives les économies développées sont réalisables par développement interne dans les pays sous-développés: il en va ainsi des transformations qui aboutissent à la création d'une bonne transparence, comme de celles qui permettent de multiplier les économies externes et les économies d'échelle par une meilleure structuration de l'espace géographique: et ce sont ces transformations qui peuvent seules rétablir l'équilibre entre les partenaires de l'échange et aboutir à une intégration mondiale plus poussée. CONCLUSION
L'analyse régionale a longtemps hésité sur les voies qu'elle devait suivre. Elle avait hérité des premiers travaux des géographes et des économistes le réflexe de considérer l'espace comme constitué d'une série d'aires dont elle étudiait les rapports. Elle négligeait de la sorte les coûts de mobilité et de transparence, et n'épuisait pas le contenu des ." Les effets de polarisation ont d'abord retenu l'attention des économistes au niveau des relations internationales. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les élUdes sur les conditions de l'échange inégal qui caractérise ces relations se sont multipliées. Prebisch (Raùl), The Economic Development of Latin America and ils Principal Problems, Lake Success, Economic Commission for Latin America, 1950; Singer (H.W.), «The distribution of gain between investing and borrowing countries", American Ecol/omic Review, vol. 40, 1950, pp. 473-485; Emmanuel (A.), L'échange inégal, Paris, François MaspérQ, 1969. 368 p.; Amin (Samir), L'accumulation à l'échelle mondiale, Dakar, IFAN, Paris, Editions Anthopos. 1970, 591 p.
250
Paul Claval
équilibres spatiaux. Lorsqu'elle se tournait vers l'analyse des effets de la distance, elle ne voyait plus que des points ou des lignes, et ignorait les effets globaux que l'observation élémentaire met en évidence. L'analyse régionale réussit à surmonter ces difficultés lorsqu'elle cesse de considérer l'espace économique comme un continuum. Elle distingue des éléments qui sont des points ou des aires, et attache une attention particulière aux flux qui les unissent. Elle peut ainsi montrer comment ils s'articulent en unités de niveau supérieur, établir la hiérarchie de ces niveaux, et montrer comment l'équilibre de l'ensemble dépend de l'architecture générale du réseau des relations. Elle montre ainsi l'importance de l'espace dans toutes les constructions économiques.
CHAPITRE Vlll-
1973
LA THEORIE DES LIEUX CENTRAUX REVISITEE
Où en sont les recherches relatives à la théorie des lieux centraux? Elles n'ont jamais été aussi nombreuses, mais les points sur lesquelles elles s'attardent et les questions qu'elles essaient de résoudre ont beaucoup changé depuis sept ans. Jusqu'aux alentours de 1958, les travaux touchaient à la régularité des trames urbaines dans tel ou tel pays. Se conformaient-elles ou non à la géométrie définie par Christaller et Losch? On comparait les cartes des réseaux urbains aux schémas théoriques, en définissant selon des critères simples les niveaux hiérarchiques. Au cours des huit années suivantes, l'essentiel de l'intérêt s'est porté sur l'aspect théorique, déductif et inductif du problème. On a appris à expliciter plus parfaitement les hypothèses sur lesquelles reposait la construction abstraite. On a inventé des démarches rigoureuses pour mesurer la régularité d'une trame de points, ou pour explorer les structures hiérarchiques. On a en même temps élargi le schéma initial: en combinant le principe de la répartition hiérarchique des activités à celui de la base économique, on a compris les régularités que souligne la règle rang-taille. La théorie des lieux centraux suscitait bien quelques inquiétudes on se demandait si elle pouvait s'appliquer à toutes les sociétés, à tous les niveaux de développements - nous avions conclu notre première chroniquel en suggérant que le schéma était surtout propre à rendre compte de la structure urbaine des pays industriels mais perdait de sa valeur là où la population rurale devenait par trop clairsemée. On avait cependant l'impression d'un corps de théorie satisfaisant: son pouvoir explicatif apparaissait de plus en plus large - n'avait-on pas appris, à la suite deBerry, à transposer le schéma initial à l'espace urbain lui-même, malgré ses contrastes de densité? On avait un souci nouveau de rigueur, et si les études n'avaient pas toujours abouti à une vérification complète des hypothèses échafaudées, on pensait qu'un peu de patience et des méthodes plus fines, suffiraient un jour à calmer toutes les inquiétudes. La situation est aujourd'hui très différente: il apparaît évident à la plupart des théoriciens que le schéma classique de Losch et de I Claval (Paul). « Chronique de géographie économique Géographie de l'Est. vol. 6. 1966. nO' 1-2. pp. 131-152.
n° I : la théorie des lieux centraux
». Revue
de
252
Paul Claval
Christaller n'a pas la valeur absolue qu'on lui attribuait naguère. On souligne volontiers l'irréalisme des axiomes sur lesquels il est bâti. On essaie de construire de nouvelles géométries. On renonce, dans certains schémas, aux postulats qui rendraient compte de la régularité des répartitions - c'est le cas des modèles imaginés par Vance2. Leven3 souligne les inadéquations des principes aux conditions historiques présentes. Berry4 avoue que la théorie des lieux centraux est en train de « passer », qu'elle est devenue obsolète. Or, dans le même temps, les
études qu'elle suscite sont éditées à une cadence plus vive que jamaiss. Elles prennent une coloration plus théorique, plus critique aussi bien souvent. Et leur contribution à l'évolution de la théorie géographique est sans doute aussi fondamentale que par le passé. Nous voudrions essayer d'expliquer ici les raisons de cet apparent paradoxe. I. COHERENCE ET FAIBLESSES DE CHRIST ALLER
DES SCHEMAS DE LOSCH ET
L'épanouissement de la réflexion théorique sur les lieux centraux résulte souvent d'un retour aux sources. Jusqu'à ces dernières années, il n'était guère possible de consulter les publications de Christaller, depuis longtemps épuisées, et qui n'avaient jamais été traduites de l'allemand. La plupart des études menées jusqu'en 1965s'appuyaient donc, dans le monde anglo-saxon, sur les schémas de Losch6, et les interprétations qu'en avaient fournies des auteurs comme Walter Isard'. On insistait sur les aspects économiques du raisonnement, sur les cônes de demande et le jeu des prix. On passait plus vite sur l'analyse de la hiérarchie. La traduction en anglais de l'ouvrage fondamental de Christaller" a eu une influence profonde sur les recherches récentes. On s'est aperçu de l'écart entre les schémas qui se disaient christallériens et la théorie originale de Christaller: très souvent nodalité et centralité sont 2 Vance
(James E.. Jr.), The Merchant's World, Foundations of Economic Geography Series, Englewood Cliffs, N.J. Prentice Hall. 1970, VIII-167 p. .\ Leven (Charles L.), « Determinants of the size and spatial form of urban areas », Paper of the RellÙmal Science A.uociation. vol. 22, 1969, pp. 7-28. . Berry (Brian lL.), « The passing of central place theory», Research Institute Lectures of Geollraphy. Feb. 1970, U.S. Anny topographic Laboratories, Fort Belvoir, 1971, lV-135 p. Cf pp. 113-118. 5 Andrews (H.F.), Workinll Note.f and Bibliography on Central Place Studies 1965-1969, University of Toronto Press. Department of Geography, Discussion Paper n° 8, 1970. Nous avons essayé de présenter ici un dépouillement exhaustif de la littérature: nous ne mentionnons que les articles ou ouvrages qui nous ont paru de portée générale. 6 Beckmann (M.), « Some reflections on Losch's theory of location », Paper.f and Proceedings of the RellÙma[ Science Association, vol. I, 1995, pp. 2-9. 7
Isard (Walter), Location and Space ECOllOmy,New York, John Wiley and the M.LT. Press, 1956,
XIX-350 p. "ChristalIer (Walter), Central plaees ill Southem Germany, Trad. Carlisle-W. Ba.~kin, Englewood Cliffs, N.J. Prentice Hall, 1966,230 p. Pour saisir la faveur dont jouit présentement Christaller, on consultera également des mises au point sur son oeuvre: Getis (A.), Getis (J.), « ChristalIer's central places theory», Journal of Geography, vol. 65, 1966. pp. 220-226; Boventer (Edwin von), « Walter Christaller's central places and peripheral areas: the central place theory in retrospect », Joumal of Relliol1al Science, vol. 9,1969, pp. 117-124.
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confondues, alors que les deux notîons sont soigneusement distinguées par l'auteur. Une partie des difficultés éprouvées dans les applications du schéma théorique ne vient-elle pas de cette infidélité? C'est la questîon que se posent Preston' ou Marshall'.. TIest évident que si l'on prend comme critère de classement hiérarchique la taille des villes, on n' obtîent pas une géométrie conforme à la théorie des lieux centraux. Ne peut-on, en s'inspirant des mesures proposées par Christaller, et en les adaptant à un contexte différent, parvenir à de meilleurs .résultats ? Ne peut-on mieux souligner les faits de hiérarchisation? C'est ce que semblent montrer les travaux récents. L'épanouissement de la recherche sur le. corps théorique de la centralité provient surtout de l'énervement qu'éprouvent tous ceux qui ont le sentiment de na pas posséder un modèle dont les principes collent au réel. A quoi sert de vérifier par des techniques rigoureuses l'existence de tel ou tel type de configuratîon, si on n'est pas certain de bien comprendre les forces qui sont à l' œuvre dans l'espace et qui lui imposent sa structure? Les dernières années ont vu se multiplier les examens critiques: on passe en revue les postulats implicites ou explicites employés par Christaller ou par Losch, on cherche à voir s'ils sont indispensables ou accessoires. On se demande par quoi il faudrait les remplacer si l'on désirait être plus fidèle au réel. Dans un article récent, M. J. Webberll a proposé un classement des axiomes de la centralité qui paraît commode. li propose de distinguer deux catégories de principes. Certains définissent l'environnement naturel et économique dans lequel on se place. Les autres indiquent les règles du jeu, ou pour employer l'expression de Webber, le comportement des acteurs géographiques. On peut discuter sur les telmes, mais l'idée est bonne. Losch et Christaller font un certain nombre d'hypothèses sur l'environnement. Ils supposent que les tessources sont également réparties dans une plaine uniforme, que le système économique est statique. lis ne tiennent compte que des biens et services écoulés dans la zone d'influence du centre. Ils supposent enfin que la disposition des villes n'est pas perturbée par les variations de la densité rurale. Ces quatre conditîons peuvent être présentées de manière un peu différente. On peut par exemple distînguer l'hypothèse géométrique - la plaine de transport - de l' hypothèse économique - la répartition uniforme. L'ensemble de l'argument n'en est pas affecté. En matière de comportement, l'idée essentielle est celle de la rationalité des agents: cela se traduit chez les producteurs par le souci . Preston (Richard E.).
« The structure of central place systems », Economic Geography, vol. 47, 1971, pp. 136-155 ; Preston (Richard E.), « Toward verification of a classical centrality. model », Tijdschrift voor EconomÜche en Sociale Geografie, vol. 72, 1971, pp. 301-307. "' Marshall (John Urquhart), The Location of Service Towns. An Approach 10 the Analysi.f of Central Place Sy.ftems, Toronto, University of Toronto Press, 1969, Xll-184 p. Dans le même esprit, on pourra consulter également: Luckermann (F.), « Empirical expressions of nodality and hierarchy in a circulation manifold ", East Lake Geographers, vol. l, 1966, pp. 18-44. 11
Weber (M.J.), « Empirical verificability of classical central place theory », Geographical Analysi.f,
vol. 3, n° l, 1971, pp. 15-28.
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Paul Claval
de maximiser les profits et chez les consommateurs, par celui de minimiser les distances parcourues en choisissant toujours le fournisseur le plus proche; cela se marque aussi par la volonté commune de bénéficier des externalités les plus fortes. Webber indique également que tous les points sont desservis, que les aires de marché sont aussi petites que possible, et que les profits anormaux sont éliminés. On pourrait présenter la chose de manière plus concise en disant que tout le monde a le droit d'opérer sur les marchés; avec un accès contrôlé, on obtiendrait des répartitions différentes. Une fois précisées les conditions implicites ou explicites de la théorie, il importe de voir si la construction présentée par Christaller et Losch est logique. On y a depuis longtemps décelé une contradiction: sous sa forme classique, la théorie des lieux centraux admet que la densité rurale est influencée par la proximité des villes, mais professe que la taille des centres est indépendante de la densité des zones desserviesu. Le raisonnement fait référence à un type particulier de mécanisme d'ajustement des décisions: celui du marché. Les jeux de rétroaction qu'il introduit devraient alors conduire à l'ajustement de la taille des villes à la masse des populations desservies - c'est-à-dire aux densités. C'est que le schéma initial refuse. Cet aspect de la théorie a de bonne heure paru faible. Walter IsardIJ avait renoncé à l'éclairer. En étendant le schéma initial aux milieux urbains, où il y a évidemment rapports de causalité mutuelle entre la localisation des centres et la répartition de la population desservie, Berry et Garrisonl4 ont donné aux mécanismes de marché le rôle qui leur revient. La belle simplicité géométrique de la construction initiale disparaît alors; le seul élément qui demeure vérifié est celui d'une multiplicité de centres entre lesquels s'établissent des rapports hiérarchiques. Une construction cohérente, comme celle de Berry et Garrison, ne vaut-elle pas mieux qu'une géométrie parfaitement régulière? Est-on certain qu'il n'existe pas d'autres contradictions dans le schéma classique? Toutes les conséquences qu'on en déduit sont-elles fermement établies? Sans doute pas. Losch et Christaller indiquent que l'organisation optimale de l'espace se fait selon des réseaux d'aires hexagonales beaucoup plus qu'ils ne le démontrent. On a donc essayé de voir si l'on pouvait construire de manière rigoureuse la géométrie des lieux centraux à partir des hypothèses habituellement retenues. Cette analyse logique constitue un des aspects fondamentaux de l'œuvre de Dacey, et ill' a résumé dans l'important article qu'il a donné à .2 Ces points sont clairement soulignés dans: Marshall (John Urquhart). The Location of Service Towll.v. cif. 0eI. Isard (Walter), Location and Space ECO/WillY, op. cit. 14 Ben'y (Brian J.L.), Garrison (William L.), « Recent development of central place theory», Paper and Proceedillfi.v of the Regional Science Association, vol. 4, 1958, pp. 107-120; Berry (Brian J.L.),
Garrison (William L.), Geography,
vol. 34,1958,
«
A note on central place theory and the range of a good », Econolllic pp. 304-31 L
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Chronique de géographie économique
Geografiska AnnalerlS. Il est revenu depuis sur certains aspects du problème. Pour Dacey, les systèmes d'hexagones ne peuvent se comprendre que si l'on pose le problème de la division de l'espace en termes rigoureux. Les systèmes de Losch et de Christaller apparaissent alors comme des cas particuliers de schémas plus généraux. Il ne suffit pas, pour arriver à une théorie parfaitement cohérente, de préciser les conditions dans lesquelles les places centrales de rang différent s'agglomèrent. Il importe encore de savoir quels vont être les dimensions observables de ces noyaux de peuplement. Le. point de départ de la réflexion est constitUé, en ce domaine, par l'article de Beckmannl6, mais les conclusions auxquelles il arrivait ont été remises en question: avait-il choisi, pour mesurer la base économique, une bonne formulation? Ne peut-on en utiliser plusieurs? Les résultats obtenus sont-ils analogues? Ce sont ces questions qui ont donné lieu à un échange alterné de publications entre DaceyJ7, Beckmann, McPhersonl" et ParrlOdepuis six ans. Les conclusions initiales n'ont pas été très profondément modifiées, mais on a pris conscience de la multiplicité des constructions possibles en ce domaine. Nous y reviendrons. Pour mesurer la validité d'une théorie, il faut d'abord s'assurer de la logique des enchaînements déductifs qui permettent d'en décrire les conséquences. Si les configurations qu'elle met en évidence ne sont pas celles que révèle l'examen de la carte, cela tient alors à quelque insuffisance au niveau des principes retenus. On s'est donc préoccupé, lorsqu'on s'est rendu compte de la rigidité excessive des schémas loschiens ou christallériens, de faire la critique des axiomes retenus. Dans le domaine de ceux qui ont trait à l'environnement, deux ont paru faibles: celui qui indique qu'il n'y a pas d'effet de la densité des populations desservies sur la position des centres, et celui qui suppose la répartition uniforme des ressources sur une plaine de transport. C'est cependant parmi les axiomes de comportement que l'on peut déceler les insuffisances les plus graves. Les sujets sont-ils réellement mus par le souci de la rationalité la plus grande? Les firmes sont-elles guidées par la seule recherche du profit? IS Dacey (Michaël F.). « The geometry of central theory», p,p.1I1-124. Beckmann (M.), « City hierarchies and the disuibution ClIltllral Change, vol. 6, 1958, pp. 243-248.
17
Geograjiska
Annaler,
Ser. B, vol. 47, 1965,
of city size », Eco/!omic
Dacey (Michael F.), « Population of places in a central place hierarchy»,
Develof1me/!/
and
JOllmal of Regional
Science, vol. 6, 1966, pp. 27-33; Dacey (Michael F.), « Alternative formulations of central places population », Tijdschrift voor Economische en Sociale Geografie, vol. 71, n° l, 1970, pp. 10-15; Dacey (Michael F.), Huff (J.), « Some properties of population for hierarchical central place models », TiJjdschrift v(lor Economische en Sociale Geogrqfie, vol. 72, 1971. pp. 351-355. I" Beckmann (Mmtin J.), McPherson (John C.), « City size distribution in a central place hierarchy; an alternative model », Journal (!f Regional Science, vol. 10, 1970, pp. 25-34. 10
Pan' (John B.), « Models of city size in an urban system », Paper.v of the Regional Science Associatio/!, vol. 25, 1970, pp. 221-254; Parr (John B.), « City hierarchies and the distribution of city size: a reconsideration of Beckmann's contribution », JOllrnal (if Regional Scie/!ce, vol. 9, 1969, pp. 239-253.
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Si l'on accepte le postulat de la rationalité du comportement, saiton comment cela va se traduire au plan des décisions de déplacement des consoIhmateurs? Est-il vraiment plus sage de choisir le centre fournisseur le plus proche? N'est-ce pas en contradiction avec la recherche du niveau maximum d'externalités ? Les premières enquêtes sur les comportements de consommateurs, celle en particulier de Berry, Barnum et Tennantzo,ont souligné qu'il y avait une hiérarchie analogue entre les besoins exprimés et la taille des centres qui les satisfont: cela semblait en accord avec le schéma classique. Les enquêtes postérieures ont montré qu'on n'était pas allé assez loin dans l'analyse, et que des aspects importants du problème étaient passés inaperçusz1. Rushton, Golledge et Clarkn ont travaillé plusieurs années à exploiter les résultats d'une enquête portant sur les habitudes d'achat en matière d'épicerie d'une population dispersée dans l'Iowa. Les produits achetés appartenaient au même rang hiérarchique. On demandait aux gens d'indiquer tous les points où ils achetaient, ainsi que les lieux où s'effectuaient la majorité des achats. En portant sur un graphique la distance du ménage au lieu d'achat en abscisses, et la dimension des centres fréquentés en ordonnées, la portée maximale que prévoit la théorie se lirait sous la forme d'une droite perpendiculaire à l'axe x. Ce que l'on voit apparaître est différent: on va faire ses achats plus loin si le commerçant est dans un centre plus gros - mais la liaison n'est pas simple. Au-delà d'un certain chiffre de population, la courbe devient effectivement perpendiculaire à l'axe des x. Pour les centres les plus importants, un certain effet de dissuasion se manifeste même. RushtonZ3a montré que l'on pouvait tirer plus encore de cette série d'observations: il a tracé des courbes d'indifférence; elles séparent les zones dans lesquelles moins de 10%,20% 30%,etc. de la population acceptent d'aller faire leurs achats. Elles ont la même forme générale que la courbe limite, mais se situent à sa gauche. Rushton s'est demandé si ces comportements pouvaient être décrits par un principe simple. Puisque l'achat au centre le plus proche n'est pas un modèle satisfaisant, pourquoi ne prendrait-on pas celui que décrivent les études de gravitation? L'attraction n'augmente-t-elle pas à la fois lorsque la distance diminue et lorsque la population du centre augmente? Malheureusement, toutes les formules classiques de 20 Berry (Brian J.L.), Barnum (H.G.), Tennant (R.G.), « Retail location and consumer behavior ", Papers of Regional Science Association, vol. 9,1962, pp. 65-106. 21 Thomas (E.N.), Mitchell (R.A.), Blome (D.A.), « The spatial behavior of a dispersed non-farm population", Paper.f of the Regional Science A.f.wcÎation, vol. 9,1962, pp. 107-136. .2 Golledge (R.G.), Rushton (G.), Clark (W.A.V.), « Some spatial characteristics of Iowa's dispersed farm population and their implications for the grouping of central places functions », Economic Geowaphy, vol. 42, 1966, pp. 261-272; Rushton (Gerard), Golledge (R.G.), Clark (W.A.V.), « Formulation and test of a normative model for the spatial allocation of grocery eKpenditures by a dispersed population », Annals. A.f.mciation of tlU!American Geographers, vol. 57, 1967, pp. 389-400. 23 Rushton (Gerard), « Analysis of spatial behavior by revealed space preference ", Annals. A.uocÎatillll of the American Geographers, vol. 59,1969, pp. 391-400; Rushton (Gerard), « Behavioral correlates of urban spatial structure ", Economic Geography, vol. 47, 1971, pp. 49-58.
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économique
gravitation sont décrites par des courbes qui passent par l'origine, ce qui n'est pas le cas de celles qu'on établit expérimentalement. Elles n'ont jamais non plus de secteurs verticaux, ou de zones où leur pente devient négative. Voici donc posée la question de la rationalité des comportements spatiaux. Comme le fait remarquer Berry14,il est probable que dans des civilisations où le coût du déplacement est très élevé et où le revenu moyen est faible le postulat classique n'est pas loin d'être vérifié. Dans notre monde, il n'en va plus de même - ce qui rend sur ce point la théorie obsolète. On peut également se demander si le postulat qui a trait à l'entrée libre des concurrents dans le secteur analysé est réaliste. Il est indispensable si l'on veut que soit assurée la desserte totale de la population, mais ne paie-t-on pas cela d'un prix élevé au niveau social? On multiplie les points qui rendent les services - les aires qu'ils dominent seront aussi petites que possible - si bien qu'on est sans doute loin des conditions optimales d'exploitation. Les profits seront sans doute éliminés par suite de la compétition, mais la situation ser;:i coûteuse. Curry15 fait remarquer que les modèles de Losch et plus encore de Christaller marquent un recul par rapport à la réflexion antérieure en matière de comportement spatial des vendeurs. Pour arriver à une géométrie simple, on suppose que le marché est de concurrence, et on ignore les conduites plus subtiles des oligopoleurs, telles que l'on pouvait les imaginer à travers les travaux de Cournot, de Rotelling, de Smithies et de bien d'autres16. On voit ainsi comment la critique a éclairé la structure intime du schéma traditionnel de la théorie des lieux centraux, a souligné ses faiblesses et ses lacunes. Ne peut-on dépasser le niveau critique et aboutir à une explication plus fidèle en choisissant des principes plus sains? II. UNE NOUVELLE
FAMILLE
DE THEORIES
SPATIALES
Il Y a évidemment des degrés dans la gamme de retouches que l'on peut apporter à l'analyse de la centralité. Les formes les plus simples de ces reconstructions théoriques sont sans doute celles qui reposent sur l'analyse réaliste des comportements de consommateurs. C'est là peut-être que la nouvelle mode behavioriste a remporté ses succès les plus nets.
U Berry (Brian J.L.), « The passing of central place theory)" op. cil. 15 Curry (Leslie), « A 'classical' approach to central places dynamics 1969, pp. 272-282.
», Geographical
Analysi.ç, vol. l,
16 On trouvera un exposé détaillé de ces diverses théories dans: Ponsard (Claude), Economie el Espace, Palis, SEDES, 1955,467 p.
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Supposons que le consommateur cesse d'être le robot spatial de Christaller et Losch. Comment va-t-il être motivé dans ses décisionsZ7? Quels modèles invoquer pour en rendre compte? La difficulté vient de la multiplicité des solutions possibles. Le sujet peut être un « marshallien», soucieux de maximiserson utilité,mais ne pas choisir
pour autant, comme le modèle lOschien l'implique, le centre le plus proche pour faire ses achats. Le conditionnement, lorsqu'il réussit, peut créer des comportements pavloviens : si c'est la puissance de la publicité qui détermine le choix, n' aura-t-on pas une géographie tout entière dictée par les intérêts des vendeurs? Pour beaucoup de produits, à la suite des études de Vance Packard par exemple, on a découvert le poids des motivations freudiennes: les objets acquis sont sélectionnés parce qu'ils équilibrent la personnalité, la complètent ou l'expriment. Ne peutil en aller de même du lieu où les achats se font? Ne va-t-on pas au restaurant parce que son atmosphère plaît autant que parce que sa cuisine est bonne? Dans d'autres cas enfin, le comportement peut être franchement véblénien : la recherche d'un statut, de la considération et du prestige sont seuls en cause. Là aussi, le choix des lieux est marqué de considérations extra-économiques. TIse fait en fonction de l'image que l'on a des magasins, des quartiers où ils sont situés, et de la manière dont ils sont fréquentés. Rien d'étonnant à ce que les théoriciens des lieux centraux découvrent ces dimensions du comportement: depuis plusieurs années, les spécialistes de la géographie des implantations commerciales28avaient attiré l'attention sur elles, et avaient montré le poids de la perception de l'environnement et de la représentation que les sujets se font des localisations commerciales dans leurs conduites d'achat. Voilà de multiples avenues ouvertes à la recherche mais peut-être sont-elles trop nombreuses pour permettre tout de suite la construction de théories analogues à celles de Losch ou de Christaller. Les travaux les plus intéressants sont ceux qui sont résolument axés sur l'utilisation de données expérimentales. On a jusqu'ici cherché à déduire les conduites de principes abstraits, mais le réel est trop complexe pour qu'il soit possible d'arriver ainsi à de bons résultats2'. Nous l'avons 27 Golledge (Reginald G.), « Conceptualizing the market decision process », Journal of Regional Science, vol. 7, 1967, pp. 239-258; Golledge (Reginald G.), « Some equilibrium models of consumer behavior », Ecollomic Geography, vol. 45, 1970, pp. 417-424. 28
Thomson (Donald 1.), « Future directions in retail area research », Economic Geography, vol. 42, 1966, pp. 1-16; Cohen (Saül B.), Lewis (George K.), « Form and function in the geography of retailing », Economic Geography, vol. 43, 1967, pp. 1-42; Honon (Franck E.), « Location factors as determinants of consumer attraction to retail firms », Annal.~. As.wciatiollof the American Geographers, vol. 58, 1968, pp. 787-801. 29
On prend conscience de l'effet des différences de culture, de revenu, de situation au sein des villes
dans les habitudes de componements. Cela montre la clairvoyance des analyses déjà anciennes de Huff. Riddell (B.), « Cultural variables and the patterns of central place location: the case of the old order Mennonites of Waterloo Country, Ontatio », Proceedings of the Penn.~ylval!ia Academy of Science, vol. 39, 1965; Murdie (Roben A.), « Cultural differences in consumer travel », Economic Geography, vol. 4], 1965, pp. 211-233; Davies (R.L.), « Effects of consumer income differences on shopping movement behavior », Tijdschrift 1'{JOreCOllOmische el! sociale Geographie, vol. 70, 1969, ; pp. J 11- J21 Horton (Frank E.), Reyno]ds (David R.), « Effects of urban spatial structures on individual
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senti en montrant comment le comportement marshallien et le comportement lOschien qui se réclament également de la rationalité économique peuvent être contradictoires. Pourquoi ne pas partir de l'observation? Les choix faits par les individus ne leur assurent-ils pas la satisfaction la plus grande? Ne suffit-il pas d'analyser les préférences exprimées en matière d'espace pour connaître les principes de comportement? Oui, mais après avoir pris certaines précautionsJ.. Lorsqu'on étudie par exemple les habitUdes des consommateurs dans des villes de tailles différentes, toutes les combinaisons ne sont sans doute pas observées. Rushton montre que l'on peut utiliser des démarches mises au point par les psychologues pour retrouver, à partir d'un certain nombre de choix concrets, une structUre générale des préférences. On substitue donc à la matrice des observations de comportement - celle qui indique, nous l'avons dit, la proportion de gens qui vont acheter à telle distance dans tel niveau de ville - une matrice des préférences qui a la même apparence, mais a une valeur plus générale. Rushton utilise alors cette matrice pour voir ce qui advient au réseau des lieux centraux de Losch. Certains centres secondaires perdent une partie de leurs activités, puisque les clients préfèrent aller plus loin pour trouver un centre plus important et mieux équipé. Comme les lieux centraux constituent un réseau hiérarchisé, toute perturbation à un niveau se répercute aux niveaux supérieurs. Ceux-ci sont d'autre part directement affectés par les modifications dans les règles de choix. En procédant à plusieurs itérations pour permettre aux processus cumulatifs de se dérouler, Rushton mesure l'effet global sur le système. Un certain nombre de lieux centraux de rang inférieur a disparu, d'autres, de niveau intermédiaire, ont rétrogradé d'un échelon, cependant que les fonctions des noyaux les plus importants sont plus nombreuses, et partant, leur population. Le travail de Rushton a valeur exemplaire, car il indique comment peut s'élaborer une théorie sur des bases béhavioristes: on voit sa fécondité, mais aussi sa complication. Plus de schémas géométriques faciles à construire par le seul raisonnement. Pour connaître les configurations, il faut se livrer à de véritables expériences, qui seraient impossibles sans les moyens de calcul moderne. On simule les choix de behavior
», Economic
Geography,
vol. 47,
1971,
pp.
36-48;
Clark
(W.A.V.),
« Models
of intra-urban
consumer behavior and their implications for central place theory». Economic Geography, vol. 46, 1970. pp. 486-497 ; Haines (George H.). Simon (Leonard). Alexis (Mat.cus). « An analysis of central city neighbourhood food trading area », journal of Rellional Science, vol. 12, 1972, pp. 85-94; Clark (W.A. V.), « Consumer travel patterns and the concept of range », Annal.~. Association of the American Geograpllers, vol. 58, 1968, pp. 386-396 ; Huff (David L.), « A topographical model of consumer space preference », Papers and Pmceedings of the Regional Science As.wciation, vol. 6, 1960, pp. 159-173; Huff (David L.), « Ecological charactetistics of consumer behavior ». Papers and Proceedings of the Regional Science Association, vol. 7, 1961. pp. 19-28. ; .". Rushton (Gerard), « Behavioral correlates of urban spatial structure », op. cit. Rushton (Gerard), « Analysis of spatial behavior by revealed space preference », op. cit. ; Rushton (Gerard), « Postulates of central-place theory and the properties of central place systems », Geographical Analysis, vol. 3, 1971, pp. 140-156.
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chaque acheteur à partir des lois de préférence tirées de l'expérience. Elles n'ont qu'un caractère statistique. On obtient un schéma plus réaliste que celui obtenu par les voies habituelles mais qui n'a pas la même élégance pédagogique. Toutes les modifications aux schémas de Losch et de Christaller que nous avons évoquées jusqu'ici ont ceci en commun qu'elles mettent l'accent sur les aspects statiques. Les réseaux urbains que nous observons n'ont pourtant pas été créés en une seule fois. Ils se sont formés progressivement, à partir d'un noyau de peuplement ou d'un foyer de diffusion. Leur logique n'est pas de mettre en place d'un coup, et définitivement, la répartition des hommes dans un pays. On devine ce que cette situation pourrait avoir d'exaltant pour un théoricien: Christaller ne s'est-il pas fait successivement nazi et communiste pour disposer du pouvoir nécessaire à qui veut créer un bel ordre statiqueJ1? Mais n'est-il pas plus sage d'élaborer un schéma dynamique et apte à rendre compte de l'évolution progressive de la géométrie des lieux, que de vouloir ainsi forcer les faits à rentrer dans un cadre abstrait? C'est ce à quoi on s'emploie de plus en plus. Les spécialistes de la théorie des comportements sont parmi les plus sensibles à ce genre de développement: les choix complexes qu'ils décrivent ont été appris, et sont susceptibles de se modifier dans le temps. Une matrice des préférences spatiales, à la manière de celle de Rushton, ne représente qu'un plan taillé à travers un volume dont le troisième axe est le temps, et où la structure des choix se modifie progressivement. GolledgeJ% s'est attaché à montrer selon quels principes pouvait s'effectuer l'apprentissage des comportements spatiaux. Il a montré le rôle de la fidélité au lieu, et employé avec succès les outils mathématiques que les statisticiens ont préparés en ce domaine pour les psychologues. L'axiome de la libre entrée est nécessaire à l'obtention d'une géométrie parfaitement rigoureuse. En situation d'entrée très contrôlée, l'existence de profits anormaux permet des constructions beaucoup moins symétriques. Que se passe-t-il si l'entrée est relativement difficile? Le réseau ne peut plus se construire d'un seul coup: on y reconnaît plusieurs strates successives. On retrouve là le domaine très riche des schémas de duopole et d'oligopole progressivement élargi sur lesquels les économistes continuent à s'interroger, comme le font par exemple Parr et DenikeJ.,. .H Berry (Brian J.L.). HmTis (Chauncy D.), « Walter Christaller: an appreciation », The Geographical Review, vol. 60, 1970, pp. 116-120. .n Golledge (Reginald G.), Brown (Lawrence A.), « Search, learning and the market decision process », Geograjiska Annaler, vol. 49, B, 1967, pp. 116-124; Golledge (Reginald G.), «
Conceptualizing the market decision process », op. cit. ; Golledge (Reginald G.), « Some equilibrium
models of consumer behavior », op. cit. .13Mills (B.S.), Lav (M.R.), « A model of market areas with free entry, Journal of Political Economy, vol. 72, 1964, pp. 278-288; Stevens (B.H.), Rydell (C.P.),« Spatial demand theory and monopoly price policy», Papers (If the Regional Science As.wciation, vol. 17, 1966, pp. 195-204; Sakashita (N.), «Production function, demand function and location theory of the finn », Papers (!f the Regional
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Que se passe-t-il si les frais de transports diminuent avec le temps? La question est d'importance, puisqu'elle correspond à l'expérience commune dans tous les pays depuis un siècle. Dans un article récent, Hoover34fait remarquer que le problème n'a que très peu retenu l'attention des théoriciens, parce qu'on a pensé que sa solution était trop évidente: l'augmentation de portée ne doit-elle pas se traduire immédiatement par une diminution du nombre de points centraux? Hoover montre que la réponse n'est pas aussi simple: il rappelle le paradoxe de Nourse: la baisse des coûts de transports diminuant le prix rendu au consommateur provoque une vente accrue, ce qui attire de nouveaux concurrents jusqu'à ce que les profits anormaux soient éliminés. Hoover analyse le poids comparé de l'effet de. substitution des centres d'achat, et de l'effet de revenu pour mesurer l'évolution provoquée par une baisse des tarifs de transport, et conclut que dans des économies primitives, on doit plutôt assister à une multiplication des centres, alors que dans une économie avancée, on a plus de chances de les voir se raréfier. Les études que nous venons d'évoquer n'abordent cependant pas le problème de la dynamisation du schéma sous son angle le plus intéressant. Nous avons évoqué dans la section précédente l'analyse axiomatique de la théorie des lieux centraux proposés par Webber35. Tous les modèles que nous avons envisagés s'appuient sur l'analyse des insuffisances que l'on peut y déceler. Mais il est des axiomes implicites que Webber n'a pas mis en évidence, et sur lesquels repose en partie la logique statique du système. Dès 1960, Leslie Curry3. indiquait qu'on ne pouvait envisager l'analyse des lieux centraux en faisant abstraction du cadre temporel. Ce que l'on étudie, c'est en effet la manifestation spatiale d'un phénomène dont la première dimension est la périodicité. Les individus ont des besoins. Si on ne les satisfait pas, ils s'accumulent, ce qui crée un sentiment de manque. A un certain moment, il devient insupportable et on préfère la perte de temps d'un déplacement à une privation plus longue. Dans la plupart des études classiques, on ne s'interroge jamais sur les variations possibles que peut susciter une altération des fréquences. Curry les signale et indique - nous y reviendrons - la signification que cela peut avoir pour qui veut mener une analyse en Science Association, vol. 20, 1968, pp. 109-122; Garner (J.B.), « Some reflections on the notion of threshold in central place studies », Annals, A.~.wciation of the American Geographers, vol. 57, p. 788 ; Seidel (Marquis R.), « The margins of spatial monopoly», Joumal of Regional Science, vol. 9, 1969, problems in central place analysis », pp. 353-368 ; Parr (John B.), Denike (Kenneth G.), « Theoretical Economic Geography, vol. 46, 1970, pp. 568-586; Denike (Kenneth B.), Parr (John B.), « Production in sface, spatial competition and restricted entry» Joumal ofRegiOlwl Science, vol. 10, 1970, pp. 49-63. .\ Hoover (Edgar M.), « Transp0l1 cost~and the spacing of central places », Paper,~ of ,he Regional Science Association, vol. 25, 1970, pp. 255-274. .15 Webber (M,J.), « Empirical vericability of classical central place theory», op. ci,. .\. CUITY (Leslie), « The geography of service centers within centers: the elements of an operational
approach Geography,
»,
Proceedings (if the I.G. U. SymlJosium ill Urban GeogralJhy, Lund, /960, Lund Studies in sel' B, Human Geography,
pp. 31-53. n° 24, 1962. Cf.
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termes probabilistes -, mais il ne pousse pas plus loin la critique. Lorsqu'il propose un schéma dynamique de la théorie des lieux centraux, il s'intéresse surtout à la manière dont se conditionnent la mise en place des villes et celle des voies qui les desservent. TI ne se départ pas des hypothèses du modèle classique, et aboutit à la conclusion qu'on ne peut aller très loin dans cette voie, car on demeure lié au cadre symétrique apporté par les présupposés généraux du système. VanceJ7part au contraire de l'examen des aspects temporels de la demande pour élaborer sa théorie du commerce de gros. Si l'on suppose que les acteurs peuvent jouer librement sur la substitution temps-espace, on voit s'élaborer des géométries différentes de celles auxquelles on a pensé jusqu'ici. Mais les gens sont-ils capables d'assurer vraiment ces jeux de substitution entre fréquence des achats et portée des déplacements? Oui, s'ils ne sont pas acculés à choisir la solution qui s'impose lorsqu'on ne dispose pas de réserves financières et qu'on est incapable de se créer un fonds de sécurité. On comprend alors la signification de la clause de libre entrée dans les schémas de Losch et de Christaller : c'est elle qui assure l'élimination de tous les profits anormaux, elle qui impose donc aux acteurs des choix standardisés. La théorie des lieux centraux décrit une situation qu'on ne trouve que dans les sociétés où les profits sont sévèrement limités - ce qui est le cas, d' après Vance, de l'économie manoriale, ou de celle qui lui a immédiatement succédé en Europe. A partir du xvnc siècle, dans les sociétés mercantilistes qui se créent progressivement, les institutions n'assurent plus l'élimination automatique des profits anormaux, bien au contraire. Le but de l'existence n'est-il pas de faire fortune? Existe-t-il un meilleur moyen pour y parvenir que de se lancer dans le négoce avec les pays neufs, qui disposent de produits dont les prix sont inférieurs à ceux pratiqués en Europe? Les colons installés sur les fronts pionniers acceptent une densité de services plus faible, des parcours plus longs, dans la mesure où le niveau de profits qu'ils atteignent leur permet de constituer des stocks et de laisser la demande s'accumuler sur place sans inconvénient majeur. Les négociants n'ont plus alors le souci d'être en position centrale vis-à-vis du secteur qu'ils desservent. Il vaut mieux souvent être au point où se nouent les mouvements d'achat et de vente d'une aire et du monde extérieur - sur la ligne d'un rivage, ou celle d'un grand fleuve, comme c'est le cas aux Etats-Unis au cours de la mise en valeur. Dans une organisation de ce type que subsiste-t-il du schéma initial des lieux centraux? Fort peu de choses quant à la géométrie, puisque le principe des portées-limites est assoupli, ce qui autorise également à s'affranchir de celui de seuil minimum. On comprend donc les configurations systématiquement dissymétriques qui ont été créées dans la plupart des pays ouverts par la colonisation européenne depuis le XVIC .\7 Vance (James E.. Jr.), The Merchant's
World:
a Geo!(raphy
of WllOle.mlin!(. op. cil.
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économique
siècle. Mais un principe important d'ordre demeure: celui de l'organisation hiérarchique des activités, avec des emboîtements d'aires de clientèles. Leurs limites cessent d'être nettes, tous les chevauchements sont possibles, mais le réseau urbain est structuré en fonction du niveau des activités que chaque ville attire. Ce n'est plus la position d'une ville qui lui assure son rang, mais bien plutôt le dynamisme de ses commerçants, la manière dont ils savent prospecter une clientèle et se l'attacher. La géographie ainsi décrite laisse évidemment une place de choix aux qualités psychologiques et aux forces qui naissent des comportements de certains groupes: cela s'inscrit parfaitement dans la ligne des recherches contemporaines sur le dynamisme des entreprises. La théorie de Vance est un cas limite: en renonçant à l'axiome de maximisation de l'utilité générale qui se traduit par l'élimination des profits, il nous replace dans un système qui est peut-être aussi exceptionnel que celui qu'il critique - celui du capitalisme échevelé des grandes aventures européennes des siècles passés. Il est sans doute bon de posséder un schéma qui constitue de la sorte le contre-point de celui de la centralité classique. Mais on voit aussi les limites qu'on ne peut dépasser si l'on veut garder au modèle une puissance explicative réelle: dans la situation que décrit Vance, la localisation s'explique en définitive par les décisions de personnes ou de groupes capables d'imposer leur volonté aux autres. Ne risque-t-on pas l'arbitraire en invoquant des faits de pouvoir qu'on ne mesure et qu'on ne définit pas avec précision? La réflexion sur la théorie des lieux centraux s' épuise-t-elle dans le double mouvement de critique et de reconstruction que nous venons d'évoquer? Non: nous avons négligé les aspects formels - nous n'en avons parlé qu'à propos de Rushton et des théories du comportement. Ils sont pourtant fondamentaux, car ils conditionnent en partie le travail expérimental. III.
L'UTILISATION SUBTIL
D'UN
OUTIL
MA THEMA TIQUE
PLUS
Certaines faiblesses du schéma classique viennent, nous l'avons vu, des postulats économiques qu'il implique. D'autres tiennent sans doute à son contenu géométrique. Pourquoi rester fidèle à la plaine. de transport? Quels sont les avantages qu'apporte cette hypothèse? Ils sont d'ordre pédagogique, puisqu'il est possible, grâce à elle, de présenter le schéma au tableau noir devant des étudiants ne possédant qu'une formation mathématique élémentaire. Cette simplicité est-elle réellement utile? Ne crée-t-elle pas de limitations gênantes? Et tout d'abord, l'espace sur lequel se développe un réseau urbain est-il un espace homogène? Non: c'est la critique la plus généralement adressée
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à Christaller et à Losch, celle qui a semblé si percutante aux géographes français qu'ils ont refusé de voir l'aspect positif de leur œuvre. On a compris depuis quelques années que l'on pouvait employer des outils plus subtils pour arriver à rendre compte de l'ordre spatial. L'idée est venue de l'analyse des régions fonctionnelles: ne peut-on les concevoir comme formées de pôles unis par des voies parcourues par des flux? L'espace est fait alors de points et de lignes, beaucoup plus que de surfaces - et ce sont les distances le long des lignes qui ont une signification économique, beaucoup plus que celles mesurées à vol d'oiseau. La théorie des graphes est faite pour analyser de telles situations. Nystuen et DaceyJ"l'ont montré il y a plus de dix ans. On en tient compte pour l'analyse de la centralité depuis quatre ou cinq ans à peme. Dans ce domaine, les recherches de Claude PonsardJ. ont été fondamentales. Il a su montrer tout le parti que l'on peut tirer de la pseudo-fonction de Grundy pour analyser les situations d'attraction. Dans un système de géométrie euclidienne, on mesure les forces selon les lignes les plus courtes, ce qui revient à négliger les transmissions qui s'effectuent selon les voies indirectes de la hiérarchie. La pseudofonction de Grundy est en revanche capable de traduire fidèlement cet élément stratégique de l'idée de centralité hiérarchisée. Depuis quelques années, les élèves de Ponsard ont appliqué la théorie des graphes à l'analyse de la localisation de la firme, à l'étude des situations d'oligopole." ou à la reformulation des modèles de gravitation.'. Lhéritier42a pour sa part consacré un mémoire à la théorie des lieux centraux. Il leur a appliqué les principes proposés par Ponsard, et en a montré la fécondité en recherchant la structure des réseaux urbains du Centre-Est de la France telle que la traduit la matrice des flux téléphoniques inter-urbains. Au Canada, Harry Swain-.' a mené des recherches sur des problèmes analogues, et a appliqué les résultats théoriques obtenus à l'analyse du réseau des centres de la région de la Rivière de la Paix, en Alberta. La théorie des graphes a donc fourni un instrument mathématique moins contraignant que celui de la géométrie euclidienne: elle permet de renoncer aux hypothèses irréalistes concernant la plaine de transport. Les autres progrès réalisés dans le domaine de l'élaboration formelle de la théorie sont moins directement liés à sa logique profonde. Ils ont pour but de faciliter le travail d'appréciation et d'évaluation des données et .18
Nystuen (J.D.), Dacey (M.G.). « A graph theory interpretation of nodal regions », Papers of the
Re~iollal Science Association, vol. 7,1961, pp. 29-42. .1. Ponsard (Claude), «Les modèles de hiérarchisation et la pseudo-fonction de Grundy», Intemazionale di Science Ecollomiche et Commerciale, vol. 15, 1968, pp. 122-131. 4" Gadreau (Maryse), Locali.mtion et oligopole, Mémoire DES, Dijon, 1970, 165 p., ronéotées. 41
Rivista
Rouget (Bernard), Les modèles de gravitation, Mémoire DES, Dijon, 1970, 174 p., ronéotées.
42 Lhérithier (Pierre), La théorie de.v places centrales, 4.1Swain (HaJTY), Thèse Minnesota inédite, 1969.
Mémoire
DES, Dijon, 1970, 140 p., ronéotées.
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de géographie économique
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résultent pour l'essentiel de l'utilisation de techniques statistiques élaborées et de concepts empruntés au calcul des probabilités. Les travaux de Leslie Curry" constituent un exemple extrême dans ce type de recherche. Il a essayé de fournir une formulation totalement aléatoire de la théorie des lieux centraux. On a vu l'intérêt qu'il porte depuis plus de dix ans à l'aspect temporel du problème. En matière de lieux centraux, une des données fondamentales est la fréquence des déplacements. Si l'on estime que le système est en équilibre, on peut lui appliquer l'hypothèse d'ergodicité - on peut estimer que l'analyse du phénomène sous l'aspect du temps est susceptible de conduire aux mêmes résultats que son étude sous l'aspect de l'espace. On peut dès lors concevoir un système de places centrales comme un ensemble de stations émettrices et réceptrices travaillant sur des bandes de fréquence de largeur déterminée et recevant à travers des filtres. On est là dans le domaine familier de la théorie de l'information. Chaque fréquence est définie par une certaine largeur de bande, car les comportements, placés sous le signe de l'incertain, sont dans une certaine mesure aléatoires. D'un individu à l'autre, la substitution du temps et de l'espace se fait selon des modalités légèrement différentes. A partir de ces prémisses, Curry montre qu'on peut décrire toutes les propriétés importantes des systèmes de lieux centraux. Il suffit pour cela de souligner que les habitudes de déplacement d'achat en un point sont très proches des habitudes au point voisin: la fonction qui les décrit a une forte autocorrélation. Cela permet de la formuler en utilisant l'instrument fourni par l'analyse spectrale, dont Curry fournit ainsi une des premières applications géographiques. On parvient de la sorte à reconstituer une géométrie qui rappelle celle du modèle classique, mais en diffère sur des points importants. Curry fait comprendre ce qui se passe lorsque la diffusion de nouvelles ou d'innovations emprunte la voie de la hiérarchie urbaine, explique pourquoi, au lieu d'observer une série de paliers de populations, on se trouve toujours en présence du continuum que décrit la règle rang-taille. Il n'est pas d'autre exemple de formulation systématique de la théorie en termes aléatoires. Mais on a essayé bien des fois de voir ce qui se passe si les différentes pièces du mécanisme ne sont pas parfaitement ajustées, de telle sorte que la construction d'ensemble résulte en partie du jeu combiné de coefficients d'erreurs. Ainsi, Dacey'. suppose que les centres d'hexagone, et leurs dimensions sont 44 Cuny
(Leslie), « Central places in the random spatial economy», Journal of Regional Science. vol. 7, 1967, pp. 211-238; Curry (Leslie), « The random spatial economy: an exploration in settlement », Annals, As.wciatillll of the American Geographers, vol. 54, 1964, pp. 138-145; Rogers (A.), theOl"y « A stochastic analysis of the spatial clustering of retail establishments», Journal of the AmericclII StaTistical A.wJciatiolt, vol. 60, 1965, pp. 1094-1103. 4S Huff (D.), « A probabilistic analysis of shopping center trade area », Land Economics, 1963, pp. 8196.
..
Dacey
American
(Michael
F.),
Geographers,
« A probability
model
for
vol. 56, 1966, pp. 550-568.
central
place
locations
», Anltals.
Association
(if the
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susceptibles de varier quelque peu. Dans un autre esprit, Woldenberg.7 s'interroge sur les combinaisons possibles de systèmes hiérarchiques. On sait que Christaller en distingue trois. Ne peuvent-ils pas se trouver réalisés simultanément, les différents produits distribués dans la vie économique se trouvant répondre à des logiques différentes? En pareil cas, on n'observe plus les paliers classiques de population, mais bien un continuum compatible avec le système rang-taille. Les recherches menées pour introduire des termes aléatoires dans le mécanisme générateur des régularités spatiales de centralité sont inséparables des efforts expérimentaux menés pour vérifier si les répartitions géographiques sont compatibles avec le schéma abstrait. C'est là la première démarche à laquelle se sont consacrées ceux qui se sont intéressés aux travaux de Losch et de Christaller - mais les résultats obtenus ont paru peu concluants: on n'obtenait jamais l'accord parfait qu'on aurait aimé trouver; le réel semblait cependant, dans certains cas, trop proche du schéma pour qu'on puisse rejeter celui-ci sans hésitation.". Il a paru dès lors nécessaire de préciser la validité du modèle théorique, de le retoucher si c'était nécessaire - nous avons vu comment - mais aussi de préciser dans quelles conditions on peut arriver à une comparaison concluante entre deux répartitions. De manière statistique, comment peuvent se comparer deux distributions de points? Le schéma de Losch indique que l'on doit avoir des répartitions régulières. Un semis de points sur une carte ne l'est jamais totalement. De combien s'écarte-t-il de l'égale répartition? On a imaginé deux procédures pour ce genre d'évaluation. La première consiste à mesurer la distance des centres à leur plus proche voisin, à en faire la moyenne, et à la comparer à la moyenne qu'on obtiendrait avec une répartition régulière49.On obtient ainsi un coefficient. Il a la valeur 1 lorsqu'on a une régularité totale, tend vers 0 lorsque les points s'agglomèrent, prend une valeur supérieure à 1 lorsque leur distribution reflète le seul jeu du hasard. L'élaboration de ce coefficient a donc le double avantage de donner une mesure de l'accord entre répartitions observées et répartitions annoncées par la théorie, et de fournir une idée sur les causes de divergence entre les deux séries. Une bonne partie des travaux de DaceyS" au cours des années 1960-J966est consacrée à l'analyse des problèmes statistiques que pose 47 Woldenberg
(Michael J.), « Energy flow and spatial order: mixed hexagonal p,laces », The Geographical Review, vol. 58, 1968, pp. 552-574.
. Johnson (Lane J.),
Economic Geography, certaine insatisfaction,
49
«
hierarchies
of central
The spatial uniformity of a central place distribution in New England
)',
vol. 7, 1971, pp. 156-170. Les « vérifications'> de ce type laissent toujours une mais elles montrent l'accord approximatif entre le modèle théorique et la réalité.
BetTY (Brian J.L.), Garrison (William), « The functional bases of the central place hierarchy»,
Economic Geography, vol. 34, 1958, pp. 145-154: King (Leslie 1.), « A quantitative expression of the pattern of urban settlement in selected areas of the United States », Tijschrift vour Economische en Sociale Geografie, vol. 53,1962, pp. 1-7. So Dacey (Michael F.), A Model ji1/" Ille Areal Pallem of Relail and Service E.~/abli.~hmenl within an Urban Area, North-Western University, Urban and Transportation Information Systems, 1966; Dacey (Michael F.), « A note on the derivation of nearest neighbor distances», Joumal of Regional Science, ; Dacey (Michael F.), « Analysis of central place and point pattern by a nearest vol. 2, 1960, pp. 81-87
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économique
l'élaboration des mesures de plus proche voisin. TIétablit les fonctions qui gouvernent la distribution lorsqu'elle obéit à une loi de Poissons,. TI généralise la solution du problème au cas où les points sont situés dans un espace à n dimensionss2. TIse demande quelles sont les différences qui apparaissent lorsque l'on est dans un espace illimité, ou dans un espace clos. Les perfectionnements apportés à la technique du plus proche voisin ne suffisent cependant pas à satisfaire le statisticien. Décrire une distribution par cette seule valeur laisse échapper une partie des éléments qui lui donnent son originalité. On a donc développé parallèlement la méthode d'analyse des distributions par le système des quadratss3. On carroie le plan dans lequel on étudie le semis, on compte les valeurs obtenues à celles que donnerait le jeu de mécanismes purement aléatoires. On apprécie alors par test l'accord entre les deux distributions. Les problèmes que soulève l'emploi de cette méthode sont également nombreux. De toute évidence, les résultats dépendent de la densité du carroyage. Comment fixer son choix dans ce domaine? Harveys4 et Daceyss ont proposé des réponses. Dacey a également montré que l' analyse des quadrats pouvait se faire aussi bien du point de vue de la distribution des points qui y figurent, que du point de vue de leur arrangement. Dans le premier cas, on retient seulement la fréquence des cases dans lesquelles figurent 0, l, 2, ... n .. points. Dans le second cas, on essaie de voir s'il existe des effets de contiguïté. Gearys6les avait déjà analysés. Dacey propose de nouvelles méthodes pour les étudier. Ce que nous retrouvons là, ce sont les problèmes d'autocorrélation que nous avait déjà signalés le modèle de Curry. L'étude de la géométrie des distributions est devenue, sous l'effet de la curiosité de ceux qui s'interrogent sur la théorie des lieux centraux,
neighbor pp. 55-75 )ournall!f 51 Dacey random", 52 Dacey srace
method", Proceeding of the I.G.U. SympMium in Urban Geography, Lund 1960, op. cit. q. ; Dacey (Michael F.), Tung (T.), « The identification of randomness in point patterns ", Regional Science, vol. 4, 1962, pp. 83-96. (Michael F.), « Modified Poisson probability law for point pattern more regular than Annals. Associarion of the American Geographers, vol. 5, 1964, pp. 559-565. (Michael F.), « Order neighbor statistics for a class of random patterns in multidimensional
". AnnaÜ
of the A.uociation
of the American
Geographer.ç,
vol. 53.
1963, pp. 505-515.
5. Dacey (Michael F.), « A county seat model for the areal pattern of an urban system ", Geographical Review, vol. 56,1966, pp. 527-542. Au même moment, on essaie de fournir des mesures de dispersion en utilisant des méthodes multivariées, ou la notion d'entropie: King (Leslie), « A multivariate analysis of the spacing of urban settlements in the United States", Annals. AS.f(Jciation of the American Geo!(raphers. vol. 51, 1961, pp. 222-233; Medvekov (Yu V.), « Concept of entropy in settlement pattern analysis", Paper.ç of the Regional SCÎence Association, vol. 18, 1967, pp. 165-168; Medvekov (Yu V.), « An application of topology in central place analysis", Paper.~ of the Regional Science AssociatÎon, vol. 20, 1968, pp. 77-84. 54 Harvey (David), « Geographical processes and the analysis of point patterns ". Tramactioll.~, [nstitute (~f British Geographers, vol. 40, 1966, pp. 81-95. .5 Dacey (Michael F.), « A county seat model for the areal pattern of an urban system ", Geographical Review, vol. 56, 1966, pp. 527-52. 56 Geary (R.C.), « The contiguity ratio and statistical mapping ", The Incorporated Statistician, vol. 5, 1954, pp. 115-141. Repris aux pp. 461-478 de BelTY (Brian J.L.); Marble (Duane F.) (ed. by), Spatial Analysi.~, Englewood Cliffs, N.J. Prentice Hall. 1968.
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un chapitre essentiel de la nouvelle géographie mathématique: il demanderait à lui seul de longs développements. Le second aspect de l'analyse expérimentale des lieux centraux sur lequel a porté la réflexion, c'est celui des faits de hiérarchie. On se souvient des succès obtenus dans ce domaine par Brian Berry au cours des premières études qu'il consacra aux lieux centraux. La méthodologie appropriée pour mettre en évidence les phénomènes de hiérarchie ne fut pas au point du premier coup, mais dès les premiers travaux, on fit porter l'attention sur le nombre de fonctions tertiaires différentes présentes dans les centres, comme le suggérait la reformulation théorique du schéma de centralité que Berry et Garrisons7 venaient de proposer. Dans l'étude du Comté de Snohomish, par exemple, BerrysHne possède pas encore de moyen pour détecter les coupures hiérarchiques. Diverses méthodes sont alors proposées: Adams et Borcherts9étudient, dans le Middle West, la manière dont les fonctions rendues par les centres varient en fonction du nombre des habitants. Ils retiennent les activités pour lesquelles apparaissent des discontinuités, et basent leur division hiérarchique sur ce principe. La méthode imaginée par Berry et Mayer'''', et utilisée par Berry, Barnum et Tennant.. repose sur l'emploi d'un appareil statistique plus raffiné. Une analyse factorielle des données relatives à la répartition des fonctions dans les centres fait apparaître, comme composantes principales, deux dimensions qui soulignent que les fonctions comme les tailles des villes se situent sur deux continuums. Les composantes suivantes de l'analyse factorielle permettent de repérer, à l'intérieur de ces continuums, les oppositions qui révèlent la présence d'une hiérarchisation. La mise en évidence de structures commerciales hiérarchisées au sein d'un espace urbain s'est faite en utilisant des démarches
analogues6Z.
>7 Berry (Brian J.L.), Garrison (William L.), « Recent developments of central place theory", op. cit. 5H Berry (Brian J.L.), Garrison (William L.), « The functional bases of the central place hierarchy», T.cit. 5 Borchert (John R.), Adams (Russel B.), Trade Centers Clnd Tributary Areas in the Upper Midwest, Minneapolis, Upper Midwest Research and Development Council, 1963, 44 p. 6U Berry (Brian J.L.). « A method for deriving multifactor uniform regions ", Przeglad Geogmficzny, vol. 33, 1961, pp. 263-279; Berry (Brian J.L.), Mayer (Harold M.), COnlparative studies of central place .çystems, Washington, Office of Naval Research 1962. 6. Berry (Brian J.L.), Barnum (H.G.), Tennant (R.G.), « Retail location and consumer behavior », op. cit. On retrouve des curiosités du même ordre dans: Hodge (Gerald), « The prediction of trade center viability in the Great Plains », Paper (!f the Regional Science Association, vol. 15, 1965, pp. 87-115; Tiedemann (Clifford E.), « On the classification of cities into equal-size categories », Annal.ç, A.wldation (!f the American Geographers, vol. 58, 1968, pp. 775-786; Tarrant (J.R.), « A note concerning the definition of groups of settlements for a central place hierarchy". Economic Geography, vol. 44, 1968, pp. 144-151. 62
Berry (Brian J.L.), Commercial Structure and COnlmercial blight: Retail Pattems and Processes in
the City of Chicago, University of Chicago, Department of Geography, Research Paper n° 85, Chicago, 1963; Berry (Brian lL.), « The retail component of the urban model », Joumal (if the American lnstitt/te (!f Planner.ç, mai 1965, pp. 150-155 ; Ganner (BJ.), The lntemal Structure of Retail Nucleations, North-western University Studies in Geography n° 12, 1966, 208 p.; McEvoy (D.), « Alternative methods of ranking shopping centers: a study from the Manchester conurbation », Tijdschrift voor ECO/lOmische en Sociale Geograjie, vol. 59,1968, pp. 211-217.
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La méthode mise au point par Berry pouvait apporter beaucoup plus de choses qu'on ne le pensait d'abord. Joséphine Abiodun63l'a transposée dans le cadre d'un pays sous-développé. Grâce aux progrès effectués dans le domaine de la taxonomie numérique, elle utilise l'analyse factorielle pour mettre en évidence le réseau des distances fonctionnelles qui séparent les centres, et réussit à construire un arbre hiérarchique sur ces bases. C'est dans un esprit analogue que Massonie64 insiste sur la parenté logique des opérations de division régionale d'un espace fonctionnel, et de hiérarchisation d'un réseau de centres ou de circonscriptions. Nous voici donc en possession d'une méthode inductive qui autorise l'exploration des structures hiérarchiques. Les résultats obtenus sont-ils parfaitement stables, parfaitement homogènes? On peut se le demander, car il. apparaît souvent difficile d'obtenir des résultats comparables, lorsqu'on emploie deux méthodologies légèrement différentes pour explorer le même problème65. Mises à part ces difficultés, on peut indiquer quelques-uns des résultats obtenus par l'analyse hiérarchique; lorsqu'on a affaire à de petites unités territoriales, les faits de hiérarchisation semblent assez nets. Lorsque les dimensions de l'aire étudiée augmentent, on a plutôt l'impression d'avoir affaire à un continuum. On comprend alors l'intérêt de recherches que nous signalions plus haut66 en matière d'introduction de variables aléatoires dans le schéma théorique. Ces opérations permettent de construire des systèmes où la structure hiérarchique finit, sous l'effet des perturbations aléatoires, par dessiner un continuum, comme le soulignait déjà Beckmann". Ainsi les résultats contradictoires obtenus sur les grands ensembles et sur les petits apparaissent-ils les uns et les autres conformes au modèle théorique. Il ne fait pas de doute que les recherches inspirées par la théorie des lieux centraux sont à l'origine d'une bonne part des développements de géographie quantitative contemporaine: elles ont suscité les travaux sur la géométrie des répartitions de points, appris à employer des méthodes inductives précises (celles de l'analyse factorielle) pour explorer les structures régionales et hiérarchiques. Elles 63 Abiodun (Josephine OIu), « Urban hierarchy in a developing country", Economic Geograplly. vol. 43, 1967, pp. 347-367; Abiodun (Josephine Olu), « Central place study in Abeoluta Province, South-Western Nigeria", Journal of Regional Science, vol. 8, 1968, pp. 57-76. 64 Massonie (Jean-Philippe), « Hiérarchie des villes et des régions ", Séminaires et notes de recherche n° l, Calliers de Géographie de Be.wnçon, 1971. 17 p. 65 Sur cette critique méthodologique, on pourra par exemple se reporter à: Davies (Wayne K.O.), « The ranking of service centers: a critical review", Transactiom of tile [mtitute of British Geographers, vol. 40. 1966, pp. 51-65; Davies (Wayne K.O.), « Some considerations of scale in central place analysis", Tijdschrift voor Ecotwmische en Sociale Geografte, vol. 56,1965, pp.221-227; Davies (Wayne O.K.), « Centrality and the central place hierarchy", Urban Studies, vol. 4, 1967, 61-79. r.pCf notes 44, 45 et 46. 61 Beckmann
(M.J .), « City hierarchies
and the distribution
of city size », op. cil.
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ont familiarisé les géographes avec l'utilisation des tests de signification. Mais quel profit direct a-t-on retiré de tout cela? Peut-on dire enfin si la théorie des lieux centraux se trouve expérimentalement vérifiée? Sur ce point, les progrès sont maigres. Il est sûr qu'on a maintenant des gammes de modèles si variés à comparer avec le réel qu'on arrive bien plus facilement à reproduire les conditions observées. Mais peut-on dire vraiment, lorsqu'on opère ainsi, que l'on a vérifié la validité de la théorie des lieux centraux6H? C'est la question que se pose Webber'". Tous les progrès effectués dans le domaine des méthodes statistiques et dans celui de l'introduction d'éléments aléatoires dans le raisonnement, confèrent à la construction obtenue une plus grande valeur de prédiction. On arrive, à la suite d'ajustements minutieux, à proposer un ensemble de règles qui décrivent la situation présente et indiquent la manière dont elle est issue d'états passés avec une telle précision qu'on peut faire jouer le modèle pour prévoir le futur. La démarche est indispensable dans les sciences humaines dans la mesure où elles se doivent de déboucher sur des applications. Le progrès scientifique est fait ainsi de détours curieux. Depuis une quinzaine d'années, on a dépensé des trésors d'ingéniosité pour soumettre au test de l'expérimentation un schéma abstrait séduisant. On en a tant fait que le résultat n'est plus convaincant. La théorie a perdu la simplicité logique qui faisait sa force explicative. En échange, on a appris à manipuler les données, à les ajuster à un modèle. La théorie des lieux centraux a joué un rôle décisif dans la mise au point des méthodes de modélisation en géographie. De ce seul point de vue, la peine prise ne serait pas perdue. Mais il est des raisons plus profondes pour tenir pour fécondes les méditations abstraites sur la centralité. IV. LA CENTRALITE
ET LA THEORIE
SPATIALE
GENERALE
Ce que nous rappelle Webber, c'est que la démarche scientifique ne se juge pas seulement à la perfection des vérifications expérimentales. Elle tire une partie de sa vertu de sa puissance explicative. Une bonne théorie, au plan général, est celle qui nous fait comprendre les mécanismes profonds. On a peut-être plus de peine à en rendre les concepts opérationnels que si l'on s'était contenté d'un raisonnement moins ambitieux, construit avec des éléments moins purs: on a des difficultés à se placer dans des conditions décisives pour l'expérimentateur; l'effort est pourtant fécond, dans la mesure où il 6. Carter (Harold). Stafford (H.A.). Gilbert (M.M.), « Functions of Welsh towns: implications for central place towns". Eco/lomic Geography, vol. 46, 1970, pp. 24-38. 6" Webber (M.J.), « Empirical vericability of classical central place theory », Geographical A/lalysis, cil. Le problème de l'écart entre la théorie et les modèles que l'on peut vérifier est posé avec plus "l'. de force encore dans: Olsson (Gunnar), «Correspondance rules and social engineering », ECOllOmic GeogralJhy, vol. 47,1971, pp. 545-554.
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économique
provoque un approfondissement de la réflexion sur le pourquoi des localisations, et sur la nature des constructions théoriques. Les géographes et les économistes qui se sont penchés sur l'analyse de la centralité ont ainsi aidé à comprendre en profondeur un certain nombre de réalités essentielles. On n'avait pas l'habitude de regarder l'ensemble des villes d'un territoire comme un tout: on les analysait dans leur singularité. Voici qu'on essaie de voir si elles ne font pas partie d'une construction harmonieuse, dont on essaie de percer la régularité. Il est certain que l'idée de système est sous-jacente dans tous les travaux relatifs aux lieux centraux. C'est elle qui donne à la géographie urbaine ses nouvelles dimensions dès les années 1950,elle qui apprend à saisir l'ensemble, et non plus les parties. L'époque est propice à de telles curiosités. On parle couramment de systèmes en linguistique, on les analyse dans leur mécanisme et dans leur équilibre en électronique. Les biologistes apprennent à concevoir les organismes comme des homéostats. Les économistes reprennent dans le même sens l'analyse de la théorie classique. Rien d'étonnant donc à ce qu'on parle de systèmes de villes. Les recherches de Zipf avaient mis en évidence la règle rang-taille qui gouverne, dans la plupart des pays du monde, la relation numérique des différentes villes des réseaux urbains'o. Vers la même époque Colin Clark obtenait des résultats également remarquables'!: il existait au niveau de l'espace urbain lui-même de régularités aussi frappantes que celles soulignées par Zipf. Berry tira la leçon de ces observations: comment ne pas considérer les villes comme des systèmes à l'intérieur du système des villes7Z?Il ne s'agissait que d'un cadre vide, mais qui allait susciter des réflexions originales. Dans d'autres domaines, on s'était en effet aperçu des propriétés très remarquables des systèmes en équilibre: les géographes découvrent avec ravissement les recherches menées par Odumen matière d'entropie '0 En dehors des études signalées aux notes 16 et 19 et qui portent sur le problème de la compatibilité entre règle de Zipf et théorie des lieux centraux, on pourra se reporter à des études qui sont plus directement conçues comme des analyses de la répartition rang-taille, et de ses implications. Berry (Brian J.L.), Garrison (William L.), « Alternate explanation of urban rank-size relationships », Anna/.f, ; Berry .(Brian lL.), « City size Association of the American Geographers, vol. 48, 1958, pp. 83-91 distributions and economic development », Economic Development and Cultural Change, vol. 9, 1961, pp. 573-587 ; Boal (F.W.), Johnson (O.B.), « The rank-size curve: a diagnostic tool », Profe.fsional Geogral'her, vol. 17,1965, pp. 21-23 ; Rosing (Kenneth E.), « A rejection of the Zipf model (rank-size rule) in relation to the city size », Profe.f,fional Geographer, vol. 18, 1966, pp. 75"82; Thomas (E.N.), « Additional comments on population size relationship for sets of cities », pp. 167-188 de: Garrison (William L.), Marble (Duane F.), (ed.), Quantitative Geography, Part. /: Economic and Cultural TO/jic.f, Evanston, North-Western University Studies in Geography, vol. 13, 1967.; Tinbergen (J.), « The hierarchy model of the size distribution of centers », Papers of the Regional Science Association, vol. 20, 1968, pp. 65-68.
'I Pour une vue d'ensemble de ces recherches, on pourra se reporter à: Claval (Paul), la croissance sur l'organisation de l'espace urbain », pp. 203-223 /970 el Troyes, Université de Reims, 1972,249+ 2 p.
'2 Berry (Brian lL.),
«
«
Les effets de
de Les Villes, Colloque
d'Octobre
Cities as systems within systems of cities », Papers of the Regional Science
A.uocilltion, vol. 13, 1964, pp. 147-165. L'idée de système de cités est déjà exprimée par Hoover près de dix ans auparavant: Hoover 'Edgar M.), « The concept of a system of cities », Economic DevelrJI1mellf and Cultural Change, vol. 3,1955, pp. 196-198.
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Paul Claval
des systèmes écologiques, et les réflexions générales sur la théorie des systèmes qui se multiplient dans le groupe qu'anime Ludwig von Bertalanffy. Dans le domaine biologique, on a mis en évidence une loi de croissance des systèmes en équilibre qui leur permet de se développer sans subir de transformations qui les rendent méconnaissables: c'est la loi de la croissance allométrique73. De la même manière, on a compris l'analogie entre croissance spatiale et développement temporel qui est à la base de propriété d'ergodicité : elle facilite grandement la compréhension de certains systèmes en équilibre, comme l'a montré, rappelons-le, Leslie Curry74. On donne aux problèmes une nouvelle dimension en raisonnant au niveau des systèmes. La règle rang-taille, telle qu'on l'avait envisagée jusqu'alors, indiquait simplement l'effet de la hiérarchisation des fonctions urbaines sur la taille des cités. N'a-t-elle pas une signification plus profonde? Ne montre-t-elle pas que le système social évolue vers un état de stabilité? N'est-ce pas le sens de la notion d'entropie? Après Berry7s, on se passionne pour ce problème, on prend des positions contradictoires, on piétine bien sûr, mais on apprend à manier des outils nouveaux, et à poser les problèmes spatiaux en termes généraux". Le succès des modèles allométriques se situe à un autre niveau (on les applique plutôt à l'analyse de l'espace urbain lui-même), mais il est clair que leur signification est identique au niveau de la taille des villes". Gunnar Olsson7. montre justement que les deux formules permettent d'enserrer dans le même ordre les systèmes emboîtés que Berry avait signalés. La justification de la théorie des systèmes est dans le pouvoir qu'elle donne de transposer d'un domaine à l'autre des schémas conceptuels et des outils d'analyse: c'est le cas précisément pour la notion d'entropie, ou celle d'allométrie. Si l'on en reste là, on donne malheureusement l'impression de ne voir dans la recherche théorique qu'un exercice de virtuosité intellectuelle: on joue avec des idées qui séduisent par leur généralité, on apprécie l'harmonie d'architectures de plus en plus englobantes. Sans retour au réel, on risque cependant de s'égarer, et de multiplier les avenues inutiles. C'est un peu l'impression que donnent d'abord certains des travaux qui intègrent à l'étude urbaine les méthodes empruntées à la théorie moderne de l'information. 7.>L'idée
de la croissance
allométrique
se trouve
utilisée
aussi bien dans l'étude
l'espace urbain, que dans celle de Berry et Woldenberg. Newling (Bruce E.). urban structure:
mathematical
models and empirical
evidence
pp. 213-225 ; Wo1denberg (Michael J.), Berry (Brian lL.).
», Geographical «
«
de Newling
sur
Urban growth and
Review,
vol. 56, 1966,
Rivers and central places: analogous
s¥stems », lOI/mai of Regional Science, vol. 7, 1967, pp. 129-140. 7 Curry (Leslie), « Central places in the random spatial economy», op. cit. 75 Berry (Brian J.L.), « Cities as systems within systems of cities », op. cit. 7fi Wilson (A.), « Notes on some concepts in social physics », Papers of the RegiOluzl Science Association, vol. 22, 1969, pp. 159-193; Olsson (Gunnar), « Central place systems. spatial interaction and stochastic processes ». Papers of the Regional Science Association, vol. 18, 1967, pp. 13-48. Cette vue est exprimée par: Harvey (David), Explanation in Geography, Londres, Arnold, 1969, " XX-521 p. Olsson (Gunnar), « Central place systems, spatial interaction and stochastic processes », op. cit. '"
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273
Cependant, avec le temps, on prend conscience de la fécondité probable du détour. TIest clair que toute la peine qu'on se donne pour expliquer la répartition des lieux centraux est motivée par la curiosité que suscite la régularité plus ou moins marquée des réseaux urbains. Si on ne veut pas tomber dans la gymnastique intellectuelle pure, il importe encore une fois de revenir aux sourceS mêmes des modèles de centralité. Gunnar Olsson" dans un article fondamental, et que nous avons plusieurs fois cité, insiste ainsi sur le fait que les problèmes de centralité se rattachent à la famille plus large des problèmes d'interaction. On les a abordés, à la suite de Losch, sous un angle économique, si bien que l'échange de biens est apparu essentiel - mais c'est de manière plus large, à un échange de produits, de nouvelles et de signes monétaires que l'on assiste dans tout acte commercial. Les travaux sur les comportements que nous signalions plus haut essaient de remplacer les axiomes trop schématiques que l'on retient généralement pour construire des modèles d'interaction fidèles à la complexité des motivations et des déterminations. En montrant la parenté avec l'analyse de l'interaction, Olsson rappelle qu'il existe d'autres façons d'aborder les comportements spatiaux. TIévalue les résultats obtenus par les divers modèles de gravitation, et essaie de voir quelle peut être leur application dans le domaine de l'interprétation des régularités urbaines. Au lieu de se placer au point de vue étroit des relations de service, il analyse les rapports qui existent entre la concentration des individus en certains points, la hiérarchisation des centres, et les lois qui régissent les faits de relation; il ne traite pas de lieux centraux, au sens étroit du terme. Entre ses mains, la théorie devient une théorie générale des répartitions urbaines. Bien des signes traduisent la profondeur du changement d'optique qui s'opère ainsi; On a de plus en plus tendance à distinguer, en matière de lieux centraux, deux niveaux: celui des études relatives au commerce de détail'., et celui des travaux qui portent sur les places centrales elles-mêmes, sur les villes et les systèmes de ville'!. On s'interroge alors sur la signification des structures hiérarchiques dans l'espace.
,. Ibidem. .11
Les manuels récent~ sur la théorie des lieux centraux mettent l'accent sur la localisation des activités de détail, et passent de là à l'étude des réseaux urbains - qui ne constitue qu'un aspect limité de ces ouvrages: Mulvthill (Donald F.), Mulvihill (Ruth C.), Geograph,y Marketing and Urban Growth, New York, Van Nostrand Rheinhold, 1970, VJI\-188 p.; Scott (Peter), Geography and Retaîling, Londres, Hutchinson, 1970, 192 p.; Berry (Brian J.L.), Geography of Market Centers and Retail Distribution, Englewoods Cliffs, N.J., Prentice Hall, x-146 p. TraductÜmfrançaise: Géographie de.v marchb et du commerce de détail, Paris, Armand Colin, 1971,254 p. ., Carter (Harold), The Study (!( Urban Geography, Londres, Arnold 1972, XIV-346 p. ; Marshall (John Urquhart), « The location of service towns», op. cit.; Berry (Brian J.L.), Horton (Frank E.),
Geographic Perspective.v Prentice
OIl
Hall, 1970, XII-564 p.
Urban
Systems (with Integrated Reading.v), Englewood Cliffs, N.J.,
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Paul Claval
On connaît les travaux que Torsten HagerstrandHza consacrés à la diffusion - un des résultats les plus tangibles de l'interaction. La plupart des modèles qu'il a mis au point dans le courant des années 1950 s'attachent à décrire, à expliquer et à simuler la diffusion qui se fait par effet de voisinage dans les milieux ruraux. Mais dès cette époque, il signale que dans les premiers stades d'un processus de diffusion, le phénomène se déroule dans d'autres conditions, puisque c'est en fonction de la taille des villes que s'explique la répartition des premiers qui adoptent une innovation. TIrevient par la suite sur ce thème et montre que l'effet de voisinage n'est qu'un des aspects de la diffusion, le second, la diffusion hiérarchique, étant beaucoup moins connu. Depuis peu, des travaux essaient de préciser la manière dont les nouvelles, les infonnations et les innovations circulent au sein d'un réseau urbain. Allan PredH3a montré la curieuse géométrie de la propagation des nouvelles aux U.S.A. avant que le progrès de l'électronique ne pennettent la diffusion instantanée. Les rapports s'établissent alors de la grande ville aux villes subordonnées, mais aussi, dans certains cas, entre des villes de même taille, le long de chenaux horizontaux qui viennent se tresser avec les chenaux verticaux de l'organisation hiérarchique. Dans un domaine un peu différent, PyleH4a suivi la propagation de quelques vagues d'épidémies dans les EtatsUnis du XIX"siècle. Les premières épidémies de choléra mettent en évidence des effets de voisinage et le rôle des grands axes le long desquels le cheminement est plus rapide. Les épidémies plus tardives font apparaître au contraire le rôle des villes: avec les chemins de fer, l'épidémie saute d'un centre urbain à l'autre avec plus d'aisance, et se répand en suivant les itinéraires des professionnels des déplacements: tout va très vite entre les grands centres unis par des liens étroits, alors que les délais s'allongent vers le bas de la pyramide, dans les centres qui ne sont atteints qu'indirectement et avec une fréquence beaucoup plus faible. HudsonHs a montré que la diffusion, lorsqu'elle s'effectue par effet de voisinage pur, n'aboutit pas à l'extension des nouveaux adoptants selon la loi logistique que la plupart des travaux expérimentaux ont révélé. De même, la diffusion par le chenal des lieux centraux devrait se faire à un rythme unifonnément accéléré qu'on n'observe pas. Si les deux modes se combinent, on peut au contraire H2
Hagerstrand (Torsten).
« Aspects of the spatial structure of social communication
and the dispersion
of information ", Paper.f of Regional Science Association, vol. 16, 1966, pp. 27-42. Pour une vue d'ensemble sur les problèmes de diffusion, on peut également se reporter à Brown (Lawrence A.), DifJ"usionProce,f.fes and Location: a Conceptual Framework and Bibliography, Bibliography Series Regional Science Research Institute, 1968, 177 p. n° 4, Philadelphie, H.< Pred (Allan R.), « Large city interdependance and the preelectronic diffusion of innovation in the U.S. », Geographical Analysis, vol. 3, 1971, pp. 165-181. .. Pyle (Gerard F.), « The diffusion of cholera in the United States in the nineteenth Century", Geographical Analy.fis, vol. l, 1969, pp. 59-75. HS Hudson (J.c.),« Diffusion in a central place system", Geographical Analysis, vol. I, 1969, pp. 4558.
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assister à une explosion dans une première phase, puis à un ralentissement progressif. Cela semblerait indiquer que les deux modes de diffusion interviennent simultanément, ou encore, que les lieux centraux jouent un rôle fondamental dans toutes les formes d'interaction. A présenter l'étude des réseaux urbains de cette manière, on comprend le rôle de la hiérarchie au sein de la société globales6.Depuis une trentaine d'années au moins, les sociologues sentent l'importance du cadre national pour qui veut comprendre l'originalité de la société moderne. Il n'est pas douteux qu'un aussi bon sociologue que Zipf voyait dans la règle qu'il avait mise en évidence une preuve de la cohérence qui existe au niveau supérieur de la société - ce qu'il traduisait en disant que le principe du moindre effort y était applicable. Mais par la.suite, les géographes ont vu dans le système urbain un cadre bien plutôt qu'un ensemble dont la compréhension est nécessaire à qui veut expliquer le pourquoi de la régularité de la hiérarchie des villes. Cela est très sensible dans un ouvrage comme celui de Berry et Horton: dans les perspectives qu'ils ouvrent sur les systèmes urbains, ils accumulent les données inductives, reprennent les éléments contenus dans la théorie des lieux centraux et dans quelques autres (lorsqu'ils se penchent sur l'équilibre de l'espace urbain), mais ne proposent nulle part une interprétation globale des ensembles dont ils découvrent structure et organisation spatiale. On peut se demander si, de ce point de vue, le recours au langage de l'entropie n'a pas endormi la curiosité et retardé le progrès de la réflexion: si la règle rang-taille est tout simplement l'expression de l'état le plus probable d'un ensemble en équilibre, est-il nécessaire de s'interroger vraiment sur les facteurs qui conditionnent l'agencement des parties qui le constituent, et l'architecture générale de celles-ci? Non sans doute, a-t-on pensé. A la réflexion, pourtant, une loi statistique comme celle de Zipf n'implique pas qu'il n'existe pas de mécanismes dont l'analyse serait éclairante: elle nous indique l'état vers lequel tendent, par suite de faits d'interaction complexes, les mécanismes mis en évidence. On a comme l'impression qu'il n'est qu'un pas à franchir pour dépasser la formulation traditionnelle de la théorie des lieux centraux, et parvenir à une théorie unitaire des réseaux urbains: pourquoi la dualité actuelle? Pour expliquer d'une part la constitution de la hiérarchie par le jeu de la centralité, et les formes que prend la diffusion par la canalisation qui s'opère de la sorte? Les deux phénomènes sont-ils réellement indépendants? Il ne nous le paraît pas. Si l'on pense que 86 Berry (Brian J.L.), « Hierarchical
diffusion: the basis of development filtering and spread in a
system of growth", in: Hansen (Niles M.) (ed. By), GrowTh CenTen and Regional RCOllOmic DevelopmenT, New York, Macmillan, the Free Press, 1971, Repris aux pp. 340-359 de: English (Paul W.), Mayfield (Robert C.) (ed. By), Mall, Space and EnvironmenT, New York, Oxford University Press 1972.
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Paul Claval
dans une société globale le but est d'optimiser une fonction d'utilité complexe combinant les objectifs de production et ceux d'interaction, le réseau urbain apparaît comme l'organisation qui permet d'obtenir le niveau d'interaction directe ou indirecte le plus élevé possible, sans nuire aux objectifs de la production (qui impliquent une certaine dispersion, en fonction de la localisation des ressources) et sans atteindre le niveau à partir duquel les déséconomies viennent annuler les avantages résultant de l'accroissement de l'interaction. La ville apparaît, à l'échelon audessous, comme la configuration qui autorise l'interaction directe la plus efficace. La région est ordonnée autour de la ville qui autorise tous ceux qui l' habitent à participer à la vie sociale sous ses formes les plus attirantes. On dispose ainsi d'une théorie qui permet d'expliquer d'une manière satisfaisante tous les faits d'organisation spatiale du niveau de la micro-région à celui de la nation. Dans une construction de ce type, la notion d'information est fondamentale - mais elle est prise dans un sens plus concret que celui utilisé par les théoriciens de l'entropie. La morphologie des groupements humains est en défmitive modelée par les possibilités du système de communications - communications à distance, ou communications directes supposant des déplacements de personnes pour que l'échange soit effectif. La théorie des lieux centraux apparaît alors comme un cas particulier d'une théorie plus générale, dans la mesure où les déplacements d'achat sont motivés en dernier ressort par le besoin d'accéder à l'information par une interaction directe. Au cours de ces dernières années, les travaux récents sur la centralité ont apporté à la géographie beaucoup plus peut-être qu'au cours des décennies précédentes. Ils ont appris la fécondité de la rigueur axiomatique, montré l'enrichissement que l'on pouvait tirer de l'emploi de postulats plus souples ou plus variés. Ils ont contraint les statisticiens à adapter aux problèmes spatiaux des outils mis au point dans d'autres disciplines - ou bien à en inventer de nouveaux. Ils ont appris les démarches délicates de la preuve expérimentale ou les étapes de la modélisation. A un autre niveau, l'apport est plus important encore. La théorie des lieux centraux, sous sa forme étroite, a «passé» comme l'écrit Berry, et ne garde de valeur que dans le cadre étroit de l'analyse des commerces de détail. Mais elle suggère selon quelles lignes il convient d'élaborer une théorie plus générale de l'organisation spatiale. Elle montre à tous ceux qui s'intéressent à la géographie humaine que la quête de principes explicatifs n'est pas inutile et permet de remettre de l'ordre dans le désordre apparent des lieux et des civilisations.
CHAPITRE IX - 1974
LES MARCHES FONCIERS
Il est impossible au géographe de ne pas s'intéresser au marché foncier. Le ruraliste le rencontre lorsqu'il s'interroge sur les structures agraires ou sur l'économie de l'exploitation. Pour le spécialiste des problèmes urbains, son rôle est plus évident, car il rend compte de l'affectation du sol à tel ou tel usage. La géographie a pourtant longtemps refusé d'analyser de près les mécanismes de fixation des prix de la terre. Elle différait en cela de l'économie, dont ce fut un des premiers sujets de curiosité: la pensée physiocratique fait une large place à la rente et les classiques, avec Ricardo et von Thünen, reprennent et amplifient les études esquissées dans ce domaine. Durant tout le XVIII"siècle, le problème du prix du sol est ainsi au premier plan des discussions entre spécialistes. Il enflamme les socialistes comme
Gossen, soutientl'agitation géorgisteen Amériquedans les années 1870 et 1880, et aboutit, chez Léon Walras, à une analyse sur laquelle il convient d'insister: nous la retrouverons plus loinl. Au début du xxe siècle, les prix de la terre retiennent moins l'attention des économistes. Ils cessent d'être un sujet de réflexion pour les grands penseurs du moment. Les travaux sont nombreux, mais ils sont plutôt l'affaire de chercheurs spécialisés dans l'étude de l'économie rurale ou dans celle des marchés du sol urbain2. Les uns et I Jean-Louis Guigou fournit une bonne introduction à l'histoire des idées dans le domaine de la rente foncière: Guigou (Jean-Louis), Pour une économie de l'e.fpace, Paris, CETEM, février 1972, 20 p., ronéotées; Guigou (Jean-Louis), Théorie économique el Iransformalions de l'espace agricole, Paris, Gauthier-Villars, 1972,2 vol., 321+304 p. ; Guigou (Jean-Louis), « Analyse économique de l'utilisation du sol et valeurs foncières », pp. 21-169 de Guigou (Jean-Louis), Aydalot (Philippe), Huriot (JeanMade), Théorie économique el ulilisalion de l'espace, « TEM Espace n° 6 », Paris, Cujas, 1974, 213 p. Le texte de Jean-Louis Guigou reprend l'essentiel de la contribution théorique du même auteur dans: Analyse économique des différenrs modes d'occupalion de l'espace, Rapport d'étude au CORDES, Paris, CETEM, 1972, 180 p. ronéotées, annexes. Les œuvres les plus marquantes dans le développement de la réflexion sur la rente sont celles de Ricardo (David), On Ihe Principle.f of Polilical Econamy and Taxalian, Londres, 1817; Von Thünen (Johann), Der i.fOlierle Slaal in Beziehung OIIf ulIldwirtschafl und NatimlOliikOllOmie, Hambourg, Perthes, 1825, I vol., 290 p., Rostock Leopold, 2 vol., 1842-1850, 391+284 p.; Mill (James), Elemenls af Palilical Econamy, Londres, 1826; Gossen (Hermann), En/Wicklung der Geselze des menschlichen Verkehr.f und der daraus fiiessenden Regeln fiir Men.fchlisclles Handeln, 1854; Walras (Léon), Théarie malhématique du prix des lerres el de leur rachall,ar l'Ela l, Mémoire à la Société Vaudoise des Sciences Naturelles, Lausanne le 17 novo 1880, Reproduit à partir de la p. 267 des Etude.f d'Economie Sociale, Paris, 1936; George (Henry), Progress and Poverty, 1879. Traduction française par Le Monnier, Progrès el pauvrelé, Paris, 1925. 2 Le point de départ de ces recherches est sans doute la publication de l'ouvrage de Hurd. Les manuels les plus classiques dans ce domaine sont ceux de Ely et Wehrwein, et de Ratcliff; Hurd (Richard), Principles a.fCity Land Values, New York, the Record and Guide, 1903; Ely (Richard T.), Wehrwein
278
,
Paul Claval
les autres sont surtout nombreux aux Etats-Unis, où la taxation des propriétés joue un rôle prépondérant dans la fiscalité des Etats et des communautés locales. Pour ceux qui n'ont pas de pareilles motivations pratiques, la rente ne semble pas receler de mystère économique - si bien que ceux qui s'y intéressent le plus sont des sociologues: en France, Maurice Halbwachs3 montre comment s'est effectuée la mise en valeur des sols urbains depuis Haussmann jusqu'à la fin du XIXesiècle. Depuis une vingtaine d'années, les études se multiplient de nouveau. Elles émanent d'historiens de l'économie qui s'interrogent sur les mouvements de la rente à l'époque moderne et contemporaine comme ils s'intéressent à tous les mouvements de prix4; elles sont le fait de sociologues qui découvrent dans le jeu des mécanismes du marché du sol un des instruments de la différenciation de la société et y lisent le rôle de la lutte des classes.. On ne doit donc pas s'étonner de la part tenue, dans cette floraison de travaux, par ceux qui ont une inspiration marxienne ou socialiste. Les formes pathologiques que prend la spéculation dans certaines économies sous-développées renforcent évidemment cette orientation, comme l'évolution. des marchés urbains dans les zones métropolitaines d'Europe et d'Amérique du Nord. Les économistes reviennent au marché foncier par suite de l'urgence des questions que pose un des rouages de l'économie libérale qui ne fonctionne pas bien et donne souvent des signes de dérèglement.
Ils sont conscientsde toutes les simplificationssur lesquellesreposait la théorie classique et ont le souci d'intégrer dans le corps de leurs hypothèses des éléments plus réalistes. Ils sont sensibles aux imperfections qu'entraîne l'espace, source d'opacité, de faible fluidité, mais aussi de valeurs d'autant plus appréciées que l'accroissement de la population mondiale en fait un bien de plus en plus rare. Devant les (George s.), Land Economics, 10 ed. 1929, Madison, Wisconsin, the University of Wisconsin Press, 1964,496 p.; Ratc1iff(Richard U.), Urban Land Economics, New York, McGraw Hill. 1949,533 p. .' Halbwachs (Maurice), Les exp/"Opriation.r et le prix des terrain.r ci Pari.r (1860-1900), Paris, Cornély, 1909,416 p.; Halbwachs (Maurice), La population et le tracé de.r voies ci Paris depuis un siècle, Paris, P.U.F., 1928,273 p. 4 Cornut (Paul), Répartition de la fortune privée en France par départemem et nllfure des biens au cours de la première moitié du XX' siècle. Paris, Armand Colin, 1963,659 p. ; Hubscher (R.), «La rente Lévyfoncière du Pas-de-Calais de 1846 à 1914", Revue Hi.rwrique, n° 498, 1971, pp. 369-392; Leboyer (Maurice), Le Revenu agricole et la reme foncière en Basse-Normandie. Etude de croissance régionale, Paris, Klincksieck, 1972, XI-208 p. 5 Beaucoup d'entre eux sont d'inspiration marxiste et doivent leur intérêt pour l'étude de la rente foncière à l'exemple de Engels. Engels (Friedrich), La question du logement, Leipzig, 1887, Paris, Les Editions sociales, 1957. Parmi les œuvres les plus marquantes des sociologues qui s'intéressent à la rente, on retiendra: Lefebvre (Henri), La révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970, 249 p.; Castells (Manuel), La question urbaine, Paris, Maspéro, 1972,451 p. ; Medam (Alain), La ville-censure, Paris, Anthropos, 1970, XVI-245 p. ; Vieille (Paul), Marché des terrains et société urbaine. Recherche .fur la ville de Tehran, Paris, Anthropos, IX-316 p.; Alquier (M.), Contribution ci l'étude de la rente surle.r terrains urbains, Espaces et Sociétés, 1971 ; Topalov (C.), Le.r promoteurs immobiliers. Es.rai d'analy.re .wciologique d'llIl sy.rtème d'acteurs éCOllOmique.r, Paris, Centre de Sociologie Urbaine, 1970. Aux confins de la sociologie et de l'économie, on trouve également des études originales de mécanismes fonciers: Lojkine (Jean), La politique urbaine dlll~f la région parisienne, /945-1971, Paris, Mouton, 1972, 281 p. ; Lojkine (Jean), «y a-t-il une rente foncière urbaine?" Espace.r et Société.r, 1971, Lipietz Alain. Le tribwfoncierurbain, Palis, Maspéro, 1974,290 p.
Chronique de géographie
279
économique
problèmes qu'ils recensent, les chercheurs se trouvent mal armés, car la réflexion n'a guère fait de progrès depuis le temps de von Thünen et de Léon Walras. Les travaux d'Alonso", ceux du groupe de CETEM'et de Jean-Louis Ouigou. apportent cependant des éléments nouveaux et clarifient considérablement les concepts. Les géographes abordent les problèmes fonciers de deux manières. Dans le cadre de la description des organisations spatiales, ils prennent conscience du rôle régulateur des prix et de l'importance des faits d'appropriation: les données qu'ils ont rassemblées en France depuis une vingtaine d'années sont nombreuses', mais la plupart du temps, elles ne sont guère exploitées au-delà de la description. Depuis (0
Alonso (William), « A theory of the urban land market », Papers and Proceedings of The Regional
Science AssociaTion, vol. 6, 1960, pp. 149-157; Alonso (William), Location and Land Use. Toward a General Theory (!( Land Rem, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1964, XII,204 p. Des idées analogues ont été formulées par Lowdon Wingo, reprises et développées par Richard Muth et
René Mayer; Wingo (Lowdon, Jr.), « An economic model of the utilization or urban landfor residential pm'poses », Paper.v and Proceeding.ç (if The Regional Science AssociaTion, vol. 7, 1961, pp. 199-205; Wingo (Lowdon. Jr.), TranSpOrTaTion and Urban Land. Washington, Resources for the Future Inc., 1961 ; Muth (Richard F.), « The spatial structure of the housing market », Paper.~ and Proceedings (!( The Regional Science As.wdarion, vol. 7, 1961, pp. 207-220; Muth (Richard F.), CiTies (lI1d Housing: the Spatial PaTTern of Urban Residential Land Use, Chicago, University of Chicago Press, 1969, XXII-335
p.; Muth (Richard
F.), « Urban
residential
land and housing markets », pp.285-333 Economics, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1968, X-668 p. ; Mayer (René), « Prix du sol et prix du temps. Essai de théorie sur la formation des prix fonciers », BulleTin des Ingénieurs des Ponrs eT Chaussées eT de.v Mines, n° 10, 1965,
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~p. 9-37. Aydalot (Philippe), Thanh Binh (Hua) (avec la collaboration de), MobiliTé eT croissance spatiale, TEM, Espace n° l, Paris, Gauthier-Villars, 1971, 140 p.; Guigou (Jean-Louis), Aydalot (Philippe),
Huriot (Jean-Marie), Théorie économique eT utilisaTion de l'espace, op. dT. . Cf supra. note I. o Les données recueillies en matière foncière concernent d'abord l'évolution des prix. Dans ce domaine, les travaux les plus nombreux concernent Paris - où ils prolongent des curiosités déjà anciennes: Canière (Françoise), La crise des placemenrs immobiliers, Etude de la rentabilité des immeubles parisiens depui.v 1914, Pmis, Centre d'Etudes économiques, juillet 1957, 213 p.; Marnata (Françoise), Les loyers bourgeoi.v de Paris, 1860-1958, Paris, Armand Colin, 1961, 117 p.; Daumard
(Adeline), Maisons eTpropriétaire.v parisien.v IIU XIX' siècle, 1809-1880,
Paris, Cujas, 1965, 276 p.;
Duon (Gaston), «Evolution de la valeur vénale des immeubles parisiens », Journal de la SociéTé STatisTique de Paris, 1943, pp. 169-172; Michel (E.), « La valeur du terrain à bâtir à Paris », Journal de la SodéTé Statistique de Paris, 1941, pp. 4-32 ; Insee, Documellts sur le problème du logemenT à Paris, Paris, Imprimerie Nationale, 1946, 165 p. Les études relatives à la situation actuelle des marchés fonciers dans les grandes agglomérations françaises (et à Bruxelles) se sont multipliées depuis dix ans: Bastié (Jean), « Capital immobilier et marché immobilier parisien », Annales de Géographie, vol. 69, 1960, pp. 225-250; Granelle (Jean-Jacques), ETude des facteur.v de la valeur du .wl dans la région parisienne. Paris, IAURP, 1964, 244 p. multigraphiées ; Granelle (Jean-Jacques) et collaborateurs, Le marché des Terrains à Paris de 1960 ci 1969, Paris, Atelier d'Urbanisme, 1970-1972; Dalmasso (Etienne), « Plix des terrains et urbanisation à Nice », pp. 233-244 des: ACTes du quaTre-vingT-dixième Congrès NaTional des Sodétés Savante,v, Comité des Travaux historiques et scientifiques, Paris, Bibliothèque Nationale, 1966; Bureau d'Etudes et de Réalisation urbaines (B.E.R,U.), ETude du marché fonder ci Renne.~. Recueil de données, inTel7JréTaTion sommaire, Paris, Ministère de l'Equipement, 1968, 61-50 p., cartes; Société d'Etudes pour le Développement Economique et Social (S.E.D.E.S.), ETude du marché.fiJ/lder à Lyon de 1954 ci 1963, Paris, Ministère de l'Equipement, 43 p. multigraphiées ; Société Rouennaise d'Etudes Urbaines (S.O.R.E.T.U.R.), ETudedu marchéfonder, aggloméraTions de Rouen et d'Elbeuf, Paris, Ministère de l'Equipement, 1968, 94-33 p., cartes; Société de Mathématiques et d'Economie Appliquées (S.E.M.A.), ETude du marché des Terrain.~, enquêTe pilote .vur l'aggloméraTion de Names, Paris, Ministère de l'Equipement, 1966, 29 p, multigraphiées, cartes; Vandermotten (Christian), Le marché des Terrain,vcibâtir dan.~ la région bruxelloi,ve, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1971, 257 p. Les études actuelles débouchant sur la recherche de modèles: Dutailly (Jean-Claude), «Les valeurs foncières en région parisienne. Recherche d'un modèle », Cahier,v de l'InstiTl/T d'Amémlgement de la Région Parisienne, octobre 1971; Taieb (Françoise), Modèle de développemellt spaTial de l'agglmnérarionlymlllai.ve, rapporT du synthè.~e, CERAU, Paris, Ministère de l'Equipement, 1972.
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Paul Claval
peu, et surtout dans les pays anglo-saxons, on s'intéresse plus directement aux mécanismes mêmes du marché: on retrouve là les préoccupations des économistes spatiaux, de William Alonso en particulier. Il n'est plus question d'aborder l'analyse des problèmes urbains sans tenir compte du jeu du marché de la terre'.. Après avoir admis qu'il fonctionnait de manière à assurer l'allocation optimale des telTes, les géographes américains prennent conscience de la multiplicité des distorsions qui l'affectent. La jeune géographe sociale d'inspiration radicale souligne les tares du système foncier et montre comment le marché permet à certains groupes d'imposer la ségrégation spatiale sans avoir besoin d'utiliser la contrainte physique". En France, l'indigence des réflexions en matière de politique urbaine, la multiplicité des problèmes théoriques que soulève le fonctionnement des marchés fonciers, l'imperfection des instruments d'étudel1 et la carence de doctrines d'intervention logiquement assises proposent un tableau d'ensemble de la recherche américaine sur la '" Greer-Wooten et Gilmour -
structure de l'espace urbain l'analyse des problèmes fonciers y tient une large place. Greer-Wootten (Bryn). Gilmour (G.M.). « Le modèle de la structure inteme des villes nord-américaines ", Annales de Géographie. vol. 82, 1973, pp. 675-694. Les recherches américaines sur les marchés fonciers ont été suscitées par le souci d'asseoir sur une base juste les impôl~ fonciers: Bickerdike (C.F.), « Taxation of site values ", Economic Journal, vol. 12, 1902, pp. 472-484; Bickerdike (C.F.), « The principle of land value taxation ", Economic Journal, vol. 22, 1912, pp. 1-15. L'intérêt a glissé de l'appréciation des valeurs urbaines à la théorie des prix de la terre en milieu urbain, comme on le constate dans les travaux de Hurd (cf. supra note 2), de Ratcliff, Ely et Wehrwein (ibidem) ou de Wendt: Wendt (Paul F.). Real £.ftate Apprai.m/, a Critical Analysi.v (if Theory, New York, Henry Holt, 1956, 320 p. ; Wendt (Paul F.), « Theory of urban land values", Land Economics, vol. 33, 1957, pp. 228-240. Les recherches ont permis de préciser progressivement les facteurs qui influencent la valeur du terrain; Simon (Herbe11 A.), « The incidence of a tax on urban real property", Quaterly Journal (if Economics, vol. 57, 1942-1943, pp. 398-421 ; Hoyt (Homer), One Hundred Year.v (if Land Values in Chicago, Chicago, University of Chicago Librairies, 1933; Muth (Richard F.), « Economic change and ruralvol. 29, 1961, pp. 1-23; Seyfried (Warren S.), « The urban land conversions ", Econometrica, centrality of urban land values ", Land Economics, vol. 39, 1963, pp. 275-284 ; Brigham (Eugène F.), «
The determinants of residential land values ", Land Economics, vol. 41, 1965, pp. 325-334; Yeates
(Maurice), « Some factors affecting the spatial distribution of Chicago land values, 1910-1960 ", Economic Geography, vol. 41, 1966, pp. 57-70; Kitchen (James W.), Hendon (William S.), « Land values adjacent to an urban neighbourhood park ", Land Economics, vol. 43, 1967, pp. 357-360; Casetti
(Emilio),
«
Equilibrium land values and population densities in an urban setting ", Economic Geography,
vol. 47,1971, pp. 16-20. On trouvera une mise au point récente sur le problème des valeurs foncières urbaines dans les manuels de Goodall et Mills, et dans le colloque sur les valeurs foncières édité par Hall. Goodall (Brian), The
Economic ()f Urban Areas, Oxford, Pergamon Press, 1972, XIl-379 p.; Mills (Edwin S.), Urban Econo/1/ics, Glenview (Illinois), Scott, Foresman and Co., 1972, X-277 p. ; Mills (Edwin S.), « The value
of urban land ", Johns Hopkins Colloquium held Londres, Sweet
pp. 251-256 de Perloff (H.S.) (ed.), The Quality (if Urban Environment, Baltimore, the Press, 1969; Hall (Peter) (ed.), Land Value.v. The Report (if the Proceedings of a in London on March 13 and 14, 1965, Under the Auspices of the Acton Society Trust, and Maxwell, 1965, Cf. : Clark (Colin), « Land taxation: lessons from international
experience ", pp. 126-147; Clarke (P.H.),
«
Site Value Rating and the Recovery of Betterment »,
pp. 73-96; Lichfield (Nathaniel), Land Nationalization, pp. 107-125; Parker (Ronald), « The History of débouchent sur des théories Compensation and Betterment since 1900 ", pp. 53-72. Ces recherches globales de la ville : Hoover (Edgar M.), « The evolving form and organization of the metropolis ", pp. 237-284 de Perloff (Harvey S.), Wingo (Lowdon, Jr.) (ed.), Is.vues in Urban ECOllIJmic.v, op. cit. ; Alonso (William), u« The historic and structural theories of urban form: their implication for urban renewal ", Land Economics, vol. 40, pp. 227-231 ; Chapin (Stuart F.), « Toward a theory of urban frowth and development", Journal (if the Americl/ll bwitute of Planners, vol. 30, n° I, Fév. 1964. I Cox (Kevin), Conflict. Power and Politic.v in the City, New York, Mc Graw hill, 1973, XIV -133 p. ; Harvey (David), Social justice and the city, Londres, Arnold, 1973, 336 p. 12 Les travaux de théorie relatifs au plix du sol ne se sont multipliés en France que depuis une dizaine d'années: les travaux de Galan et ceux de Granelle témoignent de ce renouveau, en même temps qu'ils soulignent l'imperfection des instrumenl~ d'étude. En Allemagne, où la situation est analogue à celle que l'on trouve en France, le renouveau de la réflexion théorique est sensible depuis le livre de
Chronique de géographie économique
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ont justifié depuis deux ans la réunion d'un groupe interdisciplinaire de réflexion qu'anime Philippe J. BernardlJ. Les communications effectuées au cours de ces séminaires ont contribué à affermir les idées et à orienter les travaux vers de nouvelles pistes. Les recherches contemporaines ont permis de souligner les traits qui singularisent les marchés fonciers: il nous semble indispensable de commencer par en dresser le tableau. Nous analyserons ensuite le fonctionnement des marchés fonciers, puis nous évoquerons les politiques d'intervention dans un domaine où le libéralisme intégral est depuis longtemps abandonné. TI conviendrait, pour avoir une vue d'ensemble des problèmes fonciers, de fournir un tableau des mécanismes par lesquels les utilisations du sol sont fixées dans les pays socialistes. Nous nous contenterons de quelques brèves indications sur ce point: on manque d'études sérieuses, et une bonne part des localisations économiques, dans les pays de l'Europe de l'Est surtout, date d'une époque où le marché fonctionnait. En URSS,on comprend assez bien les principes qui inspirent la politique agricole, mais la politique urbaine d'allocation des sols est moins connue. I. QUELQUES TRAITS IMPORTANTS DE L'EVOLUTION MECANISMES ET DES PRIX FONCIERS
DES
L'étude des marchés fonciers repose sur des données assez nombreuses, mais de valeur contestable en ce qui concerne le prix auquel la transaction s'établit. Pour échapper à la fiscalité, les deux parties ont un commun intérêt à minorer le montant de l'opération: les indications recueillies par les services officiels sont donc inexactes - et les autres documents sont fragmentaires. Cela explique sans doute la réticence de la plupart des chercheurs qui préfèrent travailler dans des domaines où les sources sont d'accès plus facile et les données plus sûres. Le groupe de réflexion sur les problèmes fonciers a cependant recensé en France 22 sources d'information sur ces questionsl4. C'est dire que des recoupements sont aisés et que la valeur des renseignements obtenus est satisfaisante lorsqu'on se donne la peine de procéder à une critique sérieuse des données. Les valeurs absolues des
Klafkowski. GraneIle (Jean-Jacques), Espace urbain et prix du sol, Paris, Sirey, 1970, XI-296 p.; Granelle (Jean-Jacques), La valeur du sol et ses facteurs, sources .ftatistiques et données biblioWaphiques, Paris, Ministère de l'Equipement, 1965, 88 p. ronéotypées et annexes; Galan (P.), Le marché de fa terre awicole dalt~ l'économie moderne, Toulouse, thèse Université, 1970; Klafkowski (Maximilian), Der Relllenbegrijf in der Wirtschaftstheorie. eine systematise/le Analyse, Volkswirtschaftsliche Schriften, Heft 70, Berlin, Duncker und Humblot, 1963,216 p. IJ Bernard (Philippe 1.), Le problème foncier et l'aménagement sociaf, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 1973, 24 p. ronéotées; Bernard (Philippe J.), « Structures urbaines et prix du sol», Revue Economique, vol. 22,1972, pp. 88-105. 14
Ibidem.
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prix ne sont sans doute pas exactes, mais les grandeurs relatives ont de bonnes chances de l'être. Que nous apprennent les études empiriques? Des bien souvent soustraits au principe du marché Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, il existe plusieurs circuits d'échanges des biens et des services15.Il arrive fréquemment que les articles de consommation courante soient échangés sur un marché: il permet dans certains cas l'ajustement de l'offre et de la demande par les prix; à un niveau plus simple, il sert simplement à assurer la transparence sur une aire où les transactions sont régies par des termes d'échange conventionnels. La plupart du temps, on se refuse à soumettre les biens fonciers au régime d'échange de marché. Comme d'autres biens capitaux (le bétail, les femmes, ou certains outillages) et biens de prestige, la terre est incluse dans des circuits dont la logique n'est pas celle du rapport marchand, mais celle de l'allocation et de la redistribution: tout se passe comme si la société tenait à assurer à tous des chances équivalentes d'accès aux richesses indispensables à la vie. Les changements de propriétaire se font au moment des mariages, par héritage ou à l'occasion de fêtes et de cérémonies où les participants sont contraints de faire des dons et des contre-dons. Mary Douglas" a montré que lorsqu'existent des monnaies ou des quasi-monnaies sur ces circuits de biens nobles, leur rôle est plutôt celui d'un système de tickets, dans une économie de rationnement, que celui d'un instrument permettant la fluidité maximale des transactions. A l'inverse, dans d'autres économies traditionnelles, la plupart des échanges se font sur des circuits de troc, avec des rapports d'échanges conventionnels, alors que les biens nobles sont soumis au marché: cette situation était celle de l'Europe d'hier. La plupart des familles paysannes essayaient de vivre sans utiliser l'argent qu'elles gagnaient par la vente de quelques produits: l'épargne était indispensable pour acquérir, le moment venu, des terres. C'est donc deux circuits qui existaient; le premier comprenait la quasi-totalité des biens de consommation; le second englobait à la fois les biens commercialisables, les impôts, et les biens capitaux. L'esprit d'économie qu'on a longtemps vanté dans les campagnes françaises n'est que la traduction psychologique de cette structure duale des circuits économiques. L'étude des sociétés archaiques et traditionnelles montre combien la conception des réalités foncières varie d'un milieu à l'autre. Les Occidentaux ont tendance à considérer que la propriété totale du sol, 15 Claval (Paul). «Chronique de Géographie économique n° 6: géographie et anthropologie", Géoxra/)hique de l'Est, vol. Il, 1971, pp. 39-65. ,. Douglas (Mary), «Primitive rationing: a study in controlled exchange", pp. 91-117 (Raymond) (ed.), Themes ill Ecollomic Allthrop%XY, Londres, Tavistock, 1967, X-292 p.
Rel'ue de Filth
Chronique
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de géographie économique
telle qu'elle est définie par le droit romain, est le système normal d'appropriation. Il ne constitue en fait qu'une exception. En Europe même, il ne s'est généralisé qu'à partir de la Renaissance. Auparavant, l'habitude était de distinguer des droits éminents et des droits d'usage: le.bien foncier n'était pas seulement défini par ses caractères physiques ou par sa situation géographique: il devait une partie de sa spécificité aux modes de possession qui s'appliquaient à lui. Tout le monde sait en France la distinction qui existait entre les biens nobles et les biens roturiers: les premiers échappaient à l'impôt. Cela se reflétait dans les prix pratiqués. Les droits fonciers africains.7 distinguent généralement droits éminents et droits d'usage: les premiers appartiennent aux descendants de ceux qui ont ouvert pour la première fois le sol à la culture: cela explique leur nom de maîtres du feu; ils n'ont sur la terre que des droits restreints mais sont responsables de la fertilité du sol: leur présence limite la liberté d'usage et donne au système foncier africain la souplesse qui le caractérise. Il n'est pas de bien plus intangible et plus durable que la terre. Est-ce à dire que sa nature économique soit claire? Non, comme le montre la multiplicité des droits fonciers. On peut disserter dans l'abstrait du facteur terre, mais ce qu'on échange est un bien défini en fonction de la civilisation dans laquelle on se place. Pour le géographe, cette diversité est d'un grand intérêt puisqu'elle aide à comprendre la multiplicité des paysages et de l'ordonnance des utilisations du sol. Des fluctuations au rythme original Les études qui portent sur des périodes plus proches ou des civilisations plus semblables aux nôtres apportent d'autres résultats. Les marchés fonciers existent depuis longtemps dans les pays d'Europe occidentale et dans les civilisations historiques de l'Orient et de l'Extrême-Orient. Des particularités d'organisation méritent d'y être soulignées, mais les similitudes sont assez grandes pour qu'il soit raisonnable d'y comparer les prix. On dispose de séries assez longues dans la plupart de pays d'Europe Occidentale et de données inégales, mais utilisables, pour la plupart des nations du monde libéral. Les prix de la terre varient de manière générale comme la pression exercée sur ce facteur; ils sont d'autant plus élevés que les densités sont plus lourdes. Ils sont souvent plus forts .là o~ les techniques d'utilisation sont intensives - plus forts dans les villes que dans les campagnes, dans les zones d'agriculture savante que là où l'on gaspille l'espace en pratiquant un élevage primitif. Ceci n'est guère étonnant. Ce qui l'est davantage, ce sont les différences qui apparaissent parfois entre des nations de densité et de niveau de croissance analogues, ou entre des 17 Sautter (Gilles), Les sTrucfllres agraires en Afrique Tropicale, Paris. C.D.V..
1968,267
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régions ou des villes dont les caractères paraissent proches. Pourquoi la terre est-elle plus chère en Bretagne que dans d'autres régions françaises où le produit à l'hectare est équivalent? Pourquoi les terrains dans les quartiers centraux d'agglomérations similaires ont-ils des valeurs qui varient du simple ou décuple au sein d'une même nation? C'est Ie cas de l'Allemagne de l'Ouest. Les prix fonciers sont soumis à des fluctuations. Elles s'inscrivent dans plusieurs types de périodes; les plus étonnantes sont celles à long terme'". Elles s'apparentent aux cycles longs que les historiens ont mis en évidence depuis longtemps, mais les limites des phases ne sont pas toujours les mêmes. C'est ainsi que la période qui va du premier tiers du XVlll"siècle à la décennie 1870-1880apparaît presque pat10ut en Europe comme une période de croissance continue des rentes foncières et des prix de la terre. Quelques irrégularités viennent troubler la tendance générale - à la fin du XVlll" siècle, par exemple - mais n'altèrent pas l'allure d'ensemble. Les rentes et les prix de la terre commencent généralement à baisser après le renversement de conjoncture des années 1873-1875- souvent quatre ou cinq ans plus tard, ce qui est assez normal, compte tenu de l'inertie des transactions et des baux. Mais le mouvement de baisse ne s'interrompt guère lorsque la reprise s'esquisse dans les autres secteurs de l'économie, à partir de 1895et de 1900.Les courbes de prix indiquent simplement, dans les années qui précèdent la guerre de 1914,une stabilisation. Pour l'entre-deux guerres, lorsqu'on compte en francs constants, la dépression des prix de la terre agricole se poursuit. Il faut attendre les années 1950-1960pour voir s'affirmer une hausse rapide qui porte les prix réels souvent bien au-delà de ce qu'ils étaient vers 1870. Dans les autres pays européens, l'évolution présente des similarités: un peu partout, la hausse était rapide dans les trois premiers quat1s du XIXesiècle. Elle s'est par la suite ralentie. Dans l'ensemble, on ne constate cependant pas de dépression aussi marquée qu'en France: il s'agit plutôt d'un long palier que d'une récession suivie. L'Angleterre est sans doute le seul pays à avoir connu des fluctuations aussi marquées et brutales qu'en France. Si l'on se tourne vers les marchés du sol urbain, la situation est un peu différente. La tendance est à la hausse, mais les irrégularités sont nombreuses, les crises économiques de la fin du XIXesiècle et du début du xxe plus directement visibles. Quelques parallélismes existent cependant entre les zones rurales et les zones urbaines: la période de l'entre-deux guerres coïncide avec une phase de dépression, en France en particulier où on ne retrouve pas les niveaux atteints en 1913.Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'augmentation des prix fonciers s'est faite à peu près partout à un rythme rapide. Celui-ci est justifié I" Lévy-Leboyer (Maurice). Le revenu croissance régionale. op. cil.
agricole
el la renIe foncière
en Bas.çe-Normandie.
Etude
de
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dans les pays sous-développés par la rapidité de l'urbanisation. Il l'est aussi dans les nations qui, comme la France, étaient demeurées profondément rurales jusqu'en milieu du xxesiècle. Mais la hausse ne peut s'expliquer par ces causes dans les nations dont la population est stable et où l'urbanisation totale remonte déjà à deux générations. La poussée contemporaine des prix du terrain en région urbaine est si rapide qu'elle pose une série de problèmes. La demande de biens publics est particulièrement forte dans les agglomérations; un des avantages de vivre en ville tient aux opportunités d'accéder à des consommations que l'on. ne peut pratiquer ailleurs - consommations collectives que le marché ne peut fournir, car il est difficile de percevoir un prix sur des biens que l'usage individuel n'altère pas. Le coût du terrain dans le centre des villes est devenu tel qu'il devient difficile de fournir à la population les équipements qui justifient son installation dans l'agglomération. Une bonne part des activités et des biens publics se trouvent rejetés à la périphérie de l'agglomération. Peut-être cette solution n'est-elle pas mauvaise dans la mesure où elle réduit une congestion nuisible aux quartiers centraux, mais elle crée de nombreuses difficultés. Pour atteindre des points situés à la périphérie de l'agglomération, les moyens de transport collectifs ne sont guère appropriés. La dispersion des biens publics et des activités est donc un des facteurs de la multiplication des déplacements en voiture, et partant, de la congestion qu'elle aurait pu limiter. L'augmentation des prix de la terre ad' autres effets néfastes: ainsi, la croissance des agglomérations a cessé de se faire de manière continue. Pour bénéficier de terrains moins chers, l'urbanisation procède par bonds, ce qui finit par créer un tissu dont l'équipement est très coûteux. Les zones agricoles interstitielles sont de moins en moins exploitables. Elles sont d'ailleurs souvent stérilisées par la spéculation foncière. Ces traits sont visibles dans toutes les grandes villes du monde moderne, comme aussi la difficulté de loger la fraction de la population dont les revenus sont les plus faibles et les plus irréguliers. On décrit presque partout l'étalement urbain, l'éclatement du tissu, l'apparition de bidonvilles et de shanty-towns. Mais au-delà des mots, l'observateur attentif perçoit des différences significatives. La ségrégation des emplois du sol est plus visible dans les grandes villes du monde anglo-saxon qu'ailleurs. La spéculation n'a pas partout les mêmes effets: en Europe, elle ne se traduit généralement pas par l'extension de la. friche sociale, sinon dans des conditions particulières comme celles qu'analysait, il y a une vingtaine d'années, Wolfgang Hartke en Allemagne moyenne, là où les ouvriers paysans de jadis devenaient des ouvriers et des employés à plein temps. En Amérique du Nord, les terres sous spéculation sont généralement à l'abandon et leur superficie est considérable: dans le cas de Montréal, on estime celle-ci supérieure au triple des emprises actuelles de l'agglomération.
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L'intérêt que suscite l'étude des valeurs foncières est en partie lié à ces faits très spectaculaires: n'y a-t-il pas, dans les évolutions contemporaines, le signe de dérèglements lourds de conséquence pour l'avenir des villes, des campagnes et pour l'aménagement global de l'espace? Peut-on imaginer une croissance quasi-indéfinie des prix? Une activité agricole demeure-t-elle possible là où le prix du terrain excède les capacités des agriculteurs, ainsi qu'on l'observe dans certaines régions françaises, dans le Var ou les Alpes-Maritimes en pat1iculier ? Que nous disent sur ce point les analyses du fonctionnement des mat'chés fonciers? II.
LES MECANISMES FONCIERS: ORIGINAUX DE LA TERRE
LES
CARACTERES
Le marché des biens fonciers possède un si grand nombre de singularités qu'on ne doit pas s'étonner de ses imperfections: il ne ressemble guère au modèle de concurrence pure et parfaite que décrit la théorie économique. Les particularités du marché foncier tiennent à la nature du bien échangé. La multiplicité des types de transaction Ce qu'on cède, ce sont les droits que l'on détient sur la terredroits de propriétés ou droits d'usage. Cela crée deux types de transactions: vente et location. Il existe évidemment une liaison entre les deux, mais elle est moins rigide qu'il ne ressort de la plupart des analyses théoriques qui se contentent d'analyser la valeur locative des terres. L'offre vatie avec le système juridique. Les terres sont des biens patrimoniaux dont la valeur est souvent considérable. Lorsque le droit de succession impose le pat1age égal entre les descendants, il arrive fréquemment qu'aucun ne puisse racheter aux autres les parts qui leur reviennent. Il n'y a d'autre solution que de vendre et de partager les sommes obtenues: beaucoup de terres se trouvent ainsi remises sur le marché toutes les générations dans les pays où le droit d'aînesse est inconnu, Le marché est également bien alimenté lorsque les héritages sont frappés de droits très élevés même si le majorat existe. A l'inverse, l'offre se rétrécit lorsqu'il y a un secteur de mainmorte, terres d'Eglise dans la France d'Ancien Régime, bien habous dans les pays de droit musulman, bien des collectivités publiques partout. Les prélèvements fiscaux affectent donc le fonctionnement des marchés fonciers. L'impôt sur les biens fonciers et immeubles joue de
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économique
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ce point de vue un rôle plus important que les droits de succession. L'assiette en est facile à établir: il est aisé d'inventorier des terres, impossible de les dissimuler; on peut leur appliquer des barèmes objectifs d'évaluation sans créer d'injustices. Dans la plupart des pays d'économie traditionnelle, l'Etat tire l'essentiel de ses ressources de la taxation du sol. De nos jours, les prélèvements sur le revenu, sur le capital et sur les produits de consommation occupent la première place, mais la fiscalité foncière et immobilière reste à la base des finances locales. Les terres et les immeubles sont l'objet d'un autre type de transactions: ils servent souvent de gage à des prêts et une bonne partie des crédits ouverts dans les économies modernes trouve là son origine. Il y a donc quatre séries d'opérations d'échange possibles à propos de la terre; on ne peut arbitrairement isoler un. des compartiments sans risquer de laisser échapper une part de ce qui fait la complexité des situations réelles. Les caractères des biens fonciers!. Il est des biens faciles à définir: une seule mesure y pourvoit. La valeur de la terre est fixée en fonction de plusieurs critères; elle varie avec la dimension et la configuration des parcelles: il est des seuils audessous desquels certaines utilisations deviennent impossibles. Dans ce cas, on retire davantage de la vente d'une grande pièce que de celle des lots qu'on pourrait y tailler. Dans d'autres circonstances, c'est la division qui permet, à l'inverse, de tirer d'une vente le maximum: dans les régions rurales où la propriété est dispersée, on a intérêt à multiplier les subdivisions; il en faut autant que de personnes désirant arrondir leur bien. La forme de chaque terrain importe également beaucoup. Les lanières allongées sont indispensables à l'économie des openfields, mais se prêtent mal à la mécanisation. Les parcelles massives du bocage ne sont pas toujours faites pour le labour. En ville, la configuration devient plus décisive encore: on ne peut tirer parti des angles trop aigus, des parcelles trop étroites. Les lotissements géométriques aux formes régulières sont les plus faciles à utiliser. La terre tient ensuite sa valeur de tout ce qui contribue à sa fertilité: qualité du sol, du sous-sol, du climat et du micro-climat. La position est le dernier facteur important. Selon l'usage projeté, la manière d'évaluer ces qualités change d'ailleurs.
,. Aydalot (Philippe), Thanh Binh (Hua), Mobiliré er croissance spariale, op. dr. ; Guigou (Jean-Louis), Anllly.çe économique de l'urilisarion du .wl er valeursjimcières, op. ciro ; Guigou (Jean-Louis), Pour une économie de l'espllce, op. cir. ; Guigou (Jean-Louis), Théorie économique er rran.~formarion de l'e.çpace lI/:ricole. op. ciro
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La terre comme facteur de production, élément de consommation ou support de spéculation2"
Le sol a des fonctions multiples: il est à la fois facteur de production, bien de consommation et motif de spéculation. En matière de production, la terre est indispensable aux activités agricoles, industrielles et de service, et dans chaque cas, elle se trouve appréciée de manière différente. Dans le monde industriel, la dimension des biens fonciers convoités compte moins, dans la mesure où les emprises sont plus faibles, mais c'est un facteur important dans les aires urbaines. La fonne y joue également un rôle. Les qualités que l'on apprécie dans le sol ne sont plus sa fertilité, mais la facilité d' Y établir des fondations et d' Y mettre en place des réseaux de canalisations ou de circulation. La position s'apprécie à la fois par rapport à l'agglomération la plus proche, au réseau des voies de transport indispensables à l'approvisionnement de l'établissement et à l'ensemble du marché que l'on dessert. Pour la culture, c'est la dimension des parcelles, leur fonne, la fe11ilitédes sols et les caractères du climat qui comptent d'abord. Leur position n'est pas indifférente: la disposition des parcelles les unes par rapport aux autres est un des éléments déterminants de l'équilibre de l'exploitation; la situation par rapport aux marchés de consommation fait varier le revenu comme tout le monde le sait depuis von Thünen. Les usages pour les services sont peu gourmands de place, ce qui réduit aussi les contraintes qu'introduit la fonne des parcelles. Les qualités propres du sol deviennent presqu'indifférentes dans la mesure où ces usages sont suffisamment intensifs pour que les frais qu'entraînent de mauvaises aptitudes physiques soient faciles à supp0l1er. Le facteur primordial est désonnais la position par rapport au réseau d'interaction dans lequel on s'insère. Le sol est également un bien de consommation: il le devient dans les logements, dans les jardins qui les entourent ou dans les aires qui permettent la détente et le repos. De ce point de vue, la fonne et la dimension jouent un rôle complexe. Il faut une aire minimale et une configuration adéquate pour pouvoir construire. Mais au niveau de l'utilisateur, à partir de ce seuil, il n'y a pas de différence importante qui apparaisse. Ce n'est pas l'avis du promoteur: il a intérêt à mettre en chantier un grand nombre d'appartements ou de maisons individuelles pour bénéficier d'économies d'échelles dans la construction et d'économies externes dans les infrastructures qu'il prend à sa charge; il sait que la taille et la disposition des propriétés qu'il acquiert pour bâtir sont des éléments-clefs de la réussite de l'opération.
2"Ibidem.
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En tant que bien de consommation, la valeur du sol varie en
fonction de ses qualités propres - la topographie d'une part, et les aménités de l'autre. Il est facile de construire sur un terrain plat mais il est rare que l'agrément soit aussi grand que dans des zones accidentés: l'appréciation est délicate en ce. domaine. La position est un élément plus fondamental encore: elle se définit par la proximité des services dont on a besoin de manière régulière, par l'accessibilité de ceux dont l'usage est moins fréquent et par l'ouverture sur la trame de réseaux d'une interaction sociale variée dans laquelle on désire s'intégrer. Le sol est enfin acquis pour des motifs de spéculation. C'est un bien durable dont les qualités physiques échappent aux fluctuations économiques. Les terres et immeubles sont donc des éléments importants de patrimoine. On leur a longtemps reproché d'être difficilement mobilisables - mais le reproche n'a plus guère de fondement. Pour le système de crédit, la terre offre l'avantage d'être facile à évaluer et indestructible; il apparaît sans danger de prêter sur un bien aussi sûr. Sa durée lui permet de porter des anticipations à très long terme. Les anticipations des opérateurs La même pièce de terre est évaluée différemment selon les usages auxquels elle est destinée. A un instant donné, il est facile de dire ce qu'elle vaut dans l'emploi qui en est fait, mais il est souvent impossible de prévoir ce qu'elle pourra porter dans dix ou vingt ans. Sur le marché, les opérateurs ont des pouvoirs d'anticipation très inégaux. Les isolés ne connaissent généralement qu'un compartiment d'activité étroit. Ils sont en position d'infériorité vis-à-vis des professionnels qui ont les moyens de se tenir informés de toutes les décisions susceptibles de peser à moyen ou à long terme sur la gamme des utilisateurs du sol. La profondeur des anticipations des acteurs individuels varie d'autre part avec leur âge et le système de succession. Les vieux cherchent à transmettre à leurs enfants sous une forme solide ce qu'ils ont accumulé durant leur vie. Les jeunes sont prêts à jouer et à prendre des risques en fonction des possibilités encore mal définies qu'ils croient voir se dessiner dans le futur. Les institutions ont des stratégies plus longues encore puisqu'elles ne souffrent pas dans leur équilibre de difficultés de succession. Elles n'ont pas de cycle de vie et leur surface facilite la collecte de l'information utile. Ainsi, le jeu différentiel des pouvoirs d'anticipation crée une série de dissymétries dans les marchés fonciers: les partenaires sont inégaux et ceux qui n'interviennent qu'épisodiquement sont souvent mal placés pour prévoir les possibilités nouvelles: ils risquent de laisser échapper les plus-values que la rigidité que l'offre engendre.
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Les infirmités des marchés fonciers21
Les biens fonciers ont en effet comme propriété essentielle de mal se prêter aux transformations qui garantissent le bon fonctionnement des marchés. Ils sont immobiles et ignorent la transformation spatiale. Ils échappent à la transformation en volume qui permet de produire le bien ou de le reproduire - il n' y a guère que la fertilité qui soit susceptible d'une recréation permanente. En matière de fractionnement, nous avons déjà indiqué les limites que la forme et la dimension minimale d'utilisation imposent. La terre ne peut en définitive subir que deux types de transformations: elle peut changer d'affectation ou bien voir sa valeur varier. Sur les cinq types de transformations qu'on reconnaît aux biens, il en est trois auxquels la terre ne se prête pas, ou se prête mal. On comprend donc aisément que le marché foncier soit assez singulier. On ne peut y reconnaître les cinq caractères qui définissent les conditions de la concurrence pure et parfaite: a) Le produit offert sur le marché n'est ni défini (en fonction des utilisations anticipées, sa valeur varie pour les partenaires), ni homogène. b) Il n'y a jamais sur un marché foncier qu'un petit nombre d'acheteurs et de vendeurs: c'est dans un secteur donné, dans une région qui possède telle ou telle aménité, tel ou tel climat que l'on désire s'installer. Le nombre de vendeurs comme celui des acheteurs qui se trouvent en concurrence réelle est de la sorte limité. Il existe toujours un élément d'oligopole ou de monopole. Il peut se présenter des situations de monopole bilatéral: il n'y a qu'un vendeur et qu'un acheteur en présence. c) La superficie des terres étant limitée, il n'y a pas d'entrée sur le marché foncier, au sens où on parle de l'entrée des nouveaux producteurs sur le marché des denrées agricoles ou des articles manufacturés. Ainsi, aucune des conditions de la concurrence pure ne se trouve réunie. d) Tous les participants au marché n'ont pas la même connaissance des facteurs significatifs. La transparence est limitée par l'immobilité des biens qu'on ne peut rassembler pour les comparer et par l'hétérogénéité du produit qui autorise la multiplicité des anticipations. e) La telTepeut changer d'usage - c'est là le seul point où l'on est en accord avec les conditions définies par la théorie - mais la substitution a un coût qu'on ne doit pas négliger: le sol porte des aménagements qui ont une durée de vie propre. Si on les détruit avant amortissement, cela entraîne une perte dont il faut tenir compte.
21Ibidem.
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Usages collectifs et opérateurs publics
Ainsi les conditions de la concurrence parfaite ne se trouvent pas plus réunies que celles de la concurrence pure: le marché sur lequel on échange les terrains et les constructîons immobîlières ou celui sur lequel on loue leur usage sont très imparfaits. Faît plus grave, il y a certaines catégories d'usages pour lesquels ils sont incapables de remplir leur rôle et ne conduisent pas à l'allocation du facteur terre aux emplois les plus nécessaires. Parmi les utilisations du sol, il en est en effet beaucoup de collectives". C'est le cas des voies de communication comme de la plupart des espaces de détente et de loisir. Comment faire payer à un piéton l'usage qu'il fait de la rue où il se promène? Il n'entraîne aucune gêne, aucune diminution de jouissance pour ses voisins. En un sens même, l'usage qu'il fait de la chaussée augmente l'utilité qu'autrui retîre de celle-ci: lorsque la fréquentation augmente, l'agrément d'un parcours est accru du spectacle. que les passants se donnent mutuellement. Comment comptabiliser cela? Comment faire payer? Dans certains cas, on y parvient - pour les autoroutes, pour les transports en commun, de plus en plus pour l'usage des espaces de repos et de loisir même s'ils appartiennent à la communauté. Mais tout ne peut être taxé proportionnellement à l'usage; dans bien des cas, il apparaît impossible d'arriver à une juste balance entre les différentes catégories d'utilisateurs; la seule solution est souvent de renoncer à faire payer. Voici donc un singulier marché: pour que tous les besoins soient satisfaits, il est indispensable de faire appel à des agents qui sont par nature différents des autres: ils représentent des collectivités, ou la collectivité, et peuvent mobîliser des ressources dont l'origine n'a aucun rapport avec celle dont disposent les autres acteurs. Nous voici donc en présence d'un marché déséquilibré. Ne risque-t-on pas de voir l'agent public abuser de sa situation? Cela ne crée-t-il pas une inégalité structurelle entre les partenaires? Oui, sans doute, et en matière d'achat, les particuliers auront souvent de la peine à rivalîser avec la collectivité. Mais cela ne crée pas nécessairement un déséquilibre à l'avantage de la puissance publique: le marché foncier est de nature monopolistique dans la mesure où la terre est très étroitement localisée. Au fur et à mesure que les choix pour l'implantation d'un équipement ou d'une infrastructure se réduisent, le pouvoir des détenteurs du sol augmente. S'il s'agit de faire passer une route dans un pays plat, on peut modifier facilement l'itinéraire, ce qui limite les prétentions des propriétaires. Que la voie doive emprunter un point de passage obligé et tout change: lorsque le pouvoir est faible, les propriétaires monnaient leur avantage en " Jessua (Claude),
Coût.f sociaux et coûts privés, Paris, P.U.F., 1968; Hirsch (Werner Z.), «The
supply
of urban public selvice ", pp. 477-526 de : Perioff (Harvey S.), Wingo (Lowdon Jr.) (ed.), Issues Economics, op. cir. ; Margolis (Julius), « The demand for urban public service ", pp. 527-566 Perloff (Harvey S.), Wingo (Lowdon Jr.) (ed.), Is.mes ÙI Urban Economics, 0/). cir. Urban
ÙI
de
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prélevant des péages comme ce fut le cas durant le Moyen Age et une partie de l'époque moderne. Si le pouvoir est fort, il cherche à acquérir le point névralgique, mais il doit payer un prix qui correspond à l'anticipation des profits péagers. Il est donc amené à tricher avec le mécanisme de marché par des procédures d'expropriation. III. LE MARCHE
FONCIER
ET LES EXTERNALlTES
L'impuissance du mécanisme de marché que corrige ainsi l'action de l'autorité publique résulte du jeu des externalitész3. Les droits sur le sol- droits de propriété ou droits d'usagedéfinissent ce que chacun peut faire dans son lot. En mettant en œuvre ses projets, il crée des avantages ou des désavantages à ses voisins: l'apiculteur est bien vu des propriétaires de vergers car ses abeilles favorisent la fécondation des fleurs; l'agriculteur qui tient mal ses champs, ne lutte pas contre les mauvaises herbes et les parasites ou néglige de drainer ses terres, gêne le travail de ses voisins et compromet leurs résultats. Dans le domaine industriel, les avantages apparaissent lorsque des firmes complémentaires s'installent à proximité les unes des autres. Les nuisances produisent des charges pour d'autres transformateurs: une usine polluante est une plaie pour une industrie de précision dans laquelle il importe de faire toutes les opérations dans une atmosphère propre. Les bruits, les vibrations se transmettent aussi et sont des obstacles à la bonne marche des fabrications et une source de fatigue et de tension, donc de coûts psychologiques, pour le personnel employé. En matière de services, certains commerces gagnent à être proches les uns des autres: les acheteurs aiment à regrouper leurs achats: ils sont contents, pour un grand nombre de produits, de se voir offrir un large choix; pour les commerçants qui les vendent, la concentration dans des artères spécialisées est une bonne chose. A l'inverse, pour des articles courants, la proximité des concurrents est un handicap. Des économies et des déséconomies apparaissent aussi en matière de consommation d'espace. Une partie de l'agrément d'un lot de terrain, d'une maison, d'un immeuble tient aux perspectives qui s'y
ouvrent.Quel avantagequ'une « vue imprenable», comme le soulignent les promoteurs mais que de désillusions pour ceux qui se fient à leur publicité! Les économies et les déséconomies naissent aussi de la position dans le réseau des relations sociales et du genre de vie de ceux B L'analyse des externalités a commencé avec Alfred Marshall. Les travaux de Davis et Whinston permettent de bien comprendre leur jeu dans l'environnement urbain. Marshall (Alfred), Principles of Economics, Londres, Macmillan, 1890; Davis (O.A.), Whinston (A.), « Economic problems in urban renewal ", in Phelps (E.S.), (ed.), Private Want.ç and Public Needs, New York, W.W. Norton, 1965; Davis (o. A.) Whinston (A.), « Externalities, welfare and the theory of games ", Journal of Political ECllnomy. vol. 70, 1962, pp. 241-262; Davis (o. A.), Whinston (A.), « The economics of complex system; the case of municipal zoning ", Kyklos, vol. 27, 1964, pp. 419-446.
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qui vous entourent. Des voisins bruyants, sales, indiscrets, malhonnêtes enlèvent tout son charme à la vie d'un quartier. A l'inverse, un environnement humain agréable crée des satisfactions pour lesquelles on est prêt à payer. Les économies et déséconomies externes naissent fréquemment de la juxtaposition d'activités hétérogènes. Les usages de loisir et de détente font mauvais ménage avec l'agriculture au-delà d'un certain seuil. La proximité de la ville crée des nuisances pour l'exploitant dont les plantations sont menacées par la pollution atmosphérique - les vergers d'orangers de Los Angeles souffrent beaucoup de cela. A l'inverse, la proximité du marché pousse à l'intensification. Les incompatibilités entre usages industriels et usages résidentiels sont bien connues. Elles naissent du bruit, des fumées, ainsi que de l'environnement malsain lié à certaines activités, comme les abattoirs ou les papeteries. On considère partout comme nécessaires les mesures de zoning qui ont pour but de minimiser ces déséconomies. Mais l'éloignement du lieu de travail est un inconvénient et lorsque les distances sont telles que l'on doit recourir à des moyens de transports individuels ou collectifs, tous les travailleurs voient leur fatigue et les coûts qu'ils supportent majorés. Une bonne partie des économies et des déséconomies externes entre usages du sol est liée la à juxtaposition des zones d'appropriation privée et des zones publiques, celles auxquelles il est difficile de donner naissance par le seul jeu du marché. Cela provient précisément de ce que les avantages créés ne sont pas seulement sensibles sur le domaine public: ils sont également importants sur les propriétés privées qui l'entourent. Ainsi, la création d'un parc crée un agrément pour ceux qui le fréquentent, pour ceux surtout dont les maisons sont directement construites en bordure, car elles bénéficient d'un air meilleur, de perspectives plus plaisantes et sont à l'abri des mauvaises surprises que le remodelage permanent des quartiers bâtis peut provoquer. De la même manière, l'ouverture d'une artère entraîne pour ceux qui l'empruntent sans être installés en bordure une économie de temps et de fatigue; mais pour les propriétaires riverains le bruit, les gaz d'échappement, la cohue détériorent l'environnement; à l'inverse, l'accès plus facile pousse à l'intensification de l'usage du sol, à des constructions plus denses et à la multiplication des activités commerciales. Où s'arrêtent les avantages et. les désavantages ainsi créés? D'une utilisation à l'autre, les portées varient; il est généralement difficile, voire impossible, de marquer des limites nettes: la diminution ou l'augmentation des externalités sont des fonctions continues de la distance, bien plus que des fonctions discrètes. Une bonne partie du manque de transparence des marchés fonciers tient aux économies externes - au rôle de la position que nous notions plus haut en prenant le problème sous un autre angle. Comment
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connaître les projets et les perspectives d'utilisation de toutes les parcelles dont dépend la valeur de la terre qu'on vend ou qu'on achète? Ceux qui ont accès aux informations relatives aux actions publiques bénéficient d'atouts importants: ils peuvent mieux évaluer les possibilités futures d'emploi et ont les moyens de confisquer à leur bénéfice toutes les plus-values des opérations prévues. La connaissance de projets privés importants présente les mêmes avantages. Faut-il dès lors essayer d'améliorer la transparence du marché? Est-on certain, si on œuvre dans ce sens, de créer des conditions de fonctionnement meilleures? En un sens oui: il est évident que l'on ne peut que gagner à la diffusion d'une information aussi exacte que possible sur l'usage du sol et sur les droits et les charges qu'il supporte. En ce qui concerne les projets d'utilisation, la question est plus douteuse. Ce n'est pas par simple décret que l'on pourra rendre publics les projets formés par l'ensemble des opérateurs. Alors, ne risque-t-on pas, en faisant de la publicité autour des actions qui apparaissent indispensables aux opérateurs collectifs, de donner aux agents privés des moyens d'anticipation qu'ils utiliseront pour peser sur le marché? Ils achèteront à bon escient et refuseront de vendre jusqu'au moment où ils auront confisqué l'essentiel des bénéfices que la collectivité attend du projet. D'un autre point de vue, comme il est difficile pour un agent collectif de conserver un secret total, ne vaut-il pas mieux prendre le risque de donner à tous les mêmes informations que de les garder pour les quelques personnes susceptibles de profiter d'indiscrétions inévitables? Les effets des externalités sur le marché foncier ont fait récemment l'objet d'analyses systématiques de la part de David Harvey et de Kevin COX14.Ils développent des idées de Davis et Whinstonzs. Les détenteurs du sol ne sont jamais à l'abri de mauvaises surprises. Leurs voisins changent. et les nouveaux venus peuvent créer des nuisances très dommageables. Supposons que A crée de la sorte des déséconomies à B, C et D. Comment ceux-ci peuvent-ils réagir? La première démarche est de demander au gêneur des compensations. Celui-ci les refuse généralement: il a le droit d'utiliser sa propriété à sa guise. Il ne reste alors qu'à lui proposer une somme pour qu'il renonce aux activités que créent des nuisances. La négociation est difficile: A est en position de force, si bien qu'il peut exiger plus pour interrompre ce qui déplaît aux voisins qu'il ne lui en coûte réellement. La solution suppose donc, de la part de B, de C et de D, une forte dose de réalisme et l'absence de toute réaction sentimentale et passionnelle. Les nuisances ont d'autre part une portée inégale: il est rare que B, C et D soient les seuls à être réellement touchés et qu'ils le soient de manière identique. Pourquoi paieraient-ils pour des voisins qui ne font rien? Pourquoi 2.
2S
q:
note Il, sl/pra.
Ct: wpra
note 23. travaux de Davis et Whinston.
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accepteraient-ils de verser quelque chose sans être certains de le faire pour eux-mêmes plutôt que pour d'autres? Rien d'étonnant donc si les solutions négociées aux problèmes des déséconomies sont exceptionnelles. Dans ces conditions, la sagesse est plutôt d'essayer de se dégager dès qu'on sent que les terrains vont être. atteints par des pollutions nouvelles: on vend ainsi sans perdre..,...mais du même coup, on risque de provoquer une panique qui accroît les difficultés des voisins. Il existe des solutions collectives: si l'installation d'une activité nouvelle est préjudiciable à toute une communauté, si certains types de comportements y sont jugés indésirables, ne faut-il pas donner au groupe le pouvoir de les éliminer? Une autorité assez forte peut contraindre ceux qui créent des gênes et des déséconomies à se conformer à la norme. Si on ne peut résoudre. ainsi le problème,.il n'est d'autre solution que celle, plus hypocrite, qui s'appuie à la fois sur des dispositions réglementaires et sur le jeu des prix. On fixe un plan de zonage, on détermine une dimension minimale des lots et une densité limite qui éliminent ceux dont les revenus sont plus faibles et parmi lesquels il est plus de chances de trouver des conduites déviantes ou des activités polluantes. On évite de la sorte des installations nuisibles aux intérêts des premiers venus. Mais que le contrôle se relâche, que des emplois indésirables s'installent et tout le dispositif devient caduc. Puisque la négociation est impuissante à résoudre la question si la réglementation échoue, la seule solution pour les propriétaires fonciers est la fuite: les plus sagaces ont vite compris les menaces qui pèsent sur l'environnement. Ils n'ont plus qu'une stratégie raisonnable: vendre avant que les prix ne soient modifiés et s'installer dans un environnement indemne de toute perturbation. Le jeu des externalités et celui de l'autorité se combinent pour expliquer la genèse des ségrégations sociales. Dans les environnements où s'exerce une forte autorité, il est possible de faire coexister plusieurs groupes dont les habitudes et les comportements sont incompatibles et ressentis mutuellement comme des nuisances. Dans les villes du monde traditionnel, les classes modestes vivaient fréquemment dans les mêmes quartiers, souvent dans les mêmes immeubles, que les classes opulentes: ces dernières occupaient les étages nobles, les premières se contentaient des sous-sols, rez-de-chaussée, entresols, combles ou de bâtiments construits sur les façades arrière des lots. La cohabitation était rendue possible par l'adhésion de tous à des normes communes et par le pouvoir de répression dévolu aux classes supérieures. Si on supprime la coercition entre groupes, la solution des conflits passe par la ségrégation spatiale: celle-ci est donc corrélative d'une structure institutionnelle où la pression sociale mutuelle est faible, mais où l'intégration de normes communes de conduite est insuffisante pour que la cohabitation soit facile. Les sociétés fortement hiérarchisées du monde traditionnel y échappent. Les tensions spatiales s'aggravent dans
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les pays dont les structures évoluent dans le sens de la démocratisation: on le constate dans les villes nord-américaines et dans une moindre mesure, dans celles de l'Europe Occidentale. On voit tout ce qui vient compliquer la structure des marchés fonciers: on est loin de la définition selon laquelle un marché est fait pour assurer l'échange d'un bien unique, défini par une dimension unique passible de mesure quantitative et susceptible de subir les cinq types normaux de transactions économiques. La terre se caractérise par quatre types de traits qui ne sont pas tous quantifiables, elle est échangée pour trois types de motifs, ne peut subir que deux des transformations économiques de base. Elle donne lieu à quatre types de transactions économiques - achat-vente, location, prélèvement fiscal et octroi de crédit. Les externalités introduisent enfin toute une série de difficultés que le marché ne peut résoudre. Pour rendre compte d'un marché aussi peu orthodoxe, un seul modèle théorique ne suffit pas: Jean-Louis Guigou et les chercheurs du CETEM26 le sentent; ils se lancent dans l'analyse inductive de situations concrètes pour mettre en évidence les traits essentiels de structures difficiles à appréhender directement. Sans doute ont-ils raison de rassembler de nouvelles données, de les classer, de les interpréter et de chercher à dégager de nouveaux principes d'explication. Il nous semble que cela ne doit pas exclure l'approche théorique. IV.
LE FONCTIONNEMENT ELEMENTS THEORIQUES
DES
MARCHES
FONCIERS:
La situation la plus simple est celle dans laquelle l'espace est déjà structuré (c'est-à-dire doté des biens collectifs, routes et rues en particulier, qui en permettent l'utilisation par tous) et dans laquelle il y a divorce complet entre possession et utilisation: c'est par l'entremise du marché de la location que les affectations du sols se font. C'est le cas qu'envisageaient au siècle dernier les théoriciens de la rente agricole. Ricardo et von Thünen27,et plus près de nous, celui que retiennent beaucoup des théoriciens de l'espace urbain. Pour schématiser encore il est bon de partir des exemples où la terre n'est employée que comme bien de production - c'est chose à peu près réalisée dans les régions rurales. Comment va se fixer le loyer de la terre? Comment vont se répartir les usages du sol? Ce sont là des questions auxquelles les modèles théoriques traditionnels permettent de répondre. Ce que l'on peut tirer comme revenu d'une parcelle dépend essentiellement, à 26
Cf. supra
note
19.
H Richard {David}. 011 the Prillciple.~ of Political Economy and Taxatioll. op. cit.; Von Thünen (Johann), Der/.mlierte Staat. op. cit.
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superficie égale, de la fertilité du sol, de sa position et de l'usage auquel il est affecté. Supposons d'abord que la position ne joue pas, que seule la fertilité importe. Si on ne pratique qu'une culture, on commence par exploiter la terre la plus fertile. On s'arrête dans la mise en valeur au niveau pour lequel le revenu s'annule - c'est la terre marginale. Si on pratique plusieurs cultures, on affecte chaque pièce à l'activité qui s' y rapporte le plus. L'allocation des terres se fait automatiquement de manière à ce que l'usage soit le plus efficace grâce au jeu du marché foncier: les fermiers entrent en compétition entre eux et poussent leurs offres jusqu'au point où ils ne réalisent plus que les gains minimaux sans lesquels ils renonceraient à travailler. Tout ce qui traduit la différence de fertilité entre les sols les plus riches et les derniers qu'on est contraint de mettre en valeur pour satisfaire la demande va dans les poches du propriétaire: la rente foncière est donc un revenu qui a son origine dans l'inégale aptitude des terres. Sa perception permet d'assurer l'allocation optimale, puisqu'elle contraint chacun des exploitants à choisir l'activité la plus utile à tous, qu'elle limite la superficie mise en valeur au strict minimum, et conduit à économiser les facteurs autres que la terre en les combinant aux sols les meilleurs, donc en créant les combinaisons les plus productives. Le schéma de répartition des affectations en fonction de la position, tel qu'il a été proposé par von Thünen, présente des analogies avec le schéma ricardien. La rente y est analysée comme revenu différentiel en fonction de la distance et des coûts de commercialisation qu'elle entraîne. Les produits vendus au marché central supportent des charges d'acheminement inégales: pour que tous les besoins exprimés soient satisfaits, il suffit que les prix des produits qui supportent les frais de transport les plus élevés soient ceux qui créent les revenus les plus forts près du marché: une zone circulaire se consacre de la sorte aux cultures maraîchères. Les autres produits proviennent d'anneaux concentriques: dans chacun on pratique la culture qui, compte tenu des frais de transports, est la plus rentable. La compétition entre les cultivateurs garantit là aussi la rigueur des affectations: il n'est pas possible au fermier de faire moins que le maximum, car la concurrence pour l'usage du sol fixe le loyer à un niveau où tout le profit de l'exploitation est confisqué par le propriétaire: la rente qu'il perçoit naît des différences de position. On a essayé depuis le début du siècle de transposer le schéma de von Thünen aux espaces urbains: on y a décelé une structure concentrique analogue à celle que l'auteur mecklembourgeois mettait en évidence avant la révolution industrielle dans la grande plaine de
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l'Allemagne du Nord. Depuis Richard Hurd et Alfred Marshallz", les études se sont multipliées pour éclairer l'ordonnancement de l'espace urbain. TIest apparu facile de transposer aux firmes commerciales ou industrielles ce qui avait été dit des firmes agricoles. Des différences existent cependant: pour l'entreprise commerciale, les prix de vente ne s'établissent pas sur un marché central, si bien que ce qui varie en fonction de la localisation n'est pas le revenu unitaire, mais le chiffre d'affaires global. Dans une ville, la plus grande partie du sol est réservée aux usages résidentiels: c'est un bien de consommation. La nature du problème change donc. Comment les logements vont-ils se disposer? On doit à L. Wingo29et à W, Alonso'" des analyses qui éclairent la question - celle de W. Alonso est la plus séduisante. Elle reprend les perfectionnements apportés par Dunn et par Isard à la théorie de l'équilibre spatial de la firme puisqu'elle tient compte à la fois de la position et de la dimension de l'exploitation. Elle est surtout intéressante par l'interprétation qu'elle fournit de la localisation des ménages. Pour un niveau de revenu donné, il existe des possibilités multiples de substitution entre les dépenses de biens de consommation, celles d'espace et celles de frais de transport: cela définit une surface d'opportunités qui précise toutes les combinaisons possibles. On peut d'autre part définir une surface d'indifférence, pour le même revenu, entre les consommations diverses, l'étendue de la résidence et la proximité du centre. L'individu rationnel va choisir évidemment de s'installer au point où la surface des opportunités qui lui sont offertes est tangente à une surface d'indifférence car celle-ci est la plus haute de celles qu'il peut ainsi atteindre. Des substitutions entre superficie et frais de transport peuvent être effectuées sans que le niveau de satisfaction soit modifié: ainsi se dessine la courbe des enchères qu'un individu de revenu donné est prêt à verser comme loyer de la terre en fonction de la distance au centre. W. Alonso montre que le prix qui en résulte décroît avec la distance au centre de la ville, comme c'est le cas de ceux qu'acceptent de payer les usagers agricoles ou industriels. TI indique aussi que la forme est généralement concave. Alonso peut alors montrer comment les usages s'ordonnent dans l'espace: chaque type d'utilisation crée des avantages qui rendent les usagers capables de verser une certaine somme pour l'usage du sol. Dans tous les cas, ces offres décroissent avec la distance au centre, mais la pente n'est pas identique pour tous: elle est spécialement élevée dans le cas des emplois commerciaux, plus faible pour les emplois résidentiels, plus faible encore pour les emplois agricoles. Quant aux 2" Marshall (Alfred), Princil,les (!f ECOIlOlllic.ç, op. cir. ; Hurd (Richard M.), Principles (!r City Land Values. op. cir. 29 Wingo (Lowdon. Jr.) TrcIlLfp0,.,lITion and Urban Land, op. cir. ; Wingo (Lowdon, Jr.), An Economic Model of rheUlITiliZilrÜm (!r Urban Land for Residential PurlJOses. op. cir. .'" Alonso (William), A Theory ofrhe Urban Land Marker, op. cir.; Alonso (William), LoclITion Md Land Use. 01'. cir.
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sommes offertes pour la localisation centrale, les plus élevés proviennent des firmes commerciales, puis se placent celles des ménages et enfin celles des agriculteurs. Ainsi s'explique l'ordonnance d'ensemble des espaces urbains et des espaces péri-urbains autour du noyau des agglomérations. Cette théorie est beaucoup plus raffinée et satisfaisante que les autres analyses des marchés fonciers, mais elle ne va pas aussi loin sur certains points que celle de Ricardo et de von Thünen. Tant que l'on a affaire à un groupe homogène d'utilisations du sol, le jeu du marché garantit l'affectation optimale des sols comme on l'a rappelé plus haut pour les usages agricoles. Dans le cas analysé par W. Alonso, la situation est moins simple: les courbes de demandes et d'enchères des différentes catégories ne sont pas facilement comparables comme l'indique l'auteur et comme le souligne GuigouJ1. Les agriculteurs ont leur comportement fixé par le prix au marché et le jeu de la rente de position; les entrepreneurs industriels et commerciaux obéissent à la logique de la maximisation du revenu, les citadins, à celle de la maximisation de l'utilité. Chacun choisit la localisation qui est la plus satisfaisante pour lui, un équilibre s'établit entre usagers concurrents, mais rien n'indique que ce soit la solution la meilleure pour la collectivité - rien ne dit non plus qu'elle s'en éloigne. Ce qu'on peut affirmer, c'est que le raisonnement théorique reste impuissant à définir l'usage optimal. La seconde critique que l'on peut faire au schéma d'Alonso comme d'ailleurs à celui de von Thünen est d'impliquer des simplifications peu réalistes. En se donnant l'espace comme déjà structuré, ces théories ignorent des opérateurs dont l'action est souvent décisive. Elles ne s'appliquent qu'à des économies dont les transformations sont de peu d'importance. Le modèle d'Alonso explique des villes dont le quartier des affaires est déjà en place et les rues tracées. Il suppose que les changements d'affectation sont incapables d'engendrer une congestion qui remette en cause l'ordonnance concentrique. Si la circulation trop dense rend difficile l'activité du centre, une restructuration devient indispensable: elle peut résulter d'une réallocation générale des activités ou d'une modification du réseau de circulation - plus généralement, des deux à la fois. Les agents collectifs qui interviennent alors sont systématiquement négligés. Sous ces réserves, les théories classiques du marché foncier que nous venons d'évoquer expliquent les zonations qui frappent l'observateur en région urbaine comme elles le frappaient jadis en pays rural. Elles montrent comment le marché de la location aboutit à une allocation des terres qui est, dans certains cas, optimale et ne doit pas
.H Alonso (William), Localion and Land Use. op. cil. ; Guigou /'ulili.Wllion du .wl el valeurs foncières. op. cil., et: note p. 43.
(Jean-Louis),
Analyse
économique
de
300
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être trop mauvaise dans le cadre plus général du schéma d'Alonso. Mais beaucoup de questions restent sans réponse. Dans tout le raisonnement, on n'a tenu compte que des valeurs locatives. Généralement, on traite du marché de la vente et de l'achat des telTesen partant de celui de la location: le prix de vente se déduit de la valeur locative en faisant intervenir un coefficient d'actualisation du revenu. Le prix devrait s'établir à un niveau tel que, placé au taux courant d'intérêt, il engendrerait un revenu égal à celui que l'on peut retirer de la location. Il y a des cas où un tel système d'évaluation est employé; c'est celui que retient le droit rural suisse pour l'établissement des versements de succession entre frères, quand un seul reste à terre - mais les prix réellement pratiqués n'ont généralement rien à voir avec ceux qui sont établis selon cette procédure. Si les prix s'établissent ainsi, le revenu de celui qui vient d'acheter une terre est aussi justifié que celui d'un détenteur de capitaux, puisqu'il lui est possible de retirer les mêmes revenus en opérant sur le marché financier. A la réflexion cependant, la similitude n'est pas complète. Le revenu que l'on tire de la telTe naît de la rareté de celle-ci. Au fur et à mesure que la population d'une nation augmente, la compétition devient plus vive, si bien qu'il devient nécessaire de mettre en valeur des telTes moins fécondes: la rente perçue s'accroît à la mesure même de la pression sur les ressources et de la paupérisation de l'ensemble de la collectivité. Les revenus du travail se trouvent progressivement laminés, cependant que la part qui revient aux détenteurs du facteur telTe croît sans cesse. Les théoriciensde la premièremoitiédu XlXesiècle ont été très sensibles à ce type d'évolution: les prix des denrées alimentaires et ceux des terres augmentaient régulièrement dans un système où la surpopulation rurale n'était pas encore épongée par le développement de l'industrie et où le commerce international n'avait pas modifié les conditions de l'offre en élargissant les zones cultivées. On pouvait se demander si à long terme, la propriété n'allait pas creuser un fossé dans la population et y accroître l'inégalité. Tout un courant de réflexion se développasur ce thème: il se suit dans la première moitiédu XlXesiècle chez des auteurs socialistes et chez des économistes comme Stuart Mill ou Gossen.12.Il inspire dans la seconde moitié du XlXesiècle le courant d'agitation des fermiers de l'Ouest américain, à l'instigation d'Henry George. Les théories de l'échange international montraient cependant que la mobilité des facteurs de production conduisait à une atténuation des raretés; les gens capables d'en tirer les conséquences qui s'imposaient furent peu nombreux. Les libres-échangistes, en AngletelTe en particulier, sentaient cependant que l'abolition des lois qui restreignaient l'importation des grains ruinerait le pouvoir des propriétaire fonciers, favoriserait le triomphe de la société industrielle et abaisserait le prix des .\z On trouvera des indications
sur ces points dans Guigou. cf. note I.
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produits alimentaires. Sous l'effet de l'ouverture du monde au commerce international et de la mise en valeur corrélative des steppes tempérées, tout se passe en effet dans la seconde moitié du XIXesiècle comme si l'offre de terre dans les vieilles économies d'Europe occidentale avait brusquement gonflé, ce qui explique l'effondrement prévisible, mais généralement inattendu, des prix des denrées, des terres et de la rente. Le progrès technique a eu des effets du même ordre. Chaque fois qu'il est possible, grâce à des innovations, de parvenir à des combinaisons plus productives sans qu'elles incorporent davantage de facteur-terre, la rareté se trouve réduite et le pouvoir des propriétaires fonciers restreint: la rente qu'ils retirent de leurs terres diminue. Ne se trouve-t-on pas de nos jours dans une situation un peu analogue à celle du début du XIXe siècle? Les stocks de produits alimentaires diminuent, leurs cours s'emballent - mais c'est cependant la hausse des prix du sol urbain qui paraît la plus inquiétante. Ne voit-on pas les valeurs atteintes dans les quartiers des affaires se compter en milliers de francs au m2? Peut-on prévoir dans le proche avenir un desserrement des contraintes qui naissent ainsi pour l'aménagement urbain? La situation n'est pas très encourageante. Il y a eu une poussée des prix du sol urbain tout au long du XIXe siècle, mais l'évolution était coupée par les crises périodiques. Dans la première moitié du xxe siècle la hausse s'est souvent interrompue. C'est vrai en particulier des terrains à bâtir: la révolution des transports urbains permet d'atteindre sans fatigue accrue des lieux dix fois plus éloignés, si bien qu'en peu de temps, la superficie offerte à la croissance urbaine a été multipliée par cent: rien d'étonnant donc à ce que la montée des prix ait été arrêtée ou freinée par cette abondance relative. Dans les grandes villes nord-américaines, les réserves de terrain accessibles s'épuisent. En Europe, on n'en est pas encore là, mais la politique urbaine a souvent réduit l'offre en restreignant le droit de construction hors de l'aire déjà en partie construite et en ne procédant qu'à des investissements modestes dans le domaine des voies de communication. Au total, les prix augmentent partout de manière continue et rapide (souvent plus de 5% par an, en valeur constante, dans
les aires urbaines)33. La mobilité accrue des produits n'a pas les mêmes effets sur le prix des terrains urbains que sur ceux du sol agricole; elle revient à augmenter indirectement l'offre d'espace industriel mais n'a guère d'effets au niveau des services. Leur portée s'est beaucoup moins allongée que celle des biens. Dans ces conditions, on peut se demander si le raisonnement traditionnellement accepté par les théoriciens des prix du sol reste valable. Ils ont toujours supposé que le niveau des revenus actuels ou Bemard
(Philippe
1.). Le problème foncier
er /'al1lénaxel1lent social. op. cir.
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futurs que l'on peut retirer d'une terre fixe sa valeur d'emploi et, pmtant, sa valeur de vente. Ne peut-on envisager l'inverse? Dans le cas de produits dont la demande est très inélastique - c'est vrai des services, pour certains d'entre eux au moins -les augmentations de prix fonciers peuvent se répercuter sur les baux et sur les tarifs facturés à la clientèle. Dans le cas des services banaux installés dans des cités dont les activités de base sont industrielles, l'augmentation du coût des services est limitée par la concurrence sur le marché des produits: si les prix de revient augmentent trop en un point, les industries y périclitent ou migrent vers l'extérieur, ce qui restreint évidemment la hausse des terrains. Lorsque le secteur de base est tertiaire, dans une métropole nationale par exemple, et dispose dans l'aire qu'elle dessert d'un monopole solide, il y est possible de répercuter sur les prix demandés à la clientèle l'augmentation des valeurs foncières sans que cela réduise l'activité générale par les coûts. On s'étonne depuis longtemps de voir les prix des terrains se fixer sans rapport avec ce qu'ils peuvent effectivement rapporter dans le présent quelle que soit leur utilisation. La possibilité de répercuter les hausses du sol dans le prix des produits ou services fait comprendre le manque apparent de prudence des acquéreurs: ils espèrent toujours faire peser la charge de leurs achats sur les utilisateurs des articles ou des prestations qui proviendront des parcelles qu'ils détiennent. Une fois compris que la rigidité de la demande adressée à la terre permet de rendre rémunérateur l'achat d'une parcelle en modifiant les prix des produits qu'elle fournit, on saisit mieux ce qui rend fondamentale la contribution de Léon WalrasJ4.Il cherche à établir quel est le prix normal d'une terre en fonction de sa valeur d'usage actuelle, c'est-à-dire du fermage ou de la rente qu'elle acquitte, et en fonction de l'augmentation future de la valeur d'usage, qui se traduira par une plusvalue des rentes. L'acheteur devra payer pour la terre qu'il convoite une somme qui correspond au capital qui fournirait au taux d'intérêt du marché le revenu actuel, augmenté de celle qui est capable de compenser les valeurs actualisées de la plus-value. Walras montre alors que le prix normal dépend du taux d'intérêt normal de l'économie (ce que rapporte en moyenne les capitaux mobiliers dans le système) et du taux de plus-value des rentes. Si le taux de revenu normal de l'économie est égal aux taux de plus-value, il est indifférent au possesseur de capitaux de les placer dans les affaires immobilières ou dans les affaires mobilières - mais le prix normal est indétenniné, car dans l'équation qui le fixe figure en dénominateur la différence entre taux de revenu normal et taux de plus-value - différence qui justement s'annule. Lorsque le taux de plus-value est inférieur au ... Walras (Léon), Théorie mathématique du prix des terres et de leur rachat par l'Etat. op. cit. Le travail de Walras est analysé en détail par Guigou: Guigou (Jean-Louis), Pour IlIIe économie de l'espace. op. cit. ; Guigou (Jean-Louis), Analyse éco/lomique de l'utilisatio/l et valeur.f foncières. op. cit. Nous suivons dans ce passage l'exposé de Guigou.
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taux d'intérêt général de l'économie, le prix normal tend vers l'infini, et les possesseurs de capitaux sont incités à placer leurs avoirs en terres, cependant que les propriétaires terriens ont tout intérêt à ne pas vendre pour profiter de la hausse qui se produit spontanément; ils contribuent de la sorte à accélérer le mouvement. Léon Walras montre que dans une telle économie, les capacités d'investissement se trouvent détournées de leur usage normal; elles servent à la thésaurisation et à la spéculation, ce qui est contraire à l'intérêt général. Ainsi donc, dans un. système libéral, le fonctionnement des marchés fonciers, par suite des éléments monopolistiques qu' ils comportent et de la fixation possible des plus-values par les utilisateurs du sol. qui en résulte, éloigne certainement de l'optimum économique. On comprend donc la conclusion de Léon Walras, qui est tout à fait logique même dans l'optique de la libre-entreprise: l'Etat se doit de racheter les terres pour éviter une perversion du système économique. L'hypothèse d'un taux de plus-value de la rente supérieur aux taux moyen de revenu de l'économie n'est pas du tout irréaliste dans le cas où l'on voit une population croissante se disputer des terres de plus en plus indispensables (situation des civilisations agraires traditionnelles), comme dans celui où il est possible de répercuter les plus-values foncières sur les prix pratiqués (on a vu que c'était le cas pour certains secteurs de l'activité urbaine). Les pays développés se trouvent sans doute assez près de la seconde situation. Les pays sousdéveloppés ont le triste privilège de se trouver dans un cadre où la rareté du sol agricole et la rigidité de la demande tertiaire rendent probables des plus-values croissantes aussi bien dans les villes que dans les campagnes. On risque donc de voir le progrès freiné, la croissance bloquée et, en tout cas, tous les bénéfices qu'on peut en attendre confisqués par les propriétaires fonciers: on retrouve les conclusions pessimistes de tous les schémas à deux secteurs économiques dans lesquels aucun feedback ne vient limiter les gains d'un secteur aux dépens de l'autre: c'est ce que soulignaient les classiques qui voyaient s'accroître sous l'effet de la surpopulation l'écart entre propriétaires et exploitants. C'est ce que l'on retrouve chez les socialistes lorsqu'ils dénoncent l'écart croissant entre les revenus du capital et ceux du travail et s'insurgent contre la paupérisation inéluctable. C'est ce que retrouve un certain socialisme contemporain qui prône la municipalisation ou la collectivisation des sols pour éviter à notre civilisation de graves contradictions. Le tableau que l'on dresse ainsi des rapports des marchés de la location et de la propriété n'est cependant pas complet. TIconvient de tenir compte du marché du crédit dont les théoriciens classiques ne disent pour ainsi dire rien. Les biens fonciers constituent des gages de première qualité et le droit hypothécaire permet généralement de les utiliser ainsi avec toutes les garanties possibles.
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Les banques ou les institutions spécialisées accordent facilement des prêts sur les terres et les biens immobiliers. Dans un système à pyramide bancaire, ceux-ci peuvent de la sorte être à l'origine de la création de monnaie. Celle-ci peut se poursuivre indéfiniment si les anticipations de plus-value sur les prix des terrains sont fermement établies: c'est le cas si l'augmentation des rentes est de règle; cela se produit parfois aussi lorsque les revenus de la terre sont stables: on peut toujours supposer qu'ils ne manqueront pas de croître dans un avenir qu'on espère assez proche, ce qui justifie une hausse anticipée des terrains. Le rôle monétaire du marché foncier peut prendre des formes pathologiques: on l'a vu dans des pays neufs, au système bancaire mal intégré et où la pratique des prêts se faisait sans prudence. On connaît les booms spéculatifs qui ont secoué l'histoire de la mise en valeur de l'Amérique du Nord, depuis celui de Chicago, dans les années 1830, jusqu'à celui qui se déclencha en Floride au lendemain de la Première Guerre mondiale. D'autres pays neufs ont éprouvé des poussées de fièvre analogues. Dans les économies contemporaines, le jeu des anticipations foncières et de la création de monnaie est un des facteurs de l'inflation par les coûts, on l'a vu, mais aussi par les revenus; les moyens monétaires gagés sur les terrains et mis à la disposition des particuliers peuvent être utilisés à des fins très diverses. Si les propriétaires fonciers sont nombreux et peu puissants, ils utilisent l'essentiel de leurs gains à des achats de produits de consommation. Il y a de la sorte un semblant de justice sociale, dans la mesure où les profits des opérations foncières sont réparties entre beaucoup, mais l'effet sur l'économie générale est plutôt défavorable. Si la propriété est concentrée entre un petit nombre de mains, une faible partie de la plus-value transformée en moyens de paiements est utilisée pour des achats de biens de consommation: son effet inflationniste est limité, l'essentiel va à des investissements immobiliers ou mobiliers, selon les cas, ce qui contribue à augmenter le capital national. Les fonctions monétaires du marché foncier ont souvent facilité l'attribution aux agents les plus dynamiques des possibilités d'investissement qui leur étaient indispensables pour lancer leurs entreprises. Dans une perspective schumpetérienne, le marché foncier n'est plus alors un élément de dysfonctionnement du système économique: sous la réserve que les crédits qu'il permet d'obtenir et de multiplier soient affectés aux entrepreneurs et utilisés à des tâches productives, il apparaît comme un des éléments fondamentaux du système libéral - non pas celui que décrit la théorie classique, mais celui qui fonctionne réellement depuis le siècle dernier et tient son dynamisme de sa capacité à créer de grandes organisations, ce qui implique la faculté de mobiliser des fonds au moment opportun.
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Il est possible que le fonctionnement du marché foncier soit de la sorte utile à certains moments et que ses aspects négatifs deviennent plus sensibles à d'autres époques. Durant tout le XIXe siècle et les premières décennies du xxe, les crises venaient périodiquement imposer des remises en cause et ruinaient les anticipateurs trop hardis. Cela se traduisait sur le plan foncier par des chutes brutales de prix: elles évitaient la confiscation de tous les bénéfices de la croissance par les propriétaires du sol. Fait négatif, elles favorisaient la concentration des terres entre les mains des banques qui avaient accordé des prêts hypothécaires - les structures foncières de la campagne américaine ont été profondément affectées par ces changements, en particulier lors de la grande crise, comme en témoignent les grands romans de l'époque, Les
Raisins de la colère par exemple. On oublie bien souvent les effets profonds que les politiques de bien-être et de plein emploi ont eu sur le système économique dans son ensemble. Les révisions à la baisse du système des prix ont cessé d'avoir lieu aussi dramatiquement et les anticipations erronées ne sont plus sanctionnées de manière aussi brutale. Les pyramides de crédit construites sur les terrains et les biens immobiliers se développent sans plus guère avoir de rapport avec les revenus qu'on peut en tirer et les valeurs d'usage: dans la plupart des économies occidentales, les investissements fonciers agricoles sont devenus très lourds, l'argent placé ainsi ne rapporte plus que 1,2, 3% au mieux, alors que les taux réels de marché varient de 5 à 10% Le gonflement des prix de la terre est ainsi lié à l'ambiance laxiste que crée, en matière de crédit, une économie qui pardonne trop facilement les erreurs; du même coup, les inconvénients de l'irrationalité du système des prix deviennent plus évidents, et l'organisation de l'espace urbain plus contestable: on le voit à la congestion engendrée par la nécessité plus forte d'intensifier les usages du sol dans les secteurs centraux aux nuisances plus difficiles à contrôleret aux déséconomiesen chaîne plus catastrophiques. Tous les développements théoriques que nous venons de passer en revue s'inscrivent dans la même lignée: ils s'intéressent exclusivement aux décisions d'utilisation d'un sol déjà structuré; ils sont incapables de dire comment les décisions de structuration et les décisions d'adaptation s'enchaînent et se conditionnent: dans le schéma de von Thünen la position de la villeest donnée,comme dans celui de William Alonso la localisation du centre; dans ce dernier cas, on suppose que chaque acteur joue comme si tous ses partenaires s' y trouvaient situés. Ces hypothèses éliminent les effets de pouvoir qui naissent nécessairementde la présence d'acteurs collectifs capables de réunir des ressources importantes et de fixer des règles de comportement. C'est au prix de ces vues simplificatrices que l'on peut analyser le marché foncier comme un marché ordinaire de facteurs de production ou de biens de consommation et qu'on peut le réduire au jeu
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d'automatismes qui impliquent qu'aucun n'est capable d'imposer sa volonté à l'ensemble de ses partenaires. Dans le cas du sol, ces hypothèses sont démenties, on l'a vu, par la faible transparence qui introduit des anticipations inégales et par l'immobilité qui donne à chaque compartiment local des traits monopolistiques. Les imperfections sont telles que l'allocation du facteur terre est nonoptimale dans bien des cas. Comment se rapprocher de cette optimalité ? La réponse que l'on trouve partout, c'est celle de la suppression du marché foncier, ou tout au moins de certaines de ses composantes. Pour Léon Walras et pour les socialistes dont les théories sont proches de la sienne sur ce point, le rachat des terres par l'Etat aboutira à la suppression du marché de vente, mais le marché de location, une fois évités les dérèglements qui tiennent aux anticipations de plus-values, devrait permettre une allocation satisfaisante des terres. N'est-ce pas se montrer trop optimiste? Comment arriver à concilier usages collectifs et usages particuliers, et à déterminer leur répartition optimale? Comment choisir la meilleure structure de l'espace? La solution de la municipalisation ou de la socialisation des sols élimine bien des éléments d'imperfection dans la répartition de la terre entre les usagers, mais elle n'apporte pas de réponse globale au problème posé. Pour régler l'organisation spatiale dans son ensemble, ne faut-il pas rompre complètement avec le principe du marché et se fonder sur une planification physique des sols? C'est ce qui se fait dans les villes socialistesJS: on détermine ce qui est indispensable comme espace pour chaque activité; des grilles indiquent la surface à consacrer à l'habitation, celle à affecter aux usages collectifs sous forme d'espaces de repos, de détente et de loisir et ce qu'il convient de réserver pour la circulation. L'aménagement de l'espace cesse alors d'être une affaire économique: elle est confiée à des urbanistes et à des aménageurs dont les responsabilités sont supérieures à celles de leurs collègues des pays libéraux. Ces derniers établissent les règlements de zoning qui limitent les nuisances d'une part et essaient d'ordonner les espaces publics, ceux de circulation en particulier, en fonction d'affectations économiques qui leur échappent. Dans une économie socialiste, le pouvoir de planification spatiale en zone urbaine est bien supérieur à celui des systèmes libéraux, car il n'est pas le complément limité d'un aménagement automatique par le marché. Est-ce dire que les rentes de situation, de proximité, que les effets de nuisance, les déséconomies et les économies externes sont supprimés? Certainement pas. On risque donc, à ne pas les intégrer dans l'analyse préalable, de faire des choix irrationnels, de dessiner des ensembles où les distances seront par exemple trop fortes et entraîneront des pertes de temps en déplacement. Pour les très grandes villes se .\S On trouvera une réflexion générale sur les méthodes de planification spatiale dans des contextes sans marché dans l'ouvrage deMalisz.Malisz (Boleslaw), Le.çforl1latilJ/z.ç des systèmes d'habitCII, Paris, Dunod, 1972,431 p.
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posent des problèmes de ce genre. Comment sont-ils résolus? Les études sur le sujet manquent. La crise urbaine qui est devenu un des sujets de préoccupation essentiels des sciences sociales dans tous les pays d'Occident a suscité toute une série de réflexions sur les mécanismes et les politiques d'affectation des sols. Les plus nombreuses sont sans doute celles des théoriciens marxistes qui s'efforcent de montrer comment la ville est le théâtre privilégié de la lutte des classes et comment celle-ci s'exprime dans la ségrégation sociale et la répartition des charges entre les différentes composantes de la population. C'est à ce genre de travaux qu'appartiennent le livre de Lojkine36 sur la politique urbaine dans la région parisienne, celui de Manuel Castells37sur la question urbaine ou celui de Lipietz3Msur le problème foncier et la production du cadre bâti. Ces études sont intéressantes dans la mesure où elles soulignent les faiblesses des mécanismes libéraux, montrent leur utilisation par certains groupes et les inégalités qui en résultent. Elles apportent parfois d'utiles innovations théoriques: Lipietz par exemple, en analysant le marché foncier comme lieu où s'affrontent des agriculteurs, des entrepreneurs industriels et commerciaux et des promoteurs, évite la pluralité des motivations économiques des participants qui est si gênante dans le modèle d'Alonso et éclaire l'ensemble du fonctionnement du marché sous l'angle de la recherche du profip.. Le modèle qu'il propose ne diffère cependant pas fondamentalement, dans ses catégories, de ceux que proposent les théoriciens libéraux. C'est un peu la faiblesse de beaucoup de travaux marxistes: ils tirent parti des interprétations de l'économie marginaliste en notant toutes les faiblesses des mécanismes d'allocation qui y sont en œuvre, ils essaient de décrire ceux-ci en employant un vocabulaire nouveau mais ils n'apportent d'autre idée neuve que celle de l'inégalité des pouvoirs dévolus aux acteurs spatiaux. Les ouvrages d'Henri Lefebvre4",de Paul Vieille4. ou d'Alain Medam42, pour n'être pas économiques, sont d'une inspiration plus riche, car on y voit mieux reconnues les difficultés propres à l'allocation du bien limité et rare qu'est la terre: le livre de Medam. est symptomatique de ce point de vue, puisqu'il essaie de comprendre pourquoi le système socialiste, tout en reposant sur des principes opposés à ceux du système capitaliste, n'a pas été capable d'engendrer un ordre urbain qui en soit réellement différent. La ville actuelle lui apparaît dans les deux cas comme génératrice d'une rareté artificielle, .'fi Lojkine ." Castells 3MLipietz ." Guigou £.43. Lefebvre
(Jean), La polirique urbaine dans la région pari.viellne 1945-1972. op. cir. (Manuel), La quesrion urbaine. op. ciro (Alain), Le tribur.f(mcier urbain, op. cir. (Jean-Louis), Analyse écollomique de l'urilisation du sol er valeurs foncières. (Henri),
La révolurion
urbaine.
op. cir" el note
op. cir.
.." Vieille (Paul), Marché des rerraills er sociéré urbaine. Recherche ., Medam (Alain), La ville cellsure. op. ciro
sur la ville de Téhran. op. cir.
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socialement imposée: le marché ou la planification productiviste sont les instruments de cette médiation répressive qui maintient les masses dans l'asservissement. L'idée est fort intéressante mais ne permet pas de résoudre les problèmes de structuration et d'adaptation que pose tout espace: elle nous incite simplement à tenir grand compte de la nature des agents qui interviennent dans l'aménagement urbain et à voir, audelà des motivations explicitées, les significations dont elles sont les instruments. Les théoriciens radicaux du monde anglo-saxon ont peut-être apporté davantage à la compréhension des problèmes urbains: ils ont eux aussi insisté sur les faits de domination, comme William Bunge4J lorsqu'il décrit les rapports de la cité de la superfluité, de la cité du besoin et de la cité de la mort à Détroit. L'apport le plus original n'est cependant pas là: il réside dans l'analyse des externalités, de leur influence indirecte sur l'ordonnance spatiale et de leur utilisation à des fins de ségrégation lorsque la domination d'un groupe sur l'autre devient impossible au même lieu: nous l'avons montré en évoquant les recherches de Kevin COX"et de David Harvey4s.Les travaux de Richard Morrill46 et de Harold Rose" vont dans le même sens bien que l'appréhension des mécanismes y soit moins systématique. Les recherches sur les biens collectifs et sur les externalités se multiplient un peu partout. Elles ne concernent pas directement les marchés fonciers, mais elles aident à comprendre leurs faiblesses et leur inefficacité. Lorsqu'on sait évaluer l'avantage que le groupe retire d'un bien public, lorsqu'on peut mesurer toutes les retombées d'un usage particulier sur l'environnement, on peut corriger le marché en donnant plus de vérité aux prix exigés pour l'usage du sol. La taxation de ceux
qui engendrentles nuisances est à la mode- « les pollueurs seront les payeurs» ! Dans le même ordre d'idée, on essaie de plus en plus de faire supporter par ceux qui les créent les charges dont ils sont responsables: les entrepreneurs parisiens par exemple subventionnent désormais les transports en commun. Peut-on arriver à une formulation synthétique plus satisfaisante de la théorie des marchés fonciers? On voit assez bien les éléments qu'elle devrait inclure - la multiplicité des acteurs, leur statut inégal, les décisions génératrices d' externalités, celles qui structurent l'espace et celles qui s'inscrivent dans une organisation déjà en place et ne la modifient que progressivement. La présence de partenaires inégaux 4.\
Bunge (William),
«
The human geography of Detroit », pp. 49-69 de: Roberge (Robei1) (ed.), La
crise urbaine. A Challenge /0 Geographers, Ottawa, Editions de l'Université 4~ Cox (Kevin), COI!flict. Power alld Politics ill the City. op. cir. 4, Harvey (David), Social Justice alld the City. op. cir.
d'Ottawa,
1974,209
p.
46
Morrill (Richard L.), Wohlenberg (Ernest H.), The Geogral]hy of Poverty ill the United states, New York, Mc Graw Hill, 1971, X-148 p.; Monill (Richard L.), «The Negro Ghetto: problems and
alternatives 47
»,
Geographica!
Rose (Harold M.), 1971, XII.147 p.
The
Review, vol. 55, 1965, pp. 75-84. Black
Ghetto:
a SI]atia!
Belwviora!
Perspective,
New
York,
McGraw-Hili,
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309
exclut qu'on puisse rendre compte de la fonnation des prix par un simple mécanisme automatique. Pour arriver à une situation optimale, la puissance publique doit veiller à faire peser sur chaque participant les charges qu'il suscite et doit taxer les propriétaires qui tirent bénéfice des biens collectifs. Si ces corrections sont apportées, le marché foncier présente un avantage sur les solutions centralisées dans la mesure où les ajustements se font plus rapidement que là où le choix est bureaucratisé. La solution alternative repose sans doute sur le calcul des affectations optimales par programmation linéaire - mais il apparaît douteux que l'on puisse ainsi déterminer facilement une utilisation optimale du sol tant le nombre de facteurs est important. Le dernier point que l'on peut invoquer, c'est l'impérieuse nécessité dans laquelle on se trouve de préciser les rapports du marché des terres et du système de crédit : c'est un des points les plus négligés par la théorie classique. V. LES POLITIQUES
FONCIERES
Il est indispensable après avoir analysé le fonctionnement du marché foncier, ses lacunes et ses imperfections, de voir les actions que l'on a proposées pour améliorer son jeu.H. Les premières mesures sont d'inspiration libérale. Elles ont pour but de corriger indirectement les anomalies les plus criantes. Faciliter les communications dans une aire donnée pour élargir le rayon où les terres sont en compétition et promouvoir la construction de voies ferrées ou de voies routières et autoroutières agrandit l'aire des migrations quotidiennes. Les transformations de la morphologie des villes européennes et américaines s'expliquent ainsi. Mais les effets de cette extension spatiale sont-ils tous bénéfiques? Ne risque-t-on pas d'accroître la superficie soumise à des pressions spéculatives plus vite qu'il n'est indispensable? Dans l'immédiat, on rend plus aisée la solution du problème du logement, mais à tenne, l'organisation territoriale risque d'être gênée par des distances inutilement gonflées. Du côté de la demande, on peut agir par l'octroi de prêts à la construction. On peut également, et sans se départir du libéralisme, moraliser le marché en veillant à ce que la publicité y soit assurée de
.8 Philippe Bernard fournit un tableau des politiques d'inspiration libérale, de leurs motivations et de leur efficacité. Bernard (Philippe J.), structures urbaines et prix du sol, op. cil. ; Bernard (Philippe J.), Le problème foncier el l'aménagement social, op. cil. Le Monde du 5 juin 1973 a fourni des indications sur deux des voies de la politique foncière actuelle: Gilli (Jean-Paul), « Redéfinir les règles pour enrayer la spéculation sur les sols», Le Monde, 5 juin 1973, p. 21 ; Piettre (André), « Un renouveau de la propriété rurale anonyme», Le Monde, 5 juin 1973, p. 20. Sur la question souvent débattue de la socialisation des sols, on trouvera une mise au point dans: Burrough (Roy J.), « Should urban land be publicly owned », Land Economics, vol. 42, 1996, pp. [1-20.
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manière honnête: c'est très important dans un domaine où les biens sont immobiles. La plupart des politiques foncières sortent du cadre du pur libéralisme. Dans la mesure où les biens fonciers sont définis par le droit, on influe sur leur allocation en modifiant les règles d'usage, le régime de la propriété. On peut accorder ou refuser le droit de bâtir, faire varier la hauteur ou la densité des emplois permis, imposer des mesures de zoning; on peut transformer le marché en modifiant le système hypothécaire ou les successions. Durant les années d'après-guerre, la mise au point du droit de la co-propriété a facilité les opérations immobilières offrant des logements de bon standing. Les interventions prennent souvent une forme qui rompt avec la logique pure du marché: c'est le cas chaque fois que des opérations de restructuration s'imposent. Pour éviter que leur coût ne soit excessif, et que quelques propriétaires récalcitrants ne s'opposent à l'intérêt général et ne tirent tout le parti de l'opération, on procède à des expropriations ou on en utilise la menace pour parvenir à conciliation. Dans les zones rurales, ces interventions prennent souvent la forme de remembrements. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les actions de remodelage du cadre urbain sont souvent accompagnées d'une législation qui prévoit la récupération par la collectivité des plus-values qu'elle a créées. On a mis beaucoup d'espoir dans ces mesures mais elles se sont généralement révélées décevantes à l'usage tant il est difficile de procéder à une évaluation satisfaisante de l'avantage. De toute manière, sa récupération intégrale apparaît peu souhaitable si on veut que les zones urbanisées s'équipent rapidement - le financement de la construction est réalisé souvent sur l'anticipation des valeurs supplémentaires que suscite l'opération. On intervient souvent sur le marché en combinant limitation des droits et expropriation: en les faisant se succéder, on évite, sans avoir besoin de moyens considérables, les erreurs que provoquerait une politique à courte vue; on arrête la spéculation dans les zones réservées: c'est le sens de toute la législation française sur les ZUPet sur les ZAC. Ces interventions autoritaires ne sont pas nécessaires là où l'achat des terres a pu être effectué à l'avance par les collectivités; les villes du monde germanique, certaines villes scandinaves se sont ainsi constituées des patrimoines étendus, ce qui leur permet d'agir librement et d'éviter les charges excessives liées à la spéculation. L'expérience montre cependant qu'il est difficile de tenir la balance entre les achats de terrain en avant de la zone de spéculation et les emplois dans les aires où l'urbanisation progresse: la vague de spéculation va souvent si vite que les municipalités s'essoufflent et que leurs réserves foncières fondent rapidement; on l'observe dans les grandes villes allemandes de la vallée du Rhin, à Francfort par exemple. Il arrive que l'on dispose en économie libérale de la pleine maîtrise des sols: cela s'est produit dans certaines stations touristiques,
Chronique de géographie économique
311
celles du Bas-Languedoc par exemple, ou dans certaines stations des Alpes par exemple. L'expérience montre qu'il est même dans ces cas difficile d'arriver à une allocation satisfaisante des terres. Bien souvent, la ville nouvelle manque de ce qui lui donnerait structure et vie. Cela montre à la fois la nécessité des interventions massives sur le marché foncier et le danger qu'il Y a à les multiplier sans avoir une doctrine précise d'aménagement et une théorie qui permette d'en mesurer l'efficacité. L'analyse des marchés fonciers est fondamentale pour comprendre l'ordonnance de l'espace géographique et les politiques d'aménagement qui visent à un meilleur équilibre. L'intérêt de l'étude des mécanismes d'allocation des sols réside d'abord dans la mise en évidence de leur complexité. il est possible d'améliorer les choses par des réformes, mais bien souvent, leurs auteurs se bercent d'illusions: ils ne se rendent pas compte des conséquences de ce qu'ils proposent et ne voient pas quels problèmes concrets il leur faudra résoudre une fois le marché modifié ou supprimé. D'un point de vue plus géographique, l'analyse du fonctionnement du marché conduit à souligner l'opposition entre décisions d'adaptation et décisions de structuration. Elles s'ordonnent en séquences au sein desquelles les effets de causation mutuelle sont multiples. A ne retenir que les faits d'adaptation, la théorie est facile à construire mais elle n'est guère utilisable que pour l'interprétation d'équilibres statiques. Une théorie qui tient compte à la fois des divers types de décisions et de leur imbrication peut beaucoup mieux déboucher sur une appréhension dynamique du réel, mais la formulation en apparaît difficile. Jusqu'à présent, on n'a guère proposé que des modèles de simulation pour comprendre les ordonnances complexes de l'espace. Que donneront-ils lorsqu'on les utilisera pour éclairer les valeurs foncières?
CHAPITREX-1975
PLANIFICATION ET AMENAGEMENT
REGIONALE DU TERRITOIRE
Cela fait plus d'une génération que les géographes se préoccupent des applications de leur discipline. Tant qu'ils demeuraient fidèles aux démarches mises au point à la fin du xrxe siècle, les perspectives qui s'offraient à eux étaient médiocres: ils ne pouvaient guère faire autre chose que de cartographier des données sur lesquelles les autres spécialistes des sciences sociales appuyaient leurs diagnostics et leurs suggestions; pour aller plus loin, il fallait nouer le dialogue avec l'économie, la sociologie, la psychologie et faire de la géographie humaine une discipline des comportements spatiaux, apprendre à lire dans les répartitions le jeu des décisions et des mécanismes qui les conditionnent et assurent leur ajustement, comprendre les processus qui donnent naissance à l'organisation de l'espace et être capables de les projeter dans l'avenir. La nouvelle géographie a permis cette indispensable réflexion sur les bases et les méthodes de la discipline. Grâce aux développements récents, on sait rendre compte d'une situation contemporaine, retracer sa genèse et les étapes de son évolution: il est dès lors possible de la projeter dans l'avenir, de savoir comment elle se transformera si les variables indépendantes restent les mêmes que dans le passé et si les régularités observées ne se démentent pas!. La géographie classique se prêtait mal aux applications dans la mesure où elle était statique. Comment la nouvelle géographie peut-elle servir aux tâches de la planification régionale et de l'aménagement du territoire? C'est la question fondamentale qu'on se pose maintenant. Tous les développements théoriques sont-ils également significatifs pour celui qui prépare des plans? Depuis une quinzaine d'années, les progrès ont été rapides en ce domaine. Ds n'ont pas été au premier chef le fait de géographes: les initiatives sont souvent venues d'ingénieurs ou d'urbanistes confrontés avec les problèmes qu'engendre la croissance urbaine, ou bien encore d'économistes chargés d'atténuer les disparités régionales au sein d'un espace national ou de provoquer la
I
Sur ce point. on se reportera
Lettres,
1964.
162 p.
à mon E.vsai .vur l'évolution
de la géographie
humaine.
Paris, Belles
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Paul Claval
croissance dans telle ou telle zone d'interventionz. Les géographes restaient confinés dans la planification physique. Petit à petit, leur optique a changé, ils ont appris à intégrer les résultats de la recherche récente et les pratiques mises au point par les aménageurs en un corps de principes et de démarches ordonnées. L'art de la planification régionale a fait suffisamment de progrès pour qu'on puisse le présenter d'une manière cohérente et claire. Jusqu'à présent, il s'appuie davantage sur les acquis de l'économie que sur ceux des autres disciplines sociales, mais la situation évolue vite. Des manuels permettent aujourd'hui d'aborder aisément le domaineJ: les ouvrages anglais et américains sont nombreux; certains présentent le problème sous un angle essentiellement historique, ce qui permet de mesurer le progrès et de voir la logique du développement'; la plupart adoptent un plan z Sur ce point. mais surtout pour ce qui se rappol1e à la Grande-Bretagne, on se reportera au récent du territoire en ouvrage de Peter Hall. J'ai déjà indiqué le rôle des économistes dans l'aménagement France: Hall (Peter), Urban and Regional Planning, Harmondsworth, Penguin Books, 1974, XVIII312 p. ; Claval (Paul), « Les économistes, les sociologues et les études régionales », pp. 20-29 de Claval (Paul), Juillard (Etienne) (ed.), Région et régionalisation dans d'autre.f science,f sociales, Palis, Dalloz, 1967,99 p. ; Claval (Paul), «Les théories économiques de la région », pp. 133-150 de Provinces et régitms. Tome I : La réforme régionale, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Reims, n° l, Reims, 1969. .' La littérature sur ,'aménagement du territoire est à la fois abondante et décevante en français. Elle est faite d'analyses économiques (BoudevilIe en particulier), de traités géographiques (Labasse), d'ouvrages de présentation, de critique ou d'apologétique sur ce qui se fait en France (Damette, Guichard, Monod, Trintignac, Delmas, etc.). Les premières publications sont déjà anciennes (George, Gottmann). On trouvera une vue d'ensemble développée par des étrangers dans Allen et Mac Lennan et dans Hansen. Allen (Kevin), Mac Lennan (M.C.), Regional Problemf and Politics in Italy and France, Beverly Hills, Sage, 1970, XVI-352 p.; Boudeville (Jacques-R.), Les espaces economique.f, Que sais-je? n° 950, 1961, 128 p.; BoudevilIe (Jacques R.), Le,f programmes économiques, Que saisje? n° 1073, Paris, P.U.F., 1963, 128 p.; Boudeville (Jacques-R.), Problems of Regional Economic Planning, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1966, 192 p.; Boudeville (Jacques-R.), Aménagement et polarisation, Paris, Marie-Thérèse Génin et Librairies Technqies, 1972, 279 p.; Damette (F.), Le territoire français. Son aménagement, Paris, Editions Sociales, 1969, 146 p. ; Dessus (G.), George (P.), Weulersse (J.), Matériaux pour une géographie volontaire de l'industrie ji"ançaise, Paris, A. Colin, 1949, 179 p. ; Delmas (CI.), L'aménagement du territoire, Que sais-je? n° 987, Paris, P.U.F.. 1962, 128 p. Edition nouvelle rédigée par Jérôme Monod et Philippe de Castelbajac, 1971; Gravier (J.F.), L'aménagement du territoire et l'avenir des régions françaises, Palis, Flammarion, 1964, 336 p. ; Gravier (J.F.), Economie et organi.mtion régionales, Paris, Masson, 1971, 215 p. ; Guichard (Olivier), Aménager la France, Paris, Laffont-Gonthier, 1965, 246 p.; Hansen (Niles M.), French Regional Planning, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1968, XVI-319 p.; Labasse (Jean), L'organisation de l'espace, Palis, Hermann, 1966, 605 p.; Monod (Jérôme), Tran.iformation d'un pay.f. Pour une géographie de la liberté, Paris, Fayard, 1974, XVI-187 p.; Philiponneau (Michel), Géographie et action. Introduction à la géographie appliquée, Paris, Armand Colin, 1960, 227 p.; Trintignac (A.), Aménager l'hexagone. Villages, villes, régions, Paris, Editions du Centurion, 1964, 303 p. Pour suivre l'évolution des idées, des politiques et des institutions qui touchent à l'aménagement de la France, on dispose d'une série d'annuaires précieux: Aménagement du territoire et développemellt régional, Grenoble, Institut d'Etudes des Politiques, Paris, La Documentation Française, ,7 tomes publiés depuis 1967. Il s'agit
en particulier
de : Cumberland
(John
H.),
Regional
Development
Experiences
and
Prospects
in tlie United States of America, Paris et La Haye. Mouton, 1971, XVI-170 p. ; Hall (Peter), Urban and Regional Policy in Britain, Londres, George Allen and Unwin, 1969, 280 p. ; Petrella (Riccardo) (ed.), Le développement régional en Europe, Paris, La Haye, Mouton, 1972, IX-479 p.; Sant (Morgan) (ed.), Regional Policy and Planning for Europe, Lexington (Mass.), Heath, 1974, IX-170 p.; Taylor (John) (ed.), Planning for Urban Development; British Perspectives on the Planning Process, New York, Praeger, 1972, X-194 p. A titre de comparaison, et pour d'autres aires, on consultera: Caire (Guy), «
La planification régionale en Union Sociétique », pp. 143-178 de Aménagement du territoire et
développement régional III, Paris. La Documentation Française, 1970 ;Chaline (Claude), « L'aménagement du territoire en Grande-Bretagne ». pp. 125-166 de Aménagement du territoire et développemellt régional Il. Paris, La Documentation Française, 1969; Coing (Henri), «Organisations décentralisés d'études et de planification aux Pays-Bas », pp. 649-688 de Aménagement du territoire et développement régional III, Paris, La Documentation Française, 1970; Croisat (M.), «L'expérience
Chronique de géographie économique
315
systématiques. Ils ont une structure générale commandée par les réflexions modernes sur les systèmes: les sociétés sont des systèmes québécoise
en matière de régionalisation », pp. 688-705 de Aménagement du territoire et développement régional Ill, Paris, La Documentation Française, 1970; Jobert (B.), « Organisations décentralisées d'études et de planification en Allemagne », pp. 535-582 de Aménagement du territoire et développement régionall/l, Paris, La Documentation Française, 1970; Okuda (Y.), Nozawa (H.), « Les problèmes de la politique d'aménagement du territoire au Japon », pp. 407-444 de Aménagement du territoire et développement régional Vil, Paris, La Documentation Française, 1974; Pred (Allan R.), « Urbanisation, domestic planning problems and Swedish geographic problems ", pp. 1-76 de Board (Chtistopher) et al., Progress in Geography V, Londres, Arnold, 1973; Roig (Charles), « L'évolution de la planification urbaine aux Etats-Unis )', pp. 167-214 de Aménagement du territoire et développement régional Il, Paris, La Documentation Française, 1969; Strong (Anne-Louise), Planned Urban Environments: Sweden, Finland, the Netherlands, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1971, XXXIV406 p. s On peut les ranger en deux grandes catégories; ceux qui se contentent de tracer un bilan des problèmes, des méthodes d'études ou des solutions et ceux qui font la part belle à l'analyse des systèmes. A la première catégorie se rattachent; Bendavid (Avrom), Regional Economic Analysis for Pratictioners: an Introduction to Common Descriptive Methods, New York, Praeger, XXII, ]95 p.; Blunden (John), Brook (C.), Edge (G.), Hay (A.) (ed.), Regional Analysis and Development, Londres, Harper and Row, 1973,318 p.; Branch (Melville C.), Comprehensive Urban Planning: a Selective Annotated Bibliography with Related Materials, Beverly Hills, Sage, 1970, 480 p. ; Burton (Michael J.) (ed.), The Spirit and Purpose of Planning, Londres, Hutchinson, 1974,233 p.; Catanese (Anthony U.), Scientific Methods (if Urban Analysis, Urbana (111.), University of Chicago Press, 1972, 336 p.; Cowan (P.), The Future of Planning, Beverly Hills, Sage, 1973, vol. l, 182 p. ; Dunham (David M.), Hilhorst (Jos G.M.) (ed.), Issues in Regional Planning: a Selection (if Seminal Paper.v, Paris, La Haye, Mouton, 1971 ; Glasson (John), An Introduction to Regional Planning, Londres, Hutchinson, 1974, XlII337 p.; Hall (Peter), The Theory and Practice of Regional Planning, Londres, Pemberton, 1970; Hufschmidt (Maynard M.) (ed.), Regional Planning. Challenge and Prospects, New York, Praeger, 1969, XXV-396 p. ; Hughes (James) (ed.), New Dimensions in Urban Planning: Growth Controls, New Brunswick (N.J.) Rutgers University, 1974,246 p.; Krueckeberg (Donald A.), Silvers (Arthur L.), Urban Planning Analy.vis. Methods and Models. New York, John Wiley, 1974, XX-486 p.; Ratc1ife (John), An Introduction to Town and Country Planning, Londres, Hutchinson, 1974, XlI-378 p.; Roberts (Margaret), An Introduction to Town Planning Technique.v, Londres, Hutchinson, 1974, VIII-406 p.; White (Brenda), The Literature and Study (if Urban and Regional Planning, Londres, Routledge and Kegan, 1974, XI-223 p. A la deuxième catégorie se rattachent; Catanese (Anthony J.), Steiss (Alan W.), Systematic Planning: Theoryand Application, Lexington (Mass.), D.C. Heath, 1970, XVIII-376 p. ; Chadwick (George), A System.v View of Planning Proces.v, Oxford, Pergamon Press, 1971, XIII-390 p.; Cripps (E.L.) (ed.), Space-time Concepts in Urban and Regional Models, Londres, Pion, 1974, 237 p.; Forrester (J.W.), Urban Dynamics, Cambridge (Mass.), the M.I.T. Press, 1969, XIII-286 p.; Hamilton (H.R.), et al., Systems Simulation for Regional Analysis. An Application to River Basin Planning, Cambridge, the M.l.T. Press, 1969, XII-407 p.; Hilhorst (Joe G.M.), Regional Planning: a Sy.vtem.v Approach, Rotterdam, University Press, 1971, XIV-151 p.; Inbar (Michael), Stoll (Clarice S.), Simulation and Gaming in Social Science, New York, the Free Press, 1972, XIV-313 p.; Judge (George G.), Takayama (Takashi) (ed.), Studies in Economic Planning over Space and Time, New York, American Elsevier, 1973, XlI- 727 p.; Kuenzlen (Martin), Playing Urban Games. The System Approach to Planning, Boston, Press, New York, George Braziller, 1972, 119 p.; La Patra (Jack W.), Applying the Sy.çtems Approach to Urban Development, Stroudsburg (Pa), Dowden, Hutchinson and ross, 1973" IX296 p. ; Lee (Colin), Models in Planning. An Illfroduction to the Use (if Quantitative Models in Planning, Oxford, Pergamon Press, 1973, X-139 p.; McLoughlin (J. Brian), Urban and Regional Planning. A Systems Approach, Londres, Faber and Faber, New York, Praeger, 1969, 331 p. Traduction française: Planification urbaine et régionale, Paris, Dunod, 1972, XVI-335 p.; Mesarovic (Mihajlo D.), Reisman (Arnold) (ed.), Sy.vtems Approach and the City, New York, American Elsevier, 1972, XVII-481 p.; Taylor (John L.) "Urban gaming simulation systems", pp. 135-171 de Board (Christopher) et al., Progress in Geography 1/1, Londres, Arnold, 1971; Wilson (A.G.), Urban and Regional Models in Geography and Planning, Londres et New York, John Wiley, 1974, XIV-418 p. A ces ouvrages consacrés à la planification, il convient d'ajouter des traités d'économie régionale ou urbaine qui les complètent: Brown (Alan A.), Licari (Joseph A.), Neuberger (Egon), Urban and Social Development Economics in Market and Planned Economies, vol. I: Policy, Planning and Development, New York, University of Windor Press, 1974, XXVI-447 p.; Brown (Douglas M.), Introduction to Urban Economics, New York. Academic Press, 1974, XlI-301 p.; Edel (Matthew), Rothenberg (Jérôme) (ed.), Readings ÙI Urban Economics, New York, Macmillan, 1972, VI-602 p. ; Goodall (Brian), The Economics of Urban Areas, Oxford, Pergamon Press, 1972, XlI-379 p.; Greenberg (Michael R.) (ed.), Readings in Urban ECO/lOmic.v and Spatial Patterns, New Brunswick (N.J.), Rutgers University, 1974, 286 p. ; Grieson (Ronald E.), Urban Economic.v, Readings and Analysis, Boston, Little Brown, 1973, X-453 p. ; Harris (CUl1is C. Jr.), Hopkins (Franck E.), Locational
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Paul Claval
où toutes les décisions ont des implications spatiales; ainsi s'explique leur implantation et la manière dont elles se modifient avec le temps. Faire de la planification spatiale, ce n'est pas déterminer un état idéal vers lequel le corps social devrait tendre et dont il ne bougerait plus ensuite, mais évaluer les avantages et les inconvénients de l'évolution spontanée et prévoir un système (un sous-système pour être plus précis) qui corrige les erreurs et remodèle l'évolution de manière à la rendre aussi conforme que possible aux objectifs que se donnent la collectivité, le gouvernement ou toute autre instance chargée de prévoir le futur et de définir les politiques indispensables à la réalisation des idéaux retenus. La planification spatiale cesse d'être radicalement différente des autres formes de la planification. Elle appartient à la grande famille des démarches par lesquelles les sociétés complexes coordonnent les actions échelonnées dans le temps'. Dans une telle optique, la planification distingue deux secteurs dans le corps social: celui des décideurs sur lesquels elle est sans action; celui des décideurs et des décisions sur lesquels elle a le pouvoir d'influer. On avait coutume d'opposer des planifications autoritaires dans lesquelles l'autorité centrale peut tout et des planifications indicatives dans lesquelles l'évolution est prévisible, mais où le système politique ne dispose que de la persuasion pour arriver à ses fins. La réalité est plus complexe: les différentes situations s'échelonnent sur un continuum: à une extrémité, on trouve la centralisation absolue; tout le développement social et spatial est aux mains d'un décideur unique; il Y a confusion entre le système social global et le système de planification; à l'autre extrémité, il y a la décentralisation absolue; le sous-système de planification décrit le présent, prévoit l'avenir mais est incapable de modifier le sens de l'évolution. Un système centralisé à la manière soviétique est assez proche du premier terme, mais une part des décisions lui échappe pourtant - les agents économiques travaillent plus ou moins bien, plus ou moins volontiers; ils sont rebelles à certains déplacements ou bien migrent à contresens de ce qui est jugé Analysis: an Interregioool Econometric Model of Agriculture, Mining, Manufacturing and Service.f, Lexington (Mass.). Lexington Books, 1972, XIV-303p.; Heilbrun (James), Urban Economics and Public Policy, New York, Saint Martin's Press, 1974, XVI-380 p.; Hirsch (Werner Z.), Urban Economic Analysi.f, New York, McGraw Hill, 1973, XVIIl-450 p.; Hoover (Edgar M.), An llllroduct;on to Regional Economics, New York, Alfred A. Knopf, 1971, XV-395 p.; Hoyle (B.S.), Spatial Aspects of Development, New York, John Wiley, 1974, XVI-372 p.; Isard (Walter), Introduction to Regional Science, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1975, XXII-506 p.; Kain (John F.), Meyer (John R.) (ed.), Es.mys in Regional Economics, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971, X-412 p.; Killbridge (Maurice D.), O'Block (Robert P.), Tepilitz (Paul V.), Urban Analy.fis, Boston, Harvard University Graduate School of Business Administration, 1970, XV-332 p.; Mills (Edwin S.), Urban Economic.f, Glenview (Ill), Scott, Foresman and Co., 1972, X-277 p.; Nourse (Hugh O.), Regional Econmnics, New York, McGraw Hill, 1968, 247 p.; Orr (Frédéric J.), Cullingworth (J.B.) (ed.), Regional and Urban Studies: a Social Science Approach, Beverly Hills, Sage, 1969,282 p. ; Rasmussens (David W.), Urban EcmlOmic.f, New York, Harper and Row, 1973, VIII196 p. ; Richardson (Harry W.), Regional Economics. Location Theory, Urban Structl/re and Regional Clllmge, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1969, XII-457 p.; Richardson (Harry W.), The Economics of Urban Size, Lexington (Mass.), Heath Lexington, 1973, VII-243 p. fi
Hall (Peter), Urban and Regional Planning. op. cit. Toute l'évolution récente des idées sur la
planification
est clairement
présentée
dans cet ouvrage.
Chronique
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souhaitable; ils sont aussi des consommateurs et leurs choix en ce domaine sont libres: on peut les prévoir statistiquement, mais il est difficile de les modifier d'un trait de plume. Dans un régime de libéralisme extrême, l'impact direct de l'élaboration des plans est nul, mais son impact indirect est quelquefois notable; les agents économiques modifient leurs anticipations et leurs projets en fonction de l'image du futur que dessinent les prévisions de la planification ten.itoriale. La tâche des planificateurs n'est donc pas terminée lorsqu'ils ont achevé de prévoir et de proposer des choix: elle se prolonge par l'appréciation de l'efficacité de l'intervention; elle se complique par l'analyse des interférences entre les horizons des divers groupes qui sont affectés par l'opération. Elle prend ainsi une dimension politique qui a été longtemps négligée: dans une société où tous les problèmes semblaient pouvoir se résoudre grâce à une bonne information et à une bonne gestion, il suffisait de savoir bien planifier pour satisfaire tout le monde. A partir du moment où les groupes ont des objectifs qui ne sont pas compatibles, le choix des orientations futures implique toujours arbitrage entre des valeurs incomparables et des intérêts qui ne s'expriment pas sur une échelle unique: la planification territoriale est, comme toutes les planifications sociales, un des aspects fondamentaux de l'activité politique. A l'instant où les géographes arrivent enfin à proposer des schémas élaborés selon les techniques les plus modernes, ils se trouvent précipités dans les querelles et les tensions qui déchirent la société. Ce n'est pas aux techniciens qu'incombent les choix fondamentaux, mais leur responsabilité est tout de même lourde: ils éclairent les conséquences lointaines des décisions présentes, ils indiquent la portée des options prises en chaque circonstance. Leurs projets sont donc volontiers critiqués. Le travail du planificateur se fait désormais dans un univers où dominent la méfiance et les mauvais sentiments. il lui faut en prendre son parti: c'est un aspect normal de la situation dans un système démocratique'. Sans cela, le planificateur ne serait-il pas tenté de relâcher son effort critique et de proposer les solutions qui sont pour lui les plus faciles à élaborer même si elles ne sont pas les meilleures? Comment est donc née la pratique moderne de la planification? A quels besoins répond-elle? Quels problèmes pose sa généralisation? Ce sont les points sur lesquels nous allons nous étendre maintenant un . peu.
,
C'est un problème très souvent évoqué dans la presse. Sur les effets des changements d'attitude à l'égard de la planification urbaine, on trouvera une bonne illustration dans Wolpert: Wolpert (Julian), Ginsberg (Ralph), « The transition to interdependance in locational decisions », pp. 69-80 de Cox (Kevin R.), Golledge (Reginald G.) (ed.), Behavioral Problems ;'1 Geography, Evanston (III.), NorthWestern University, Studies in Geography, n° 17, 1969.
318
Paul Claval
I. L'EMERGENCE DU BESOIN DE PLANIFICATION TRANSITION A LA SOCIETE POST-INDUSTRIELLEH
ET LA
L'aménagement du territoire n'est sans doute pas une activité nouvelle dans les groupes humains: les structures agraires que l' histoire et la géographie rurales expliquent naissent de modèles sociaux d'organisation; elles varient avec les techniques mobilisées pour cultiver et élever, avec les règles de la dévolution et de la succession des richesses, du sol et du pouvoir; elles reflètent le jeu des institutions et les règles du droit. Une structure agraire est une certaine façon d'aménager l'espace; elle résulte souvent d'essais et d'erreurs, témoigne d'une longue évolution; lorsqu'elle est au point, elle peut servir de patron à ceux qui cherchent à créer de nouveaux terroirs, à coloniser de nouvelles terres; selon la forme du pouvoir, l'aménagement de l'espace est alors œuvre collective ou œuvre individuelle. Dans son essence, ce n'est pas quelque chose de très différent de ce que l'on appelle dans nos sociétés aménagement de l'espace et qui y apparaît comme un besoin neuf. Pourquoi ce paradoxe? Dans les sociétés traditionnelles, les problèmes essentiels d'organisation de l'étendue se posent d'abord au niveau des collectivités territoriales de base: les paroisses, les communautés locales doivent structurer les terroirs de façon à faire face à tous leurs besoins; elles y parviennent en diversifiant les cultures, par l'autarcie donc, ou par une certaine spécialisation qui permet d'acheter ce qu'on ne peut produire en vendant ce pour quoi on est bien placé. La communauté rurale satisfait ainsi les aspirations immédiates; elle doit également veiller à l'avenir: elle se trouve donc tout naturellement conduite à la prudence dans l'exploitation; il est rare qu'elle ne pratique pas, sous une forme ou sous une autre, la conservation des ressources. Au niveau des sociétés encadrantes et du pouvoir politique, les problèmes d'organisation fondamentale de l'espace sont beaucoup plus restreints: ils concernent parfois l'agriculture - dans les sociétés hydrauliques, l'Etat prend à sa charge les équipements d'irrigation qui ne peuvent être menés à bien par les communautés paysannes - mais les grandes réalisations sont toujours restées rares même dans des pays où toute l'agriculture repose sur l'utilisation de terroirs irrigués. La plupart des tâches d'aménagement propres à la société encadrante ne concernent que la vie de relation: le Prince doit veiller au bon état des routes, des voies navigables, des ports s'il veut connaître ce qui se passe sur ses terres et favoriser l'essor du commerce qui lui apporte une part importante de ses ressources. Il prend donc les mesures essentielles en ce qui concerne les réseaux de voies. Est-ce déjà de l'aménagement du territoire? Pas tout à fait: il s'agit d'une tâche technique, d'une . Pour ce paragraphe, on pourra se rapporter à : Claval (Paul), 568 de l'Ellcyclopédie
Ullive,..~elle Larol/s.~e, Paris, 1971.
«
Aménagement
du territoire
», pp. 564-
Chronique de géographie économique
319
opération dont on n'a pas à mesurer toutes les implications spatiales dans un calcul complexe. Les rares domaines où les calculs se font plus subtils et évoquent déjà l'aménagement du territoire au sens moderne du terme sont ceux où il faut modeler plusieurs champs d'activité à la fois: en matière stratégique par exemple, la fortification d'une frontière implique à la fois la construction de redoutes isolées, la création ou le renforcement des enceintes qui protègent les villes, l'évacuation pelmanente de certaines zones et à l'inverse, le peuplement des régions où l'on doit pouvoir recruter rapidement les troupes dont on a besoin9 : que l'on pense à l'action systématique menée sur les confins militaires par la monarchie autrichienne lorsqu'elle gagne progressivement sur l'Empire
ottoman,
au tournant
des XVUCet XVIUCsièclesl.
!
Les besoins de l'aménagement du territoire n'apparaissent vraiment qu'avec la révolution industrielle et l'ouverture générale de l'espace qui en est corrélative. Les vieilles autarcies disparaissent. Dans le monde rural, les productions ne sont plus destinées à la consommation directe; elles sont vendues sur un marché dont on n'est pas maître: lorsque les prix baissent, il faut réduire les frais, si bien que certaines des pratiques courantes jusqu'alors pour éviter les risques d'érosion ou d'épuisement des sols doivent être abandonnées. Le souci du lendemain devient d'ailleurs moins lancinant: dans un monde où les opportunités urbaines se multiplient, l'avenir de la famille et de la communauté locale cesse d'être lié au terroir qui les a jusque-là fait vivre. L'organisation de l'espace agricole est commandée par le jeu du marché et les ajustements et corrections volontaires que l'on qualifie justement d'aménagement du territoire disparaissent à l'échelle locale; rien ne vient encore les remplacer à l'échelle de la nation ou du grand marché international. Dans le domaine industriel, l'évolution va dans le même sens: la localisation des activités est commandée par la recherche du. point de coût minimum ou par celle de l'accessibilité la plus grande à la clientèle ou aux secteurs d'amont et d'aval. Le problème d'aménagement ne se pose qu'à l'intérieur de la firme où l'on essaie de tout disposer pour l'efficacité, et dans l'espace qui l'entoure immédiatement lorsque l'entrepreneur se trouve dans l'obligation de loger ses employés. Au niveau de la ville, les grandes opérations volontaires se limitent souvent au tracé de la voirie: la croissance est affaire de lotisseurs ou de promoteurs et l'équilibre spatial général est commandé là aussi par le principe du marché. Dans une première phase, la révolution industrielle modifie donc l'échelle d'ajustement des phénomènes sans créer de nouveaux besoins et surtout de nouvelles pratiques d'aménagement volontaire. Pourquoi 9
N'est-ce point ce qui fait de Vauban le premier aménageur? appliquée
" C'est ce géogrtlphie
que rappelle la thèse d'André Blanc: Blanc (André), lA Croatie occidentale. Etude de humaine,
au Canada",
Mélange.~ géographiques
Philipponeau (M.), « Vauban et la
iléographie
Paris, Institut d'Etudes
slaves. 1957.498
(]!fens el Raoul Blanchard, p.
Québec,
1959.
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en aurait-on besoin d'ailleurs? Le mécanisme du marché ne garantit-il pas l'allocation optimale des ressources? Ne conduit-il pas à l'architecture économique d'ensemble la plus favorable sans qu'il soit indispensable de prévoir la coordination des branches? Il n' y a que quelques secteurs d'activité où on ne peut laisser faire les mécanismes de l'économie libérale: en matière de construction des voies de communication, de voies ferrées par exemple, la puissance publique est tenue d'intervenir pour assurer les expropriations; elle s'interroge sur leur bien-fondé et cherche à prévoir l'impact des équipements sur les régions traversées; c'est l'amorce d'une action d'aménagement, mais elle est bien modeste. Les insuffisances de l'organisation de l'espace qui résulte du jeu des automatismes économiques ne tardent pas à se manifester. La concurrence devient désastreuse pour beaucoup de producteurs agricoles; elle est d'autant plus dure que les fermiers des prairies du Nouveau Monde pratiquent une agriculture brutale, sans aucun souci de ménager le sol; les pays d'Europe occidentale sont obligés de les suivre sur cette voie ou bien de se protéger par des barrières douanières, ce qui revient à reconnaître que dans certains cas, le libéralisme ne conduit pas à la solution la meilleure pour la collectivité. Mais les causes essentielles d'insatisfaction se manifestent ailleurs: l'environnement urbain est de plus en plus déplorable; ses qualités esthétiques sont sacrifiées, la pollution atmosphérique provoquée par l'emploi du charbon s'accroît; l'extension des espaces bâtis provoque l'allongement des trajets, la congestion des centres, et nécessite donc le recalibrage de la voirie et la création de transports en commun modernes. Les déséquilibres régionaux se creusent, la dépopulation des campagnes conduit dans certains cas à la désertion. Les métropoles se gonflent sans cesse et leur coût pour la collectivité augmente. La spécialisation intégrale à laquelle conduit le principe du marché se révèle désastreuse en cas de crise: toute une région se trouve frappée en même temps, si bien que la misère y atteint des proportions dramatiques et qu'il n'existe rien sur place pour la soulager. Dès l'époque d'Alfred Marshall, les économistes ont compris que la plupart des activités économiques sont très libres dans leur localisation; elles ne dépendent guère de leurs sources d'approvisionnement ou de leurs débouchés. Est-il donc rationnel de voir l'accumulation humaine se poursuivre au-delà de certaines limites? On parle d'économies externes; jusqu'à quel point justifient-elles le gigantisme? Celui-ci ne tient-il pas tout autant à l'imparfaite information des entrepreneurs sur les opportunités qui leur sont offertes? On commence à douter de l'efficacité de l'économie libérale. Dans la première moitié du Xxc siècle, l'évolution des attitudes se précipite: dans le cadre de l'Etat libéral, la réalisation d'espaces où l'égalité devant la loi est parfaite rend de plus en plus facile le jeu des mécanismes de marché qui poussent à la spécialisation et à la polarisation des activités. Les préoccupations sociales se font plus
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vives: l'Etat ne peut laisser la répartition des revenus à la seule logique du marché du travail et des marchés de facteurs de production. TIessaie de les corriger en pratiquant une certaine redistribution: le voilà qui intervient directement dans les équilibres économiques. Cela a des implications spatiales, comme d'ailleurs en ont les nationalisations ou les prises de participation qui se multiplient dans certains secteurs. Si les mécanismes de marché ne conduisent pas à l'allocation optimale des ressources et des revenus entre les catégories sociales, ne donnent-ils pas naissance à une géographie qui s'éloigne du meilleur état possible? Bon nombre de coûts ne peuvent être pris en considération dans une économie libérale. L'écart entre les coûts sociaux, les coûts écologiques et les coûts économiques est souvent notable: c'est là la source de distorsions graves dans l'équilibre spatial. Ainsi, en peu d'années, l'opinion publique prend-elle conscience des méfaits de l'excessive concentration, et, à l'inverse, de la désertification de certaines zones; elle s'indigne du gaspillage des ressources, de l'érosion des sols; elle découvre un peu plus tard la gravité des pollutions qui la menacent de partout. Parmi les choix politiques que doit faire toute société, il en est donc qui touchent à la manière de structurer l'espace et pour lesquels on ne peut s'en remettre totalement aux mécanismes d'ajustement automatique des décisions. Selon que le régime politique est plus ou moins critique à l'égard du système de marché, la part de l'action volontaire est plus ou moins forte, mais ce qui est universel, c'est l'émergence, parmi les grands problèmes que doit résoudre le politique, de ceux de l'aménagement de l'espace. Pour répondre à des questions qui se posent à des échelles très variées, il faut disposer de moyens d'étude appropriés: la planification régionale naît de ce besoin. Il.
LES ORIGINES DE LA PLANIFICATION LA PLANIFICATION PHYSIQUE
REGIONALE:
La planification territoriale a précédé l'apparition des problèmes d'aménagement de l'espace à l'échelle des économies modernes qui en expliquent l'importance actuelle. Sous ses premières formes, elle n'analyse pas de mécanismes, de processus, elle saute tout de suite à la conclusion: elle s'exprime toute entière dans une carte ou dans un plan qui indiquent ce qu'il convient de faire et où il convient de le faire. Cette planification se situe hors du temps; elle travaille dans l'absolu. AVe£ les effets néfastes de l'industrialisation, le problème change de nature, mais le pli ne se modifie pas immédiatement.
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La planification physique normative, ou utopique/J
La planification physique est d'abord le fait de l'architecte auquel on demande d'étendre ses dessins pour englober tout un quartier ou toute une ville; elle peut aussi être conduite par un arpenteur ou un lotisseur qui prend en charge la création ex nihilo d'un environnement urbain. A ces besoins, il est difficile de répondre autrement que par un dessin, une esquisse de l'organisation de l'espace, ou plus simplement, un schéma précisant les utilisations du sol et indiquant le tracé des voies. Les motifs utilitaires ont longtemps prédominé: le succès des plans rectangulaires en est la preuve. La réflexion sur ce qu'est la ville, sur la manière dont elle sert l'économie régionale et dont elle doit s'articuler sur l'extérieur est réduite au minimum: on se contente généralement de prévoir des places pour les manifestations collectives et de grouper autour de l'une d'elles la plupart des institutions officiellesmairie, palais du gouverneur, église, citadelle, marché, etc. Ce mode de planification était connu des Anciens
- que
l'on pense à Hippodamos de
Milet, ou aux arpenteurs romains. Il revit au Moyen Age chez les créateurs de bastides dans le Sud-Ouest ou en Angleterre, et plus tard chez tous les Européens qui créent des établissements nouveaux dans les terres qu'ils ouvrent à leur commerce et à leur influence. La Renaissance donne cependant une dimension nouvelle à ce genre de travailu. Ludovic Sforza demande au Filarete de lui dessiner le plan d'une ville idéale: Sforzinda ne répond pas seulement à un besoin utilitaire; elle est traduction dans l'espace d'un rêve, d'une nouvelle manière de concevoir l'organisation du monde. Durant toute la deuxième partie du Xye siècle et la première partie du XVI",les grands peintres dessinent des paysages urbains qui sont déjà ceux du classique ou du baroque: au moment où ils les représentent, ils les imaginent. La ville baroque naît de la volonté de matérialiser ces décors rêvés. Elle traduit une espèce d'utopisme esthétique qui explique la primauté donnée à l'artiste, au concepteur. Tous les grands génies de la Renaissance ont désiré s'exprimer ainsi dans des créations urbaines: Léonard de Vinci brosse le plan de toute une région, Albert Dürer dessine une ville idéale, Michel-Ange prévoit les fortifications de Florence. Tous songent déjà aux longues perspectives harmonieuses dont Sixte Quint est le premier à avoir fait un principe du nouvel urbanisme, à la fin du XVIesiècle. Au XYlICet au XVIII"siècles, les besoins en matière de planification spatiale d'inspiration esthétique sont multiples: ils naissent de la Il Sur les planifications de type normatif et utopique, (Charles L.), « Determinants of the size and spatial Science As.weilllion, vol. XXII, 1969, pp. 7-28. 12 L' histoire des utopies urbaines est bien présentée urbaine à l'Antiquité et à la tradition juive, mais je coupure nette. Rosenau (Helen), The Idelll City. Ils Row, 1972.2< ed., 176 p. (I"' ed. : 1959).
l'inspiration première form of urban areas
me vient de Leven. Leven ", Papers (!f Ihe Regional
par Helen Rosenau. Elle fait remonter l'utopie pense qu'on peut placer à la Renaissance une Architeclural Evolurion, New York, Harper and
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création de villes neuves, de l'agrandissement rapide des capitales, de la construction de palais et de résidences. Avoc le développement de l'architecture paysagère, on sort du cadre urbain. La campagne, les bois sont traités comme des motifs de composition. Dans le courant du XVIII" siècle, le succès de ces aménagements est tel qu'ils finissent par affecter dans certains pays une part importante de la superficie totale - plus de 10% parfois dans la campagne anglaise après l'engouement pour les
créations de Bridgeman, Kent, Brown,W oods et Repton. Au courant de l'urbanisme esthétique se joint un courant utopique dont le contenu social est plus dense. TIest déjà présent au XVIesiècle avec Thomas More, se prolonge par la Christianopolis de Johann Valentin Andreae, la Cité du Soleil de Campanella ou la Nouvelle Atlantis de Bacon. Au xvme siècle, fait nouveau, l'inspiration sociale touche les grands visionnaires de l'architecture: les œuvres dessinées de E. L. Boullée et de Nicolas Ledoux, et les salines d' Arc-et~Senans du second en témoignent. Le mouvement prend de l'ampleur au moment de la Révolution industrielle. Tout un courant socialiste rêve ainsi de remodeler l'espace: Robert Owen, après avoir créé l'ensemble des logements ouvriers de New Lanark, fonde Harmony dans l'Indiana. Des phalanstères se constituent sur le modèle de Fourrier à Condé-surVesgres, grâce à la North American Phalanx d'Horace Greeley près de Red Bank dans le New Jersey, ou sur le principe du familistère de Godin. L'Icarie de Cabet se concrétise par l'achat aux Mormons de Brigham Young du site de Nauvoo, sur les rives du Missouri, dans l'Illinois. Tous les projets ne connaissent pas ces essais d'application: ils n'en témoignent pas moins de l'intérêt pour la réforme sociale réalisée à travers un nouvel ordre spatial. Dans les dernières années du XIXe siècle, le mouvement de réflexion est particulièrement actif en Angleterre: l'environnement créé par la société industrielle est décevant. Les rêves socialistes s'allient avec une. nouvelle sensibilité esthétique; ils s'articulent sur des idéaux naturistes nouveaux -l'idée que l'homme ne trouve son équilibre que dans un milieu où il n'est pas coupé des arbres, des animaux, de la vie spontanée fait des progrès rapides. La citéjardin de demain d'Ebenezer Howard est ainsi à la convergence d'une grande variété de courants: elles prolonge l'inspiration socialiste des utopistes, reprend les thèmes de l'aménagement de l'espace des colonisateurs britanniques comme Wakefield, se concilie fort bien avec l'esthétisme social de John Ruskin ou de William Morris et porte sans doute la marque des grands architectes paysagistes américains de la fin du XIxesiècle, Frederick Law Olmsted en tout premier lieu'J; 13 Sur la formation des idées d'Ebenezer Howard, l'étude la plus accessible est constituée par "introduction que FJ. Osborn a écrit pour l'édition anglaise de 1946 de Garden Cities of Tomorrow et que reproduit la traduction française. Osborn (JJ.), «Préface », pp. XV-XXXVI de: Howard (Ebenezer), Les Citb-jardins de demain, Paris, Dunod, 1969, XLIX + 130 p. ; Mac Fayden (Dugald), Si,. Ebenezer Howard and the Town-Planning Movement, Cambridge (Mass.), the M.I.T. Press, 1970, IX-199 p.
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La plupart des formes de la planification normative ou utopique qui sont ainsi issues de l'urbanisme baroque et de l'utopie socialiste s'attachent à remodeler les villes. Elles n'abordent l'espace rural que pour le discipliner, l'harmoniser, le faire entrer dans le cadre des ordonnances policées que crée la civilisation. Vers le milieu du XIXe siècle, les progrès des sciences naturelles entraînent de nouvelles attitudes; on s'intéresse davantage à la richesse de la flore et de la faune, on comprend ce qu'elle signifie dans l'évolution et dans le maintien des formes de la vie à la surface de la terre. Le défrichement et la mise en valeur des terres vierges menacent des espèces jusque-là préservées. Certaines ont déjà disparu. Ne convient-il pas de sauvegarder la vie sauvage, d'assurer la conservation de la nature"? Il faut pour cela mettre en défends des surfaces importantes et y interdire toute forme d'exploitation et même de cueillette. Aux motifs esthétiques et sociaux s'ajoute ainsi celui de la préservation: il s'agit toujours d'impératifs qui n'admettent pas de partage, de principes avec lesquels on ne peut pas composer. Une composition urbanistique est belle ou elle est laide, un environnement est favorable à l'épanouissement des types de vie sociale que l'on désire promouvoir ou bien il les exclut; la nature est intégralement défendue ou bien l'opération perd tout son sens. Il est donc difficile de prévoir, en de tels domaines, des techniques d'analyse préparatoire à la publication du plan. Celui-ci sort tout prêt de l'esprit de l'homme de l'art. Il correspond à un état idéal qu'il faut atteindre à tout prix. Il n'y a pas de niveau intermédiaire entre la réalisation totale et l'échec. Celui-ci attend la plupart des projets: c'est vrai des utopies sociales, mais ce l'est aussi des plans demandés aux urbanistes. On met un projet au concours: des dizaines de dessins sont quelquefois en concurrence. On en retient un, mais il est rare qu'on lui soit parfaitement fidèle: les moyens manquent, il faut composer avec des données économiques ou sociales négligées dans le travail abstrait de réflexion. La planification physique normative ne réussit que rarement à atteindre les objectifs qu'elle s'est fixée. Elle est généralement incapable de procéder aux remaniements et aux retouches indispensables pour rendre un milieu qu'on ne peut pas totalement bouleverser plus humain, plus sain, plus plaisant. Il faut donc prévoir pour ces tâches d'autres méthodes. La planification physique analytique
Le monde urbain de la fin du
XIXC
siècle n'a pas besoin d'une
planification d'inspiration esthétique. On ne peut le reconstruire en entier car tous les moyens dont disposent les sociétés modernes n' y suffiraient pas. Il faut l'améliorer, faire porter les efforts sur les points 14 Sur l'origine du mouvement V: les ressources naturelles".
de conservation: Claval (Paul), « Chronique de géographie économique Revile Géographiqlle de /'EJt, vol. 10, 1970, n° 1-2, pp. 87-124.
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noirs et conserver au moins provisoirement ce qui le mérite. Dans une optique réformiste, l'urbaniste a besoin de plans qui reposent sur une information solide et sur une sélection correcte des objectifs. Où trouver l'inspiration pour ce genre de démarches? Le mérite de Patrick GeddeslS est d'avoir été le chercher du côté des sciences sociales, d'une certaine sociologie d'abord, celle de Frédéric le Play, et de la géographie humaine française ensuite. Par sa formation de naturaliste, il a le goût de l'enquête scientifique précise: le Play lui offre un modèle à la fois empirique et rigoureux pour fonder la démarche du planificateur. C'est à lui qu'il emprunte son idée essentielle, celle qu'il faut effectuer des levers et des enquêtes précises avant de bâtir des
plans: « survey before plan !» Après la collectedes données,l'analyse permet de porter un diagnostic et de proposer les mesures que le plan traduira sous la forme d'un document facile à utiliser. La géographie humaine à la française lui apprend à poser les problèmes dans un cadre adéquat: l'unité administrative que la plupart des services officiels adoptent coupe souvent à travers un milieu naturel homogène, à travers des unités sociales uniformes. Il convient donc de choisir une aire d'enquête suffisante, celle qui correspond à un ensemble vivant: la région naturelle fournit le modèle. A l'intérieur de la zone ainsi délimitée, les recherches doivent être variées: il faut mener un travail exhaustif à la fois dans le domaine des données physiques et dans celui des données humaines. Pour les premières, une série de cartes figurent la géologie, les sols, le climat et la végétation actuelle et potentielle sont indispensables. La manière dont la terre est aujourd'hui occupée et transformée constitue le point de départ de toute l'interprétation subséquente et conditionne les aménagements que l'on peut faire. A ces données fondamentales s'en ajoutent d'autres sur la population, ses activités ou ses mouvements. Au total, la liste des faits à collecter ne peut répondre à un schéma rigide et universellement valable, mais la structure d'ensemble ne peut qu'être la même à peu près partout. Comment utiliser les documents graphiques auxquels donnent lieu les différentes enquêtesl. ? Les procédures sont multiples, mais la plus simple, celle du filtrage, donne déjà des indications précieuses sur les possibilités d'action. On en connaît le principe. Chaque carte conduit à un classement des terres par grandes catégories. Ainsi, dans le domaine agricole, il est possible d'établir une hiérarchie des fertilités; on peut la compléter en indiquant les zones dont le maintien à l'état IS
Sur la formation, les idées.et le rôle de Patrick Geddes, on se reportera à mon E.çsai sur l'évolution
de la géographie humaine. op. cit.. chap. VII et à Peter Hall, Urban and Regional planning. op. cÎt., chap. 3. Pour une analyse plus fouillée, la source la plus récente est: Stailey (Marshall), Patrick Geddes: Spokeman for Man and the Envirmlment, New Brunswick (N.J.), Rutgers University Press, 1972. ,. Sur les plincipes de l'aménagement physique et du «filtrage» tel qu'il était pratiqué il y a une vingtaine d'années, on glanera des indications dans: Gottmann (Jean) et al., L'aménagemellf de l'espace. Planification régionale et géographie. Paris, Armand Colin, 1952, 140 p.
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agricole est indispensable pour la sauvegarde du milieu. Pour le climat, on figure par exemple les zones où la végétation peut démarrer plus tôt, où l'insolation est plus grande: c'est là que les cultures délicates sont à leur place - mais c'est là également que les activités touristiques trouvent leur lieu d'élection. La carte géologique donne naissance à des documents qui indiquent la valeur du sous-sol pour la construction ou précisent les conditions hydrologiques. La carte d'utilisation des sols autorise également des discriminations faciles: dans le domaine rural, certaines masses forestières sont à protéger et se trouvent ainsi soustraites à toutes les opérations; dans le domaine urbain, les changements qui modifieraient le cadre et le paysage sont impossibles dans les quartiers historiques: cela limite les transformations qui peuvent s'y produire. Dans les zones proches des usines polluantes, les constructions d' habitations doivent être évitées. Autour des aéroports, les aires de bruit ne se prêtent pas mieux à l'implantation de logements. En superposant les différentes cartes obtenues, on voit apparaître par transparence les secteurs où les opérations envisagées sont possibles: qu'il s'agisse d'édifier de nouveaux immeubles, de créer des parcs industriels, d'étendre les espaces verts, on s'aperçoit que la marge de manœuvre dont disposent les autorités est faible. L'opération de filtrage élimine tous les sites qui pour une raison ou une autre ne conviennent pas. Très souvent, il ne reste qu'un secteur où l'action est possible: la décision est de la sorte préparée d'une manière simple, et elle échappe à toute critique. L'issue de l'analyse graphique n'est pas toujours aussi claire. Dans certains cas, elle laisse apparaître plusieurs sites utilisables dans des conditions aussi avantageuses. Ailleurs, il n'existe pas de terrains répondant aux besoins d'aménagement. Que faire alors? Il faut choisir de nouveaux critères, reprendre le travail et modifier les conditions de classement. Pour trier des sites destinés à la construction, on fait par exemple intervenir l'accessibilité aux centres. Pour des espaces verts, on tient compte de la proximité des quartiers auxquels ils doivent servir de poumon. Lorsque la première analyse n'a révélé aucune localisation possible, il convient de reprendre chacun des documents élaborés et de voir si les catégories retenues sont toutes aussi urgentes: ne peut-on sacrifier certains terrains agricoles de bonne qualité? Ne peut-on tolérer des bandes de sécurité plus étroites autour des activités polluantes? Ne peut-on procéder à une modernisation partielle du centre-ville? N'y a-til pas de secteurs dont la reconstruction ne nuirait pas à l'image du noyau historique ancien? Ne peut-on sacrifier une zone verte à une opération par ailleurs indispensable - en exigeant toutefois d'en reconstituer une un peu plus loin? La planification physique traditionnelle est faite de tous ces arbitrages. Ils impliquent une réévaluation fréquente des critères utilisés lors de la première phase de l'analyse. La faiblesse du travail empirique
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ainsi mené réside là. Il n'est pas possible de réaliser les ajustements nécessaires sans accepter une certaine hiérarchie des objectifs - mais ces objectifs ne sont jamais très clairement définis, jamais classés en tout cas. On décide au départ d'en privilégier quelques-uns, un seul parfois; les autres sont rejetés avec le plus grand arbitraire. Ainsi, dans la deuxième moitié du XIX"siècle, les grandes opérations de rénovation urbaine entreprises par Haussmann et par ses émules français ou étrangers reconnaissent trois finalitésl7: l'amélioration des conditions de circulation dans des centres villes surpeuplés, l'assainissement de quartiers où les densités sont excessives et où l'on manque d'air, de lumière et souvent d'eau propre; le contrôle stratégique plus efficace de zones souvent agitées par les mouvements populaires. Il se trouve que ces trois objectifs sont facilement conciliables, que les mêmes opérations permettent de les réaliser: l'ouverture de grandes voies rectilignes décongestionne, aère et permet les mouvements de troupe. Mais les autres aspects de la vie urbaine sont négligés; cela cache des options implicites: pour mener à bien des opérations coûteuses, il n'est d'autre moyen que de profiter aussi largement que possible de la plus-value que créent les grands travaux: les immeubles reconstruits se trouvent réservés à une clientèle aisée; l'opération de remodelage a une dimension sociale inavouée et sans doute involontaire au départ. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les politiques américaines de rénovation des centres ont fait l'objet des mêmes critiquesl8. Elles répondent à un seul but: l'amélioration physique du patrimoine bâti. Elles y parviennent en évinçant les résidents les plus modestes, en les remplaçant par des personnes dont les revenus sont supérieurs; comme elles ne prévoient rien pour reloger les pauvres, le sort de ceux-ci se trouve détérioré par l'opération entreprise. On a pris peu à peu conscience des faiblesses de la planification physique empirique. Elle n'est le plus souvent que la première phase d'une opération conduite selon les lignes normatives classiques: une fois déterminés les secteurs adéquats pour telle ou telle opération, l'initiative revient à ceux qui savent projeter, faire un dessin, imaginer un quartier, ordonner une percée, concevoir une ville. Au lieu de travailler sur une table rase, on leur demande de s'adapter à un cadre qu'on ne modifie que partiellement; ceci étant admis, on leur .laisse la liberté de modeler le reste à leur gré.
17 Sur l'urbanisme d'Haussmann, on trouve quelques indications dans Françoise Choay, et une présentation plus complète dans Siegflied Giedion. Choay (Françoise), The Modern City: Planning in the 19th Celltury, New york, Braziller, 1969, 128 p.; Giedion (Siegfried), Space. Time and Architecture, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 5c ed., 1967, LVI-897 p. lMSur le mouvement d'Urban Renewal et sur ses insuffisances et les injustices qu'il entraîne: Anderson (Martin), The Federal Bulldozer: a Critical Analysis of Urban Renewal, Cambridge (Mass.), ; Glazer (Nathan), "The renewal of cities", Scientific American, vol. 213, the M.I.T. Press, 1964 n° 3, sept. 1965, pp. 194-204.
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La planification physique traditionnelle et la technocratie
Qu'elle soit tout entière normative ou qu'elle prenne d'abord la forme analytique et empirique qui se développe depuis le début du XXe siècle, la planification à dominante physique qui a prévalu jusqu'à une date toute récente repose sur une logique dangereuse. Elle confie en effet au planificateur une mission et une responsabilité très étendues: elle les fait maîtres du dessin de la ville - ou parfois de la régionfuture; elle attribue le droit de créer et de modeler l'espace à un milieu étroit sélectionné en fonction de ses compétences techniques, de son goût et de ses qualités artistiques. La planification physique est élitiste. On dénonce souvent le règne des technocrates irresponsables et on les accuse de la plupart des maux dont souffre notre environnement. Dans la grande vague de contestation des organisations qui caractérise le monde contemporain, les administrations se trouvent spécialement visées dans la mesure où elles ont acquis dans le domaine de l'aménagement une autonomie et une liberté d'action qui ne peuvent pas se justifier sur la base des principes de la démocratie. Le reproche est justifié. Mais où se trouve le vrai responsable de ces abus de pouvoir généralisés? Est-ce le système administratif, comme l'admet une analyse superficielle, ou les règles de comportement qu'implique le système normatif de planification? Il nous semble que le second aspect est décisif. La planification physique statique qui se matérialise dans la confection de plans d'urbanisme définitifs et dans le dessin autoritaire de vastes ensembles suppose que l'on sache déterminer la forme optimale d'un aménagement spatial. Cela n'est possible que si toutes les opérations envisagées peuvent s'analyser selon une logique linéaire, que si elles peuvent s'ordonner en fonction d'un seul principe. Dans le cas des urbanismes classiques ou baroques, ce principe est à la fois esthétique et politique: la ville est une scène de théâtre où les hommes se donnent en spectacle les uns aux autres, et où leurs princes doivent apparaître, à l'occasion des fêtes, des cérémonies civiles et des grandes manifestations de la vie politique, au point de convergence de tous les regards. Dans le courant du XIXCsiècle, on voit apparaître de nouvelles préoccupations, celles de l'efficacité de la machine urbaine dans le cas des praticiens comme Haussmann, celle du bien social chez tous les réformateurs et révolutionnaires, celle de l'hygiène et de la santé dans la secondemoitiédu XIXCet les premières décennies du XXC. Les principes de l'urbanisme nouveau qui est prêché par Le Corbusier en France et sous des formes un peu différentes, par les adeptes du Bauhaus dans l'Allemagne des années 1920ou dans les Etats-Unis des années 1930, représentent une coupure mais en même temps une synthèse des courants précédents: le modernisme esthétique s'y double d'un fonctionnalisme qui permet de prendre en compte les objectifs d'efficacité et d'hygiène et de les concilier avec la recherche d'un cadre adéquat pour une vie sociale plus juste et pour un retour à la nature. Un
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peu partout dans le monde, et plus particulièrement en France, ces idées nouvelles ont abouti à la généralisation de nouveaux types de composition urbaine: on a opté pour l'open planning; la rue a disparu ; I'habitat individuel a perdu du terrain; les immeubles élevés ont logé une part croissante de la population; les principes du zoning le plus rigoureux ont été appliqués. Il s'est développé une forme d'orthodoxie moderniste très rigide dont les tenants ont fait preuve d'une remarquable intolérance: il est peu de domaines qui aient autant souffert que celui de l'urbanisme du triomphe d'une certaine forme de terrorisme intellectuell. : comment résister à des groupes qui peuvent vous faire apparaître comme réactionnaire si vous les critiquez? Comment un service public pourrait-il défendre l'habitat individuel lorsque ses défenseurs sont présentés comme victimes d'une aliénation coupable et propagateurs au moins involontaires des idéaux et des formes de vie de la petite bourgeoisiezCl? Ainsi, le pouvoir de certaines écoles de pensée architecturale a-t-il pu devenir prépondérant dans certains pays; en France, c'est le modèle de Le Corbusier plus ou moins revu et simplifié par les tenants des grandes opérations combinées qui a triomphé; en Angleterrezl, les idées d'Ebenezer Howard ont connu un succès analogue: renforcées par les conclusions déposées par la Commission Barlow à la veille de la Seconde Guerre mondiale, liées à la politique d'ensemble de restructuration de l'économie et du peuplement à l'occasion de la publication du plan du Grand Londres préparé par Sir Patrick Abercrombie, la ville-jardin est devenue la solution privilégiée. Alors qu'en France, il est difficile de dire sa préférence pour les formes étalées d'urbanisme, la situation est inverse en Grande-Bretagne. Elle y devient cependant plus nuancée dès les années 1950,puisque certains groupes d'architectes optent pour l'urbanisme en hauteur sur le modèle continental: l' horizon de certaines banlieues de grandes villes s'en trouve précocement transformé. Le problème de la concentration des pouvoirs réels d'aménagement entre les mains d'une poignée d'administrateurs irresponsables est grave; toute structure pyramidale entraîne une réduction du nombre des décideurs; elle peut donc conduire à des abus. Ceux-ci n'auraient pas eu la gravité qu'ils ont revêtue dans le domaine de l'urbanisme du second après-guerre si les conceptions de la planification spatiale avaient été un peu différentes. La tradition de l'urbanisme donnait toute l'initiative de l'aménagement à celui qui sait dessiner et projeter. Dans le monde d'après-guerre, avec la référence l' Les ouvrages l'avenir, Paris, 1965,128 p.
de Michel Ragon sont très Planète, s.d., 254 p. ; Ragon
symptomatiques (Michel), Paris,
à cet égard: Ragon (Michel), Les ci/b de hier, aujourd'hui, demain, Paris, Hachette,
ZCl
C'est un des thèmes les plus fréquents de la sociologie urbaine française des années 1950 et 1960: Lefebvre (Henri), Du rural el l'urbain, Patis, Anthropos, 1970,287 p. ; Haumont (Nicole), Raymond
(M.G.), Raymond (Henri), L'habi/a/l~avillonnaire, Paris, C.R.U., 1967; Comuau (C.) et al., L'UI/rae/ion de Paris sur sa banlieue, Paris, Les EditionsOuvrières, 1965, 320 p. ZI Sur ce point: Hall (Peter). Urban and Regional Planning, op. cil.
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constante au rôle central des organismes de planification dans les démocraties populaires, il est apparu tout naturel à beaucoup de fonctionnaires de se trouver investis de la responsabilité de modeler le cadre de cités entières - ou d'une nation, puisque les modalités des opérations de construction et d'expansion des aires urbaines sont définies par la législation. Les formes totalitaires de planification sont donc fréquentes même en démocratie: elles sont nées d'une certaine idéologie élitiste de l'aménagement et se sont imposées grâce au système bureaucratique: celui-ci a permis les excès; il ne les a pas imposés, car il peut se prêter à d'autres formes d'action, à d'autres types de pratiques de la planification. On aurait tort de croire que l'idéologie totalitaire de la planification a disparu au cours des dernières années. Elle a été vivement critiquée, elle se fait plus modeste, plus discrète, mais elle reste présente au cœur de beaucoup d'aménageurs. Un jour, je parlais avec un de mes étudiants employé par les services d'urbanisme d'une grande ville de l'Est. Son équipe avait préparé un projet de S.D.A.V. dans lequel celle-ci estimait souhaitable et probable le doublement de la population de l'agglomération en 25 ans. Les élus locaux refusaient absolument cette perspective car ils savaient la fragilité des bases de la croissance et mesuraient les charges qu'elle aurait entraînées. Cette opposition semblait intolérable au groupe de jeunes urbanistes dynamiques qui s'étaient donnés corps et âme à leur tâche: n'étaient-ils pas les seuls à pouvoir trancher en pareille matière? De quel droit des maires ou des conseillers généraux incompétents et motivés par des considérations assez impures, venaient-ils les gêner? J'essayai de parler des principes de la planification démocratique: je m'aperçus que je prêchais dans le désert. La forme la plus nouvelle de la planification idéologique totalitaire à avoir émergé au cours des dernières années se réclame de l'écologie. Elle insiste sur la nécessité de préserver les associations naturelles et de conserver les richesses qui ne se reproduisent pas. Elle se place dans un domaine où la logique des choix économiques ne peut s'appliquer facilement: peut-on chiffrer ce que coûte la destruction d'une niche écologique indispensable au maintien d'une espèce? Non, si bien qu'aucun avantage matériel, aucune compensation monétaire venant de certains groupes ou de la collectivité ne peut être mis en balance de cet objectif. De tous les idéaux simples pouvant servir de principe unique aux actions d'aménagement, celui de la conservation des milieux, de la qualité de la nature et de la vie est celui qui se prête le moins aux compromis, aux accommodements et prend la forme la plus entière. Beaucoup de ceux qui combattent aujourd'hui pour ménager les équilibres naturels sont beaucoup plus sensibles au caractère rassurant de leur foi et à son impact psychologique, qu'à l'environnement dont ils parlent si abondamment.
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économique
Les faiblesses des méthodes de planification physique pure ne tiennent pas seulement à la place trop. grande qu'elles laissent aux options idéologiques. Elles résultent aussi de leur inefficacité à résoudre les problèmes des déséquilibres régionaux. Pour reprendre la distinction proposée par Peter Hall, elles sont adaptées à la planification à l'échelle régionale/locale, celle de la ville, de l'aire métropolitaine et de la zone qui «
tombe» sur elle; elles ne fournissentpas de procédures satisfaisantes
pour régler les questions qui naissent à l'échelle supérieure, ou nationale/régionale. Il faut pour cela disposer d'instruments d'analyse plus raffinés. C'est à eux que l'on doit la rénovation des méthodes de la planification territoriale depuis une vingtaine d'années. III.
LES FORMES TERRITORIALE
Les transformations
MODERNES
DE
LA
PLANIFICA
TI ON
du cadre de pensée
Les transformations des méthodes de la planification territoriale s'inscrivent dans un mouvement très large de l'intelligence contemporaine. La plupart des disciplines traditionnelles s'intéressaient presqu'exclusivement à la description et à l'interprétation des faits sociaux; elles ne s'interrogeaient guère sur la manière d'agir sur la réalité et de la transformer; elles hésitaient même à faire des projections. L'économie était la seule discipline résolument normative, la seule à être installée dans la perspective temporelle et à avoir une optique rétrospective et prospective. Elle le devait à sa logique propre, à son souci de déterminer l'ordre optimal. Elle ne pouvait malheureusement résoudre les problèmes de l'équilibre le meilleur que par référence à un critère de valeur étroit - celui de la valeur-travail pour les marxistes, celui de l'utilité pour les divers représentants de l'école libérale. L'utilisation des méthodes de l'économie ouvrait déjà de nouvelles avenues à la planification territoriale: elle permettait de faire des projections sur des bases solides, d'éprouver la cohérence des objectifs que peut se fixer une politique de développement, de suivre l'évolution différentielle des divers sous-ensembles que l'on peut distinguer au sein d'une nation. Dès le début des années 1950, les préoccupations nouvelles en matière d'aménagement de l'espace rendent nécessaire l'appel aux économistes22.Dans certains pays, des zones industrielles sont frappées par la crise; elles doivent se convertir à de nouvelles activités ou sont condamnées à la récession. Ailleurs, les espaces ruraux achèvent de se vider et la concentration urbaine prend une allure inquiétante. Dans d'autres pays, il existe des poches de 22 Sur les débuts de la réflexion cf supra, note 2.
des économistes
sur la région et la planification
territoriale
en France,
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Paul Claval
pauvreté et de sous-développement qui introduisent au sein de la nation un dualisme spatial qui est sans doute aussi grave et aussi dangereux pour l'unité que ne l'est le dualisme social jusque-là plus répandu. Les problèmes d'aménagement qui se posaient jusque dans les années 1930 étaient presque tous d'échelle régionale/locale. Ceux qui surgissent dans la période de la Grande Crise ou de l'après-guerre sont de nature régionale/nationale. Au moment où les économistes étaient donc appelés à participer aux discussions sur l'aménagement du territoire et redécouvraient l'importance de la théorie spatiale qu'ils avaient longtemps négligée, on assistait à une transformation profonde des sciences sociales. Leurs barrières disparaissaient et de nouvelles démarches étaient inventées. Dans l'optique nouvelle, les problèmes que pose la vie pratique prennent le pas sur les distinctions traditionnelles de domaines. Ils surgissent dans le cadre des unités qui structurent la vie sociale, culturelle, politique ou économique; ils naissent au niveau des organisations, des Eglises, des administrations ou des entreprises; ils apparaissent au moment où des décisions doivent être prises: comment choisir entre des voies qui paraissent également défendables au nom de principes sains? Comment rendre l'action des organisations aussi rationnelle que possible? Sans la réflexion sur les systèmes et leur régulation qu'apportait dans le début des années 1950 le développement de la cybernétique, de telles préoccupations n'auraient pu déboucher sur l'élaboration de cadres nouveaux: toute organisation est désormais conçue comme un système dont il faut s'assurer le contrôle pour qu'il se développe en conformité avec les objectifs assignés par la société. L'analyse des formes sociales s'inscrit nécessairement dans le temps et la planification apparaît sous un jour nouveau: il ne suffit pas de décrire l'état final souhaité pour que tout soit réglé; il faut ajuster sans cesse les moyens mis en œuvre aux conditions internes ou externes du système si l'on veut réaliser ses fins avec le minimum de gaspillage et de perte de temps2J. Pour assurer l'harmonisation permanente des décisions et les réviser dès que le besoin s'en fait sentir, la direction doit disposer d'un modèle qui lui indique les évolutions possibles à partir d'une situation donnée, les effets des mesures que l'on peut prendre pour les infléchir et leurs coûts respectifs. Le plan n'est plus le but définitif vers lequel il convient de s'acheminer: il est un instrument de direction; il indique comment l'ensemble étudié est susceptible de se transformer; il montre toutes ses trajectoires possibles et permet de choisir la plus efficace pour répondre aux fins adoptées. 2.' L'application de la théorie des systèmes à la planification est dans l'air à la fin des années 1960, comme le montre la publication presque simultanée des travaux de Mcloughlin, d'Hamilton et de Jay Forrester. L'exposé le plus structuré des nouvelles tendances est sans doute celui de Chadwick. FOI'rester (J.W.), Urban Dynamics, op. ciro; Hamilton (H.R.), et al., Sysrems Simulation of Regional Allalysis. An Application to River Basin Planning. op. cit. ; McLoughlin (J. Brian), Urban and Regional PllI/ming. A System Approach, op. cir. ; Chadwick (George), A System view (!f Planning. Toward a Theory (!!"the Urban and Regional Planning Process. op. cit.
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L'architecture générale des. opérations de planification se trouve modifiée14.La première tâche est de définir la finalité de l'action, d'en déduire des objectifs et de se fixer des cibles qui. correspondent à des étapes dans la voie à parcourir. On peut alors se pencher sur l'état des choses au présent, en effectuer l'analyse, en mettre en évidence les déterminants. Lorsque les causes de transformation et les lois d'évolution ont été précisées, le travail de planification proprement dit commence: il est facile de projeter dans le futur le système dont on a la charge, de suivre son évolution si rien n'est fait pour infléchir le cours actuel des choses, de tester l'efficacité des divers moyens dont on dispose pour faire converger le système vers les cibles choisies. L'élaboration d'un plan comporte donc toute une série d'opérations de simulation qui rendent sensibles les effets à long terme des décisions présentes et qui permettent, par une série d'itérations, de définir la marche optimale de l'ensemble. La tâche est d'autant plus aisée que les objectifs sont plus clairement définis et qu'ils présentent plus d'unité. En matière de planification territoriale, il n'en va malheureusement pas souvent ainsi: il faut à la fois améliorer l' habitat, faciliter l'interaction sociale sous toutes ses formes, éviter la congestion, conserver la nature. Ces fins sont dans une certaine mesure incompatibles: le travail de projection permet de préciser à quels moments les tensions apparaissent. Si les objectifs sont clairement hiérarchisés, il est alors possible de faire les arbitrages nécessaires. La plupart du temps, le problème n'est pas posé à l'organisme de planification en termes aussi simples. Les instances politiques qui sont demanderesses hésitent sur les choix. Les implications lointaines des principes dont elles se réclament leur échappent souvent. Confrontées aux perspectives qu'ils ouvrent, leur avis change. Dans une telle optique, le rôle de l'organisme de planification, beaucoup plus ambitieux en matière de prospective que ne l'était la planification normative traditionnelle, se fait plus modeste en matière de choix. Conscient de la difficulté des décisions à prendre, de la nature conflictuelle des objectifs proposés, il soumet ses résultats à ceux qui sont investis de responsabilités et au-delà, aux citoyens: la participation devient nécessaire. Elle fait sortir le processus de planification du domaine purement technique: elle lui rend sa dimension politique. Le planificateur cesse d'être celui qui décide de l'avenir. C'est celui qui éclaire les choix, celui qui met les détenteurs du pouvoir devant le tableau des effets lointains de leurs préférences. Le rôle du planificateur n'est pas passif: de sa finesse et de sa perspicacité dépend la valeur de ses projections; il lui appartient de faire apparaître des conséquences auxquelles personne ne pensait, de souligner les retombées néfastes au niveau de l'environnement, de la justice sociale ou 14 Sur l'ensemble des opérations qu'impliquent ces nouvelles formes de planification, on se reportera (Donald A.), à : Catanese (Anthony 1.). Scientific Mellwds of Urban Analysis, op. cil. ; Krueckeberg Silvers (Arthur L.). Urban Planning Analysis. Mellwds and Model.v, op. cil.
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de l'efficacité économique de conduites qui s'inscrivent pour l'essentiel dans d'autres registres. Le planificateur n'est donc pas un élément neutre dans le système de choix qui permet au système social de se donner une direction plus rationnelle. Les analyses sur lesquelles reposent ses projections ne peuvent jamais retenir toutes les dimensions de la réalité. Quelle que soit sa volonté d'être exhaustif, il lui faut trier entre ce qui paraît essentiel et ce qui semble accessoire. Les moyens modernes de calcul rendent le choix moins douloureux, mais ils risquent, en donnant une place injustifiée à des éléments secondaires, d'introduire dans l'étude de la situation de départ des biais inverses de ceux dont elle souffrait autrefois, mais tout aussi dangereux. Le planificateur est ensuite prisonnier du système d'interprétation causale et de simulation qu'il emploie pour établir ses projections: il essaie souvent d'en limiter l'arbitraire en procédant à un calibrage sans cesse plus fin de l'appareil utilisé - mais c'est aux dépens de la portée logique et de la puissance explicative des mécanismes utilisés. Tout le développement de la réflexion théorique s'en trouve infléchi: au lieu de viser à un éclairage aussi simple et aussi brutal que possible de la réalité, le chercheur essaie de la simuler avec la plus grande fidélité. Il finit par abandonner la quête de principes universels et à leur préférer des procédés qui sentent la cuisine. En opérant ainsi, il tente à la fois d'accroître son efficacité et de limiter sa responsabilitéz5. Il y a sans doute là une part d'illusion: la simulation empirique du réel n'implique pas que tous les aspects de la réalité soient également bien traités; elle cache seulement à ceux qui la pratiquent et à ceux qui l'ont commandée la nature et la portée des axiomes sur lesquels repose toute la prévision. On conçoit que le planificateur soit soucieux de se dérober à la critique idéologique des schémas qu'il propose, Sa position s'est bien dégradée depuis l'époque où il était investi du pouvoir de dessiner l'avenir pour tout un groupe en fonction de ses rêves. Il n'est plus qu'un spécialiste qui prépare les choix. Il lui est pénible de se voir contesté dans un rôle bien plus modeste que celui qu'il tenait autrefois. Il doit cependant s'y faire: il n'y a pas d'autre issue possible lorsque les décisions redeviennent politiques. La seule manière de limiter les critiques dont on peut faire l'objet, c'est de dégager clairement les axiomes sur lesquels repose l'opération de modélisation et de marquer ses avantages mais aussi ses limites: en prévoyant ainsi les reproches qu'on peut lui adresser, le chercheur s'oblige à plus de clarté, il évite les 25 Alvin Gouldner pose très bien le problème: il montre comment le souci d'efficacité conduit les sciences sociales vers l'empilisme et les détourne, par souci d'utilité et d'efficacité, des objectifs plus ambitieux qu'elles se fixaient naguère. Sur le plan géographique, les études de Stephen Gale souligne les transformations épistémologiques que cette évolution entraîne. Gouldner (Alain), The Coming Cri.çÏs lit We.f/em Sociology, New York, Basic Books, 1970, 528 p.; Gale (Stephen), «Comments on 4, geographic theories: descriptive, explanatory and prescriptive ", L' espace géographique, vol. Il, n° a review of David Harvey's 1973, pp. 299-302 ; Gale (Stephen), «On the heterodoy of explanation: 'Explanation in Geography' ", Geographical alllllysis, vol. 4, 1972, pp. 285-322.
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présupposés inutiles, il explicite mieux les buts de la démarche et ses faiblesses. Dans la nouvelle. optique, la planification est une opération dont l'aspect essentiel est temporel: elle permet d'établir la succession des opérations à engager pour atteindre un certain but. TIest clair qu'une bonne part de la planification s'inscrit ainsi en dehors de toute perspective spatiale implicite ou explicite: dans le cadre d'une entreprise, le problème est d'avoir de bons résultats et non pas de s'implanter ici plutôt qu'ailleurs; au niveau d'un Etat, les questions les plus urgentes sont celles de la croissance, de la sécurité, de la justice ou de l'égalité des chances. La plupart des décisions qui sont prises dans ces domaines ont des implications spatiales, mais elles ne sont pas prises dans une optique d'aménagement de l'espace. Décide+on par exemple de procéder .à des transferts en faveur des vieillards? Cela se traduit par des flux qui bénéficient aux régions où les retraités s'installent volontiers, mais le ressort de l'opération n'est pas territorial. La planification spatiale a donc pour but, dans le cadre général des sociétés dont la direction s'est transformée en fonction du progrès des techniques de prévision et de l'affinement des méthodes de préparation des décisions, d'expliciter les effets dans l'espace des mesures prises dans le cadre global, d'en mesurer les conséquences et de les modifier ou les infléchir de manière à éviter qu'elles n'engendrent des frictions sociales, économiques ou politiques qui viendraient compromettre la politique générale. Elle se donne également pour mission de réaliser un certain nombre d'objectifs spécifiques: conservation de la nature, qualité esthétique des paysages et texture harmonieuse des milieux habités doivent être systématiquement recherchées. Dans bien des cas, la recherche de ces objectifs peut se concilier avec celle des objectifs non spatiaux sans que cela modifie de manière considérable l'affectation des ressources à leur consacrer: le dessin d'un ensemble d'habitations peut être bon ou mauvais sans que les coûts soient très différents. La planification spatiale possède une spécificité qui l'empêche d'être tout entière intégrable à la planification générale: elle doit lui être coordonnée, mais tant qu'on ne sait pas exprimer en un langage unique, en fonction d'une échelle de valeurs unique, tous les critères à retenir, elle la déborde dans certains domaines. Elle ne peut s'y dissoudre que si l'on renonce à tenir compte des impératifs esthétiques, naturels ou stratégiques qui concourent à la définition de l'ordre spatial; si l'on juge possible de les chiffrer et de les intégrer à un calcul économique global, elle la prolonge sans qu'il soit nécessaire de changer d'instruments. Les instruments de base de la nouvelle planification territoriale
La nouvelle planification territoriale repose d'une part sur les instruments généraux de prévision que fournissent les sciences sociales
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et d'autre part sur les connaissances relatives aux comportements et aux régularités spatiales qu'offrent à la fois l'économie spatiale et la nouvelle géographie. L'arsenal utilisable ne correspond cependant qu'à une toute petite partie de ce que les travaux modernes ont apporté dans ces divers domaines. Les projections mobilisent tout d'abord le savoir acquis sur un certain nombre de régularités sociologiques. Toute planification globale repose sur la connaissance des budgets-temps, des budgets-espaces et des budgets économiques des ménages. Le premier domaine à être exploré a été celui de la dépense: dès le siècle dernier, Engel avait montré qu'il existe des lois qui lient la répartition des dépenses aux revenus disponibles. Les recherches économétriques qui se sont multipliées depuis une quarantaine d'années ont permis de prolonger ces travaux précoces. On a appris à relativiser les premiers résultats: pour un niveau constant de revenus réels, les comportements ne restent pas stables à long terme; ils sont marqués par un glissement progressif vers des niveaux supérieurs de consommation aux dépens de l'épargne. Parmi les affectations, les changements s'expliquent à la fois par les modifications des revenus et par celles des prix. La détermination des coefficients d'élasticité conduit à des estimations satisfaisantes de la demande adressée à chaque produip6. Les projections sont d'autant plus sûres que l'horizon temporel pour lequel elles sont établies est plus proche. Elles ont d'autant moins de chance d'être infirmées qu'elles concernent un secteur plus vaste: entre produits voisins, des effets de substitution peuvent apparaître et fausser les résultats. On a ainsi surestimé la tendance à l'augmentation des consommations de viande rouge dans les pays de l'Europe de l'Ouest: on avait négligé la concurrence des œufs, de la volaille, des poissons ou même de la viande de porc. Lorsqu'on considère l'ensemble des consommations de protéines d'origine animale, on a beaucoup moins de chance de se tromper. En s'élevant à un degré supérieur encore, en s'arrêtant à la part du revenu qui doit aller aux dépenses alimentaires, les prévisions sont assez bonnes à long terme: on peut travailler à vingt ans sans risque de grosses erreurs. La connaissance des budgets-temps n'avait guère d'importance lorsque la semaine de travail était longue et que les congés payés étaient inconnus27.Elle est aujourd'hui indispensable car elle indique comment les ménages répartissent leurs consommations de loisirs et de services extérieurs au marché: il faut disposer d'évaluations précises des habitudes actuelles et de leurs transformations si l'on veut savoir quels seront demain les besoins de loisirs de plein-air, d'activités culturelles ou de pure vie de relation. Le temps passé en déplacements mesure en 16 En France. les travaux du CREDOC des consommations. 17
fournissent
des indications
précises sur les niveaux
et l'évolution
Chapin (F. SlUat1.Jr.). Human Activity PatteI'm in the City. Things People do in Time and ÙI Space,
New york. John Wiley,
1974, XXII-Z72 p.
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outre assez bien les contraintes que l'organisation spatiale impose à l'individu; on peut estimer qu'il ne doit pas excéder, pour le travail, une heure ou une heure et demie par jour - selon que l'on effectue deux ou quatre déplacements. De ce point de vue, le budget-temps permet de porter un jugement d'ensemble sur le budget-espace des individus ou des groupes. La connaissance des besoins territoriaux des individus, des ménages et des autres groupes sociaux ne s'est développée que depuis une trentaine d'années28. Elle a permis d'élaborer des normes minimales à respecter en ce qui concerne les appartements, les équipements de sport, les espaces verts. Il s'agit là de domaines où les résultats ne sont pas encore très solides, mais ils permettent de prendre une mesure de l'étalement qui doit presque nécessairement découler d'une amélioration des niveaux de vie. Les préférences pour telle ou telle forme de groupement, pour l'insertion à tel ou tel niveau des constructions territoriales sont plus difficiles à saisir. L'étude des déplacements, des lignes de désir et des budgetsespaces réels29 est plus difficile et plus longue que la plupart des autres analyses de comportement. Elle coûte cher. Il a fallu, pour la généraliser, que la congestion crée des problèmes délicats à toutes les instances urbaines et aux ingénieurs chargés des voies de circulation. Les questionnaires systématiques ont permis de voir comment s'ordonnent les déplacements d'achat, de loisir et de travail en fonction de la distanceJo. Ils font apparaître des distributions statistiques simples: par rapport à un pôle d'attraction, la répartition des points d'émission du trafic répond presque toujours à une loi de gravitation. Il existe donc une liaison de caractère statistique entre les divers foyers entre lesquels se répartissent les activités des individus: cela introduit à la connaissance de l'ordre spatial. Les données recueillies ne valent que pour un certain contexte technique, certains moyens de déplacement, certains revenus.
Elles sont plus stables lorsqu'on les traduit en temps de déplacement qu'en distance absolue: on dispose ainsi d'un moyen de nuancer les projections que l'on peut faire et d'y intégrer ce que l'on sait de l'évolution du réseau de circulation et de la répartition entre les divers modes de transport dans un avenir de quelques années ou à plus long terme. Les régularités sociologiques de comportements de consommation, d'affectation des revenus, de partage entre temps de 28
C'est à Chombart de Lauwe que l'on doit en France les premières études systématiques sur les
besoins d'espace et des individus et des ménages. Chombart de Lauwe (Paul-Henry), Ul vie quotidienne des JClIftilles ouvrières, Chombmt de Lauwe (Paul-Henry) et al., Famille et habitation, Paris, Editions du C.N.R.S., 2 vol., 1959-1960,220 P et 374 p.; Chombart de Lauwe (Paul-Henry), Paris. Essais de sociologie 1952-/964, Paris, les Editions Ouvrières, 1964, 197 p. 29 Sur ces modalités, on se repOltera à Stuart Chapin. Cf .mpra, note 27. .'" L'origine des travaux sur les lignes de désir et la génération des mouvements est à chercher dans les travaux des ingénieurs de la circulation. Highway Research Board, Trip Generation and Urban Freeway Planning, Bulletin n° 230, 1959; Buchanan Report, Traffic in Town.~, Hardmonsworth, Middlesex, Penguin Books, 1963, 263 p.
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travail et temps de loisir, et de mobilité spatiale permettent donc de projeter dans l'avenir la demande qui émane de la population: rien d'étonnant donc à ce que ces études qui sont d'essence sociologique aient été surtout développées par des ingénieurs et par des économistes. Elles seraient cependant inutilisables si on ne pouvait les compléter par des précisions relatives aux effectifs de population. Les recherches démographiques sont donc directement intégrées aux travaux de planificationJ\. On sait depuis longtemps vieillir une population. On le fait systématiquement pour connaître les effectifs par âge à telle ou telle date; on peut également prévoir l'évolution des actifs: il suffit de connaître les lois d'entrée et de sortie dans l'ensemble renouvelé en âge de travailler. Dans les sociétés stabilisées dans lesquelles nous vivons, la mort a perdu toute incertitude statistique dans le court et même dans le moyen terme. Le seul élément dont les variations apparaissent aléatoires et difficilement prévisibles est la natalité. Le nombre d'enfants varie rapidement pour des raisons qui échappent encore aux sociologues et aux démographes. On observe des régularités d'ensemble, une tendance à la baisse lorsqu'on passe de la société traditionnelle à la société industrielle puis à la société postindustrielle, mais l'allure des courbes se caractérise aussi par des sautes très brusques. Cela impose à toutes les prévisions sociales une longueur maximale; en matière d'équipements scolaires, on n'est prévenu que 2 ou 3 ans à l'avance pour les maternelles, 5 ou 6 ans pour les classes primaires, 10 ou 12 pour les lycées et collèges. Pour les universités, le délai est de dix-huit ou dix-neuf ans. C'est là le seuil au-delà duquel il devient impossible de faire des prévisions solides de population active, et partant, de revenus et de dépenses. Les techniques de la planification trouvent là un horizon profond qu'elles ne peuvent guère espérer franchir. Les prévisions en matière de production sont dictées par ce que l'on sait de l'évolution prévisible de la demande globale. Elles pelmettent de connaître dans le détail comment les ressources doivent être affectées dans le court terme pour parvenir aux objectifs requis: les techniques de l'analyse d'entrée et de sortie ont fourni l'instrument statistique qui autorise facilement ce genre de projectionJ2.Tant que les sources d'énergie employées et les techniques utilisées ne se modifient pas, la projection garde un sens. Dans un univers où le progrès est rapide, les calculs perdent rapidement de leur précision. Ils permettent cependant de se faire une idée de la masse totale des matières premières .H On consultera à ce propos le chapitre que Walter Isard consacre à la prévision démographique dans son ouvrage sur les méthodes de l'analyse régionale. Isard (Walter), Method.ç of Regional Analysis, New York, the M.I.T. Press and John Wiley, 1960, XXIX-784 p. Traduction française, Paris, Dunod. 2 vol., 1972. .11On consultera sur ce point: Boudeville (jacques-R.), Les programmes écollomiques. op. cit.; Boudeville (jacques-R.), Problems of Regiollal Ecollomic Planning. op. cit. ; Isard (Walter), MetllOds (if ; Richardson (Harry W.), Input-output and Regional Economics, Londres, Regiollal AllalysÜ. op. cit. Weidenfeld and Nicolson, 1972, 294 p.; Czamanski (Stan), Regional and lllferregional Social ACCllullfillg, Lexington (Mass.), theM.I.T. Press. 1971, XVIl-228 p.
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ou de l'énergie qui seront indispensables dans un délai de. dix ou de quinze ans. Pour les besoins de base, ceux de .l'alimentation, par exemple, on peut même aller jusqu'à vingt ou trente ans. L'expansion de l'économie implique que l'on trouve les ressources indispensables aux fabrications désirées ou qu'on les achète à l'extérieur; elle nécessite un effort d'investissement qui déclenche à son tour des effets multiplicateurs de revenu; ceux-ci peuvent créer des tensions. L'analyse macro-économique met en évidence les conditions indispensables pour que la réalisation des objectifs soit possible: dans une économie fermée, les états futurs du système sont prévisibles, en l'absence de progrès technique, lorsqu'on connaît les comportements d'achat des particuliers, leurs habitudes d'épargne et les procédés de fabrication qui leur sont connus. La mécanique de l'investissement, des effets d'entraînement et des effets multiplicateurs est donc la pièce essentielle de toutes les techniques modernes de projection. Lorsque le système économique cesse d'être clos, son avenir est en partie déterminé par ses liaisons avec le monde extérieur: les techniques de l'analyse d'entrée et de sortie permettent de les décrire avec précision; la connaissance des importations et des exportations ou, exprimée sous une autre forme, celle de la base économique, indiquent les effets d'entraînement qui peuvent se produire d'une unité territoriale33à l'autre. L'analyse économique globale débouche alors sur une spatialisation de ses résultats, mais ce n'est jamais qu'une spatialisation incomplète: on sait comment la croissance se propage d'un ensemble à ses sous~parties ; on ne sait pas en quels points elle se produira. Rien n'empêche, dans l'abstrait de procéder à un découpage suffisamment fin pour que les résultats apparaissent au niveau des
circonscriptions élémentaires- mais les données statistiques dont il faudrait disposer pour mener à bien un tel travail n'existent pas; les ordinateurs les plus puissants auraient de la peine à l'effectuer; la précision obtenue serait illusoire enfin car les coefficients qui retracent les entrées et les sorties d'une unité territoriale à l'autre ne possèdent pas la même stabilité que ceux que l'on met en évidence lorsqu'on fait le travail de secteur à secteur. Les démarches utilisées pour préparer les projections sont donc à la fois efficaces et partielles. Elles permettent de se faire une idée assez satisfaisante de ce qui va se dérouler dans des ensembles clos. Elles donnent, grâce aux lois de comportement spatial que l'on a pu mettre en évidence, certains détails des répartitions: autour d'un centre d'emploi, d'une usine, d'un quartier d'affaires, on sait à peu près comment vont se répartir les travailleurs. De même, la fréquentation d'un magasin est prévisible. Existe-t-il des liaisons spatiales aussi impérieuses dans le domaine de la production que dans celui de la consommation? Elles .oJOn trouvera des exemples d'analyses de ce type dans: Isard (Walter), Methods of Regional Analysis. op. cit. ; Isard (Walter), Cumberland (John H.) (ed.), Planification économique régionale, Paris,O.C.D.E., 1961,467 p.
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étaient déterminantes dans le domaine industriel au début de l'utilisation de la machine à vapeur: celle-ci était tellement inefficiente, exigeait tant de combustible, qu'on ne pouvait l'installer qu'à proximité des mines! A I'heure actuelle, la plupart des industries se sont libérées des règles de localisation qui les fixaient autrefois; seules les fabrications lourdes demeurent nécessairement liées aux sites de production d'énergie, d'extraction des matières premières ou d'accès commode aux
communicationsde masse - les ports offrent de ce point de vue les meilleures opportunités. L'analyse de la polarisation a essayé de préciser les rapports qui naissent entre industries d'aval ou d'amont dans un processus complexe de fabrication34.Les résultats ont été un peu décevants: pour la plupart des articles, les frais de transport sont suffisamment faibles par rapport au prix de l'article pour que la distance ne joue qu'un rôle secondaire. Tous les travaux récents insistent en revanche sur le rôle des externalités en matière de localisation: les complexes régionaux de forces productives n'apparaissent naturellement que dans le secteur des fabrications lourdes. Pour le reste, ce qui compte au moment décisif, c'est l'appréciation des avantages indirects d'agglomération. Les modèles que l'on a appris à élaborer ne peuvent donc fournir que des indications partielles sur les répartitions futures. Au niveau d'un l'ensemble national fermé, il est facile d'apprécier les volumes d'activité indispensables à la satisfaction des besoins de la population future. Lorsqu'on descend à l'échelle de la région, ou à celle de l'agglomération urbaine, une telle précision n'est plus possible. Ce qui est variable dépendante au niveau national devient variable indépendante au niveau régional ou local: la population peut fluctuer en fonction des mouvements migratoires, les activités selon les décisions de création ou de déplacement des chefs d'entreprise. La portée de l'analyse et les stratégies qu'elle inspire varient donc en fonction de l'échelle à laquelle les plans sont élaborés.
.'4 L'exposé le plus classique de la théorie de la polarisation et de ses applications à la planification régionale se trouve dans Boudeville. Cattalas en fournit une bonne illustration et Perrin en fait la théorie dans le domaine industriel surtout. Saliez se situe à un niveau moins abstrait. Hansen montre à la fois l'intérêt et les limites de la théorie. Boudeville (Jacques-R.), Aménagemell1 et polarisation, op. cit.; Cmtalas (René), L'indu.vtrie chimique et la croissance économique, Paris, Marie-Thérèse Génin, 1970, 240 p. ; Perrin (Jean-Claude), Le développemell1 régional, Paris, P.U.F., 1974. 208 p. ; Saliez (Alain). Polari.mtion et sOIl.Hraitance. ConditiolLV du développement régional, Paris, Eyrolles, 1972. 237 p.; Hansen (Niles M.) (ed.), Growth Centers in Regional Economic Development. New York, the Free Press, 1972, 298 p. ; Kuklinski (Antoni R.), et al., Pôles de dévelol'l,emelll et centres de croissance dans le développement régional. Paris, Dunod, 1970, 127 p. ; Kuklinski (Amoni R.) et al.. Growth Poles and Growth Cell1er.v in Regional Planning. Paris, La Haye, Mouton, 1972. X-306 p.
Chronique
de géographie économique
IV. LES NIVEAUX
DE LA PLANIFICATION
341
TERRITORIALE
Le niveau national/régional
La nation offre un cadre privilégié à toutes les prévisions et à l'exercice des contrôles et des planifications volontaires: elle constitue un ensemble généralement assez fortement refermé sur lui-même. C'est peut-être moins vrai aujourd'hui qu'il y a une génération dans les pays industriellement avancés: l'imbrication des économies nationales a fait de grands progrès, si bien que leur ouverture est aujourd'hui trop importante pour qu'on puisse raisonner sans en tenir compte; c'est une des causes de difficultés des planifications conçues à la manière française. Dans les études menées à l'échelon de la nation, on considère d'habitude que les variables indépendantes sont celles du comportement démographique et du comportement économique de la population. On évalue alors la demande pour telle ou telle date du futur et on détermine les opérations indispensables pour la satisfaire. Si certaines projections sont incompatibles, on procède aux arbitrages nécessaires: on décide par exemple d'accroître l'épargne pour permettre les investissements indispensables à la croissance requise3s. Peut-on spatialiser ces résultats? D'une manière globale, la chose est possible. On connaît les besoins d'espace indispensable aux différents types d'activité: on peut donc transformer les projections de population, de production et de consommation en surfaces indispensables: on apprend de la sorte qu'il faut augmenter de 40% la surface bâtie dans les villes au cours des 20 prochaines années, que la production agricole peut se faire en revanche sur des superficies plus faibles grâce à l'amélioration probable des rendements, etc. Connaissant les utilisations actuelles du sol, les opportunités qui existent au niveau de chaque catégorie de fertilité, il est possible de prévoir si la croissance s'opérera sans mal, ou bien si elle fera naître des tensions. Si celles-ci sont graves, on peut reprendre toute la séquence de programmation et introduire les modifications indispensables pour éviter les impossibilités. Au niveau national, on peut également tenter des projections indicatives pour mettre en évidence les tendances de la spécialisation et .\S La préparation des plans d'équipement fournit de bons exemples de ces procédures: Bauchet (Pien-e), Ul planificatimlfrançaÜe, vingt an.f d'expérience, Paris, Le Seuil, 1966, 399 p.; Fourastie (J.), Courthéoux (J.P.), La planification économique en France, Paris, P.U.F., 2< éd., 1968, 314 p. Le problème de la coordination des projections nationales et régionales est plus directement traité par Courbis. Fliedman le pose sous un angle plus large, celui du dynamisme global et de l'action régionale. Chisholm, Frey et Haggett essaient de fournir un échantillon de techniques plus évoluées et de projections régionales: Courbis (R.), « Le modèle REGINA d'analyse interdépendante des problèmes pp. 137-162 de: Aménagement du terrifOire et développement régimU/1 VII, régionaux et nationaux ", Paris. La Documentation Française, 1974; Le modèle FlFI. Présentation générale et utilisaTion, Collections de l'I.N.S.E.E., Série C, 22, Paris, I.N.S.E.E., 1973, 148 p. ; Fliedman (John), UrbanizaTion, Plllnnin!l and NaTional DevelopmenT, Beverley Hills, Sage, 1973, 351 p.; Chisholm (Michael), Frey (Allan E.), Haggett (Peter) (ed.), Re!limwl Foreca.vTin!l, Harnden, Anchor Books, 1971, X-470 p.
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de la régionalisation des activités: en tenant compte des dynamismes démographiques de chaque région, des mouvements migratoires qui en partent ou qui leur sont destinées, en faisant intervenir ce que l'on sait de l'évolution des divers secteurs d'activité qui y sont à l'heure actuelle représentés, en évaluant ensuite les créations possibles d'emploi qu'entraîneront de nouvelles implantations - et les règles de localisation qui prédominent dans chaque secteur et donnent une idée de ce qui se
produira - on décrit l'évolution qui se déroulerait si le système de planification n'existait pas: on met en évidence l'effet des économies d'agglomération, des avantages urbains et des équipements de transport accumulés dans certains secteurs". Les scénarios d'évolution régionale servent essentiellement à souligner les conséquences lointaines des pratiques actuelles et à mesurer l'importance des facteurs de différenciation de l'espace. Celuici ne doit plus seulement sa diversité à l'inégalité des ressources agricoles ou minières. Son dynamisme varie de plus en fonction des équipements qu'il a reçus, de l'accumulation des hommes et de la richesse des systèmes de relations qu'ils se sont créés. La géographie du futur est commandée par les extemalités beaucoup plus qu'elle ne l'est par aucun autre facteur; elle le restera tant que les pollutionss ne viendront pas limiter les effets positifs de l'agglomération, tant que de nouvelles technologies de la communication ne modifieront pas profondément les données en ce domaine, tant que surtout les politiques volontaires ne corrigeront pas les effets de l'évolution spontanée du système. La désagrégation au niveau régional des prévisions nationales est donc une opération indispensable pour agir en connaissance de cause sur la géographie des incitations à la localisation. Dans un système économique où la planification est totale, on peut aller beaucoup plus loin dans la voie de la désagrégation et prévoir dans le détail comment les activités doivent se répartir. En fait, une telle opération est très lourde et elle risque de ne pas conduire aux solutions optimales: elle tient difficilement compte des économies externes, surtout lorsque les prix utilisés pour faire les calculs ne sont pas établis sur un marché. La .'. La planification française est très sensible à cette évolution. A l'échelle des villes, cela se marque, dans le cadre de la loi d'orientation foncière du 30 juin 1967, par les conditions d'élaboration des SDAU; ceux-ci sont obligatoirement précédés par la préparation d'un livre blanc sur les perspectives d'évolution de l'ensemble urbain visé jusqu'en 2000. A l'échelle nationale, ce souci s'est traduit par certaines études prospectives demandées par la DATAR. Une image de la France en l'an 2000Française, 1971, 176 p.; Travaux et recherches de prospective n° 20, Paris La Documentation Documents. méthodes de travail: une image de la France en l'an 2000; Travaux et recherches de Française, 1972, 336 p.; Scénario.ç européens prospective n° 30, Paris, La Documentation d'aménagement du territoire, Travaux et recherches de prospective n° 47, Paris, La Documentation Française, 1974, 176 p. ; Sésame année 5. Systèmes d'études du schéma d'aménagement de la France, Française, 1974, 72 p.; ln Travaux et recherches de prospectives n° 50, Paris, La Documentation méthode des scénarios. Travaux et recherches de prospectives n° 59, Paris, La Documentation Française, 1975, 131 p. Pour avoir une idée d'ensemble des méthodes françaises de planification urbaine et d'analyse régionale, on se reportera à: Mesnard (André-Hubert), ln planijication urbaine, « Dossier Thémis », Paris, P.U.F., 1972, 96 p.; Teneur (J.), Di QuaI (L.), Economie régionale et aménagement du territoire, « Dossier Thémis », Paris, P.U.F., 1972,96 p.
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régionalisation des résultats globaux est donc difficile même lorsqu'on dispose des pouvoirs les plus étendus sur l'économie: elle doit toujours composer avec les décisions indépendantes qui se produisent au sein du système - celles de la main-d'œuvre par exemple; il faut veiller à ce que ses mouvements soient compatibles avec les prévisions régionales d'activité. Dans le cadre des économies libérales ou des économies mixtes à secteur public et à secteur privé, la projection régionale a beaucoup moins de précision: elle est crédible à court terme lorsqu'elle indique la traduction différentielle sur les régions de l'évolution des divers secteursJ7: on peut prévoir l'effet de la réduction prévisible de l'activité textile sur les régions françaises, dire qu'elle sera particulièrement sensible dans le Nord, ell Lorraine et en Alsace ou en Normandie. Le bilan reste malgré tout imparfait, car toutes les entreprises d'un même secteur ne font pas preuve de la même combativité, de la même faculté d'adaptation ou de reconversion. Lorsqu'on passe aux activités en expansion rapide, celles pour lesquelles de nouvelles implantations d'établissements apparaîtront dans le futur, toute projection rigoureuse devient impossible dans un système libéral. Est-ce à dire que le travail de planification devient inutile? Non, mais les stratégies à adopter doivent être modifiées. Si pour la plupart des activités, les localisations ne sont plus commandées que par la recherche des extemalités, la correction des évolutions spontanées et la direction efficace du système passent par la transformation de la géographie des avantages. On peut créer des aides et offrir des subventions pour corriger les inégalités dont les effets seraient à la longue déséquilibrants :la politique spatiale se traduit, dans presque toutes les nations libérales, par l'octroi d'avantages spéciaux aux zones dont on cherche à provoquer la reprise ou le développement. Cette action serait inutile si les chefs d'entreprise n'en étaient pas correctement informés: elle s'accompagne nécessairement d'un effort pour rendre l'espace plus transparent et corriger les erreurs d'appréciation qui sont fréquentes lorsqu'on mesure des avantages. La politique d'aide à la décentralisation ne peut avoir qu'une justification passagère: elle doit permettre de créer les conditions d'une concurrence plus égale; elle autorise l'accumulation des équipements, ou assure leur maintien là où une crise les menaçait: de la sorte, les externalités dont disposent les régions déprimées augmentent ou cessent de diminuer. Si la politique d'aide devait se prolonger indéfiniment, cela signifierait que les localisations retenues ne peuvent devenir économiquement compétitives: la correction nuit au dynamisme global
37 Beaud (Michel), « Une analyse des disparités régionales: composante régionale et composante structurale de l'évolution de l'emploi régional en France », Revue économique, vol. 17, 1966, pp. 5591.
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si elle pousse à une répartition des activités qui n'est pas la plus efficaceJ". La politique de régionalisation doit donc être conçue sous un angle positif plus que correctif: au lieu de se limiter à l'atténuation de contrastes jugés excessifs, elle doit se donner pour but de développer le plus efficacement possible les avantages de chaque région. Ceux-ci sont liés à la présence de grands centres urbains, à la qualité des équipements dont ils disposent, à la rapidité et à la fréquence de leur desserte par les moyens de transport modernes. Ils résultent également de l'utilité que les résidents retirent de la proximité des plages, des pistes de ski ou des terrains d'escalade. Créer les conditions d'un nouvel équilibre territorial suppose que l'on donne à certaines agglomérations les moyens de développer leurs atouts au moment opportun. La politique urbaine devient ainsi un élément majeur de toute l'action d'aménagement de l' espaceJ.. En un sens, l'échelon régional devient inutile: les forces économiques qui modèlent le développement différentiel d'une nation s'exercent au niveau des agglomérations. Les externalités maximales semblent à l'heure actuelle apparaître au niveau des grandes villes, celles qui ont entre 100et 500000habitants plutôt d'ailleurs que parmi les plus importantes ou les plus petites. Les centres plus modestes ne bénéficient d'un grand dynamisme que s'ils appartiennent à la couronne qui participe au dynamisme des métropoles dans un rayon de 30 ou 40 km
alentour- ou de 100 ou 150pour les concentrations les plus fortes, l'agglomération parisienne par exemple. La planification spatiale au niveau national et au niveau régional/national de Peter Hall n'implique donc pas le retour à la planification physique détaillée à laquelle on s'attachait exclusivement autrefois. Elle ne nécessite que la confrontation des besoins en espace et des disponibilités existant à chaque niveau. Faute de savoir localiser de manière précise les effets qui se produiront dans chaque région, il est impossible de dessiner des plans satisfaisants: seuls les équipements de transport, ceux d'approvisionnement en eau ou les actions de conservation de la nature peuvent être décidés efficacement à ce niveau. La planification régionale se traduit par une action sur les infrastructures de base, par un effort pour transformer la transparence et pour changer la position des grandes villes dans la compétition générale pour l'espace.
.'"C'est la question que pose Peter Hall à propos de la planification régionale et urbaine en GrandeBretagne depuis la guerre. Sur le plan théorique, Mougeot s'interroge sur la meilleure manière d'atteindre l'optimum spatial: Hall (Peter), Urballalld Regiollal Plallllillg. op. cit. ; Hall (Peter), Gracey (Harry), Drewett (Ray), Thoma.~ (Ray), The CrJ/lll/illmellt of Urball Ellglalld, Londres. Allen and Unwin, 2 vol. 1973,648+ 464 p. ; Mougeot (Michel), Optimum éco/lomique etallalyse spatiale, Thèse Science économique Dijon 1972, Dijon, 501 + XXXVII p. ronéotées.
.'. Ce
qui explique
la place
faite,
dans
l'aménagement
de la France,
à la politique
urbaine:
la politique
des métropoles d'équilibre et un peu plus tard, celle des villes moyennes, sont des aspects de cette orientation.
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Le niveau régional/local
Cette planification régionale/nationale implique une action fondamentale au niveau des centres urbains: c'est d'eux et de leurs avantages que dépend en fin de compte le dynamisme à long terme de chaque ensemble territorial. L'articulation des actions au niveau régional/national et celles menées au niveau régional/local est donc indispensable. Les politiques d'aménagement dépendent essentiellement du succès des opérations menées dans les agglomérations. A ce niveau, les variables indépendantes ne sont pas les mêmes que pour la nation prise dans son ensemble. La population future est bien déterminée en partie par celle qui est déjà présente, mais le dynamisme démographique n'est qu'un des éléments de l'évolution: les migrations peuvent amenuiser rapidement le nombre des jeunes ménages si l'emploi se détériore; l'afflux de migrants permet à l'inverse de faire face à une forte poussée de l'activité. La base de toutes les projections est donc ici l'évaluation des effectifs employés: c'est elle qui commande la croissance ou le déclin. A la différence de ce qui se passe aux échelons supérieurs, il est possible, à partir de là, de procéder à une spatialisation détaillée et de retourner à la planification physique que l'on avait jusqu'ici négligée. Le principe de toutes les opérations de modélisation qui se sont multipliées depuis quelques années est simple: c'est celui imaginé par Ira Lowry'.. L'analyse des tendances. démographiques, celle des décisions d'implantation déjà amorcées et celle du dynamisme économique et social de l'agglomération font prévoir l'accroissement des emplois. En fonction de la répartition actuelle des activités et de l'ouverture de nouveaux secteurs d'emploi, il est possible de savoir où se trouveront localisés les nouveaux postes de travail. Où logeront les travailleurs qui s'embaucheront là? Où pourront-ils faire leurs achats, où mettront-ils leurs enfants à l'école? Ce sont les questions auxquelles il importe de répondre dès avant que les implantations soient réalisées si .. Lowry (Ira), A Model of Metropolis, RM-4035RC, Santa Monica (Calif.), the Rand Corporation, 1964, XI-136 p. ; Lowry (Ira), « A short course en model design », Journal of the American Institule (if Plallners, vol. XXX, mai 1965, pp. 158-166. Reproduit aux pp. 490-499 de : Berry (Brian J.L.), HOl1on (Frank E.), Geographic Perspective.~ Oil Urball Systems, Englewood cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1970, XII-564 p. On trouve des modes de projections analogues dans leur principe à ceux proposés par Lowry, mais adaptés à une échelle plus réduite et à la planification en terrain vierge, dans les travaux de Boleslaw Malisz et dans les méthodes de classement des matrices fréquemment utilisées par les architectes"urbanistes. Malisz (Boleslaw), La formation des systèmes d'habitat. Esquisse de la théorie des seuils, Paris, Dunod, 1972, 342 p. On trouvera en français une présentation rapide des différents modèles de projection de la ville dans: Merlin (Pierre), Méthodes quantitatives et espace urbain, Paris, Masson, 1973, 190 p. Pour une vue plus large des modèles de planification urbaine, on se reportera à "Croissance et planification urbaine", Revue économique, vol. 23, 1972, pp. 929-1101 : Paelinck (J.), « Modèles urbains dynamiques», pp. 931-951: Mercadal (G.), « Peut-on tirer un enseignement des essais français de modélisation du développement spatial urbain », pp. 952-991 ; Nols (E.), Remy (J.), « Croissance urbaine et économie exterl1e», pp. 992-1022; Derycke (P.H.), « La prévision de la croissance urbaine française, 1970.2000 », pp. 1022-1062; Stone (P.A.), The Structure, Size and Costs Urball Selllements, New York, Cambridge University Press, 1974, XVIII-284 p. ; Yuill (Robert S.), A "" Geneml Model .tàr Urban Growth: a Spatial Simulation, Ann Arbor, University of Michigan, Depm1ment of Geography, 1970, XIll-221 p.
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on veut éviter que la création se fasse dans des conditions difficiles de logement, avec des services notoirement insuffisants. Ira Lowry utilise pour sa projection (I) le mécanisme de la base économique qui lui donne le nombre d'emplois induits par la croissance du secteur fondamental et (2) les modèles de gravitation qui lui indiquent comment se répartissent les logements en fonction des lieux d'emploi, puis les commerces ou les services en fonction des lieux de résidence de la population nouvelle. Toute la valeur de la projection dépend donc de la rapidité avec laquelle joue le mécanisme multiplicateur, et de la valeur des données relatives à la génération des mouvements de migrations quotidiennes qu'ont révélés l'analyse d'activités et le tracé des lignes de désir. Les calculs disent alors combien de nouveaux logements doivent être construits au sein des différentes unités élémentaires que l'on distingue autour du centre d'emploi; ils précisent comment les flux actuels seront modifiés. Les documents établis par l'analyse de l'utilisation des sols révèlent alors si la réalisation des objectifs impliqués est possible: existe-t-il dans les zones proches du foyer d'emploi des terrains disponibles pour la construction? Peut-on envisager une densification de l'habitat par remodelage des quartiers où les conditions d'hygiène et de desserte en services sont médiocres? Là où les artères et les moyens de transports se révèlent incapables de supporter les nouveaux courants, il convient de prévoir des modifications4l. Ainsi, par approximations successives, on envisage comment les nouveaux habitants seront intégrés dans l'agglomération, comment ils seront desservis dans tous les domaines et comment la qualité du milieu se trouvera maintenue ou améliorée à travers toute cette séquence complexe d'opérations. Le modèle d'Ira Lowry est insatisfaisant par certains de ses aspects: le schéma de gravitation qui y est utilisé ne convient pas bien à l'analyse des mouvements de migrations quotidiens. Employé brutalement, il conduit à des absurdités. Le mérite d'Alan Wilson" a été de proposer des formulations plus rigoureuses: en considérant la répartition des flux à un moment donné comme l'état le plus probable que peut prendre le système habitat- lieux d'emploi - itinéraires, il donne une base plus saine à l'étude des faits de gravitation - mais il introduit les complications notables dans les procédures de calcul.
4' Sur la planification des transports urbains: Buchanan Rep0l1. TrcifJ;c in TOlVnç. op. cit.; Boyce (David E.), Day (Norman D.), McDonald (chris). Metropolitan Plan-Making: an Antilysis (if Experience with the Preparation tlnd Evaluation (!( AltenU/tive Land Use and TransportatÜm Plans, Philadelphia, Regional Science Research Institute, 1970, XVI-475 p.; Creighton (Roger L.), Urban Tr(/IIspo/1ation Planning, Urbana, University of Illinois Press, 1970, X-375 p. U Wilson (Alan), Entropy in Urban and Regional Modelling, Londres, Pion, 1970, 166 p.; Wilson (Alan), Paper.~ ÙI Urban and Regional Analysis, Londres, Pion, 1970, 166 p. ; Wilson (Alan), Urban and Re/!.iOlIllI Models in Geography and PlamÛn/!.. op. cit. ; Nijkamp (P.), Paelinck (lH.P.), « A dual interpretation and generalization of entropy-maximizing models in regional science", Papers of the Regional Science Association, vol. 33, 1974, pp. 13-31.
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Le champ d'emploi des modèles globaux de répartition à la manière de celui d'Ira Lowry est considérable: il correspond à la plus grande partie des études qui intéressent les grandes agglomérations4J. Pour les villes moyennes, les régularités supposées ont moins de chance d'être observées; lorsque les itinéraires ne sont pas saturés, que les distances parcourues en moyenne sont faibles et très inférieures en temps à ce que l'on peut accepter de consacrer aux déplacements domicile-travail, le développement peut prendre des fOm1es différentes sans que cela eritraîne de gêne; tous les nouveaux logements peuvent être, par exemple, implantés dans la même aire pour des raisons de commodité et d'économie d'infrastructures. Le problème se pose alors à l'inverse: comment implanter les zones industrielles, les emplois tertiaires et les équipements publics par rapport à l'habitat pour arriver à l'organisation la plus favorable? C'est sous cette forme que la question se pose pour la plupart des villes françaises - la politique de construction par grands ensembles, par Z.U.P. ou par Z.A.C. a créé un contexte institutionnel très différent de celui auquel on se réfère généralement.. . Les plans physiques auxquels conduit la planification moderne sont assez différents dans leur principe de ceux que l'on élaborait autrefois: ils sont conçus pour un système dont l'évolution se poursuivra au terme de la planification; ils sont articulés en fonction de plusieurs profondeurs d'anticipation45. En matière d'infrastructures de transport, les coûts à supporter sont d'autant plus élevés qu'on doit tailler dans un tissu plus urbanisé et peuplé: les charges d'expropriation représentent une part très importante de toute opération menée dans une zone dense. Dans ce domaine, il vaut mieux faire des prévisions très longues et réserver à l'avance les terrains indispensables. Pour l'emploi et les logements, la profondeur des anticipations raisonnables est de cinq ou de dix ans. Il existe dans la trame urbaine des zones dont l'utilisation n'a pas d'impact direct sur l'équilibre général, à la condition toutefois qu'elle ne soit pas génératrice de flux trop importants ou de pollutions gênantes. La planification physique débouche donc sur un zoning, mais qui est généralement moins rigoureux dans beaucoup de ses indications que celui auquel on procédait naguère: pourquoi créer des contraintes là H
Imaginé pour l'agglomération de Pittsburghau début des années 1960,le modèle de Lowry a été
appliqué à bon nombre de métropoles américaines, à San Francisco en particulier. En Angleterre, il a été utilisé pour des aires fortement urbanisées, comme le Nord-Est du Lancashire, ou les comtés de Derby et de Nottingham. Il a également été employé pour des villes de moindre dimension comme ..Reading. La procédure de projection et d'élaboration des schémas directeurs d'aménagement et d'urbanisme (SDAU) ne faisait pas de place aux modèles projectifs de type anglo-saxon. Il n'y a guère que pour Paris que l'on a essayé d'élaborer un modèle global. Merlin (Pierre), « Modèle d'urbanisation spontanée », Cahiers de /'Institur d'Aména~ement et d'Urbanisme de la Ré~i(}n Parisienne, vot. 4-5, aVlil 1996, 47 p. H C'est le principe des profondeurs d'anticipation différentes qui explique l'économie des travaux préparatoires à l'élaboration des SDAU : projection à l'horizon 1985 et à l'horizon 2000; mise en évidence des besoins à ces dates, retour vers des horizons plus proches pour l'élaboration des POS, conçus pour une perspective de dix ans.
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où les décisions des utilisateurs sont sans impact appréciable sur la collectivité? Des indications précises ne sont pas indispensables à l'efficacité de la machine spatiale que l'on essaie de faire fonctionner le mieux possible. Elles ne sont utiles que pour assurer la conservation de la qualité du milieu et la sauvegarde d'une part suffisante d'espaces verts; elles ne s'imposent que là où l'on désire une composition architecturale d'ensemble harmonieuse. On retrouve là les préoccupations classiques de la planification physique comme des aspects particuliers d'une opération plus complexe que celles que l'on menait autrefois. Les préoccupations
nouvelles de la planification spatiale
Les méthodes de la planification spatiale moderne reposent sur l'utilisation de résultats simples en matière de sociologie des comportements et de construction de modèles dont les mécanismes sont fournis pour l'essentiel par l'analyse géographique (lois de gravitation) et par l'économie (mécanismes d'ajustement global, multiplicateurs, mécanismes de marché). La valeur des résultats dépend évidemment du réalisme et de la fidélité des données et du processus mis en œuvre. La comptabilité traditionnelle ne prend en compte que ce qui s'exprime en argent. Pour arriver à faire des choix rationnels, il convient de faire intervenir d'autres dimensions du problème; à côté des avantages qu'une amélioration de tracé routier provoque en matière d'usure du matériel et d'économie de carburant, il en est d'autres qui sont également importants: le temps de transport diminue, la tension nerveuse de tous ceux qui empruntent l'itinéraire se fait moindre, le nombre des accidents, des blessés et des morts décroît. On peut proposer des évaluations économiques pour tous ces avantages: le temps gagné est décompté au salaire moyen, les blessures et les vies humaines à la valeur des hospitalisations ou des estimations retenues par les compagnies d'assurance. On cUTivede la sorte à comparer l'intérêt de divers projets et à faire des choix plus justes. C'est sans doute dans le domaine des équipements de transport que les bases de calcul sont ainsi l'objet des raffinements les plus grands46.C'est là aussi que l'on voit mieux apparaître les limites de leur efficacité. Ainsi, en France, les méthodes de projection et de choix utilisés ont abouti à équiper par priorité en voies autoroutières les zones dont les densités sont supérieures à 200 personnes au km2 : le Nord, la région parisienne, une partie de la Lorraine, le carrefour lyonnais et la région Rhône-Alpes, une partie de la Provence et du Languedoc. Lorsqu'on regarde l'effet de la procédure de calcul sur le tracé global du réseau tel qu'il existera dans une dizaine d'années, on ne peut 46 Nous avons essayé de les analyser dans; Claval (Paul), Revue xéoxraphique de l'Est, vol. 5, 1965, pp. 157-172.
«Les
autoroutes
et le taux d'actualisation
",
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qu'être frappé du caractère conservateur des options retenues: pour les liaisons interrégionales, les itinéraires reprennent pour l'essentiel la disposition en étoile autour de Paris: dans un calcul de ce type, on ne peut en effet tenir compte que des flux prévisibles; on ignore ce que la voie créée est capable de provoquer comme effets propres de localisation; on se prive du moyen de faire des paris sur structures neuves. Une partie des scénarios à long terme que l'on s'ingénie à programmer a pour but de s'affranchir de ces limitations et d'intégrer des effets que l'on peut escompter, mais qui sont difficilement appréciables par les méthodes courantes de projection. A côté des études portant sur les secteurs où les transformations sont facilement chiffrables, il en est d'autres où l'on traite de consommations publiques ou d'avantages liés à l'utilité directe des lieux. L'évaluation paraît là impossible. On a cependant appris depuis une quinzaine d'années à mieux prendre en compte les biens publics47: en matière urbaine, la réflexion menée dans ce domaine a conduit aux propositions de réforme du droit foncier qui sont à l'heure actuelle en discussion: si l'utilisation du sol à des fins productives ou pour la construction de logements entraîne nécessairement l'apparition de besoins corrélatifs d'espaces publics qu'on ne peut faire payer directement à leurs utilisateurs, pourquoi ne pas financer l'achat de ces terrains par des taxes prélevées sur ceux qui modifient l'utilisation du sol et multiplient les emplois ou les appartements? Ainsi, les règles du jeu économique se trouveraient modifiées dans un sens favorable à la réalisation d'équipements satisfaisants pour tous et les mécanismes imparfaits du marché foncier perdraient une partie de leur nocivité: la planification directe de l'espace physique deviendrait une partie de leur tâche: les aménageurs ont toujours souffert de ne pouvoir agir que par des contrôles; ils regrettent que dans un système libéral, leur action se traduise seulement par des interdictions et des entraves. Si l'intérêt d'un système de libre entreprise est de pousser les acteurs économiques à faire preuve d'un maximum d'initiative, les mesures de planification manquent leur but si elles apparaissent comme un simple moyen de brider l'innovation, de retarder les projets, de décourager ceux qui sont capables de transformer le système. De ce point de vue, les recherches modernes sur la planification indirecte par une plus grande vérité des prix et par la création de mécanismes correcteurs automatiques sont d'un grand intérêt. Dans la plupart des travaux, les éléments sont comptés au prix du marché. On peut mettre en doute le bien fondé d'un tel choix lorsqu'il est question de l'utilisation de ressources rares, non renouvelables. Ne .,
Ce souci est apparent à la fois chez Isard et chez Mougeot. Il est également présent, sous un angle plus géographique, dans les publications de Massam: Isard (Walter), IlItroductioll to regiOTUlI science. op. cit. ; Massam (Bryan), « Political geography and the provision of public services », pp. 179-210 de Board (Christopher) et al. (ed.), Progress itl Geogl"Clphy VI, Londres, Arnold, 1974; Mougeot (Michel), Optimum économique et alla lyse spllliale. op. cit.
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conviendrait-il pas alors de compléter les appréciations qui prennent en compte les coûts normaux des opérations et les circuits purement économiques, par une évaluation écologique dans laquelle l'équilibre du milieu serait une préoccupation majeure et dans laquelle les conséquences indirectes et lointaines des opérations envisagées apparaîtraient clairement.. ? Les efforts pour élargir ainsi les bases de toute la planification spatiale ont déjà donné des résultats intéressants. Ils ne peuvent être toujours retenus lors de l'élaboration des plansdans un système concurrentiel, on ne peut accroître les charges que supportent un entrepreneur, une ville, une région sans exiger qu'il en soit fait autant ailleurs. Même si ces recherches ne conduisent pas dans l'immédiat à une modification des pratiques existantes, elles aident à la prise de conscience des problèmes et débouchent à la longue sur des mesures législatives fondamentales: ainsi, en France, l'action menée a doté les agences de versant des pouvoirs indispensables pour mener à bien la lutte contre la pollution des rivières et des nappes d'eau. V. LES IMPLICATIONS TERRITORIALE
POLITIQUES
DE LA PLANIFICATION
On ne peut pas toucher aux répartitions existantes sans modifier l'équilibre des forces sociales, sans poser de problèmes politiques au sens le plus général du terme. Toutes les recherches sur les coûts sociaux le montrent: en mesurant les avantages que les systèmes distribuent en dehors du marché, en évaluant la manière dont ils sont accessibles aux différentes couches de la population, elles font prendre conscience de dimensions ignorées de l'inégalité sociale. De même, les ..
C'est sans doute Odum qui a plaidé avec le plus de conviction pour l'intégration des facteurs écologiques dans la planification; Odum (Howard T.), Environnement. Power and Society, New York, John Wiley. 1971, IX-331 p. Les études économiques sur la gestion des ressources et de l'environnement se sont multipliées depuis peu. Berry (Brian J.L.), et al., Land Use. Urban Form and Enviroll1nental Quality, Chicago, University of Chicago, Department of Geography, Research Paper Management: n° 155, 1974, 111-440 p.; Berry (Brian J.L.), Horton (Frank E.), Urban Environmental PIll/minI! jàr Pol/ution Control, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1974, XV-425 p.; Hagevik (George H.), Decision-making in Air-Pollution Control, New York Praeger, 1970, V-217 p.; Hite (James C.), Laurent (Eugène A.), Environme11l Planning: llll Economic Analysis. Appliclllions jilr the Cmwal Zone, New York, Praeger, 1972, XIV-155 p.; Isard (Walter),
«
Activity-industrial complex
analysis for environmental management », Paper.v of the Regional Science As.vociation, vol. 33, 1974, pp. 127-140; Klassen (Leo H.), Botterweg (Teun H.), « Evaluating a socio-economic and environmental project », Papers of the Regional Science Association, vol. 33, 1974, pp. 155-175; Klassen (Leo H.), Paelinck (Jean H.P.), Integration (!( Socio-Economie and Physical Planning, Rotterdam, Rotterdam University Press, 1974, VI-69 p.; Krutilla (John V.) (ed.), Nalllral Enviroll1ne11ls: Swdie.v in Theoreticaland Applied Analy.vis, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1972, VIII352 p.; Maler (Karl-Goran), Environmenllll ECOllOlIlic.v: a Theoretical Inquiry, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1974, X-267 p.; Miernyk (William H.), Sears (John T.), Air Pollution Abatement and Regiollal Ecollomic Development, Lexington (Mass.), Heath, 1974, XVI-194 p.; O'Riordan (Thimothy), « Environmental management », pp. 173-231 de : Board (Christopher) et al. (ed.), Progress ill Geography III, Londres, Arnold, 1971; O'Riordan (Thimothy), Perspectives on Resource Mallagemellt, Londres, Pion, 197/, 183 p. ; Schuler (Richard E.), « Air quality improvement and longrun urban form ", Papers (!( the Regional Science A.v.vociation, vol. 32, 1974, pp. 133-148; Watt (Kenneth (E.F.), Ecology and Re.vource Management: a Qualllillltive Apl'/'lIach: New York, McGraw
Hill, 1968, XII-450 p.
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travaux que nous venons d'évoquer plus haut sur la conservation de la nature et le maintien des équilibres écologiques conduisent à répercuter enfin sur ceux qui en sont responsables les coûts engendrés par les nuisances. La planification territoriale n'est jamais un exercice innocent. Elle provoque des réactions hostiles de la part des groupes qu'elle lèse; elle n'est jamais simplement technique: elle révèle aux acteurs sociaux des aspects de la compétition qui les oppose pour le partage du produit et des avantages qu'apporte la collectivité. Sans elle, ils lesméconnaîtraient sans doute La planification territoriale s'inscrit d'autre part dans un contexte institutionnel précis: elle n'aborde pas les problèmes avec la même optique dans un cadre libéral, dans le cadre d'une économie socialiste centralisée ou dans le cadre d'une économie socialiste décentralisée; nous l'avons montré au niveau des problèmes de la planification de niveau régional/national. TI existe une troisième dimension politique des problèmes de planification territoriale: c'est celle du cadre dans lequel les actions doivent être conçues et menées. Quelle est la meilleure solution, au point de vue du découpage territorial, pour réussir l'aménagement de l'espace? Faut.il prévoir une hiérarchie unique de circonscriptions territoriales ou bien utiliser des découpages had oc adaptés à chaque problème? Quelle part de responsabilité doit revenir au gouvernement central? Quelle est celle qui peut être confiée aux collectivités locales? Le tracé et la dimension de celles-ci ne sont-elles pas un des éléments fondamentaux de la situation qu'il faut transfonner? Toutes ces questions se posent à l'aménageur et la réponse à leur apporter n'est pas évidente. Les géographes se sont faits en France les porte-paroles d'une doctrine souvent simpliste: à les entendre, les problèmes d'organisation de l'espace ne pourraient trouver de solution satisfaisante sans la création d'une structure régionale adéquate. La plupart pensent également qu'un accroissement de l'autonomie des collectivités territoriales et en particulier, de celle des régions, est une des conditions d'un développement harmonieux de l'espace. Les difficultés commencent lorsqu'il s'agit de préciser la dimension et les contours des êtres régionaux à structurer. Pour certains, attentifs à ce qui se passe en Allemagne fédérale, il convient de dessiner un petit nombre de grandes régions dotées de moyens puissants. Pour d'autres, le découpage actuel en régions de programme convient; certains aimeraient un regroupement autour des villes importantes, celles qui ont 100000habitants par exemple; ils proposent alors de quarante à cinquante circonscriptions, mais se heurtent à des difficultés dans les zones où de grands organismes urbains sont proches, dans le Nord, dans la région Rhône-Alpes ou dans le Midi méditerranéen. Enfin celtains des représentants de la gauche qui se veulent les plus hardis et les plus novateurs géographiques se prononcent pour le maintien du cadre départemental !
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Une telle divergence sur les dimensions suffit à montrer, semble+ il, qu'il n'est pas de division optimale sans référence à des critères spécifiques, sans dire dans quel but l'articulation est faite. L'utilité des grandes divisions n'est évidente que si on leur donne des pouvoirs étendus; il se pose alors le problème de l'équilibre entre l'Etat et ces grands ensembles, et entre ceux-ci: les rapports entre l'Etat national et ses composantes sont difficiles. L'Allemagne fédérale le sait et beaucoup de ses hommes politiques regrettent que la compétence des Lander ne soit pas plus étroitement limitée. De toute façon, l'action territoriale demande une subdivision ultérieure des grandes régions. L'analyse du fonctionnement spatial du système social et économique conduit à d'autres conclusions: il n'y apparaît guère d'intermédiaire entre le niveau national, celui que représente. la capitale lorsque la centralisation est importante, et les grandes aires urbaines. Le réseau des centres n'est fortement hiérarchisé qu'aux niveaux inférieurs, et il l'est moins qu'on ne le croît souvent. A partir d'une dimension voisine de 80 ou de 100000 habitants, les administrations et les services sont directement en contact avec les échelons nationaux, les activités de base ont presque toujours un marché national ou international. Le rôle des services à fonction régionale n'est pas négligeable, mais il est généralement plus faible: comment pourrait-il en être autrement dans une structure où les campagnes se sont vidées en dehors de l'aire voisine des grands centres? Dans ces conditions, les articulations régionales ne peuvent avoir de compétences très étendues: elles ne sont faites que pour régler des problèmes d'infrastructures d'importance moyenne en matière de transport ou de services régionaux; c'est à l'échelle de la nation que se nouent les réseaux fondamentaux, à celle des fortes agglomérations qu'émergent les externalités. C'est de ses dernières que dépend dans une large mesure le dynamisme économique global, puisqu'elles constituent les points hauts de la surface générale des avantages territoriaux, ceux qui ont le plus de chance d'être choisis par les activités à localisation libre. De leur bon agencement dépend la qualité de la vie de leurs habitants et celle des services qu'elles rendent à leur environnement. De la bonne transparence de l'espace dépend alors leur succès. L'échelon régional, au sens où l'on emploie à l'heure actuelle le terme en France, n'est pas l'échelon essentiel de la politique régionale d'aménagement: celle-ci se décide au niveau régional/national dans les services centraux du gouvernement, à Paris. La D.A.T.A.R. a dans ce domaine une responsabilité particulière, mais les actions de longue durée sont du ressort des ministères techniques, Agriculture et Equipement, et du ministère de l'Intérieur. Cette politique se décide pour l'essentiel au niveau des agences d'urbanisme ou des G.E.P. en ce qui concerne l'échelon régional/local. C'est d'ailleurs là que les structures d'études et de programmation les plus fortes ont été mises en place: les
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O.R.E.A.M. répondent aux besoins des ensembles urbains les plus considérables, les agences d'urbanisme à ceux des villes moyennes, cependant que l'action des G.E.P. les double ou les remplace là où les initiatives locales ne sont pas suffisantes. On ne pourrait cependant confier toute la planification d'échelon régionaVlocal aux grandes villes: elles n'ont pas à structurer les zones à dominante rurale qui ne gravitent pas directement autour d'elles ou les aires de détente, de loisir et de préservation de la nature qui se créent là où les densités sont devenues très basses. Que les compétences reviennent en pareil domaine à un échelon régional n'est peut-être pas une mauvaise chose, mais l'on peut concevoir d'autres solutions: celle de l'autonomie des circonscriptions locales, ou celle d'une centralisation assez poussée des études et des initiatives. En matière d'aménagement de l'espace naturel, les cadres sont souvent dictés par les conditions physiques: il en va ainsi pour les agences de versant. Il y a là un domaine où les articulations polyvalentes que l'on essaie de mettre en place n'apportent rien. En définitive, les régions de taille moyenne répondent davantage à une finalité administrative qu'à un impératif de l'aménagement de l'espace: elles sont certainement utiles à la déconcentration qui s'impose du fait de la multiplication des tâches de l'Etat. Elles peuvent remplir un rôle positif dans l'organisation de certaines catégories d'équipements collectifs et dans la structuration des liaisons à moyenne distance. Revendiquer leur autonomie pour accroître l'efficacité de l'organisation de l'espace tient à une mauvaise analyse des conditions contemporaines de la vie économique et sociale. Il est beaucoup plus important, de ce point de vue, de restructurer les agglomérations, d'imposer la formation de communautés urbaines là où les limites actuelles coupent au travers de tissus continus, et de leur donner des moyens accrus de préparation et d'exécution des programmes. C'est d'ailleurs la direction qui s'est pratiquement imposée depuis une dizaine d'années. Les organismes d'études mis en place au niveau des régions servent plus souvent de consultants aux aires urbaines de l'ensemble que de maîtres d'œuvre pour des travaux de caractère global. Ils ne s'en voient confier qu'au moment de la préparation des plans d'équipement: ils assurent l'évaluation des besoins futurs de l'ensemble régional; ils analysent souvent de manière plus précise la structure de certaines infrastructures. Au total, ils font œuvre utile, mais ne tiennent pas, dans l'aménagement de l'espace, la place qui leur est faite dans la théorie. Dans ces conditions, les circonscriptions territoriales qui apparaissent aujourd'hui indispensables au bon fonctionnement de la machine de l'Etat n'ont pas d'influence très directe sur l'articulation de l'espace. Le système qui s'est mis en place en France a l'avantage de reprendre dans nombre de cas des tracés anciens et de souligner des solidarités importantes et demeurées vivantes. Les circonscriptions sont assez nombreuses pour que presque toutes les villes importantes soient
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à la tête de l'une d'elles. Là où il en existe plusieurs, la pratique a imposé le partage des postes de responsabilité et la balance des représentations entre elles, ce qui évite que l'une soit délibérément sacrifiée à l'autre. La place faite aux zones rurales et aux petites villes leur permet aussi de lutter contre les effets de masse qui tendent naturellement à faire profiter les centres les mieux équipés de tous les nouveaux investissements. Le système a donc des avantages indéniables. Aucune considération économique ou structurelle ne justifie pourtant que l'on dote ces instances d'une autonomie plus poussée: ceux qui luttent en ce sens ont peut-être raison de le faire mais pour des motifs politiques ou culturels. La cause de l'aménagement de l'espace ne gagne en revanche rien à s'associer à des mouvements dont le but n'est pas l'allocation la meilleure possible des hommes et des équipements au sein d'un espace national. Ceux qui militent pour des régions à forte autonomie se battent pour le maintien d'une spécificité régionale souvent réelle, mais aussi pour la défense d'égoïsmes sociaux tout aussi tangibles mais dont on parle moins, ou pour le démantèlement de l'Etat dans une stratégie de conquête du pouvoir conçue, ce qui est nouveau, en termes spatiaux. Le débat régionaliste est ancien dans un pays comme la France: il s'est développé dès la fin du XIXesiècle. Il avait alors des résonances presqu'uniquement politiques. Sous l'influence des géographes, de Paul Vidal de la Blache déjà, ou de Jean-François Gravier plus récemment, sous l'influence des économistes plus tard, on a pris l'habitude de l'envisager de plus en plus sous un angle économique. C'était là une évolution heureuse: elle a aidé à la prise de conscience des disparités territoriales, a conduit à s'interroger sur leur bien-fondé. Elle ne doit pas conduire à des conclusions erronées: ce dont a besoin la région, c'est d'institutions métropolitaines capables de maîtriser le développement des grandes villes tout en les rendant accueillantes, c'est aussi de services de coordination des équipements de base en matière de transport, de communication ou de services rares, hospitaliers ou universitaires. Cela implique un échelon régional, mais surtout une action suivie d'équilibrage des composantes du territoire national et un accroissement systématique de la transparence, une politique nationale donc plus que régionale. Comment espérer d'ailleurs d'un éclatement des cadres de l'action politique une plus grande efficacité et une plus grande justice? A une époque où les affaires se concentrent, où les moyens dont elles disposent pour infléchir les décisions deviennent plus considérables, renforcer le pouvoir de décision des échelons inférieurs aux dépens de ceux du centre revient bien souvent à rendre plus forte l'influence des grandes entreprises ou à l'inverse, celle des contrepouvoirs qu'elles engendrent, celui des syndicats en particulier. L'enseignement universitaire de l'aménagement du territoire et de la planification régionale est sans doute celui qui a été en France le moins profondément affecté par les tendances nouvelles de la
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discipline: jusqu'à présent, l'effort de renouvellement a presque partout été plus net au niveau du premier ou du troisième cycle. Les techniques modernes de la planification territoriale supposent acquises un minimum de connaissances de géographie générale ou d'économie spatiale. Elles ne peuvent être maîtrisées si on ne comprend pas à quoi sert la modélisation. Elles ne sont pleinement assimilées que lorsqu'on sait à la fois réunir des données, construire une projection et l'adapter aux buts poursuivis par toute une série d'ajustements récurrents. Il y a là un domaine où une action rapide et énergique s'impose. Il est également indispensable de faire comprendre aux jeunes le contexte dans lequel leur action s'insère, de leur apprendre la différence qui doit exister entre l'approche analytique de la planification et la projection globale de l'utopie. La seconde est certes indispensable: elle est seule capable de fournir les objectifs par rapport auxquels on peut mesurer orienter l'action. Elle n'est en aucun cas suffisante pour arriver à une bonne gestion de l'espace. Pour assurer celle-ci, il faut de la compétence, de la modestie et une bonne appréciation du cadre politique dans lequel l'action est menée.
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LA LOCALISATION DES INDUSTRIES ET DES SERVICES
Les recherches sur la localisation des activités secondaires et tertiaires ont fait de grands progrès depuis une quinzaine d'années. On parle, pour désigner les nouvelles tendances, de courant béhavioriste; nous en avons indiqué les contours dans de précédentes chroniques!. Nous voudrions montrer ici que le progrès essentiel vient de la prise en considération des faits de communication; l'analyse des décisions et des comportements n'est que la conséquence de ce changement d'optique. Avec l'évolution des transports, les frais d'approvisionnement et d'expédition perdent de leur poids relatif dans les prix de revient des objets livrés aux utilisateurs. La transparence du milieu se révèle alors l'élément déterminant en matière de localisation. La géographie des industries se met à obéir aux mêmes impératifs que celle des services: c'est ce qui nous a conduit à regrouper ici leur étude. I. L'ESPACE
INDUSTRIEL
La réflexion classique sur l'implantation des activités industrielles se situe à l'échelle de la région, de la nation ou du grand espace. Elle ne s'attarde guère sur l'organisation interne des établissements industriels. Les géographes ont singulièrement négligé ce niveau. Ils n'insistent que sur les facteurs technologiques qui déterminent l'activité. Chardonnetz décrit ainsi les installations de l'industrie sidérurgique ou celles de la pétroléochimie. Pour les centrales hydroélectriques, les schémas sont plus détaillés: la production dépend du site et des caractères des cours d'eau équipés, ce qui intéresse le géographe soucieux de faire comprendre l'insertion des équipements dans le milieu naturel. Pour les autres fabrications, il semble que tout soit commandé par la technique, si bien que l'on passe vite. I
Claval {Paul}, « Chronique de géographie économique IV : la localisation des activités industrielles",
Rel'ue géographique de /'E.çt, vol. 9, 1969, pp. 187"214; Claval {Paul}, «Chronique de géographie économique 1 : La théorie des lieux centraux", Ibidem, vol. 6, 1966, pp. 131-152; Claval {Paul}, «Chronique de géographie économique VIII: La théorie des lieux centraux revisitée", Ibidem, vol. 13, pp. 225-251. z Chardonnet (Jean), Géographie industrielle, Paris, Sirey, 2 vol., 1962-1965, 521 + 461 p.
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Gustave Fischer' s'attache aux établissements et essaie de comprendre la logique de leur organisation. L'usine porte la marque d'un effort de structuration rationnelle: le chef d'entreprise, ses architectes, ses ingénieurs et ses psycho-techniciens cherchent à rendre aussi aisé que possible le déroulement des tâches de fabrication, de manutention, d'expédition et de réception. Mais la conciliation de ces divers objectifs n'est pas toujours facile: il ne suffit pas de minimiser les déplacements de pièces et de ménager les circulations les plus aisées pour arriver à la solution optimale: il convient aussi de donner à chacun un espace de travail convenable et d'assurer le contrôle de l'activité de tous. L'impératif de surveillance est aussi vieux que l'industrie moderne. Jedidiah Strott4 est le premier patron à avoir édifié des usines textiles mues par la force mécanique et utilisant les machines nouvelles. L'usine qu'il a construite à Belper, un peu au Nord de Derby, en 1776, est fort instructive. Elle a une curieuse forme en galette ronde: cela facilitait la distribution de l'énergie aux différents métiers, tous entraînés par la même roue hydraulique, au centre; cela autorisait également la surveillance de l'ensemble par un contremaître unique: il était installé au cœur du bâtiment et n'avait qu'à tourner sur lui-même pour tout voir. C'est le principe du panopticon de Bentham! qui se trouve de la sorte appliqué au monde des manufactures avant que Bentham n'imagine de l'utiliser dans l'univers pénitentiaire! L'objectif de contrôle et de surveillance n'a jamais disparu. Dans le domaine des activités de bureau, il justifie par exemple les grands halls-jardins dans lesquels l'espace n'est coupé par aucune cloison. Les subdivisions sont basses et les plantes qui créent des discontinuités n'isolent pas complètement les secrétaires les unes des autres et ne les protègent pas de ceux qui sont chargés de veiller à leur efficacité. Les grandes salles d'atelier des usines modernes n'ont bien souvent comme fonction que de faciliter la supervision des tâches à partir d'un petit nombre de points. Mais dans les usines, le contrôle devient indirect lorsque l'on dispose d'une comptabilité électronique perfectionnée: on mesure alors le travail des gens à ce qu'ils produisent, à ce qu'ils utilisent ou à ce qu'ils rejettent sans avoir à les importuner par une présence tatillonne et gênante. Les travailleurs sont la plupart du temps hostiles à l'espace ouvert et impersonnel qu'on prétend leur imposer. Ils imaginent des stratégies souvent fort ingénieuses pour donner à chaque poste une marque individuelle, pour le personnaliser. Les sièges et les distances de travail .' Fischer (Gustave). Psychologie de l'espace industriel. Vile conception de l'entreprise comme espace. Thèse 3< cycle. Strasbourg, 1974, 333 p. ronéotées; Fischer (Gustave), Psychologie de l'e.vpace illdustriel. Le concept de budget spatial, Thèse d'Etat, Strasbourg, 1977, 388 p. ronéotées. . Penguin Books, Cf p. 220 de Hoskins (W.G.), The Making of the English umd.veape, Harmondsworth, 1970, 326 p. $ Foucault (Michel), Surveil/eret punir. Nai.vsallce de la prisoll, Paris, Gallimard, 1975,318 p. . III Gustave Fischer, op. cit.
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sont adaptés à la morphologie de chacun; des posters, des photos, soulignent l'appropriation par l'ouvrier du territoire où il travaille. Il existe souvent, dans l'usine, des zones qui échappent à la transparence générale, des angles morts; elles servent à la constitution d'aires individuelles ou collectives plus faciles à garder et à délimiter. Comment la direction laisse-t-elle se développer ces secteurs qui sont soustraits à son contrôle? 1) C'est d'abord pour des raisons matérielles: le fonctionnement de l'usine demande que l'on prenne en compte tant d'impératifs qu'il est souvent impossible de tout concilier parfaitement. Il convient, pour que l'usine fonctionne bien, d'y assurer la distribution de l'air, de la lumière et de l'énergie et d'y permettre la circulation des produits et des travailleurs. De nos jours, ces objectifs paraissent facilement conciliables: la lumière artificielle et l'air conditionné donnent partout de bons environnements de travail, cependant que l'électricité conduit l'énergie là où elle est requise. Il n'en allait pas de même autrefois. Que l'on soit dans une usine mue par une machine hydraulique ou par une machine à vapeur, le problème était le même: il n'y avait, pour tout l'établissement, qu'une source d'énergie. Les moyens dont on disposait pour la répartir étaient peu efficients: on transmettait l'énergie mécanique par des axes, des poulies et des courroies. Les pertes étaient considérables: il convenait donc de minimiser la longueur du système de distribution; le meilleur volume, pour y parvenir, était le cube. Les industries avaient donc tendance à s'installer sur plusieurs niveaux. Cela impliquait la construction de bâtiments lourds, capables de résister aux vibrations et aux efforts imposés par les machines installées aux étages. On essayait d'assurer un bon éclairage en vitrant au maximum les parois. L'aération créait toujours un problème. Les circulations de pièces et de produits se faisaient sur plusieurs plans, ce qui coûtait cher et limitait la mécanisation des opérations. Dans certains cas, cependant, l'utilisation de chaînes sans fin et de courroies de distribution assurait déjà une alimentation économique des postes de travail. Dans les conditions actuelles, la structure optimale de l'espace industriel est devenue très différente: le moteur électrique a supprimé les contraintes d'approvisionnement énergétique. Du coup, il cesse d'être nécessaire de construire des usines massives à plusieurs étages. A condition que les terrains ne coûtent pas trop cher, les industriels préfèrent les constructions basses. Ils diminuent les investissements immobiliers: ils implantent leurs machines dans des hangars légers. Il suffit de bonnes fondations pour que le problème des vibrations, si gênant dans les installations d'autrefois, disparaisse. Une implantation plus espacée permet alors, pour assurer la circulation des pièces, d'utiliser des tapis roulants ou des moyens mécaniques de manutention, si bien que l'allongement des distances est plus que compensé par la diminution des frais de manipulation.
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2) Même dans ces bâtiments ultra-fonctionnels, la surveillance exercée sur les tâches n'est pas totale: la direction gagne souvent à laisser s'opérer un certain partage territorial à l'intérieur de l'établissement. N'est-ce pas nécessaire si l'on veut que les ouvriers se sentent chez eux? L'autogestion clandestine' qui se développe alors n'est-elle pas bénéfique à l'ensemble de l'entreprise? N'est-ce pas grâce à elle que le monde industriel échappe à la tension permanente qui devrait naître des conflits d'intérêt? Comme dans d'autres domaines, la division de l'espace permet de transformer en coexistence plus ou moins pacifique ce qui serait sans cela hostilité et tension permanentes. Le glissement des établissements urbains vers les périphéries des grandes agglomérations, là où le terrain moins cher autorise le desserrement des ateliers et l'adoption des nouvelles normes d'organisation, ne fait donc que traduire une mutation profonde dans l'aménagement de l'espace interne de la firme: il ne faut pas négliger les études micro-industrielles si l'on veut comprendre les transformations qui se produisent à échelle moyenne. II.
LES LIMITES TRADITIONNELS
DE VALIDITE DE LOCALISA nON
DES SCHEMAS DES INDUSTRIES
David Smiths a proposé une synthèse commode et informée des travaux classiques relatifs à la localisation industrielle, et le recueil d'articles préparé sous la direction de Karaska9 le complète en fournissant les textes originaux les plus significatifs. L'abondance et l'originalité des figures rendent particulièrement précieux l'exposé de David Smith. Lorsqu'on établit les surfaces de coûts de production, on s'aperçoit qu'il existe bien souvent, au voisinage du point minimum, de larges zones où les variations sont faibles: il existe de ce fait une certaine indétermination dans les localisations optimales. Les usines se répartissent sur des aires assez étendues; ce sont des éléments relativement secondaires d'appréciation qui l'emportent alors au moment du choix - la forme et la disposition des parcelles disponibles, l'accès aux voies de communication, par exemple. David Smith explique ainsi l'aspect quasi-aléatoire d'un bon nombre de distributions industrielles. La logique même du schéma wébérien, la recherche du point où les coûts sont minimaux, ne s'applique plus sous sa forme originelle qu'aux industries les plus lourdes. Pour les produits qui incorporent
. 7
L'expression est de Gustave Fischer. Smith (David M.),/nduJtrial Location. An Economic
1971, 9
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Geol(raphical
AlIlI1YJiJ, New York, John Wiley,
p.
Karaska (Gerald J.). Bramhall (David F.) (ed.), Loclltional AII1I1YJÜfor MlIlIufacf!trÙll(, Cambridge
(Mass.). the M.l.T. Press, 1969, XI-515 p.
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beaucoup de valeur ajoutée par unité de poids, l'incidence des charges de transport est souvent négligeable. La liste des produits dont la fabrication implique la manipulation de matières premières lourdes, l'utilisation d'une grande quantité d'énergie où l'expédition de demi-produits ou de produits finis pesants ou encombrants est encore longue et elle correspond aux secteurs de base de l'économie moderne: fabrication du ciment .et des matériaux de construction, sidérurgie et métallurgie des métaux non ferreux, raffinage pétrolier et pétrochimie, chimie minérale lourde sont dans ce cas. Au XIXCsiècle, la prépondérance, comme source d'énergie, de la houille et la faible efficacité de la machine à vapeur provoquent
l'accumulationde la plupartde ces fabricationsdans les Pays Noirs - à moins qu'elles ne mobilisent une matière première plus difficile à transporter que le charbon - ainsi s'explique l'installation de la sidérurgie sur la minette lorraine, alors qu'elle boude la plupart des gisements riches. Les conditions ont changé. Les capacités productives de la plupart des industries lourdes sont telles qu'il n'y a généralement pas intérêt à les fixer près des ressources énergétiques ou minières: celles-ci sont rarement assez importantes pour alimenter les équipements durant leur durée normale de vie. La baisse des tarifs de transport par mer a par ailleurs étendu à la dimension du monde la portée des matières premières et des formes d'énergie utilisées. Au lieu d'avoir, pour la houille ou pour le minerai de fer, des marchés régionaux d'un rayon de I 000ou I 500km, on a des marchés mondiaux. Du coup, les usines ont intérêt à s'installer en front de mer, là où parviennent les denrées lourdes employées. Pour obtenir les coûts d'élaboration et de transport les plus faibles, il suffit de minimiser la distance entre l'usine et ses clients. Les industries de front de mer constituent donc de nos jours l'application la plus importante du schéma classique de Weber. Les surfaces de coûts y diffèrent de celles choisies comme modèles par David Smith: il n'y a pas de zone d'indifférence sur le littoral, même si les marchés à desservir sont également accessibles de plusieurs points de la côte. Les établissements ne se dispersent pas sur tout le secteur théoriquement favorable: les investissements à réaliser pour recevoir minéraliers ou tankers sont si élevés qu'on ne peut les multiplier. La puissance publique négocie avec les industriels concernés le choix des terminaux: il n'est pas question de créer des installations sans être certain de les voir utilisées à plein. La géographie de l'industrie lourde tend donc à être de plus en plus concentrée sur des façades maritimes étroites: il y a là des régions industrielles de spécialisation absolue en ce sens que tout le front de mer est souvent occupé par les polders où se pressent de grandes usines, cependant que les agglomérations ouvrières se développent en retrait. Jamaisau XIXCsiècle, l'accumulation des moyens de production n'avait atteint des proportions aussi gigantesques - jamais non plus, la
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collaboration entre les pouvoirs publics et les entreprises privées n'avait été aussi étroite. On comprend que Castells et Godard'o aient choisi de décrire l'agglomération dunkerquoise comme type de leur Monopolville. L'analyse wébérienne limitée aux coûts de transport ne perd donc pas ses droits: elle continue à expliquer une bonne partie de la géographie contemporaine. Mais pour les industries légères, d'autres facteurs entrent en compte. III.
LA LOCALISATION DES INDUSTRIES PROBLEMES D'INFORMATION
LEGERES
ET
LES
a) Weber suppose la firme installée dans un espace parfaitement transparent et néglige les problèmes de communication. TIles réintroduit de manière subreptice lorsqu'il parle des externalités, mais ne voit pas qu'elles sont créées par la proximité d'agents variés et par la facilité des communications qui en résulte. La compréhension des problèmes de relation dans la vie industrielle doit beaucoup aux progrès de la sociologie des organisations". La firme est conçue comme un espace de communication structuré par des chenaux et ordonné par des règles d'acheminement des messages et des ordres - elle est définie par son organigramme. Les services préposés aux relations avec l'extérieur reçoivent, élaborent ou émettent des informations. Ils doivent à leur rôle de ne pas être soumis étroitement aux principes hiérarchiques qui assurent à l'ensemble de l'entreprise unité de commandement et d'action: ils appartiennent à l'état-major et aident à préparer les décisions; les choix sont d'autant plus sûrs que l'information dont disposent les responsables est plus précise et plus abondante, ce qui implique pour ceux chargés de la collecter une liberté considérable. L'implantation de la firme résulte d'un arbitrage: il faut balancer les frais qui résultent de la recherche de la transparence à l'intérieur même de l'organisation et ceux qui naissent de ses relations avec le milieu extérieur. Les dépenses internes sont minimales lorsque tous les services sont groupés au même point. Pour les relations externes, la situation est différente: dans la mesure où les partenaires sont situés en des lieux différents, les responsables des marchés et de l'action commerciale ont souvent intérêt à disposer d'antennes qui assurent de bonnes liaisons; eux-mêmes remplissent d'autant mieux leur rôle qu'ils
III Caste Ils (M.), Godard (F.), Monopolville. Paris, Mouton, 1974. Sur ce point, on se reportera à notre chronique de 1969 et à : Collins (Lyndhurst), Walker (David F.) " (ed.), ùlCational Dynamic.f (if Malllifacturin~ Activity, New york, John Wiley, 1975, X-402 p.; Hamilton (F.E. Ian) (ed.), Spatial Per.çpectives on Industrial Or~anizati(}n and Decision Makin~, New York, John Wiley, 1974, XxiV-533 p.
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sont mieux placés pour entrer en contact direct avec les banques ou les gros clients et les gros fournisseurs. Avec les progrès dans les. techniques sociales de l'organisation, il est devenu plus facile, au cours des dernières décennies, d'améliorer la transparence interne que la transparence externe. Cela donne aux firmes une grande liberté d'implantation: elles. peuvent se montrer efficaces même si elles sont éclatées entre de multiples établissements. Elles ont d'autre part intérêt à absorber des activités qui leur sont nécessaires, mais pour lesquelles elles trouvaient jusque-là avantageux d'avoir recours à des maisons spécialisées. C'est un des ressorts du mécanisme de la concentration: par l'élargissement de la fmne, on améliore son accès aux informations techniques, on facilite sa pénétration commerciale et on accroît son rôle dans la recherche. Shigeto Tsuruu a parfaitement analysé cette dynamique d' internalisation. Toutes les activités ne peuvent cependant être absorbées par la firme: il est souvent avantageux de laisser une part des fabrications ou de la prospection des marchés à des entreprises plus spécialisées. Dans le domaine commercial, l'intégration est limitée par la difficulté qu'il y a à gérer un appareil de distribution comportant un grand nombre de points de vente. Dans la mesure où la firme dépend d'institutions publiques, d'administrations ou de centres de recherche financés par l'Etat, elle se trouve liée à des activités qu'elle ne peut contrôler. Enfm, l'entreprise dépend indirectement des services nécessaires à ses employés, à ses cadres et à ses ouvriers. Leur niveau de satisfaction n'est pas seulement fonction de leur salaire: il varie avec la diversité et la qualité des équipements qu'ils trouvent à leur disposition. L'expérience montre que la firme n'a généralement pas intérêt à prendre en charge la fourniture de ces services: si elle le fait, elle institue un climat de paternalisme qui peut à la longue se retourner contre elle. Les externalités dont dépendent les activités industrielles sont donc diverses et leur rôle va croissant dans le monde moderne. Elles commandent en partie la localisation des fabrications légères. Celles-ci cherchent à minimiser l'ensemble des charges de transport, de communication et d'accès aux foyers générateurs d'économies externes dont elles ont besoin. Dans la mesure où les avantages bénéficient tantôt au personnel employé, tantôt directement à l'entreprise, leur prise en compte au moment du choix d'une implantation dépend de l'influence des différents groupes au sein des organes de décision de l'entreprise. Cela explique la faveur que connaissent depuis une dizaine d'années les analyses béhavioristes'.'. Les critiques qui leur sont adressées, comme (Shigeto). « The economic significance of cities ». pp. 44-55 de Handlin (Oscar), Burchard " Tsuru (John) (ed.), The Historic/I! alld the City, Cambridge, Mass., the M.I.T. Press, 1963, XII-299 p.; Tsuru (Shigeto), « Marx and the analysis of capitalism », pp. 322-330 de: Marx et la pellsée scielltifique nJ/ltemporaille, Palis, La Haye, Mouton, 1969,612 p. IJ Ce thème est abondamment développé dans les conttibutions aux ouvrages collectifs diligés par Ian Hamilton et par Lyndhurst Collins et David Walker (el Sl/pra, note. Il).
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celle de Doreen Massey!', manquent souvent leur cible faute de prendre en compte l'économie des communications internes et externes à l'entreprise et le jeu des externalités qu'elles engendrent. Il est des aspects plus particuliers des problèmes de localisation que la prise en compte des impératifs de communication éclaire d'un jour très nouveau. La théorie de la polarisation, sur laquelle nous reviendrons en abordant les politiques industrielles, souligne que les activités s'appellent parfois. Elle suppose que des complémentarités techniques sont à l'origine de ces associations. C'était vrai autrefois, lorsque les frais de transport étaient considérables, ce qui liaient entre elles les fabrications d'amont et d'aval dans bon nombre de domaines. Ce n'est plus exact aujourd'hui, sauf exception. Dans la plupart des cas, les établissements qui concourent à une même fabrication, qu'ils appartiennent à une même firme ou qu'ils soient indépendants, peuvent s'implanter n'importe où. La situation ne change que lorsque la firme cliente impose un contrôle très strict des fabrications auxquelles elle fait appel. En matière de sous-traitance", on a souvent intérêt à avoir tous les établissements fournisseurs répartis dans un rayon de quelques dizaines de minutes autour de l'usine où se fait le montage: il est alors possible de contrôler effectivement et à peu de frais le travail de tous ceux qui concourent à la fabrication. A l'inverse, les agglomérations industrielles ne doivent souvent rien, dans notre monde, aux externalités d'origine technique. Elles résultent de la recherche d'une bonne ambiance commerciale et du souci de s'implanter dans un milieu où l'ensemble du personnel employé trouve les aménités et les services dont il a besoin, et un marché du travail assez large pour lui donner de la liberté de choix en matière d'emploi. b) Comment prendre en compte, dans l'analyse des localisations, les divers facteurs sur lesquels les modèles wébériens traditionnels glissent trop rapidement? Le marché ne peut être assimilé à un foyer ponctuel lorsque la firme travaille pour le consommateur ou place ses produits dans un grand nombre d'entreprises de transformation finale. Les coûts de main-d'œuvre jouent un grand rôle dans les calculs de rentabilité, mais ils varient peu au sein des grands Etats - nous les retrouverons en analysant le problème des localisations industrielles au niveau international. Ce sont donc d'autres éléments sur lesquels il convient d'insister. I - Il importe de définir en tout point de l'espace les possibilités de marché qui s'offrent à l'industriel. On sait, depuis une trentaine d'années, figurer de manière simple l'influence de la clientèle au sein ,.
Massey
pp. 33-39.
(Doreen),
«
Towards
a critique
of industrial
> Saliez (Alain). Polarisatiol1 et .wus-traital1ce. J972, 237 p.
location
theory»,
Al1tipode, vol. 5, n° 3, 1973,
COl1ditiom du développemelll
régiol1al, Paris, Eyrolles,
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365
des nations: la cartographie des potentiels.6 indique en chaque point .la somme cumulée des attractions (mesurée au niveau de la population ou des revenus), compte tenu de l'effet de distance. Ces cartes existent pour toutes les nations. On peut grâce à elles mesurer les forces qui agissent sur les industries orientées vers la consommation finale. 2 - On ne disposait pas, jusqu'à ces dernières années, de cartes analogues pour apprécier les positions relatives dans l'espace des communications. Gunnar Tornqvist" a réussi à définir une mesure des potentiels de contact qui résout ces difficultés. Il est des activités pour lesquelles l'attraction d'un centre ne dépend pas de sa population totale, mais du nombre d'emplois dans les secteurs où les besoins de relations face-à-face, pour les négociations importantes, sont pressants : certaines administrations publiques, les banques et les sociétés financières, les sièges sociaux ou les directions commerciales et techniques d'entreprise rentrent dans cette catégorie. Tornqvist. n'a donc retenu, pour mesurer l'attraction des centres urbains suédois, que la population tournée vers les emplois qui impliquent un recours fréquent aux contacts directs. Il l'a évaluée par enquête auprès des entreprises grâce au concours que lui ont prêté les banques suédoises. L'espace dans lequel se déroule les contacts économiques n'est pas continu: il est fait de noyaux entre lesquels les gens se déplacent en utilisant l'automobile, les trains d'affaires ou l'avion - selon la distance, l'équipement des lignes et les niveaux de trafics. Pour son modèle de potentiel, Tornqvist a donc calculé les distance-temps en fonction des horaires les plus rapides entre les villes suédois et il a mesuré combien d' heures un aller et retour laissait, dans la journée, pour rencontrer des partenaires dans la ville où l'on se rend. Il a pondéré les populations intéressées par les contacts par les distances mesurées sur les relations rapides et a obtenu une mesure du potentiel de contact du réseau urbain suédois. Il a reconstitué son évolution au cours des trente dernières années et l'a projetée dans les années qui viennent en tenant compte des programmes d'équipement en cours de réalisation. L'amélioration des communications renforce l'attraction des foyers les mieux placés, Stockholm, Goteborg ou Malmo, mais réduit aussi le désavantage des secteurs les plus enclavés. Depuis vingt ans, l'espace des relations s'uniformise à partir de quelques pôles majeurs. 3 - Une troisième force intervient en matière de choix des localisations industrielles: celle qui tient à l'attrait que les lieux exercent 16
L'analyse des potentiels a son origine dans les travaux de Stewart et de Warntz. Béguin en fournit
une bonne illustration en français. Stewat1 (John Q.), « The development of social physics", Journal (!I Physics, vol. 18, 1950, pp. 239-253; Stewart (John Q.), Warntz «
Macrogeography
American (William),
and social science», Geographical Review, vol. 48, 1958, pp. 167-184; Beguin
(Hubert), L'organisation de l'espace au Maroc, Bruxelles, Académie Royale des Sciences d'OutreMer, 1974,787 p. 17 Tornqvist (Gunnar), Flows (!{lnjilrmation and the Location (!l'Economic Activities, Lund, C.W.K. Gleerup, 1968; Tornqvist (Gunnar), Contact Systems and Regional Development, Lund C.W.K. Gleerup, 1970, 148 p. ; Pred (Allan), Tornqvist (Gunnar), Systel1l.~ of Cities and Information Flows, Lund, CWK Gleerup, 1973, 121 p.
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sur la main-d'œuvre. On pouvait autrefois négliger cet élément: tant que les niveaux de salaires variaient beaucoup au sein des nations, les industriels pouvaient attirer des cadres et fixer de la main-d'œuvre n'importe où à condition qu'ils y mettent le prix - et sous réserve de rester compétitifs. De nos jours, la situation est différente'M.Les salaires sont régis par des conventions collectives qui effacent, au sein de chaque branche, les différences régionales. L'employeur ne peut jouer, pour s'attacher une main-d'œuvre de qualité, que sur les avantages indirects: celui de vivre dans un lieu plaisant est devenu essentiel avec la mode actuelle de l'écologie et le souci de la qualité de vie qui traduit l'amélioration générale des niveaux de consommation. Les cartes mentales à la manière de Peter Gould" fournissent une image synthétique de ces attractions. L'appréciation tient compte à la fois de la qualité du paysage ou du climat et de la qualité des services et équipements urbains tels qu'ils sont perçus par l'ensemble d'une population. 4 - Il n'est généralementpas possible de disposer, à l'intérieur
d'un pays, des trois séries de cartes de champs qui conditionnent la localisation des industries légères. On manque généralement de données sur les potentiels de contact. On peut utiliser des substituts. Ullman101 se fiait à la répartition des sièges sociaux, à la domiciliation des académiciens ou à celle des détenteurs de brevets déposés. D'autres mesures sont possibles. Elles ont l'inconvénient de révéler un état de fait en partie hérité, d'intégrer l'effet d'installations cumulées au cours des décennies, alors que la carte des contacts traduit la situation à un instant du temps - celle que prend en considération le chef d'entreprise qui cherche à développer sa firme en créant un établissement nouveau. Sous cette réserve, il est possible d'analyser la répartition des implantations en comparant les nuages de sites choisis aux champs dont on a réalisé la call0graphie et à la carte d'évaluation indirecte des contacts. 5 - Il existe, pour les Etats- Unis11, des cartes montrant la localisation par branches des activités industrielles: elles sont intéressantes à comparer aux potentiels de contact ou de population ou aux images mentales. La zone dont le potentiel de marché est la plus forte coïncide avec l'industrial belt tel qu'on a pris l'habitude de le définir depuis les recherches de Sten de Geerl1; il s'y ajoute, autour des grands pôles urbains de la Côte Pacifique, des foyers dont l'attraction lM
Shigeto Tsuru a particulièrement insisté sur cet aspect des externalités (cf supra. note 12). Penguin Books. 1974,204 p. '" Gould (Peter). White (Rodney), Mental Maps, Harmondsworth. lOI Ullman (Edward L.), « Regional development and the geography of concentration ". Paper.~ and ProceedillMs of the Regiollal Sciellce Association, vol. 4,1958, pp. 169-198. 21
On trouvera
de bonnes cartes de répartition de l'industrie américaine dans:
Alexandersson
(Gunnar). GeoMraphy (!f Mallufacturing. Englewood Cliffs. Prentice Hall. 1967, 154 p.; Gottmann (Jean). Megalolmlis. Cambridge. Mass.. the M.I.T. Press, 1961. XIl-810 p. Cf. pp. 451-500; Pred (Allan). «The concentration of high-value-added manufacturing". Ecollomic Geowaphy, vol. 41. 1965,
pp. 108-132.
22 La notion de «manufacturing belt" a été proposée il y a un demi-siècle par Sten de Geer: Geer (Sten de). «The American manufacturing belt". GeoMfl!fiska Annale,., vol. 9. 1927. pp. 233-359.
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n'est pas négligeable. Les cartes mentales23donnent un score assez élevé à certaines parties du Sud-Ouest et à la Floride, qui apparaissent comme des points hauts, cependant que le vieux Sud demeure assez déprimé, sauf chez ceux qui en sont originaires. Les agglomérations dont le potentiel de contact est élevé sont surtout celles du Nord-est et de la Côte Pacifique,mais les grandes métropolesdu Sud ont rattrapéune partie de leur retard grâce à de bonnes liaisons aériennes: Atlanta, Houston ou Dallas rivalisent avec Denver ou Phœnix, mais aussi avec des centres comme Saint-Louis ou Boston Les industries sont très attirées par le marché - dont le poids est renforcé par l'accumulation dans une même zone, et durant plus d'un siècle, des activités lourdes et des usines de transformations. L'industrial belt continue à fixer certains types d'investissements. Mais la structure de cette immense zone n'est pas homogène. Les fabrications lourdes, celles qui dépendent du charbon pour leur approvisionnement en énergie, demeurent concentrées aux environs des Appalaches ou là où des communications à bon marché existent. Les branches plus techniques, appareillage électrique, véhicules, outillage, coïncident plus étroitement avec les zones de potentiel de marché élevé. Les activités qui demandent des techniques de pointe ou celles qui sont liées à la mode s'agglomèrent là où le potentiel de contact est le plus grand. L'image des répartitions industrielles dans les zones densément peuplées de Californie est assez différente: il n'y a pas là de tissu industriel continu: les usines lourdes sont fixées par le marché - la sidérurgie de Los Angeles par exemple - comme le sont toutes les autres fabrications. L'attraction liée au climat et à l'environnement se lit à la présence de fabrications à haute technicité dans lesquelles il est important de pouvoir disposer d'une main-d'œuvre très qualifiée. Les industries textiles, celles du bois, certaines fabrications mécaniques simples - une partie des composants électroniques par exemple - manifestent des orientations différentes: elles fuient les secteurs à potentiel de population élevé. Elles s'installent parfois dans les métropoles bien intégrées aux réseaux nationaux de contact, ou à leur proximité, mais on note là de plus en plus d'industries mécaniques ou électriques dont la localisation était jusqu'aux années 1950confinée à l'industrial belt. Les fabrications techniquement plus simples n'ont besoin ni d'un potentiel de marché très fort, ni d'un potentiel de contact important. Elles peuvent prospérer dans des secteurs peu attractifs pour la majeure partie de la population. On note ainsi, à la marge de l'industrial belt, vers le Sud et vers le Sud-Ouest surtout, une ceinture d'activités nouvelles, qui trouvent dans ces zones longtemps délaissées des terres à bon marché, une main-d'œuvre moins combative et des autorités locales prêtes à consentir des avantages fiscaux importants. 1.'On se reportel'a en particulier aux cartes mentales des Etats-Unis reprises par Gould dans son ouvrage (LI ,fllpl'a, note 19),
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Certaines branches ont une double répartition: la confection se divise entre New York - où se fait la mode - et une partie du Vieux Sud. Ce secteur est à la fois lié à la desserte facile d'un grand marché, à la nécessité de se tenir au courant des nouveautés et au souci de comprimer au maximum les coûts. c) Les entreprises ne sont pas faites uniquement d'établissements de fabrication: elles comportent des sièges sociaux, des directions commerciales et techniques, des services de recherche. L'implantation des bureaux dépend de celle des usines et réciproquement: il importe, pour que la firme soit efficace, que chaque activité soit installée en un point où elle bénéficie de bonnes conditions spécifiques sans que cela nuise à la marche de l'ensemble et aux communications internes à l'entreprise. Il est possible, lorsque les circonstances l'exigent, d'éloigner considérablement les établissements d'un même groupe; on arrive à les faire fonctionner correctement en joignant à une large autonomie un contrôle rigoureux de certains secteurs-clefs. Mais il est toujours important de pouvoir disposer de liaisons rapides et faciles entre les parties de la firme. Les sièges sociaux sont attirés par les métropoles économiques, comme le sont les directions et les services commerciauxl4. Dans certains pays, en France par exemple, la capitale finit par regrouper la quasi-totalité de ces fonctions, mais ce n'est pas un cas général. Les recherches d'Allan PredIs prouvent qu'aux Etats-Unis, une firme n'a pas besoin d'implanter son siège au sommet de la hiérarchie urbaine du pays pour organiser de manière efficace ses relations internes et externes. L'industrie s'appuie sur le réseau urbain pour développer ses diverses connexions, mais elle ne se calque pas sur sa structure, elle l'utilise. Au fur et à mesure que les firmes deviennent plus puissantes et plus capables d'internaliser une partie des services qui leur sont indispensables, elles sont plus aptes à prospérer à partir d'une ville moyenne. Entre les établissements d'une société industrielle, les liens sont plus ou moins étroits. Au fur et à mesure que les techniques de gestion et de contrôle s'améliorent, les distances entre les diverses localisations peuvent s'allonger sans que l'efficacité se trouve amoindrie. Mais les relations sont souvent si nombreuses que de bonnes liaisons ferroviaires ou aériennes sont indispensables, ainsi qu'un réseau efficace de télécommunications. Les expériences de décentralisation ont prouvé l'importance de ces facteurs. En Francel6, les industriels ont boudé les aides souvent 14 Tornqvist (Gunnar), COllTact Sy.çtems and Regional DevelopmellT, op. cit. 15 Pred (Allan R.), The Spatial Dynalllic.ç (if V.S. Vrban-/ndu.çtrial Growth, /800-/914. /llTerprewtive and Theoretical E.uays, Cambridge. Mass., the M.I.T. Press, 1966, X-225 p.; Pred (Allan R.), CitySrstellls in Advanced Economies, Londres, Hutchinson, 1977,255 p. 16 Bastie (Jean) (sous la dir. de), La décellTrali.mtÜm indu.w'ielle en France, 1954-1974, Paris, rapport ronéoté, 1975, p.
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économique
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massives qui leur étaient offertes dans l'Ouest ou dans le Sud.Ouest. Dans une première phase de la politique de desserrement des activités parisiennes, l'essentiel des créations d'emploi en province s'est fait dans un rayon de 200km autour de Paris - la zone que l'on peut gagner facilement en voiture dans la journée en ayant le temps de travailler dans l'établissement visité. Les trains d'affaire et les liaisons aériennes rapides ont modifié cette situation mais au.delà de 200 km, l'espace offert aux décentralisations cesse d'apparaître comme homogène: il n'est intéressant qu'autour des gares ou des aéroports bien reliés à Paris. Dans la pénétration des régions traditionnellement peu industrialisées, loin des grandes métropoles - de Paris ou de Lyon en France - ce sont les entreprises les plus puissantes, celles qui ont le plus largement internalisé les services qui leur sont nécessaires, qui peuvent se montrer les plus hardies. Cela explique la place des multinationales dans les opérations d'industrialisation de l'Ouest français27depuis une quinzaine d'années. Cela explique aussi les politiques de structuration régionale autour de grandes villes de province que l'on voit mener par certaines grandes firmes - le cas de Philips autour d'Eindhoven, aux Pays.Bas, est le plus connu28.
-
IV. LA LOCALISATION L'EST
DES INDUSTRIES
DANS LES PAYS
DE
a) Les problèmes de localisation des activités industrielles dans les pays de l'Est sont relativement mal connus. Ce n'est pas que les géographes et les économies soviétiques ne les abordent pas, mais il est difficile de trouver dans leurs réflexions une logique cohérente. Ils donnent souvent une liste des objectifs à respecter en matière de régionalisations et d'implantations industrielles29. Ils en distinguent généralement huit: 1)la nécessité d'éliminer l'opposition villes. campagnes; 2) la nécessité de réduire les flux de transports; 3) l'industrialisation prioritaire des régions arriérées pour faciliter le développement économique et social des minorités; 4) la préparation de la défense du territoire; 5) la spécialisation régionale pour satisfaire la demande nationale; 6) un degré suffisant d'autarcie régionale pour satisfaire la demande régionale; 7) la spécialisation internationale dans le cadre du C.O.M.E.C.O.N.; 8) la nécessité de distribuer les activités de 27
DATAR, lnvestissement.f
étrangers et aménagements
du territoire, Paris, La Documentation
Française, 1974, 141 p. 28 Le phénomène avait déjà été décrit par Pierre George dans le cadre néerlandais il y a une quinzaine d'années: George (Pierre), «Les établissements Philips aux Pays-Bas: une politique de répartition géographique des usines », Bulletin de l'Association des Géographes français, nov.-déc. 1961, pp. 198205. 29 Nous empruntons ces listes à : Barr (Brenton), « The changing impact of industrial management and decision-making on the locational behaviour of the soviet firm », pp. 411-416 de: Hamilton (F.E. Ian) (ed.), Spatial Perspectives 0111ndustrial Organization and Decision-Making, op. cit.
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manière à utiliser rationnellement les ressources matérielles et humaines de chaque région. A ces objectifs de localisation se superposent des objectifs plus généraux: I) la nécessité de donner, dans l'action de développement, la priorité à l'industrie de manière à réaliser le plus rapidement les conditions de passage à la société socialiste; 2) la priorité aux industries lourdes, conformément à l'orthodoxie marxiste. Ces objectifs ne sont pas nécessairement compatibles. Comment s'effectuent les arbitrages indispensables? Les auteurs restent muets sur ce point. b) Les travaux soviétiques insistent volontiers, en matière de géographie industrielle, sur les complexes de forces productives. Les publications qui les concernent sont abondantes. A l'occasion du Congrès International de Géographie de Moscou et du symposium de géographie industrielle qui l'a précédé à Novossibirsk, les communications ont été nombreuses.'". On voit mieux maintenant quelles sont les études menées pour modeler les centres industriels. La mode est de les présenter comme des analyses de systèmes. Les techniques d'input-output sont largement employées. On a l'impression qu'il y a là, pour les géographes, tout un domaine où les progrès méthodologiques sont importants - et où ils sont récents. Les économistes n'avaient-ils pas une certaine avance dans ce domaine? Ils ont joué un rôle prépondérant dans l'organisation de l'espace depuis une cinquantaine d'années: les géographes, trop occupés à l'analyse synthétique des milieux naturels, ne participent que depuis peu de temps à la définition de modèles de localisation correspondant aux normes modernes de sciences sociales. Malgré l'utilisation de démarches sophistiquées, les fondements de l'étude des complexes demeurent voisins de ceux adoptés il y a une trentaine d'annéesJI : on met toujours l'accent sur les complémentarités techniques; les externalités ne paraissent pas faire l'objet d'une approche systématique. Nul ne dit jusqu'à quel moment il convient d'agglomérer des industries complémentaires. Les critères de décision échappent toujours aux investigations. .,,'
Sur la notion de complexe régional de forces productives: Saushkin (Yu. G.), Kosmachev (K.P.),
Bykov (V.I.), « The scientific school of Aleksandrov-Baransky-Kolosovsky an its role in the development of societ geography», pp. 59-62 de: History of Geographical Thouglll. These.f {If the Papers. Leningrad, I.G.U., 1976; Aganbeguian (Abe\), Bandman (Marc), « Modèles de formation des complexes territOliaux de production», pp. 10 1-124 de: Etude.f géographiques de,f chercheurs swiétiques, Moscou. Académie des Sciences de l'U.R.S.S., 1976, 270 p. ; Granberg (A.G.), « Spatial models of the national economy», pp. 143-146 de : Problème.f généraux de géographie et élClblissemellt des modèles des géo-s)'stème.f, Moscou, I.G.U., vol. XI, 1976. Dans les séries des comptes rendus du congrès International de Moscou, on consultera également le fascicule 6: Géographie économique géllérale. et plus spécialement la 2c partie: « Theory and practice in economic regionalization, areal planning and territorial-production complexes », pp. 76-185.
. I Sur l'histoire de la notion de complexe de forces productives, l'étude la plus accessible est celle de Saushkin,
Kosmachev
et Bykov, mentionnée
à la note précédente.
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économique
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c) Les connaissances les plus pertinentes en matière de vie des entreprises soviétiques, de règles de localisation et de dynamisme viennent donc d'études occidentales nourries de statistiques soviétiques
et du dépouillementsystématiquede la presse du pays
~
c'est par elle
que l'on découvre souvent le mieux les problèmes réels des clients ou des chefs d'entreprise. Le cinéma est parfois très révélateur - il faut avoir vu la Prime pour mesurer l'acuité des problèmes de transparence dans une firme soviétique. Brenton Barr32 fournit une mise au point particulièrement infOlmée et intéressante sur la structure et l'équilibre spatial de l'entreprise soviétique. Il expose les principales directions suivies par la réforme des conditions économiques depuis une vingtaine d'années et donne une interprétation originale des effets des unions qui se multiplient depuis quelques années dans les secteurs-clefs. On dispose également en français d'une étude sur ce thème33. L'idée fondamentale qui ressort de ces travaux, c'est que la structure même de l'économie socialiste fragmente à l'extrême les espaces d'information extérieurs à la firme. Celle-ci n'a, en principe, aucune réalité juridique - toutes les sociétés sont propriété d'Etat
-
mais
elle constitue le seul espace social à l'intérieur duquel les relations sont organisées, la subordination est assurée et la circulation des nouvelles s'avère relativement facile. Puisqu'on a condamné l'économie de marché, il n'est pas question de laisser les entreprises nouer entre elles des relations directes; à le tolérer, on risquerait de voir se reconstituer des mécanismes d'offre et de demande; toute communication doit donc emprunter la voie hiérarchique et passer par les directions industrielles des ministères techniques. On a donc trois instances à l'œuvre dans la vie industrielle: le Plan assure la coordination générale, définit les objectifs de croissance, programme les équipements et répartit les capitaux; il assure la coordination générale de secteur à secteur. Les directions techniques de branche assurent, au sein de chaque ministère, la coordination par secteurs. L'entreprise gère les équipements localisés en un point ou dans une région. On souligne volontiers .le gigantisme des entreprises soviétiques - en 1969,les 5 550 firmes comptant plus de I 000 ouvriers ont assuré 62,4%de la production et réalisé 63,3% des profits Le choix de la grande dimension s'est imposé pour des raisons géographiques (la dimension de l'espace et du marché russes), et pour des raisons doctrinales (on cherche à hâter l'accumulation qui permet le passage aucoD1munisme). D'un point de vue pragmatique, le choix a également des justifications: il facilite la
.'2 BmT (Brenton), « The changing impact of industrial locational-behaviour of the soviet finn ", op. cir. Egnell (Erek), Peissik (Michel), U.R.S.S. L'el!frepriJefllce ... Chiffres cités par Brenton Barr, op. cir.
management
and
decision-making
el l'Etar, Paris, Le Seuil, 1974,303
on the p.
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collecte des infonnations indispensables au Gosplan et la gestion centralisée des branches par les directions techniques ministériellesJs. Il serait cependant faux de croire que la grand entreprise soviétique est à la dimension des grandes affaires du monde capitaliste: les établissements sont très grands, mais ils sont rarement regroupés dans une même unité. Il n'existe pas de procédure qui pennette de fusionner les usines si leurs productions deviennent complémentaires. Lorsque les liaisons techniques se développent dans un espace réduit, elles sont prises en compte, au moment de la programmation des implantations, par l'analyse des complexes de forces productives. Lorsque les fabrications sont en route, rien ne vient plus assurer la cohérence de l'ensemble, sauf lorsqu'il y a organisation en combinat. Dès que les liaisons sortent du cadre régional, elles ne dépendent plus que du ministère - ou des ministères - techniques compétents. Les conséquences de ces structures sont très curieuses et expliquent en partie les difficultés que rencontre la vie industrielle du pays. Faute de subordination organique et donc de moyens de pression sur les fournisseurs ou sur les clients, les entreprises sont forcées d'accepter des livraisons défectueuses dans des délais qui sont sans rapport avec ceux fixés par le Plan. La tendance est donc, au sein de chaque usine, de compter sur ses forces propres: les établissements ont beau être grands, les fabrications sont souvent quasi-artisanales, car il faut produire l'essentiel des sous-ensembles indispensables aux productions choisies: sur 100 entreprises de mécanique, 99 fabriquent leurs engrenages, 65 leurs joints, 71 possèdent leurs fonderies, 84 leurs forges, etc.'" Il est de la sorte impossible de bénéficier des économies d'échelle que la dimension du pays semble rendre faciles. Le manque de transparence interdit de tirer pleinement parti de la socialisation des forces productives. Le rôle des directions de branche, dans les ministères techniques, est particulièrement difficile et ingrat: il leur faut établir des prévisions à partir de chiffres souvent inexacts, définir des normes exécutables tout en sachant qu'une partie des moyens pour les remplir risque de manquer faute de bonne coordination. Il faut faire des choix d'implantation et définir des programmes de croissance sans connaître les avantages des diverses localisations possibles. Le système de prix ne renseigne pas sur les économies externes réalisables en chaque point. Le manque d'autorité des chefs d'entreprise fait qu'ils ne sont pas toujours à même de faire partager leurs points de vue sur les difficultés et les atouts des divers sites possibles. Les externalités indirectes qui résultent de la satisfaction que la main-d'œuvre retire du milieu où elle travaille et où elle loge sont souvent complètement négligées. .'5 Nous avons insisté sur le rôle des contraintes d'information dans la politique économique des pays socialistes dans: Claval (Paul), Elélllellf.~ de Kéographie écollomique. Paris, Utec et Marie-Thérèse Génin, 1976.361 p. Cf pp.226-258. .'" Cité par Brenton Barr, op. cil.
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Pour guider leurs choix, les directions de branche disposent de la liste des critères de localisation mentionnée plus haut, mais elles n'ont pas les moyens de les moduler et de les hiérarchiser, si bien qu'elles opèrent souvent arbitrairement. Cela permet aux faits d'influence et de clientèle de jouer: les régions dont sont originaires les dirigeants du pays sont parfois favoriséesJ7. Les directions de branche sont avant tout soucieuses de ne pas créer dans la population de mécontentement grave. Une entreprise socialiste ne se trouve pas constamment menacée de faillite et de disparition, à la différence de ce qui se passe pour les entreprises capitalistes. Les implantations déjà réalisées pèsent lourdement sur les choix nouveaux: il convient de donner du travail aux usines qui existent déjà. Malgré la liberté apparente que donne aux actions géographiques la centralisation de la décision économique, l'inertie des localisations est plus grande qu'en régime libéral. Tant qu'on crée des capacités nouvelles, il est effectivement possible de les situer dans les terres vierges, en Sibérie par exemple. Pour les secteurs dont le développement est ancien, la situation est différente: l'industrie textile continue à tenir une place importante dans la région industrielle centrale, dans un rayon de 200 ou de 300 km autour de Moscou, quoique la diversification des industries et le développement des fabrications électriques et mécaniques créent dans ce secteur une pénurie certaine de main-d'œuvre. A l'inverse, la part de l'Asie Centrale, qui produit la matière première, dispose de ressources énergétiques abondantes et d'une population jeune, demeure modeste quoiqu'on s'accorde à juger son industrialisation indispensable. Lorsque de nouvelles localisations sont retenues, l'absence de prise en compte des extemalités se traduit par des facilités très inégales de réalisation des projets. Les secteurs les plus favorisés voient le programme aboutir dans les délais prévus; la main-d'œuvre recrutée est de bonne. qualité et se montre stable; la proximité d'entreprises capables d'effectuer des réparations ou de pourvoir à l'entretien des machines permet, malgré la lourdeur de la bureaucratie, d'aplanir une partie des difficultés d'approvisionnement et de maintenance. Dans les espaces où les déséconomies externes sont notables, les chantiers languissent, les équipements sont souvent arrêtés faute de spécialistes, d'entretien et de bases de maintenance. Les coûts créés par les erreurs de localisation sont ainsi supportés par la collectivité: les investissements se révèlent moins productifs qu'ils ne le seraient dans d'autres circonstancesJ.. La géographie qui résulte de l'application de ces stratégies se caractérise par la création de bases lourdes utilisant les ressources .17
Le fait est souligné par André Blanc, à propos de l'Europe de l'Est: Blanc (André), L'Europe
.wciali.ue, Paris, P.U.F., 1974,263 p. Cf p. 170. .-. Le poids des erreurs de localisation sur l'ensemble de l'économie nationale est souligné, dans le cas de la Hongrie, par: Schultz (Joseph), Eco/lomie de la HO/lllrie cO/ltemporai/le, Pmi s, Bordas, 1973, 144p.
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naturelles exploitables dans les régions périphériques et par la stabilité remarquable des autres implantations, qui continuent à assurer la prospérité des régions de vieux peuplement. Les établissements se répartissent dans les villes moyennes, en l'absence de juste évaluation des avantages engendrés par les grands centres; cela explique la faible hiérarchie du réseau urbain et l'absence de très grandes métropoles que la dimension du pays semble pourtant appeler. d) Les Soviétiques sentent pmfaitement les limites et les faiblesses du système actuel - un film comme la Prime le dit clairement. Plusieurs tentatives ont été imaginées depuis une vingtaine d'années pour arriver à plus d'efficacitéJ". La réforme de Libermann redonne aux entreprises une certaine autonomie de décision, ce qui soulage le Gosplan et les directions ministérielles d'une partie des tâches de gestion qui leur faisaient oublier leur fonction d'impulsion et de prévision. La création des unions industrielles est très intéressante pour qui veut comprendre la géographie qui est en train de se dessiner dans le pays. II s'agit d'un essai imaginé pour briser les pesanteurs bureaucratiques qui freinent l'essor de la production. Le principe est simple: les entreprises cessent d'être indépendantes. Elles sont désormais intégrées dans une union - la direction par branche, au niveau du ministère, perd l'essentiel de ses prérogatives traditionnelles; elle n'est plus chargée de gérer l'ensemble des relations interindustrielles. Elle n'est qu'un organisme de programmation qui complète les indications données par le Gosplan. La mise en œuvre des instructions incombe à l'union. Des entreprises variées et complémentaires se trouvent intégrées pm'celle-ci. Une firme joue le rôle moteur et assure la coordination des plans. Elle veille aux bonnes performances de l'ensemble. Les usines peuvent alors compter sur la régularité et la qualité des livraisons extérieures, ce qui permet de pousser la spécialisation du travail. Le contrôle de la qualité des pièces détachées et demi-produits intégrés dans la fabrication est suivi de sanctions si les spécifications prévues ne sont pas respectées: on dispose d'une structure d'organisation adaptée aux tâches complexes d'un pays industriel avancé. L'application de la réforme qui crée les unions industrielles s'est faite progressivement et elle ne touche qu'un nombre limité se secteurs. Elle soulève des problèmes idéologiques qui ont sans doute ralenti sa mise en œuvre. Elle semble aujourd'hui admise par la plupart des théoriciens, même si elle continue à se heurter à l'hostilité des services ministériels qui ont perdu une partie de leurs attributions de naguère. Les expériences réalisées sont d'ores et déjà concluantes. La productivité du travail augmente, les gaspillage sont moins nombreux et la qualité des produits est plus régulière. Géographiquement, les .\9
cr.
Brenton
Barr,
op. ciro
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solidarités entre les établissements sont renforcées; la firme responsable est dotée d'une fonction de direction importante; on voit donc s'esquisser une organisation hiérarchique, de base en partie régionale, qui manquait jusqu'alors à l'espace économique soviétique. Il n'est pas douteux que ces structures donnent une appréciation plus juste des externalités et qu'elles renforcent les tendances à la polarisation, demeurées jusqu'ici plus faibles en U.R.S.S.que dans les pays libéraux. V. L'INDUSTRIALISATION
DES PAYS DU TIERS MONDE
Jusqu'au début des années 1960,l'industrie comptait si peu dans la plupart des pays du Tiers Monde que son absence était tenue comme un des critères les plus significatifs du sous-développement4o. On extrayait des matières premières et l'on exploitait les sources d'énergie; on leur faisait subir une première transformation lorsque cela facilitait leur exportation. Pour le reste, on ne pouvait guère mentionner que des activités d'import-substitution, surtout nombreuses lorsque le dernier traitement de l'article doit se faire à proximité du marché de consommation. Les industries du Tiers Monde n'étaient jamais concurrentes de celles des pays avancés. Lorsque des fabrications de masse destinées à la consommation s'étaient implantées, elles étaient tournées vers le marché intérieur. Il en allait ainsi de l'industrie textile indienne, déjà puissante, mais orientée vers les marchés du sous-continent. Les deux guerres mondiales avaient favorisé l'épanouissement d'activités déjà diversifiées dans certains pays d'Amérique latine, le Brésil, l'Argentine, mais aussi le Mexique et le Chili. Les entreprises trouvaient leur débouché naturel sur place. Depuis quinze ans, le bouleversement est profond. L'industrialisation a fait de rapides progrès dans le Tiers Monde et les produits qui sortent de ses usines font une concurrence redoutable aux articles européens ou américains4'. Quelles sont les raisons de ce renversement d'équilibre? La faible transparence des pays traditionnels y a longtemps rendu presqu'impossible l'implantation d'activités manufacturières. Au fur et à mesure que le progrès s'affirme, le nombre de procédés qui se trouvent suffisamment mécanisés et automatisés pour être utilisés par une main-d'œuvre peu compétente s'allonge. Les progrès de l'électronique, de l'asservissement et de la standardisation ont donc ouve11aux firmes des pays avancés les nations pauvres: il suffit d' y 40
On le voit nettement dans la première édition de l'ouvrage déve/ollpemellt. Paris, P.U.F., 1965,285 p. 41
d'Yves
Lacoste,
Géographie
du sous-
En français. le premier à avoir insisté sur l'ampleur de cette transformationest Milton santos.
Gachelin en analyse les aspects les plus récents. Santos (Milton), L'e.vpace partagé. Les deux circuits de l'écollomie urbaine des pays sous-développés, Paris, Litec et Marie-Thérèse Génin, 1975, 405 p.; Gachelin (Charles), u,/oca/isatÙm de.v industrie.v, Paris, P.U.F.. 204 p.
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disposer d'un petit nombre de cadres compétents pour mener à bien des fabrications complexes. Les progrès de l'instruction modifient d'autre part l'ambiance sociologique de pays entiers: avec l'école, c'est l'acceptation d'une certaine discipline du travail qui pénètre; ce sont aussi les connaissances de base sans lesquelles il n'est pas possible de conduire des machinesil faut savoir compter, lire un tableau, utiliser une fiche d'instructions. Dans certains pays, la part des jeunes alphabétisés dépasse 80, voire 90 ou 95%. L'enseignement secondaire est de bonne qualité, l'enseignement technique se développe et les universités pratiquent une sélection beaucoup plus impitoyable que celle de la plupart des nations industrielles. La politique sociale qui s'est imposée dans les pays les plus développés entraîne l'unifonnatisation des rémunérations pour un même travail; c'est la raison pour laquelle les coûts de main-d'œuvre ne jouent plus autant de rôle qu'il y a un demi-siècle dans la localisation des établissements industriels. C'est désonnais aux frontières des Etats que les conditions de travail et les salaires varient. Les cartes d'opportunité des localisations dont nous avons indiqué les composantes - potentiel de population ou de marché, potentiel de contacts, image mentale des aménités - se prolongent hors des frontières des Etats. La surface des possibilités significatives doit alors intégrer la carte des charges salariales et celle des charges pesant sur les capitaux et sur les profits. Depuis une vingtaine d'années, la liste des branches d'industries qui trouvent intérêt à s'installer dans les nations en voie de développement pour desservir les pays avancés s'allonge sans cesse. Aux textiles et aux articles de confection s'ajoutent des fabrications optiques, mécaniques et électriques. Les industries lourdes ne sont plus absentes - les producteurs d'acier du Tiers Monde commencent à peser sur un marché international déjà déprimé par l'accumulation de capacités excédentaires de production dans les vieux foyers métallurgiques. L'action des multinationales est donc le résultat d'une transformation profonde de l'espace international. L'avantage structurel que possédaient sans s'en rendre compte les Européens et les Américains est en train de s'évanouir; ils détenaient le monopole des connaissances techniques et sont en train de le perdre. Jusqu'en 1960, c'est vers l'Europe que les finnes américaines à la recherche de maind'œuvre compétente se tournaient pour implanter leurs nouvelles fabrications; c'est aujourd'hui vers l'Afrique, vers l'Amérique du Sud et vers l'Asie des Moussons. L'espace industriel a cessé de se composer de deux compartiments4Z: celui des nations développées et celui du Tiers .1 Nous avions déjà souligné le rôle de la transparence dans la géographie industrielle du XIX" siècle. puis son effacement avec le progrès des moyens de diffusion des innovations et la démocratisation de l'enseignement. Claval {Paul}. Régions. nations. granos espaces, Paris. Marie-Thérèse Génin. 1968, 838 p.
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Monde. Il est en train de retrouver l'unité qu'il avait perdue il y a près de deux siècles, au moment de la révolution industrielle. Tous les secteurs ne sont pas touchés simultanément, mais l'évolution est irréversible. Les fabrications très élaborées demeurent liées aux grands foyers de recherche et d'innovation, mais la liste des productions dont l'Occident détient le quasi-monopole s'est déjà suffisamment réduite pour que l'opulence des vieux pays industriels se trouve menacée. Ceux qui fournissent des produits rares, des biens d'équipement, des articles très élaborés vendent ce qu'ils produisent sans que le coût de la maind'œuvre constitue pour eux un handicap sérieux. Les secteurs où la concurrence n'est plus possible sont alors abandonnés, la spécialisation se fait plus étroite dans les activités de pointe: l'Allemagne, le Japon, les Pays-Bas, les pays Scandinaves figurent dans la petite cohorte des nations qui échappent ainsi aux crises structurelles du monde moderne. Pour les autres producteurs, la situation est grave: ils vendent des articles dont les coûts de production sont en train de fléchir grâce aux nouveaux équipements du Tiers Monde. Les exportations deviennent difficiles, les profits s'effondrent. On prend ainsi conscience de ce qu'il Y avait de juste dans les raisonnements d'Arghiri Emmanuel"J: une partie de l'exploitation du Tiers Monde par les pays industriels bénéficiait aux salariés de ceux-ci; leurs rémunérations augmentaient sans rapport avec l'évolution des productivités. Le niveau d'industrialisation du Tiers Monde n'est pas encore à la mesure de son impact sur l'équilibre économique mondial. Les implantations n'ont été nombreuses que dans un petit nombre de nations: l'Asie du Sud-Est s'est révélée le milieu le plus favorable. Le monde méditerranéen et le Moyen-Orient, les Caraïbes, certains pays d'Amérique du Sud sont également bien placés. L'Afrique est encore peu touchée. Les installations se sont faites de préférence dans les ports ou dans les métropoles où on était sûr de trouver. les services et les équipements indispensables, si bien que, dans un premier temps, l'industrialisation n'a fait qu'accentuer les déséquilibres de croissance déjà si dramatiques dans le Tiers Monde. On assiste depuis peu à une décentralisation notable des actions: les activités télécommandées depuis l'Europe ou depuis les Etats-Unis sont souvent tellement liées au marché extérieur qu'elles sont quasi-indifférentes aux conditions locales. Elles reçoivent les machines, les matières premières et les demiproduits de l'étranger: il suffit de disposer de conditions de transport et de télécommunications satisfaisantes pour que l'affaire marche. L'essaimage des établissements demeure cependant soumis aux mêmes impératifs que dans les pays industriels: les implantations se font rarement à plus de deux ou trois heures des villes capables d'assurer les liaisons internationales qui leur sont indispensables. '.' Emmanuel
(Arghiri),
L'échallge
illégal, Paris, Maspéro,
1969, 368 p.
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Les critiques adressées à l'industrialisation actuelle du Tiers Monde sont innombrables44: il n'est question que de néo-colonialisme, de dépendance accrue, de formes détournées de domination. On dénonce l'asservissement des nations pauvres à des centres étrangers. L'argument utilisé pour stigmatiser ces formes modernes de capitalisme sont les mêmes que ceux employés pour critiquer les efforts d'équipement des régions périphériques des nations avancées4s: l'unique motivation des industriels serait de lutter contre la baisse tendancielle des taux de profit et leur implantation dans les zones déshéritées ne permettrait absolument pas le démarrage économique de celles-ci. Il y a certes un danger à voir ainsi la croissance réalisée par l'action de groupes multinationaux lointains. Mais dans un monde où les échelles de fabrication ont tendance à grandir, où la dimension des marchés s'élargit sans cesse et où l'efficacité des productions résulte de la fusion de firmes qui se dotent d'installations plus puissantes et réduisent les charges d'administration et de prospection qu'elles supportaient séparément, il n'est pas réaliste de demander que toutes les décisions de production soient prises dans un cadre local: un des acquis essentiels de ces vingt dernières années est la transparence accrue de l'espace; elle a permis d'accroître notablement le niveau de vie de la plupart des hommes, même si, localement, des situations acquises se sont trouvées compromises. Le problème que pose ces nouvelles formes d'industrialisation est celui du contrôle de l'activité économique par le pouvoir politique: les moyens dont disposent les administrations sont déjà considérables; en les utilisant judicieusement, les autorités des pays en voie de développement peuvent veiller à la formation des pôles de croissance, à la réalisation de régions complexes et au jeu de complémentarités - en imposant, par exemple, dans la fabrication des produits exportés, l'inclusion d'une part croissante de composants de haute technologie fabriqués sur place. Les organisations politiques offrent malheureusement un front désuni aux entreprises multinationales; c'est ce qui fait leur jeu, et ce qu'il faut éviter. Le problème du nouvel ordre économique mondial est posé par cette évolution. Sans coopération accrue au plan international, il n'est d'autre solution, si l'on veut éviter les excès des entreprises étrangères, que le nationalisme économique et le protectionnisme - mais on détruit du même coup les avantages de la transparence internationale. De nouvelles formes de collaboration politique entre Etats sont indispensables pour parer aux dangers que le laisser-faire actuel a fait naître sans détruire en même temps les avantages des grands espaces.
Cf par exemple Milton Santos, op. cir. Carney (J.), Hudson (R.), Ive (G.), Lewis (J.), «Regional under-development in late capitalism: a study of the Northeast of England », pp. 11-29 de : Masser (I.) (ed.), Theory and Pracrice ill Regio1lal Scie1lce, Londres, Pion, 1976, 163 p.
44
4;
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VI. INDUSTRIE
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ET CROISSANCE
a) Les recherches sur les relations interindustrielles et sur les effets multiplicateurs de l'investissement sont à l'origine de la plupart des politiques volontaires de croissance régionale conçues depuis vingtcinq ans.. Avec les analyses des effets d'entraînement des exportations, elles ont des équivalents dans le domaine du commerce international". Le contrôle indispensable pour conduire totalement une action volontaire est malheureusement si lourd qu'il tend à priver l'économie de son dynamisme : l'entreprise privée n'a plus de ressort lorsqu'elle est trop étroitement encadrée. Les planifications centralisées butent contre l'impossibilité où elles sont de bien prendre en compte les externalités et n'aboutissent souvent, on l'a vu, qu'à des aménagements imparfaits. On comprend que les politiques libérales de décentralisation aient cherché à se faire aussi légères et aussi efficaces que possible en s'appuyant sur les liaisons en chaîne qui caractérisent le secteur industriel: les fabrications sont étroitement solidaires les unes des autres. Certaines sont plus importantes que d'autres. C'est la clef de tout le raisonnement mis à la mode par François Perroux47au début des années 1950. La théorie des pôles de croissance a d'abord connu le succès en France et en Italie. Dans les pays sud-américains, elle a été adoptée précocement et utilisée dans de nombreux contextes. Les chercheurs nord-américains4" l'y ont rencontrée et l'ont adoptée en lui donnant des formes nouvelles. La première phase de la recherche a été marquée par des généralisations enthousiastes: en triangulant les matrices de relations interindustrielles, on déterminait les secteurs qui commandaient au plus grand nombre d'activités; on concentrait les efforts d'investissement sur eux. Pour beaucoup, l'industrie lourde était la seule capable de tenir ce rôle moteur - c'est sous cette forme que la théorie de la polarisation a connu le plus de succès; elle rejoignait en un sens les priorités marxistes. L'idée d'industrie industrialisante, développée par Destanne de Bernis4., et qui a justifié par moment la politique industrielle 46
CI par exemple mes E/éments de géographie économique, op. cit. La littérature proprement
économique sur ces questions est surabondante. On se reportera par exemple à: Richardson (H.W.), Regional ECOlJOl/lics. Location Theory, Urban Structure and Regional Change, Londres. Weidenfeld and Nicholson, 1969, XII-457 p. ; Richardson (H.W.), Regional Growth Theory, Londres, Macmillan, 1973, :Z64.p. ; Hoover (Edgar M.), An Introduction to Regional Economics, New York, McGraw Hill, 1968. 247 p.; Paelinck (Jean R), Nijkamp (Peter), Operational Theory a/id Method ;'1 Regional Economics, Westmead, Saxon House, 1975, XIIl-473 p. 47 François PelToux est à l'origine de la réflexion sur la polarisation. Perroux (François), « La notion de pôle de croissance ", Economie Appliquée, vol. 8, 1955, p. 305 sq. Repris aux pp. 142-144 de Perroux (François), L'économie du xX" .fiècle, Paris, P.U.F., 1961,598 p. 4" Friedmann (John), « A general story of polarized development ", pp. 82-107 de: Hansen (Niles M.) (ed.) Growth Centers in Regional Economic Development, New York, the Free Press, 1972. Cet article avait été publié originellement dans les travaux de la Ford Foundation sur le programme de développement régional et urbain au Chili (Santiago, 1967). 4.Destanne de Bernis (Gérard), « Industries industrialisantes et contenu d'une politique d'intégration régionale
".
&'OIJOmie
Appliquée,
vol. XIX,
n° 3-4,
1966.
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algérienne, appartient à cette catégorie. Mais d'autres auteurs montrent au contraire que les dépendances les plus nombreuses sont celles déterminées par d'autres secteurs - l'agriculture en particulier, comme l'a signalé Boudevillesudans certaines de ses études. La seconde phase a été celle des applications et des déceptions: les dépendances techniques sont réelles, mais elles ne se traduisent généralement plus, comme au siècle passé, par des liens géographiques étroits: les études sur la sous-traitance l'ont montré; en dehors des fabrications de précision qui demandent un contrôle constant, la distance importe peu dans ce domaine. On s'est donc mis à douter de l'utilité de la notion de pôle de croissance. Des analyses comme celle de Cartalassl montrent d'ailleurs combien l'intégration régionale de branches industrielles dynamiques - il étudie les industries chimiques de la France du Sud-Est - demeure faible. On ne retient donc plus, comme effet polarisateur, que celui qui se produit à travers le jeu de la redistribution du revenu des employés de la firme. Sous cette fonne, le modèle multiplicateur se révèle extrêmement précieux pour les planificateurs: c'est lui qui donne sa valeur au modèle de Lowry-Garins2. A travers ses mutations internationales, l'idée de croissance polarisée a subi quelques mutations intéressantes. Dans la fonnulation qu'en donne Friedmanns3, l'accent est mis sur le rôle de la diffusion hiérarchique de l'innovation dans le réseau urbain: les procédés nouveaux se répandent nonnalement à partir des villes les plus importantes. Une fois les fabrications lancées dans les agglomérations qui dominent le pays, il n'y a plus qu'à attendre; l'activité glissera spontanément vers les échelons inférieurs pour bénéficier d'espaces moins chers, d'une main-d'œuvre plus stable et de milieux moins pollués, cependant que des activités nouvelles prendront le relais au sommet. Dans une telle optique, l'action d'aménagement en pays en voie de développement doit porter par priorité sur la structuration d'un réseau urbain hiérarchisé, à l'image de celui que l'Europe et l'Amérique du Nord se sont créés au siècle dernier. L'idée est féconde dans la mesure où elle attire l'attention sur les régions périphériques du Tiers Monde et détourne les investissements publics des métropoles où ils ont trop tendance à se concentrer. Elle repose cependant sur deux hypothèses qui s'appliquent mal au cadre où on l'utilise: dans les sociétés modernes, la forme optimale du réseau urbain n'est sans doute pas celle de la pyramide régulière de centres répartis sur tout le territoire SU
Boudeville 1972, 280 p. SI
(Jacques.R.),
Aména!(emellf
du
lerrilOire
el l'olari.mIÎCm,
Paris,
Marie.
Thérèse
Génin,
Cartalas (René), L'induslrie chimique el la croissance économique, Paris, Marie.Thérèse Génin,
1970, 240 p. 52 Lowry (Ira S.), « A short vol. 30, 1965, pp. 158.166. SJ
Friedmann
course
in model
design",
Journal
(John), « A general theory of polarized development
of the American
», op. cit.
InSlilUle
of Planners,
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381
national; la diffusion de l'innovation industrielle ne se conforme pas toujours à la hiérarchie des villes: les travaux d'Allan Pred le montrent en ce qui concerne l'espace industriel américain contemporain. Les recherches sur les effets de polarisation n'ont donc pas donné aux planificateurs libéraux l'instrument souple d'intervention dont ils rêvaient. Elles ont en revanche souligné l'importance des effets indirects de multiplication et montré par là que l'industrie est de plus en plus liée5~,dans ses localisations, aux secteurs où la transparence est élevée : l'intérêt porté aux faits de communication se trouve donc une fois encore justifié. b) Pour suivre les mouvements spatiaux de l'industrie en même temps que la croissance des différentes branches, d'autres modèles sont indispensables. Le plus séduisant est sans doute celui imaginé par Raymond Courbis55.Il est dérivé de ses recherches sur le modèle PIPI (flux financiers, contraintes physiques) imaginé pour prévoir les inflexions de la croissance française. Il a permis, dans le cadre du Laboratoire Gama, d'élaborer le modèle REGINA(région-nation) qui indique, au sein du pays, comment vont se répartir, pour les divers secteurs d'activité, les changements de niveau de production. Le principe du modèle est simple. Il distingue, parmi les activités économiques, trois grandes catégories: 1) les fabrications à marché lié, dont la liberté d'implantation est nulle; elles suivent nécessairement la clientèle; il s'agit du bâtiment, de la fabrication des produits de consommation difficilement transportables et des activités de service; 2) les fabrications concurrentielles, dont la production est soumise à la compétition spatiale, mais qui réalisent des taux de profit élevés; elles disposent ainsi de possibilités financières suffisantes pour choisir à leur gré leurs nouvelles implantations; c'est par ce secteur que la plasticité s'introduit dans les économies territoriales; c'est donc sur lui qu'il faut se pencher si l'on veut modeler effectivement le futur; 3) les fabrications concurrencées sont soumises à la compétition spatiale, et correspondent aux entreprises qui ne peuvent plus imposer les prix qui leur assureraient des profits nOlmaux. Leurs possibilités d'autofinancement sont faibles et la modernisation de leurs installations est lente; le plus souvent, leur croissance n'est possible qu'en réduisant toutes leurs dépenses inutiles: elle ne peut s'effectuer que par les réaménagements d'installations déjà existantes. Cette typologie simple permet de distinguer, dans tout territoire, les secteurs dont l'implantation est rigide et ceux qui sont susceptibles de migrer. On peut alors prévoir les conséquences géographiques de la croissance. Si l'on prolonge les tendances spontanées de l'évolution, on 5~ On rencontre là un des thèmes favoris de Jean-claude Perrin: Pen;n (Jean-Claude), Le dél'e/oppemellT régÎona/, Paris, P.U.F., 1974,208 p. 55 Courbis (Raymond), « Le modèle REGINA, modèle du développement national. régional et urbain de l'économie française". EcmwmÎe AppUqlfée, vol. 28, 1975, pp. 569-600.
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écrit le scénario de la transformation la plus probable; on juge de son intérêt, on établit s'il est conforme à l'intérêt général ou s'il ne l'est pas. En imaginant les divers types d'intervention possibles, on prévoit leur impact; le choix de la meilleure politique d'aménagement se trouve éclairé. Le modèle REGINAoffre donc, à l'échelle des nations, à peu près les mêmes avantages que celui de Lowry-Garin à celle de la ville. Il lui est cependant inférieur sur un point: parmi les activités à localisation libre, il ne prend en considération que celles du secteur secondaire. Dans la société avancée, la croissance est de moins en moins liée à la création d'emplois industriels, de plus en plus aux activités de service. C'est vers elles qu'il faut se tourner si l'on veut comprendre les traits les plus originaux de la géographie des grandes nations modernes. VII. LA TYPOLOGIE DES ACTIVITES TERTIAIRES
a) Le secteur tertiaire de la classification de Colin Clark est un fourre-tout où il a groupé tout ce qui ne touche pas directement à la production de biens matériels. Fourastié a montré la logique profonde de cette opération: jusqu'à ces vingt dernières années, le progrès technique n'avait concerné que les activités primaires et secondaires. L'interprétation des grandes transformations subies par les sociétés occidentales devient facile à partir de là : la population active glisse vers les secteurs à faible productivité et qui sont soumis à une forte demande. Dans une société affluente où les consommations alimentaires sont satisfaisantes et où la pression sur les produits manufacturés commence à faiblir, on note une tertiarisation croissante de l'économie: aux EtatsUnis, près de 70%des actifs travaillent dans ce secteur. L'évolution est plus profonde encore que ces chiffres ne le laissent supposer. Dans l'industrie, la nature des emplois change profondément. Les ouvriers de fabrication se font moins nombreux, alors que les employés de bureau, les cadres et le personnel de manutention, d'expédition ou de magasinage sont en constante augmentation. La limite entre les secteurs tertiaires et secondaires devient de la sorte de plus en plus imprécise. On n'hésite pas à classer panni les services le personnel d'une société de conseil juridique ou fiscal qui travaille pour des firmes industrielles. Lorsque celles-ci sont assez puissantes, elles se dotent souvent de services contentieux qui leur permettent de se passer de ce recours extérieur. L'activité de ceux qui y sont employés est-elle moins tertiaire que celle de la petite société indépendante? Le succès même de l'interprétation de Fourastié montre que l'analyse de Colin Clark doit être complétée: il devient de plus en plus nécessaire de ventiler par sous-ensembles les services; les effectifs qui y sont employés le justifient; il est indispensable d'opérer des
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subdivisions dans la mesure où le progrès technique bénéificie aux services depuis la révolution informatique, mais où il se manifeste de manière très inégale. b) Depuis toujours, on a l'habitude de diviser le tertiaire par branches d'activités: transports, commerce, administration, santé, éducation, banque, assurances, tourisme et hôtellerie, services personnels et domestiques. Un tel groupement ne permet malheureusement pas d'isoler des ensembles professionnellement homogènes: il y a dans chaque branche des cadres et des subalternes, des personnes qui sont en relation avec la clientèle et d'autres qui n'on pas besoin de contacts directs. Il est possible, pour pallier cet inconvénient, de distinguer différents niveaux au sein du tertiaire: au bas de l'échelle se situent ceux qui rendent des services de routine, en haut ceux qui conçoivent, dirigent et supervisent. Dès le début des années 1960,Michel Rochefort56 soulignait de la sorte les spécificités du tertiaire supérieur. D'autres parlent, dans le même sens, de secteur quaternaire. La distinction n'a guère de. sens dans les sociétés peu développées - un petit boutiquier assume tout à tour des fonctions d'exécution et de responsabilité. Elle a plus de portée dans les économies contemporaines: au sein des grandes organisations, la division des tâches est de plus en plus poussée. Pour le géographe soucieux de comprendre les faits de localisation, cette dichotomie effectuée au sein du secteur des services n'est pas d'un grand secours: elle ne satisfait que celui qui interprète les répartitions en terme de domination - c'est ce que fait Michel Rochefort57- mais cette manière de voir n'est pas satisfaisante sur le plan théorique: elle réintroduit dans le domaine des analyses sociales un principe psychologique dont on sait la pauvreté. Il est d'autres façons d'envisager la question: Riquet5K,dans une étude récente sur les activités de service en Allemagne, insiste sur les rapports entre les divers secteurs et leurs clients: il se demande pour qui et pour quoi chaque catégorie travaille; il oppose par exemple ceux qui sont liés aux entreprises et ceux qui s'adressent aux particuliers. L'idée est ingénieuse, car elle permet d'isoler des groupes dont les rapports externes sont similaires. Une terminologie trop lourde rend malheureusement le travail difficile à utiliser. D'un point de vue géographique, la façon la plus efficace de classer les activités tertiaires et de bureau nous semble reposer sur l'analyse des flux d'information qu'elles impliquent. Il est ainsi 56
Rochefort (Michel), L'organisation t/rbaine de l'Almee, Strasbourg, Publications de la Faculté des
Lettres de Strasbourg, 1960,384 p. ; Rochefort (Michel), Hautreux (Jean), « Physionomie de l'armature ~rbaine française », Annales de Géographie, vol. 74, 1965, pp. 660-677. ,7 Rochefort (Michel), Les activités tertiaire.f. Let/r l'me dans l'organisation de l'espace, Tome l, formes de relatiol1.f ellfre activitb tertiaires et organisation de l'espclee, Paris, SEDES, 1976,78 p. Riquet (Pierre), « Secteur tertiaire et métiers tertiaires. Approche statistique des activités de services en Allemagne fédérale », Annales de Géograp/zie, 85e année, 1976,pp. 1-27.
,.
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possible d'isoler du tertiaire véritable tout ce qui touche au transport où ce sont des biens qui sont manipulés, et non des nouvelles. La frontière avec le primaire et avec le secondaire cède par ailleurs là où elle est fragile: le chef d'une grande exploitation agricole, le directeur d'une firme industrielle travaillent essentiellement sur de l'information - même si cette information a trait à la fabrication, à la distribution et à la vente de biens. Leur localisation est soumise aux mêmes impératifs que celle des employés de sociétés de purs services. c) Dans beaucoup de cas, l'activité tertiaire consiste à fournir à des particuliers ou à des firmes des informations spécialisées acquises lors d'un apprentissage préalable: elles portent sur la santé, sur les connaissances indispensables à l'épanouissement individuel, sur la marche des affaires ou sur l'état du marché. Elles peuvent également avoir trait à la qualité des biens: tous les actes de commerce peuvent, de ce point de vue, être analysés dans le cadre d'une théorie de la communications,. Ces relations sont par nature dissymétriques: le prestataire de service (un notaire par exemple) demande à son client des informations simples (sur ses volontés testamentaires, par exemple) et fournit en réponse un avis motivé par sa connaissance du problème (les droits de succession). Les rapports des assujettis à l'administration sont un peu différents: il y a bien, là aussi, intervention de spécialistes seuls capables de donner une interprétation satisfaisante des situations, mais en échange des informations demandées, ce sont souvent des injonctions ou des ordres qui sont émis. Ces catégories d'activités tertiaires impliquent donc un échange d'informations dont le traitement n'offre pas de difficulté au prestataire. Mais il a besoin de s'assurer de la qualité de l'information qu'il interprète -la relation face-à-face est indispensable. Elle cesse de l'être dans certains cas grâce aux systèmes de communication à distance - on donne parfois des consultations médicales par téléphone ou par radio mais le procédé est exceptionnel. Les ventes se font plus volontiers par correspondance - le catalogue remplace alors l'inspection directe des produits par l'acheteur et leur présentation de manière claire par le vendeur. d) Une seconde catégorie de services s'occupe d'élaborer une information déjà collectée: c'est le cas de la gestion des firmes, de la conduite administrative de l'Etat ou du traitement de données scientifiques fournies par des observateurs spécialisés. La relation entre ceux qui demandent le service et ceux qui le rendent ne sont plus face-àface: elles portent sur des informations qui se transmettent bien. Les 59
Ce qui permet de faire de la théorie des lieux centraux
la communication
et de la transparence
(cf. Elémellls
un cas particulier
de géographie
d'une
économique.
théorie op. cil..
plus large de pp.
135-159).
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partenaires n'ont plus besoin de se rencontrer, ils n'ont pas nécessairement la même localisation. Avec les progrès des moyens de communication à distance, l'écart peut s'élargir. L'ordinateur est commandé par des terminaux lointains: les gros centres de calcul sont implantés sans égard pour la localisation éventuelle de leurs clients. De manière générale, les progrès récents de l'électronique ont rendu plus facile la dissociation de lamanipulation de l'information et des lieux où elle est recueillie ou demandée.
e) Les fonctions d'innovation ne sont pas fondamentalement différentes dans bien des cas, de celles que nous venons d'évoquer. Un centre de recherche fabrique une partie de l'information dont il a besoin; il reçoit le reste par le canal d'une presse spécialisée, à périodicité généralement assez faible, par le truchement des programmes et instructions auxquels donnent accès les terminaux d'ordinateur et par les déplacements des techniciens et des ingénieurs. L'implantation des laboratoires se fait donc sans qu'on ait à tenir compte de la proximité de ceux qui commanditent les travaux. Les liaisons qui existent avec l'environnement ne sont cependant pas négligeables: le personnel est très sensible aux aménités, et l'effort est plus payant lorsque le milieu est stimulant; les externalités que l'on trouve donc dans des zones bien équipées en services d'enseignement supérieur et de recherche sont considérables. La création artistique manifeste la même liberté dans sa localisation. Les sources d'inspiration sont très diverses. D'innombrables environnements sont susceptibles d'inspirer un paysagiste. Le tableau n'est souvent terminé qu'en atelier, très loin du .
lieu où il a été esquissé.
Les liens entre le milieu et l'artiste ou l'écrivain se situent ailleurs, au niveau de la diffusion des œuvres. Pour un livre, les rapports peuvent
s'établir entre l'éditeur et l'auteur
sans que la proximitéjoue un rôle
déterminant - le courrier et quelques voyages suffisent à les nouer. Pour le journaliste, la situation est déjà différente: il dépend de la salle de rédaction et celle-ci doit communiquer facilement avec les ateliers de composition. Jusqu' à l'invention des moyens de télé-composition, il y avait un lien étroit entre le réseau de diffusion des nouvelles et ceux chargés de les collecter et de les élaborer. Le problème est le même pour la radio ou pour la télévision, au moins pour les programmes d'actualité. Pour les émissions dramatiques, la situation ressemble davantage à celle du cinéma: il faut des installations importantes pour réaliser les films, mais les délais de diffusion comptent peu, si bien que les activités de création peuvent s'implanter très loin des centres à partir desquels l'ensemble de la production est commercialisée - Hollywood n'a jamais rompu avec les foyers artistiques et avec les centres financiers de la côte Est, où s'effectue encore l'essentiel de la programmation.
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f) La direction d'une grande affaire, l'élaboration de politiques publiques, l'assistance aux entreprises et le conseil travaillent sur des informations dont la valeur se démode très vite. Les décisions importantes touchent à la vie de relation: il faut connaître les partenaires, évaluer leur sérieux, apprécier leurs motivations. Des contacts face-àface sont indispensables pour mesurer exactement les risques de chaque opération. Les activités névralgiques de l'entreprise et de l'administration doivent se situer dans un centre bien équipé pour la vie de relation: on retrouve là le domaine que Gunnar Tornqvist6oexplore depuis une dizaine d'années -le quartenaire, si l'on veut. g) Toutes les activités tertiaires ne peuvent prendre place dans la grille d'échanges d'information que nous venons d'esquisser. Y échappent les services personnels ou domestiques, ainsi que les activités touristiques. On peut évidemment dire que les gens qui voyagent cherchent à faire l'expérience de choses qui ne peuvent se communiquer à distance - ils désirent bénéficier d'un climat ou d'un paysage agréables, ou encore découvrir personnellement ce qui subsiste d'un foyer ancien de civilisation. Mais cela n'aide guère à comprendre la localisation des zones attractives. VIII. LA LOCALISATION DES ACTIVITES RESEAUX D'INFORMATION
TERTIAIRES
ET LES
a) La plupart des travaux contemporains sur la localisation des activités tertiaires sont axés sur l'analyse des problèmes de relation et de communication. On le sent d'abord quand on suit les publications relatives aux problèmes des centres villes. Dans la plupart des recherches urbaines, on considère que le centre des affaires est donné: il est fixé pour des raisons exogènes6'. Une fois qu'il est ainsi mis en place, toute l'ordonnance du tissu urbain devient intelligible. Les recherches récentes vont plus loin. L'analyse des systèmes de communication montre que la recherche de l'efficacité conduit nécessairement à ordonner l'ensemble des relations autour d'un foyer majeur de commutation- le « central» des systèmes téléphoniques ou le quartier des affaires dans les agglomérations: la concentration de toutes les activités de contact en un seul foyer maximise l'interaction sociale tant que ne se posent pas de problèmes de circulation61.La multiplication des foyers périphériques d'affaires est la réponse donnée Tornqvist (Gunnar), Conract systems al1d regiol1al develol,mel1t. op. cit.; Pred (Allan). Tornqvist "" (Gunnar), Sy.çtems (,rcities al1d illformatiol1 j/mvs, op. cit. Bonne mise au point dans: Richardson (H.W.), Tile New Urball Ecol1omÙ:.ç: alld Altemlllives, "' Londres, Pion, 1977,266 p. ,., C'est l'idée que nous poursuivons depuis: Claval (Paul), « La théorie des villes», Revue }iéo}i/"(/phique de l'Est, vol. 8, 1968, pp. 3-56.
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naturellement à la congestion; la géométrie décentralisée qui se dessine alors conduit encore, dans des conditions nouvelles, à la maximisation des possibilités d'interaction. Autour du foyer ainsi défini, un champ d'externalités décroissantes s' ordonne"3 :ainsi s'explique la structure générale de l'espace urbain et les gradients de densité et d'activités qu'on y note généralement. Par rapport à la campagne voisine, la ville, grâce à ses quartiers centraux, joue également le rôle de foyer d'interaction facile: la théorie des réseaux urbains et celle de l'organisation interne de la ville reposent de la sorte sur la même base. b) La structure des quartiers d'affaires a fait l'objet de plus de descriptions que d'interprétations théoriques", mais les études commencent à se multiplier dans ce domaine. Certaines soulignent la diversité extrême du tissu de ces quartiers étroits: on y lit le besoin de donner à l'espace sa plus grande transparence en regroupant dans un même secteur tout ce qui est complémentaire. Les centres-villes n'ont pas seulement une valeur fonctionnelle: ils ont une signification symbolique que les études de perception se plaisent à souligner. On interprète souvent comme affirmation de puissance l'architecture en hauteur des grands immeubles de bureau. Mais Jean Gottmann"Srappelle justement que l'explication fonctionnelle demeure fondamentale: l'accumulation des activités sur une toute petite surface a des avantages considérables; grâce aux ascenseurs rapides, on réduit à presque rien les distances-temps entre les bureaux dont les contacts sont fréquents. c) La place de la communication dans les activités permet de comprendre la mobilité différentielle des services. Certains restent obstinément attachés aux vieux centres même lorsque leur accessibilité commence à diminuer. D'autres essaiment volontiers en banlieue: les commerces de type hypermarché ouvrent la voie; les activités directionnelles suivent et vont s'installer dans des zones bien desservies par les voies rapides, à proximité d'un aéroport de fréquentation internationale. Bon nombre d'activités échappent aux grandes villes où elles se groupaient naguère: les services de comptabilité, les services contentieux, les laboratoires de recherche se satisfont volontiers de villes moyennes, souvent fort loin des directions dont ils dépendent. ".>C'est ce qui ressort le mieux de l'étude de Richardson, op. cit.. note 61. ,. On trouvera un bon choix d'études sur "organisation des centres de villes dans J'ouvrage
de Larry
Bourne. L'étude fondamentale est celle que Godard a consacrée au centre de Londres; Bourne (Larry S.) (ed.), IlIternal Structure ('fthe CiTY,New York, Oxford University Press, 1971, VIlI-528 p.; Goddard (lB.), « Multivariate analysis of office location in the city centre: a London example », Re}iiolllll Studies, vol. 2, 1968, pp. 64-85.
's Gottmann (Jean),
«
Why the Skyscraper? », Geo}iraphicalReview, vol. 56, 1966, pp. 190-212;
Gottmann (Jean), « Urban centrality and the interweaving of quaternary activities », EkisTic,f, vol. 29, n° 174, mai 1970, pp. 322-331.
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Dans une société qui se tertiarise rapidement, il importe de comprendre les raisons de ces différences de comportement si l'on veut définir une politique efficace d'aménagement. Il convient de distinguer, en fonction de leurs besoins d'information et des types de contact qu'elles nécessitent, les branches qui peuvent s'établir dans des foyers de petite dimension et celles qui demandent pour leur épanouissement une grande ville ou une métropole nationale. C'est à cela que s'attachent depuis dix ans certains chercheurs britanniques - Goddard" et Daniels.7 par exemple. Leurs préoccupations rejoignent celles de Tornqvist.H,mais elles sont moins axées sur les directions de grandes entreprises. CONCLUSION
La géographie du tertiaire est celle de l'organisation de la transparence au sein de milieux étendus. En fonction des progrès des moyens de transport rapides et des systèmes de télécommunication, le modèle hiérarchique traditionnel de structuration de l'espace cesse d'être le seul en œuvre. Il continue à expliquer l'essentiel des répartitions actuelles d'activités de services, car la part des héritages y est considérable. Les réseaux urbains réguliers et hiérarchisés à la manière de Losch et de Christaller correspondent à une logique spatiale dépassée. La géométrie qui se met en place n'a pas la même symétrie et la même uniformité. Nous vivons dans un monde dont l'organisation est plus plastique: le réseau urbain n'est plus lié à la desserte d'une population dispersée nombreuse; les fonctions de direction arrivent à s'y localiser à des niveaux hiérarchiques très variés.. ; une bonne partie des activités de service peut s'exercer en ambiance semi-dispersée, dans le cadre de zones rurbaines dont la densité est suffisante pour assurer la rentabilité d'équipements importants. La liberté d'implantation est d'autant plus grande que les informations traitées voyagent mieux et se démodent moins vite: dans le domaine artistique, les possibilités sont aujourd'hui très grandes, comme dans celui de la recherche. Expliquerait-on, sans cela, la prolifération des laboratoires dans le SudOuest des Etats-Unis, ou le succès d'une expérience comme celle du plateau d'Antipolis en France ? Brian Berry'" s'est essayé à préciser ce que serait la géographie du futur que nous voyons ainsi à se dessiner sous nos yeux. D'autres
.0 Goddard (John B.), OfJice Location in Urban and Regional Development, Londres, Oxford University Press, 1975,60 p. .7 Daniels (P.W.), Office Location. An Urban and Regional Study, Londres, G. Bell and Sons, 1975, XVI-240 p. .K Cf les analyses de Tornqvist, supra, note 17. 0" Pred (Allan R.), City-Syslell1.ç in Advanced Economies, op. cit. 7" Berry (Brian J.L.), « The geography of the United States in the Year 2000 », Eki.çtics, vol. 29, 1970, pp. 339-351.
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travaux" sont en cours. Ils soulignent des aspects négligés, des inflexions encore mal perçues. Tous insistent cependant sur le même point: c'est la révolution en cours en matière de transparence de Fespace qui explique à la fois la nouvelle répartition de la plupart des activités industrielles et celle des activités tertiaires.
,.
Abler (Ronald), Janelle (Donald), Philbrick (Allen). Sommer (John). Human World. North Scituate, Mass, Duxvbury Press. 1975,307 p.
Sllrinkillg
Geography
in a
CHAPITRE
LES CONCEPTIONS
Xlll
-
1979
DE L'ESPACE ECONOMIQUE
Quels sont les caractères les plus significatifs de l'espace pour qui essaie de comprendre la localisation et l'organisation des activités, des échanges et des faits de consommation à la surface de la terre? Tout l'édifice de la géographie économique repose sur le choix des traits spatiaux retenus comme pertinents. S'attarde+on d'habitude à analyser ces options fondamentales? Non: la question paraît si simple qu'on ne songe même pas à l'examiner: chacun pense que la même évidence qui emporte sa conviction s'impose aussi aux autres. L'analyse des travaux économiques prouve pourtant qu'il n'existe aucun accord sur ce point. Les apports les plus originaux de la géographie économique moderne tiennent à la prise en considération de la transparence de l'espace. L'expérience montre cependant qu'il s'agit là d'une notion que la plupart des étudiants et des collègues ont quelque réticence à utiliser. Il paraît donc indispensable de se pencher sur elle et de lui restituer la place qui doit lui revenir dans l'évolution générale des idées relatives à l'espace. On mesurera mieux ainsi sa nécessité et sa fécondité. I. L'ESPACE
DES MERCANTILISTES
Les mercantilistes apportent beaucoup aux XVII"et XVITI"siècles, à la connaissance géographique du monde.. Ils se préoccupent de fournir au Prince les moyens de sa puissance: ils s'interrogent sur ce qui fait sa richesse, analysent ses possessions, ses sujets et leurs activités. Leur propos n'est pas de développer la production pour assurer un revenu national ou individuel plus élevé; leur but est de donner au monarque une assise économique, et partant, un pouvoir plus large. L'arithmétique politique est donc l'instrument privilégié de leur démarche: imaginée par Grégory King dans les années 1660,elle ne cesse de se perfectionner dans le courant du xvmc siècle et se maintient en France sous la Révolution, sous l'Empire et sous la Monarchie de Juillet, avant de se fondre dans la statistique moderne. En Allemagne et en Russie, comme 1 Sur les mercantilistes. on consultera: Dockès (Pierre). L'espace dans la pensée économique au XVIII' .tiède, Paris, Flammarion, 1969,461 p. ; Schumpeter (Joseph), History of Economic New York, Oxford University Press, 1954, XXV, 1260 p.
du XVI' Analysis,
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aussi en Autriche, l'intérêt pour ces types d'analyse ne se dément jamais>. Mais toutes les richesses ne retiennent pas de la même manière les mercantilistes: ils savent l'importance de la population; sans elle, il n'est pas de développement économique possible, pas de puissance armée non plus; ils sont également fascinés par tout ce qui est négoce : leur intérêt pour l'échange tient à leur souci de procurer au Prince les ressources dont il a besoin. Il n'est guère possible de mobiliser ce qui s'autoconsomme ou ce qui s'échange sur le mode des dons et des contre-dons dans les petites cellules du monde rural. Le commerce lointain offre des conditions tout à fait différentes: les mouvements sont faciles à contrôler et les règlements sont effectués en monnaie, ce qui rend aisa le prélèvement fiscal. Le caractère apparemment bullionniste3 du mercantilisme naît de là: le problème de l'économie politique naissante n'est pas de comprendre ce qui fait la richesse des nations, mais de fournir à l'Etat les moyens de ses ambitions politiques. Les activités productives se trouvent dévalorisées par l'accent mis sur le négoce. L'agriculture retient moins l'attention que la manufacture, puisque ses productions s'échangent encore pour l'essentiel dans des cercles restreints. Les sollicitudes du pouvoir vont plutôt aux grandes foires, où se nouent des relations lointaines que vers les marchés, où s'équilibrent les offres et les demandes locales4. L'espace des mercantilistes est donc fait de traits contradictoires: en tant que saisie de la diversité du territoire que domine l'Etat, il est analysé en termes de peuplement, de répartition des villes et des centres de négoce, de manufactures et d'ateliers; il est alors présenté sous un angle descriptif; en tant qu'objet d'appréhension théorique, il est vu sous l'angle des réseaux commerciaux et des paiements qu'ils engendrent. La conception de la vie économique apparaît de la sorte très formelle: la richesse est confondue avec l'accumulation monétaire; l'économie est pensée comme un jeu où les partenaires essaient de tirer à eux la plus grande partie d'un fonds inextensible. n. LE NATURALISME DU xvnl"
SIECLE ET L'ESPACE
a) Comme la plupart des sciences sociales, l'économie est apparue comme une réflexion détachée de toute référence au monde naturel: au XVIICsiècle, les problèmes qui passionnent les esprits sont ceux de la 2
On trouve des indications sur cette histoire dans: Levasseur (Emile), La population jrallçaÜe, Paris,
)Rousseau, 1889, 3 vol., cf pp. 50-52. On qualifie ainsi les interprétations de la vie économique qui confondent richesse et abondance monétaire. 4 Turgot prend nettement position contre J'attitude des mercantilistes dans son article "Foire" de l'Encyclopédie: pour lui, les marchés locaux sont aussi intéressants pour le pouvoir que les grandes foires, dans la mesure où ils stimulent la division du travail au niveau le plus bas.
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formation de la sociabilité à partir d'une constellation d'individus saisis comme indépendants. La société est pensée comme une création artificielle, sous l'angle d'un contrat volontaires. Elle n'est pas conçue comme une institution naturelle et qui prolongerait un ordre plus général - celui des sociétés animales par exemple. Le XVllI"siècle ne renonce pas à concevoir la société humaine comme fondamentalement différente de ce qui peut s'observer ailleurs dans la création - les schémas du contrat social demeurent à la modemais la nature ne lui est plus étrangère. Elle apparaît comme un modèle plus facile à lire que celui des institutions humaines et dont le déchiffrement permet de faire avancer la connaissance des lois naturelles: l'activité scientifique consiste à les mettre en évidence. Le rôle de la réflexion sur les groupements humains ne doit-il pas s'inspirer de cela? Le propos de la science sociale ne doit-il pas être de repérer les lois naturelles de la vie en groupe ?6 b) A cette première version du naturalisme s'en ajoute bientôt une autre: la nature n'est pas seulement le modèle selon lequel toute chose est organisée; elle est aussi la source de toute vie', de toute force. La mécanique newtonienne familiarise la pensée du XVIIIe siècle avec la notion de force. Au côté des forces inanimées dont la physique commence à faire l'inventaire, il convient de faire une place à tout ce qui naît de la vie. La nature est la source de tout ce qui est mouvement et énergie. La vie humaine n'est pas concevable sans l'utilisation du potentiel ainsi créé. Les économistes du XVIIIesiècle sont prompts à saisir la signification de ce naturalisme et à l'appliquer à leur domaine: sans cette irruption du réalisme, sans ce matérialisme nouveau, l'analyse de la société serait restée coupée de toute étude sérieuse des besoins de l'homme, de toute considération pour les richesses réelles: la production que l' homme tire du milieu pour satisfaire ses goûts fait surgir un nouveau problème - celui de l'origine de la valeur, que le XVITe siècle pouvait ignorer". C'est par le courant physiocratique que la nature fait ainsi irruption dans l'économie: l'espace n'est pas, pour les disciplines de Quesnay, le support aléatoire des hommes et de leurs activités; il n'est pas, non plus, le simple réseau des échanges; il est le créateur de toute richesse, puisque c'est de la nature que proviennent tous les biens qui alimentent la vie sociale. s Claval (Paul), Les mylhesfondaleurs des sciences s()ciale.~, Paris, P.U.F., à paraître (Michel), Les moIs elles choses, Paris, Gallimard, 1966, 400 p. 6
fin 1979: Foucault
Sur ces orientations de la réflexion du XVIII' siècle sur la nature: Lenoble (Robert), Histoire de
l'idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969, 446 p.; Hampson (Norman), Hi.~lOire de la pen.~ée européenne: 4 - Le siècle de.~ Lumière.f, Paris, Le Seuil, 1972, 255 p., éd. originale anglaise, Penguin Books, 1972. 1 Ibidem. H Schumpeter (Joseph), Hislory of Economic Anellysis. op. cil.
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La prise de conscience naturaliste annonce déjà l'écologie: elle est appréhension des rapports de la société à son environnement. Mais elle diffère de l'écologie en ce que l'on ne sait pas encore percer la logique profonde des rapports entre les êtres vivants et leur milieu. On reste prisonnier d'une image imparfaite, celle des forces à l'œuvre dans la nature - des forces qui produisent les richesses -, ces forces productives dont les économistes classiques se font les théoriciens, mais dont ils finissent par oublier la consistance exacte, une fois la doctrine physiocratique rejetée. Pour les meilleurs auteurs, cette inspiration naturaliste permet cependant de rendre compte de la révolution industrielle: c'est par l'utilisation de nouvelles forces productives que l'augmentation de la production devient possible9, C'est dans la mesure où ces forces paraissent illimitées que le problème de la rareté pourra être résolue. La conception naturaliste de l'espace situe en effet l'économie classique entre deux pôles: pour ceux qui ne voient comme forces productives que la terre, l'augmentation de la population conduit inexorablement au paupérisme - c'est l'interprétation de Malthus; pour ceux qui, comme Marx, donnent à la notion de forces productives une extension beaucoup plus large, la pénurie n'est pas à craindre dès l'instant où l'on sait maîtriser ce qui jusqu'ici n'a pas pu être mobilisé au service de l'homme. L'espace dans lequel s'installe l'économie rajeunie par le naturalisme - ou le matérialisme - du XVIDesiècle n'est donc pas fondamentalement obstacle: il est facteur de production, facteur variable dans son efficacité selon ses dons, c'est -à-dire selon la diversité naturelle. L'économie suppose une discipline antérieure, une géographie des aptitudes, pour parvenir à une explication satisfaisante. III. LE TRAVAIL ET LE MARCHE
a) Adam SmithlOa su prendre aux physiocrates l'essentiel de ce qu'ils apportaient de positif: sa conception de la richesse nationale ne saurait s'imaginer sans les emprunts qu'il fait, par l'intermédiaire de Quesnay ou de Turgot, au naturalisme français du xvme siècle. Mais sa conception de l'économie s'enrichit de bien d'autres idées. Sans renoncer à voir dans la nature la source des richesses dont l'économie s'occupe, il cesse de la considérer comme la mère de la valeur. Il emprunte à Locke son analyse du travail comme fondement de
la propriétéIl . Il remet donc l'accent sur l'aspect social que les
9
C'est le sens de l'interprétation marxiste du progrès technique et la source de son optimisme. I" Sur Adam Smith, on se reportera à : Schumpeter (Joseph), Hislory of Economic Analysis. 01>.cil. Il Sur la filiation de la réflexion économique de Locke à Smith: Dumont (Louis), Homo aequalis. Genèse el épal1ouissemel1l de l'idéologie écol1omique, Paris, Gallimard, 1977,271 p. Sur la pensée de Locke: Macpherson (C.B.), La Ihéorie polilique de l'individualisme pos.çessif, Paris, Gallimard, 1971, 347 p., édition anglaise, Londres, 1961.
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physiocrates risquaient de faire oublier. TI souligne également le rôle moteur de l'échange dans la vie économique.: c'est à travers lui que les hommes découvrent l'intérêt qu'ils ont à se spécialiser, à travers lui, donc, qu'ils arrivent à satisfaire plus complètement leurs besoins. Fidèle aux interprétations naturalistes. Adam Smith voit dans les besoins une série d'exigences fondées sur la physiologie beaucoup plus que le résultat d'une dialectique de l'imitation et de la différenciation. sociales: les virtualités du besoin sont ainsi inscrites en chaque individu par la nature, même si c'est le commerce qui aide à les révélerlZ. b) L'espace dans lequel s'inscrit la réflexion d'Adam Smith n'est donc pas simplement celui des différences naturelles; c'est un espace virtuellement indéfini, universel, puisque les hommes sont partout des créatures de besoins, partout aptes, donc à participer à la division du travail qui permet de mieux satisfaire leurs appétits par une exploitation mieux organisée du milieu et par une productivité plus élevéelJ. Mais la friction de l'espace vient gêner cet épanouissement. Les frais de transports limitent l'étendue des marchés", si bien que le monde se trouve fractionné tant que les moyens de déplacement restent imparfaits et les envois de marchandises onéreux. Avec Adam Smith, les coûts de la distance deviennent un des éléments-clefs de toute l'analyse géographique. Puisque les besoins sont universels et qu'ils sont élevés, réaliser une société meilleure n'est possible qu'à travers l'élargissement des marchés: on a souvent souligné que Smith n'avait en rien anticipé la révolution industrielle qui, allait bouleverser le monde - mais c'est le premier théoricien de la révolution des transports et la transformation qu'elle entraîne est aussi importante que celle des procédés de production: sans marché important, la plupart des machines seraient sans intérêt. c) Adam Smith est par ailleurs le premier à mettre en évidence, dans le domaine social, le jeu d'autorégulations qui évoque celui des lois que les physiciens venaient de découvrirl5. En reprenant à la fable des abeilles de Mandeville l'idée que l'ordre social est différent de l'ordre moral, et que la bonne société n'est pas forcément celle qui est conforme aux préceptes de la morale individuelle, Smith se détache du modèle normatif qui avait jusqu'alors paralysé l'analyse sociale - dans laquelle on ne voyait qu'une construction volontaire, que le résultat d'un contrat. Le mécanisme de marché montre comment la recherche par chacun de 12
Le point est présenté par: Rosanvallon (Pierre), Le capitalisme utopique. Critique de l'idéologie
économique, Paris, Le Seuil, 255 p. IJ Ibidem. 14 « De la division du travail, limitée par l'étendue du marché », tel est le titre du chapitre III du Livre I de La Richesse des Nations. 15 Sur le rôle des mécanismes d'autorégulation et de la main invisible dans la pensée d'Adam Smith: Schumpeter (Joseph), History of Economic Analysis. op. cit. ; Dumont (Louis), Homo aequali.v. op. cit.
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son intérêt égoïste peut coïncider avec la réalisation de l'intérêt général. Turgot fournissait sans doute une interprétation plus fine de la logique des marchés", mais Smith est le premier à souligner la portée philosophique de cette découverte: une bonne partie des affaires humaines n'a point besoin de gouvernement. Au-dessous de la sphère du politique, il existe une sphère de la société civile: celle-ci est assez consistante pour qu'il ne soit pas nécessaire à l'Etat de l'organiser, tout au contraire; la meilleure politique, c'est de se conformer à la loi naturelle: il faut donc laisser faire là où le marché suffit à régler les rapports entre les hommes; il faut aussi laisser passer pour éviter qu'une restriction artificielle de l'étendue du marché ne vienne écarter de l'optimum qu'il est possible d'atteindre. d) Théoricien de la révolution des transports, sensible à l'influence de l'étendue du marché sur la division du travail, Adam Smith est le premier à souligner la marche de la société civile vers la dimension universelle: dans la mesure où tous les rapports entre citoyens s'exprimeraient par des échanges marchands, ce qui paraît possible à Smith, l'humanité est proche de l'instant où un espace social à l'échelle du monde sera enfin en place. L'espace dans lequel l'économie est analysée, à la fin du XVille siècle, est ainsi très divers dans les attributs qui lui sont alloués: c'est celui de la diversité géographique des activités et de l'organisation des réseaux d'échange pour les mercantilistes; c'est celui de la plus ou moins grande fécondité de la nature pour les physiocrates et pour ceux qui s'inspirent d'eux parmi les économistes classiques; c'est celui de l'universalité de la valeur-travail, des besoins et des marchés pour Adam Smith - et par là même, celui de la gêne que la distance vient introduire dans le fonctionnement des relations. Jamais, le problème de la communication des nouvelles et de la transparence de l'espace n'est posé de manière claire. Cela explique sans doute son absence dans la problématique de l'économie et de la géographie économique jusqu'à une date récente. On signale bien, lorsqu'on énumère les conditions du bon fonctionnement des marchés, l'importance de la transparence, mais on ne va pas plus loin: on ignore les conditions à réunir pour qu'elle soit assurée.
'fi Schumpeter économiques.
(op. cil.) souligne
fortement
cette supériOlité de Turgot comme analyste
des mécanismes
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économique
IV. LES PROBLEMATIQUES DE L'ESPACE DANS ECONOMIQUE CLASSIQUE
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LA PENSEE
a) La conception de l'espace économique qui caractérise l'économie classique est empruntée à l'un ou l'autre des courants que nous. venons d'évoquer, ce qui explique à la fois la diversité des positions qui le concernent et la place relativement modeste des développements sur l'étendue et sur la localisation. Le courant anglais, autour. de Malthus et de Ricardo, est surtout sensible à ce qui reste d'inspiration naturaliste chez Smith - et qui rencontre un des courants. de la pensée philosophique écossaise du XVillesièclel7: le souci est évident de comprendre comment la terre dispense ses richesses; lorsque le travailles valorise, il apparaît qu'on ne peut espérer le même rendement des unités de main-d'œuvre successivement employées sur la même parcelle; les rendements deviennent nécessairement décroissants. La rareté contre laquelle les hommes luttent à une racine naturelle. L'espace est pris en considération dans la mesure où il est un des éléments des combinaisons productives. Sa rareté explique que les propriétaires reçoivent un revenu qui ne rémunère aucune activité productive. Cette rente ne risque-t-elle pas de perturber toute la vie économique lorsque la pression démographique devient plus forte? Toute la problématique classique, de Malthus à Ricardo, tourne autour de ce problèmel8. Mais. la pensée classique anglaise se souvient aussi parfois des enseignements de l'arithmétique économique. Ainsi, dans le domaine du commerce international, Ricardo renoue-t-il avec les préoccupations traditionnelles, mais pour démontrer le mal-fondé de leur pessimisme et du protectionnisme qui en découle. On admet que les facteurs de production sont immobiles entre les nations; si les biens sont eux aussi immobiles, le développement des pays est nécessairement inégal en fonction de l'inégale dotation initiale de chacun. Si les produits voyagent, cela suffit à rétablir une croissance équilibrée et à donner des chances égales à tous: chacun exporte les biens qui incorporent les facteurs dont il est le plus richement doté. On assiste alors à une spécialisation qui est bénéfique à l'ensemble et accroît la rémunération de tous les facteurs de production. b) En Allemagne, la leçon de Smith est développée dans une autre direction: Johann-Heinrich von Thünenl, est intéressé par la limitation que la distance vient apporter à l'extension des marchés. En analysant 17
Il s'agit de l'école historique écossaise du XVIII< siècle, Adam Ferguson, William Robertson et John
Millar. Pierre Rosanvallon (Le ClIpiralisme ulopique. op. cil., p. 47) insiste sur leur influence p,ensée économique anglaise. 8 Schumpeter (Joseph), Hislory of Economie Anlllysi.f, op. cil.
sur la
I' Thünen (Johann-Heinrich von), Der isolierle Slaal ill Beziehung auf Landwirlschaft l/IId NatiOlwliikonomie, Hambourg, Pel1es, 1826, 290 p. ; Rosnock, Leopold. 2 vol., 1842-1850, 391, 284 p.
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Paul Claval
l'organisation des cultures autour de la ville isolée dans l'Etat agricole dont il se fait le théoricien, il donne la première interprétation systématique des répartitions régulières que les statisticiens à la manière du xvrnc siècle avaient bien souvent signalées. Von Thünen suppose toujours que la plaine sur laquelle porte son attention est la plaine de transports où toute différence de fertilité est gommée. Il simplifie de la sorte le problème de la localisation et peut le résoudre de manière géométrique simple. Mais son parti-pris est également révélateur d'un appauvrissement: il est moins sensible que ses contemporains anglais à la part de la nature dans la production des richesses - moins proche donc de la sensibilité écologique moderne. c) C'est en Allemagne aussi que les leçons d'Adam Smith sur l'universalisme du marché sont le mieux entendues. En s'appuyant sur les analyses de Paul Chamleyzo,Rosanvallonzl montre que c'est de là que Hegel tire son idée de l'universalisation de la société civile - c'està-dire de la société artificielle articulée autour de l'économie de marché. Il comprend aussi que cette évolution crée des problèmes, des tensionsil va plus loin que Smith et perçoit, dans la transformation en cours, le danger de conflits sans cesse avivés entre les classes sociales et entre les nations. C'est de l'Etat qu'Hegel attend la résolution de ces difficultés. Marxzzpuise largement à la fois chez les physiocrates, chez Adam Smith et chez Hegel. Des premiers et des classiques anglais, de Ricardo en particulier,il tire son inspirationnaturaliste- et matérialiste: étudier la société et comprendre ses problèmes, c'est mettre en évidence les forces qui lui permettent de vivre - c'est porter son attention sur les forces productives. A la différence des physiocrates, Marx ne les lit pas toutes du côté de la nature: elles sont faites à la fois d'énergie naturelle et de travail humain. Ainsi peut-on rendre compte de l'évolution historique, du progrès de l'humanité et des perspectives ouvertes par la révolution industrielle. Mais l'analyse de Marx s'appuie aussi très largement sur l'idée de l'universalisation du marché: il y voit, comme Smith et comme Hegel, une conséquence évidente de l'universalité des besoins et de l'unité du genre humain. Sans passage à un système valable pour toute l'humanité, il n'y aurait pas réalisation véritable de l'homme - et celle-ci n'est effective qu'avec l'abondance réalisée. Marx sait que la distance offre un obstacle à la mobilité des biens et à l'étendue des marchésZJ.Il sait de même que la mobilisation des forces productives n'est pas encore complète. Mais ces imperfections présentes comptent peu quand on met en balance la certitude, pour zn Chamley (Paul), Economie Iwlitique et philosophique chez Slewart el chez Hegel, Palis, Dalloz, 1963. ZI Rosanvallon (Pierre), Le capitalisme !/topique. op. cil. H Claval (paul), « Le marxisme et l'espace », L'Espace Géographique, T. VI, n° 3, [977, pp. 145-164. H
On trouve des développements sur le rôle des transpol1S dans l'économie dans les GI'I/Ildrisse.
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-
demain, de l'universel enfin réalisé sur terre quand on sent arriver la fin de l' histoire. L'espace analysé en des termes voisins de ceux de Smith, est au point de départ de la certitude de l'achèvement de l'histoire: la société civile rend inutile le jeu de l'Etat lorsque l'échange peut enfin se libérer du carcan où l'enferme la rareté - lorsqu'il peut devenir relation directe de l' homme générique à l' homme générique. Mais la vision de l'espace ainsi ordonnée, la plus complexe sans doute de l'économie classique puisqu'elle reprend tous les thèmes antérieurs, est ainsi ordonnée qu'elle ne suscite pas de curiosité et d'enquête: elle ne nécessite pas de corps de connaissances spécialisées. Il suffit de comprendre la manière dont se fait le passage du particulier à l'universel pour avoir tout compris: les trois premiers chapitres du Livre I du Capital l'expliquent sans enquête, par simple analyse conceptuelle - l'épistémologie du concret réel, dont le mouvement serait reproduit par celui du concret de pensée, escamote complètement l'espace d'une pensée qui est pourtant nourrie d'une bonne part de l'apport pré-classique et classique en ce domaine24. La systématisation prématurée des notions dégagées empêche Marx d'approfondir les intuitions très neuves qu'il offre du rôle de l'information dans la constitution des classes et dans les luttes sociales2s: ce sont là des pièces qui ne rentrent pas dans le jeu global de son système et qui sont négligées au moment de la synthèse. Pour incomplète qu'elle soit, la vision de l'espace de l'économie classique ne manque pas d'intérêt. A travers l'héritage de von Thünen et dans une moindre mesure de Ricardo, c'est toute l'économie spatiale jusqu'à ces vingt dernières années qui en est issue. V. L'ESPACE
DU MARGINALISME
a) Il Yavait chez Adam Smith et chez Turgot deux orientations de la réflexion économique: la première était tournée vers l'appréhension des réalités globales, à l'échelle de la nation ou du grand ensemble; la seconde était axée sur la logique des choix et sur les mécanismes qui aboutissent à leur ajustemenP6. Des deux voies ainsi ouvertes, les classiques ont surtout exploré la première. Elle correspondait aux inquiétudes d'un monde où la question des subsistances jouait un grand rôle et où on n'était pas encore certain de pouvoir accéder à la prospérité et à l'abondance. . En suivant cette voie, les difficultés soulevées par l'adoption les principes d'Adam Smith étaient d'ailleurs multiples. Le rapport du travail à la valeur ne peut se saisir qu'à l'intérieur d'un ensemble économique, d'une nation, où 24 Claval (Paul). Le mal"xisme el l'espace. op. cil. 2S Marx (Karl). Le 18 Brumaire de ùJUis-Napo/éol! BOl!aparte. Paris. Editions Sociales. 26 Schumpeter (Joseph). History (!f Ecol!omic Al!alysis. op. cil.
1969. cf p. 127.
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s'établit la péréquation entre l'ensemble des prestations productives fournies par les travailleurs et l'ensemble des biens qu'ils livrent. Mais l'analyse des marchés montre que pour chaque produit, l'étendue de la sphère des échanges est différente: en toute rigueur, il n'y a nulle part d'ensemble territorial clos où les ajustements globaux puissent se réaliser. Ricardo et Marx se débattent avec ces problèmes sans parvenir à leur proposer de solutions satisfaisantes. En radicalisant l'analyse en termes de valeur-travail, Marx engage la recherche économique dans la voie s'une scolastique assez vaine. Il n'arrive à formuler de réponse aux interrogations qu'il se pose qu'en renonçant à rendre ses constructions
falsifiables- c'est la grande faiblesse de l'interprétation marxiste, comme le montre clairement Popper27. L'approche globale avait l'avantage de prendre en compte la dimension écologique de la vie économique: elle soulignait l'importance des forces productives dans les performances des nations. Elle réduisait au contraire à peu de chose les stratégies des acteurs économiques. b) C'est contre ces tendances que se développe à partir des années 1850 le courant marginaliste. Il refait de l'économie une discipline sociale et la détache des cadres naturalistes et matérialistes qu'elle s'était donnée à l'époque des physiocrates. Elle n'ignore pas le poids des contraintes du milieu, de l'insuffisante fertilité des terres ou de l'inégalité des dotations - mais cela lui paraît sortir de son domaine propre. La nouvelle économie de la fin du XIXesiècle appelle, comme un double nécessaire, une géographie économique uniquement préoccupée d'établir le poids de ces contraintes et de montrer la localisation des cultures, des minerais et des ressources encore inexploitées. Cette géographie économique s'épanouit en décrivant les localisations productives et les courants d'échange, à la manière de l'arithmétique politique du XVIIIesiècle, vers laquelle elle se tourne souvent. Les économistes manifestent cependant peu d'intérêt pour ces tableaux d'ensemble; ils demandent à la recherche spatiale des données, et non des interprétations. La nouvelle économie repose sur l'étude des décisions et de leur composition. Dans une telle optique, les références aux mécanismes auxquels fait appel la théorie classique n'ont pas de sens: on imagine mal un agent suspendant son jugement jusqu'au moment où la valeur de l'équivalent-travail sera enfin établie. L'approche paraît totalement irréaliste. Les ménages ou les chefs d'entreprise ne peuvent attendre indéfiniment avant de choisir. Ce qui importe pour eux, ce sont les jouissances qu'ils tireront des biens qu'ils auront à disposition: le raisonnement à la marge se substitue à celui fondé sur la valeur travail2K. 27 Popper (Karl R.), The Open Society and it-v Enemie.~. yol. I : Plato; Routledge 2K
and Kegan
Schumpeter
Paul,
(Joseph),
1945,
2e éd..
1966.
XII-361.
VI-420
Hi-vtory (!f Economic Analy-vi-v. op. cit.
p.
yol. 2 : Hegel and Marx. Londres,
Chronique
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L'économîe apparaît dès lors comme constituée par autant de circuits qu'il y a de biens mîs en vente. Chacun s'écoule sur des marchés qui ont des étendues et des caractéristiques propres. L'économîe marginaliste n'ignore pas les dimensions de l'espace où s'inscrit la production, l'échange et la consommation - mais elle ne se consacre pas directement à l'approfondissement de ces domaines: est-il nécessaire de connaître l'articulation spatiale des réseaux si l'on dispose de critères qui permettent de dire si l'on est proche ou éloigné de l'optimum? - et si ces critères n'impliquent pas directement la prise en considération de l'étendue? Pour avoir une vue complète de l' économîe, il convient d'ajouter l'analyse des équilibres partiels à celle des équilibres globaux: il n'y a pas de frontière rigide entre les divers compartiments de la vie économîque; les revenus dont disposent les ménages sont limités, si bien que toute augmentation de la demande dans un secteur se traduit par des baisses dans d'autres domaines. Léon Walras donne à la nouvelle économîe un cadre synthétique satisfaisant lorsqu'il se lance dans l'analyse de l'équilibre général. De même que pour les équilibres partiels, la vision du système global implique la prise en considération des dimensions de chacun des éléments de circuit: l'architecture d'une économîe globale est quelque chose de complexe, puisqu'il y CI,selon les domaines, des échanges locaux, des échanges régionaux, des échanges nationaux ou des échanges internationaux. Certains auteurs essaieront de développer l'analyse économîque en ce sens - c'est vrai par exemple de Lucien Brocard1', l'un des premîers à s'être interrogé sur les composantes
territoriales du système économîque. Mais ces préoccupations ne .
s'imposent pas à l'évidence, puisqu'on peut reconnaître l'efficacité et la perfection d'un système sans faire intervenir l'espace. L'espace de l'économîe néo-classique est donc par excellence celui des circuits de marché - qu'on n'étudie guère, puisqu'il suffit d'évaluer leur perfection pour apprécier les performances du système analysé. C'est aussi, dans une certaine mesure, celui des composantes naturelles de l' économîe - mais c'est à une autre discipline, la géographie économique, très proche des sciences naturelles dans sa démarche, qu'il revient de l'étudier. c) L'économîe néo-classique va plus loin, dans son analyse de l'espace, dans deux directions - mais sans que cela suscite des courants importants de recherche. Léon Walras est très sensible à la spécificité du marché foncierJO: la terre est un facteur dont le rôle est différent de celui l' Il tire, i\ est vrai, son inspiration de l'économie historique allemande tout autant que du courant marginaliste. Brocard (Lucien), Principes d'économie nationale et imernatiOllale. Paris. Sirey, 3 vol. \929-1931. .'0 Claval (Paul), « Chronique de géographie économique n° 9, Les marchés fonciers »,Revue Géo!(raphiqlle de l'Est, vol. 14, n° 1, 1974, pp. 1\3-147.
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du travail ou du capital. Son offre est nécessairement rigide. Cela perturbe l'équilibre global en introduisant, parmi les prix, une catégorie qui n'est pas fixée par le rendement à la marge, mais qui peut évoluer en fonction de mouvements spéculatifs autonomes. C'est surtout Alfred Marshall qui est sensible aux facettes spatiales de l'analyse économique. Consulté sur le problème du logement des classes laborieuses par les gouvernements anglais, il suggère la multiplication des chemins de fer de banlieue et la fixation de tarifs très bas pour les déplacements quotidiens, de manière à élargir les aires urbanisables et à limiter la rente que les propriétaires de terrain peuvent en attendre: il ne fait que transposer au domaine urbain les raisonnements de von Thünen, qu'il connaissait bien.". L'originalité essentielle de Marshall réside ailleurs: c'est dans son traitement de la localisation des activités économiques qu'il innove; il est le premier à prendre en considération, dans les choix des entrepreneurs, les économies externes32.L'expression est certainement malheureuse pour la géographie économique et pour l'économie spatiale, car elle masque ce qui est pourtant au cœur de la réflexion de Marshall: le rôle des configurations locales d'activités et des réseaux de communication. D'un secteur à l'autre, les liaisons ne se font pas seulement par la circulation des revenus, comme le veut le schéma walrasien: elles se font aussi par l'apparition d'avantages ou de désavantages dus à la proximité réciproque des activités. Toute l'analyse moderne des structures territoriales est en germe dans l'approche marshallienne - mais son intuition ne suscite durant longtemps aucune recherche
systématique33.
On ne peut reprocher à la pensée marginaliste d'avoir ignoré l'espace: la conception de l'étendue mise en œuvre par les grands maîtres de la fin du XIX"siècle reprend les thèmes explorés à la fin du XVllI"siècle: celui des richesses naturelles, et celui de l'étendue du marché et des obstacles que la distance apporte au mouvement des biens et des facteurs de production. Elle l'enrichit en soulignant la spécificité des marchés fonciers et en mettant en évidence le rôle des structures territoriales que révèlent les externalités. Mais le facteur territorial n'apparaît jamais comme primordial: pour arriver à l'état optimal, il n'est pas nécessaire d'agir sur l'étendue et d'organiser l'espace; il suffit de veiller à ce qu'une concurrence pure et parfaite fasse régner partout un système de prix fixés à la marge, ce qui élimine toute position
... Ce point nous a été indiqué oralement par David Harvey. .'2 Sur l'histoire de la notion d'externalités: Claval (Paul), Région.f. nations. grands espaces, Géographie générale des ensemble.f territoriaux. Paris. Marie-Thérèse Génin, 1968,832 p., cl pp.213219. .\.\ Ibidem. La première étude notable, après le traité de Marshall, est celle de Young (Allyn), «
Increasing
returns and economic
progress ». Economic
Journal,
vol. XXXVIII,
1928, pp. 527-542.
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de monopole et assure la production la plus forte et la distribution la
plus apte à améliorer le sort de tous3.. La réflexion sur l'espace se trouve de la sorte chassée du champ central de la recherche: elle ne garde une relative autonomie que dans l'analyse des conditions naturelles - dans la géographie économique, au sens traditionnel du terme, donc. Une curiosité plus vigilante aurait sans doute pu conduire à une réflexion sur les conditions de perfection de la concurrence: le rôle de l'espace dans la transparence serait apparu névralgique, comme il l'aurait fait à quiconque se serait penché sur la signification des externalités. A la fin du XIX"siècle et durant les premières décennies du XX", la théorie marginaliste demeure encore en deçà de ce qu'elle est capable d'apporter à la compréhension des répartitions territoriales. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir les recherches s'orienter dans cette voie. VI. LES LIMITES
DE L'ECONOMIE
SPATIALE
CLASSIQUE
a) L'économie spatiale s'est développée longtemps en marge des courants principaux de la pensée économique"s. Elle s'est inscrite dans la problématique du début du XIX"siècle, celle d'Adam Smith, celle de l'étendue du marché limitée par les frais de transport; elle a ignoré la dimension naturaliste présente dans la physiocratie et dans une partie de la pensée classique - elle ne fait jamais référence aux «forces productives» et réduit le poids de l'environnement à l'inégale répartition de ressources dont elle ne se soucie même pas de dresser l'inventaire - c'est là la tâche de la géographie économique. L'économie spatiale se développe donc dans un cadre conceptuel un peu étroit; elle précise les conditions que la friction de la distance impose à la localisation de l'activité agricole, de l'activité industrielle et des services, mais sans jamais se donner vraiment la peine d'expliquer ce qui confère aux lieux centraux et aux pôles, par rapport auxquels l'essentiel de son analyse s'ordonne, les avantages qui les caractérisent. Dans von Thünen comme dans Christaller ou dans Losch, l'existence de foyers qui commandent l'organisation de l'espace est présentée comme un fait d'évidence: tout ce que l'on peut s'attacher à montrer, c'est la manière dont ils se disposent les uns par rapport aux autres. Le schéma d'Alfred Weber est plus satisfaisant dans la mesure où la prise en considération des frais de transport justifie, dans le cas de l'industrie, la concentration des installations au point où ils sont minima. Le schéma ne rend pas compte de tout: pour les entreprises légères, le rôle des économies externes est prépondérant; Weber emprunte la notion à 34 Pour une expression moderne de ce point de vue: Mougeot (Michel), Théorie et politique écol!omiques régionale.~, Paris, Economica, 1975, 332 p. 3S Ponsard (Claude), Hi.~toiredes théories écol!olllique.~slJatiales, Paris, A. Colin, 1958,202 p.
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Marshall, mais il ne l'exploite pas sous l'angle géographique; il n'essaie pas de percer la logique des configurations qui sont attirantes et de celles qui au contraire sont à l'origine d'effets négatifs. August Losch se moule également dans le cadre général hérité des classiques, mais il a le souci de présenter les acquis de l'économie spatiale sous la forme d'une théorie générale, selon le modèle walrasien; lorsque Walter Isard reprend la réflexion sur l'espace, au début des années 1950,c'est également dans cette voie qu'il s'inscrit. b) La nouvelle géographie, en quête de schémas interprétatifs globaux, puise largement dans l'arsenal fourni par l'économie spatiale: au départ des analyses de Brian Berry, de GarrisonJ<et de la plupart des chercheurs à la fin des années 1950,il yale souci de mettre en évidence le rôle de l'espace comme obstacle aux transports. Les manuels de géographie économique rédigés au début des années 1970,sur le modèle de celui de Morrill37,s'inscrivent dans cette perspective: on y insiste sur le rôle de la distance dans la localisation des activités agricoles, dans celle de l'industrie ou dans celle des services. L'univers dans lequel se meut apparemment le géographe est celui d'un espace support, doté de propriétés géométriques qu'il importe de démêler - mais dont les autres caractères sont ignorés.
La critique contre le point de vue « séparatistespatial»J",c'est-àdire contre ce parti-pris de réduire la géographie à une géométrie désincarnée de l'activité humaine est fondée: en empruntant aux économistes spatiaux leur cadre d'analyse, la nouvelle géographie s'inscrit dans un champ étriqué: elle s'installe dans un monde où dominent les rapports de marché; elle renonce à éclairer ce qui fait vraiment le prix, pour les hommes, de la centralité. C'est contre ces limitations que se développent les courants modernes de la géographie économique - des courants qui voient dans l'espace quelque chose de plus complexe qu'on ne le pensait jusqu'ici. VII. TRANSPARENCE ET THEORIE
DE LA COMMUNICATION
a) Les sciences sociales ont beaucoup emprunté, depuis la Seconde Guerre mondiale, au courant né de la recherche opérationnelle et de la cybernétique. Pour l'économiste et pour le géographe, un de
.16
Garrison (William L.),
«
The spatial structure of the economy. », Aimais of the A.fwciatioll of
American Geographers, vol. 49, 1959, pp. 232-239; pp. 471-482; vol. 50, 1960, pp. 232-239; Berry (Brian J.L.), GalTison (William L.), « Recent development of central place theory», Papers and Proceeding.f, Regional Science A,uociatillll, vol. 4, 1958, pp. 107-120. .17 Mon'ilI (Richard L.), The Spatial OrganiZlltÜm ofSociery, Belmont (CaL), Wadsworth, 1970,251 p. .tHSack (Robert D.), "The spatial separatist theme in geography", Economic Geography, vol. 50, 1974, pp. 1-19.
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leurs apports essentiels tient à la réflexion sur l'information et sur les mécanismes de rétroaction30. Depuis le XVIIIesiècle, le mécanisme de marché apparaît comme quelque chose de singulier - les classiques y voyaient à l' œuvre une main invisible qui ordonnait l'univers selon la loi naturelle. Ce que les spécialistes de la radio apportent durant la Seconde Guerre mondiale, c'est une interprétation générale des processus de feed-back et d'autorégulation. Le mécanisme de marché n'apparaît plus que comme un cas particulier, dans le cadre de systèmes sociaux, de configurations présentes à la fois dans les systèmes physiques et dans les systèmes vivants: c'est en prélevant sur un circuit, à l'aval, une certaine quantité d'information et en la réinjectant en amont, là où se modulent les entrées dans le système, que l'on parvient à régulariser celui-ci, à le rendre stable; cela implique une certaine consommation d'énergie empruntée à l'environnement et une articulation convenable des circuits par où cheminent les nouvelles et les ordres. Une des difficultés classiques de l'analyse des marchés s'évanouit du même coup. On savait depuis longtemps qu'ils se déréglaient parfois et aboutissaient au résultat inverse de celui escompté. En pareil cas, on hésitait sur la conduite à adopter, puisqu'on professait une foi absolue dans le marché dont on constatait en même temps les insuffisances. La théorie des circuits oscillants montre que les boucles de rétroaction n'amortissent pas nécessairement les fluctuations: selon les cas, elles peuvent les amplifier ou les réduire. Le marché est semblable aux autres circuits. On ne peut donc attendre de lui un fonctionnement partout et toujours automatiquement parfait. Lorsque les oscillations de prix tendent à s'exagérer et à se maintenir sur de longues périodes, c'est que le circuit est mal réglé. Une intervention est indispensable pour rétablir la situation. La réflexion sur les systèmes autorégulés réduit donc le mécanisme de marché à son juste rôle: celui d'harmoniser, dans un grand nombre de cas, les décisions d'une multitude d'agents; il n'est plus possible de voir en lui un modèle universel susceptible de rendre inutiles toutes les interventions volontaires, toutes les actions de restructuration extérieure: sans gouvernement, le jeu des rétroactions peut être nocif. L'économie ne peut jamais devenir tout à fait autonome du politique: des interventions sont nécessaires pour que les automatismes aillent dans le sens de l'intérêt commun. b) L'analyse des circuits de rétroaction montre d'autre part que dans le fonctionnement de l'économie, la circulation des informations est aussi importante que celle des biens: la régulation ne peut se faire sans une bonne connaissance des intentions et des projets de tous les ." Claval (Paul), « La brève histoire de la nouvelle géographie 1976, pp. 359-424.
», RivÜta Geograjica
Italiana,
Anno 83.
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acteurs en présence. Elle repose sur l'échange généralisé des nouvelles. L'espace n'intervient pas seulement dans la vie économique comme obstacle aux mouvements de biens: il joue plus encore comme obstacle aux échanges de messages et là où l'on ne dispose pas encore de moyens de communication à distance sûrs, comme obstacle aux voyages des détenteurs d'informations pertinentes. Le problème de la centralité est dès lors posé en des termes nouveaux"'. La fonction privilégiée de certains nœuds cesse d'apparaître mystérieuse. Elle est toute naturelle: pour assurer la transparence aux moindres frais, la meilleure solution consiste, lorsque les nouvelles ne peuvent voyager indépendamment de ceux qui les émettent, à réunir tous les protagonistes dans une même enceinte: on permet de la sorte à l'information d'aller de l'un à l'autre immédiatement et sans obstacle; une confrontation générale est possible à peu de frais et dans le minimum de temps. Si l'on veut minimiser également les frais de déplacements des contractants, il est indispensable d'installer le point de rencontre au centre géométrique de leurs lieux de résidence. Lorsqu'on dispose de moyens de communication à distance efficaces, du téléphone par exemple, la confrontation physique des partenaires cesse d'être indispensable, mais la structure du réseau doit être très semblable à celle des relations qui s'établissaient face à face : on démontre sans peine que le réseau le plus économique pour arriver à une confrontation générale est celui qui est ordonné par rapport à un poste de commutation central qui doit être installé au foyer géométrique des participants pour réduire le kilométrage de lignes à mettre en place. La prise en considération des faits de transparence éclaire donc sous un jour nouveau l'économie de la dispersion et de la concentration: elle permet de montrer les racines économiques de la ville et d'en fournir la théorie unitaire qui manquaitjusqu'ici41. c) Les recherches sur la transparence ne s'arrêtent cependant pas là. La société n'est pas faite de la réunion d'individus isolés: avant la révolution industrielle, à une époque où la plus grande partie des entreprises agricoles, commerciales ou industrielles restait d'échelle familiale, on pouvait encore le supposer. Ce n'est plus vrai. Les pm1enaires de l'économie sont de grandes sociétés. Certains de leurs avantages tiennent aux économies d'échelle que la mécanisation de la production a permis - mais ceci ne vaut guère que pour le secteur industriel. Dans les autres domaines, la course à la grande dimension s'observe aussi. Quel en est le ressort? L'aptitude à créer des réseaux de transfert des informations efficaces sur de grandes distances. 411Claval (Paul), Eléments de géographie écollomique, Paris, Utec et Marie-Thérèse Génin, 1976, 361 p. cf. chap. VI.
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Dans une économie atomistique, chaque chef d'entreprise est le seul qualifié pour donner de son entreprise une vision vraiment satisfaisante. Comme il manque de temps ou de moyens pour se déplacer aisément, il ne peut exercer sa vigilance au moment de l'échange que si celui-ci se déroule à l' échelle locale, sur un marché concret où il rencontre les autres partenaires sur un pied de relative égalité. Lorsque le chef de la petite entreprise se trouve pris dans un réseau de relations à grandes distances, il ne peut effectivement se rendre sur les lieux où se réalise l'ajustement des décisions. TI s'y fait représenter, mais ne dispose pas toujours de moyens pour contrôler ce qui s' Y dit ou ce qui s' Y fait: il est une proie facile pour les intermédiaires indélicats. L'accroissement de la dimension des marchés prive donc le petit entrepreneur de la possibilité d'exercer sa vigilance sur la scène où se fixe son sort. C'est vrai aussi du consommateur. Faute d'une bonne transparence, le marché devient inégal: certains opérateurs, des intermédiaires de marché souvent, se trouvent en mesure d'exploiter à la fois les producteurs et les consommateurs. Dans ces conditions, la structuration d'entreprises assez puissantes pour acheminer elles-mêmes leurs informations et pour contrôler les nouvelles qu'elles reçoivent devient économiquement intéressante. La course à la grande dimension est corrélative de l'élargissement des marchés tout autant que de la mécanisation et de la multiplication des économies d'échelles. La structure moderne des affaires est en bonne partie une adaptation à l'étendue croissante des aires de marchéu. d) La prise en considération des échanges d'information et des coûts de transparence fait également comprendre une partie des économies externes: certaines sont liées à des faits de contagion matérielle - nuisances physiques par exemple - mais la plupart tiennent à ce que le coût global d'accès à l'information des agents économiques varie d'un point à un autre de l'espace en fonction de la structUre des réseaux de transports et des réseaux de télécommunications43. La prise en considération des faits de transparence fait enfin sortir la géographie économique du cadre exclusivement économiste où elle se situait jusqu'ici : les performances d'un système ne peuvent s'expliquer sans prendre en considération les réactions des joueurs en face des dépenses à effectuer pour s'informer. Pour beaucoup d'intervenants, il est préférable de réduire les frais et le temps passé à se documenter tant que les résultats obtenus sont satisfaisants: c'est ce que les économistes .2 Claval (Paul). ElémellfJ de géographie économique, op. cil. ..' Tsuru (Shigeto), « The economic significance of cities », pp. 44-45 de Handlin (Oscar), (John) (ed.), The HÜlOriam and Ihe Cily, Cambridge (Mass), the M.LT. Press, 1963, XIl-299 (Jean), La ville, phénomène économique, Bruxelles, Editions Vie Ouvrière, 1966,297 p.
Burchard p.; Remy
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décrivent, à la suite de March et de Simon", sous le nom de conduites du type satisficer. Pour les consommateurs, le phénomène est encore plus net que pour les producteurs. L'innovation risque de leur rester indifférente s'ils ont à effectuer trop d'efforts pour s'informer de ses conditions. Comme le montrent les recherches de Gary Becker's, la publicité n'est pas un gaspillage de société décadente: c'est une nécessité fonctionnelle si l'on veut permettre à la totalité d'une population de bénéficier des possibilités nouvelles. Pour choisir sans que l'information coûte trop cher à collecter, il faut accepter de la dispenser systématiquement: ce sont évidemment les producteurs qui ont compris les premiers les avantages qu'ils avaient à opérer de la sorte. Les associations de consommateurs se montrent aujourd'hui de plus en plus opérantes: l'avantage de la grande dimension est si net, sur tout marché, que la publicité est injuste tant qu'il n'existe pas un certain équilibre dimensionnel entre les participants: il se réalise progressivement depuis une quinzaine d'années un peu partout dans les pays industriels avancés. Le paradoxe de toute la recherche sur les réseaux d'information et sur la transparence, c'est qu'elle a été inspirée par des techniques d'ingénieur et semblait destinée à produire une science mécaniste: c'est à l'inverse que l'on assiste. Dès que l'on quitte le domaine des généralités, on s'aperçoit en effet que l'on ne peut traiter de l'information à l'œuvre dans les systèmes sociaux comme de quelque chose d'homogène. Il ne suffit pas qu'un message soit transmis pour qu'il soit utilisable au moment d'une décision importante: il faut que l'on soit assuré de son exactitude comme des intentions des partenaires pour faire les choix dans de bonnes conditions. L'étude de la transparence ne s'épuise donc pas dans l'analyse des boucles et des rétroactions. Elle demande à être conduite sur un plan qualitatif'fi: comment sans cela comprendre l'importance d'un climat de confiance et le rôle des architectures sociales qui permettent de l'assurer, ou des idéologies qui font participer les membres d'un groupe au même système de valeurs et facilitent l'échange de nouvelles dans les meilleures conditions? La prise en considération des faits de transparence renforce donc l'articulation de la recherche économique sur les autres domaines de la recherche sociale.
44
March (J.G.), Simon (H.A.), Les orgC/IIi.wTÙiI1.1',Palis, Dunod, 1969, XVI-253 p., éd. originale américaine, New York, John Wiley, 1958. 's Becker (Gary), Human Capital. a TheoreTical and Empirical Analysis, New York, Columbia University Press, 1964. .fi Claval (Paul), Espace eT IJOuvo;r, Paris, P.U.F., 1978,257 p.
Chronique de géographie économique
VIII. L'ECONOMISME
409
COMME
IDEOLOGIE
a) La pensée économiques'est installée,à la fin du XVIII" siècle, dans un cadre qui simplifiait ses raisonnements mais la coupait d'une partie des réalités: en ne s'intéressant qu'aux échanges marchands, on se plaçait dans le cas où les automatismes de marché sont les plus efficaces - dans un cadre donc où l'économie peut apparaître pleinement autonome des autres aspects de la vie sociale: on condamnaitles interventionsdu politiqueau nom du « laisser-faireet du laisser-aller»; on supposait les motivations des agents purement égoïstes: elles visaient toutes à la satisfaction de besoins conçus comme des besoins matériels, parfaitement repérables même s'ils prennent, d'une civilisation à l'autre, des expressions différentes. Il est commode d'appeler économisme47la doctrine qui fait de ces attitudes un programme d'action et d'organisation politique: durant deux siècles, le monde a été dominé par cet économisme. Il a conduit les pays occidentaux à mettre au premier plan de leurs objectifs la recherche des satisfactions matérielles et a fait de la croissance leur but essentiel. Il a également présidé au système des échanges internationaux: les nations ne doivent pas tirer parti de leur force militaire ou de leur situation. stratégique pour exploiter leurs partenaires; le partage de l'avantage des relations doit s'établir sur le principe de la juste rémunération des facteurs de production. b) La critique de l' économisme s'est développée rapidement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle a pris bien des formes. Espérer du progrès, par exemple, la satisfaction de tous les besoins humains est illusoire. N'est -ce pas rester fidèle à un des aspects les plus désuets du matérialisme du XVIIICsiècle que de raisonner ainsi? De ce point de vue, les positions marxistes ne valent guère mieux que celles du libéralisme48: le marxiste insiste, évidemment, sur le fait que les besoins sont créés par la production et qu'ils n'existent pas de toute éternité - mais il professe aussi qu'il sera un jour possible, grâce au progrès technique, de les satisfaire tous et de s'installer définitivement dans l'abondance du communisme enfin réalisé. N'est-ce pas là une position contradictoire? Si les besoins sont créés par les productions, comment espérer qu'ils puissent être un jour satisfaits alors que la production ne cesse de progresser et de faire naître de nouveaux besoins? Ne vaut-il mieux pas définir le besoin comme une catégorie sociale, comme un compromis entre le désir d'imiter et le désir de se différencier? On voit alors que, pour les individus, l'abondance ne se mesure pas à la gamme de ce qui est à leur disposition; elle dépend H Claval (Paul), ElémenlJ de géographie utopique. op. cil. 4" C'est une des critiques que Rosanvallon pp. 200-20 I).
économique. adresse
op. cil. ; Rosanvallon
au marxisme
(Pierre),
(Le capitalisme
Le capiwlisme
utopique,
op. cil., cf.
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surtout de la structure sociale du milieu dans lequel ils vivent; là où les inégalités sont limitées, l'effet de démonstration ne se produit pas: le sentiment de suffisance apparaît dès que l'on dispose de ce dont disposent aussi les voisins49. La conception économiste des besoins conduit à pousser indéfiniment le niveau de la production - et à exercer de ce fait une pression croissante sur le milieu. Les progrès de l'écologie font mieux comprendre ce que l'homme doit à la nature: il y puise l'énergie et la matière nécessaires à sa vie et celles indispensables à ses besoins instrumentaux. Les forces productives qu'il peut mobiliser à son profit ne sont pas aussi extensiblesque les philosophiesdu XVIIIesiècle et les marxistes ne veulent bien le dire: il y a une économie naturelle dont il faut tenir compte. A trop puiser dans le milieu, on le déséquilibre; au lieu d'utiliser les formes d'énergie renouvelables, on fait appel à des énergies fossiles dont la masse est limitée et dont la combustion risque d'introduire des effets irréversibles dans notre monde. La critique de l' économisme a pris une actualité brûlante depuis que la crise du pétrole a conduit certains pays à rompre avec les conventions admises depuis deux siècles en matière de partage de l'avantage du commerce intemational : les producteurs profitent de leur situation pour percevoir une rente élevée sur l'ensemble de l'économie mondiale. Leur position serait plus difficilement justifiable si le système antérieur avait été aussi juste que ses défenseurs l'affirment: mais le système de l'économie de marché n'aboutissait pas à une répartition équitable des avantages à partir du moment où les marchés de matières premières et de produits agricoles n'avaient pas la même structure et la même logique que ceux de produits industriels - à partir du moment aussi où le jeu des externalités introduisait, chez certains partenaires, des avantages de localisations favorables à la croissance continue et au développement, alors qu'ailleurs le dynamisme manquait. Toute la critique de l'inégal développement effectuée depuis vingt ans trouve là son application. c) Mais la fin de l'économisme ad' autres résultats: on cesse de ne s'intéresser qu'à l'économie de marché. Depuis une trentaine d'années, les intuitions de Karl Polanyiso sur les autres modes de l'organisation de l'échange, don ou répartition administrative, se sont révélées extrêmement fécondes. Elles ont permis à l'anthropologie économique de sortir des impasses où l'application des schémas de marché la plaçait. On a pris conscience de l'infinie diversité des
49 Rosanvallon (Pierre), Le capitali.fme utopique. op. cit. so Polanyi (Karl), The Great Tran.ifol"l7ultion. The Political and Economic Origim of Our Time, Boston, Beacon Press, 1944, XII-315 p. ; Polanyi (Karl), Arensberg (Conrad), Pearson (Harry) (ed.), Trade and Market.f in the Early Empire.f, Glencoe. the Free Press, 1957, XVIIl-382 p.
Chronique de géographie économique
411
architectures économiques et de leur étroite imbrication dans l'architecture politique et sociale des diverses civilisations5'. On a même essayé de tirer de l'exemple des économies archaïques une doctrine sociale et économique destinée à se substituer à l'économisme maintenant si décrié: la mode de la communauté conviviale exprime cette orientation et le succès des thèmes anthropologiques de Marshall D. Sahlins52vient également de là. Mais on est forcé de reconnaître que le.retour à une économie de don et à une société peu différenciée est incompatible avec l'état actuel du peuplement du monde. La recherche de doctrines économiques de rechange se poursuit donc dans d'autres directions. On essaie de concilier les avantages de la petite dimension, évidents au plan de l'épanouissement affectif de l'individu, et ceux de la grande dimension, sans laquelle il n'est pas possible de maintenir des niveaux de production et de satisfaction matérielle élevés. Ces recherches se situent dans un cadre qui rompt nécessairement avec celui de la société universelle dans laquelle, depuis Smith, tout le monde voyait l'instrument du progrès. De ce point de vue le marxisme se trouve aussi profondément remis en question que le libéralisme: c'est bien ce que l'on sent en lisant le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallons3. CONCLUSION
L'espace de l'économie et de la géographie économique est analysé d'une manière assez satisfaisante depuis la fin du XVIII"siècle: l'importance du cadre national, des réseaux d'échange et des ressources naturelles sont reconnus depuis lors; l'obstacle que la distance apporte aux transports de biens et au transfert des facteurs est largement pris en compte. La plupart des systèmes de pensée économique n'arrivent malheureusement pas à intégrer d'une manière harmonieuse les différentes facettes de l'analyse: ils n'en retiennent que certaines (à la manière des physiocrates, ou des classiques), ou refusent de voir ce que l'étude des problèmes spatiaux peut apporter d'original à l'analyse économique (c'est là la faiblesse, pour des raisons différentes, du marxisme et du marginalisme). Les progrès récents de la réflexion sur l'espace proviennent d'un enrichissement indubitable de la problématique: la prise en considération de la transparence éclaire les faits de centralité et souligne l'importance des facteurs sociaux d'organisation. Les progrès résultent SI Claval (Paul), « Chronique de géographie économique et anthropologie n° 6, Géographie économiques », Revile géographique de ['Est, vol. Il, 1971, pp. 39-65. 51 Sahlins (Marshall), Stone Age Economies, Londres, Tavistock, 1974, 348 p., trad. française, Age de Pierre. âge d'abondance, Paris, Gallimard, 1976,411 p. 53 Rosanvallon (Pierre), Le eapitali.fme utopique. op. cit.
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également d'une remise en cause des présupposés communs à l'ensemble de la pensée économique depuis deux siècles: on ne voit pas encore sur quoi ce bouleversement va déboucher, mais il est clair qu'il permet d'ores et déjà de situer les problèmes de l'organisation économique de l'espace dans un contexte plus vaste: l'espace, le pouvoir, la richesse et le prestige sont saisis comme un tout dont on commence à percevoir
CHAPITRE XIV
-
1980
LA GEOGRAPHIE DES TRANSPORTS
Edward Ullman' remarquait, il y a vingt-cinq ans, que les Français disposaient, avec la catégorie de géographie de la circulation, d'un outil qui manquait à leurs collègues anglo-saxons: ceux-ci n'avaient pas encore réussi à saisir ce qui crée l'unité de ce vaste domaine. Ullman les invitait à le faire et leur proposait des outils indispensables pour y parvenir. La situation a beaucoup évolué. Les recherches consacrées aux problèmes des transports, de la communication et de la diffusion se sont multipliées. Dans les villes, la congestion est partout devenue si menaçante qu'on a lancé des enquêtes précises, imaginé des procédures de prévision et élaboré des plans de circulation: cela a enrichi la recherche théorique. Les travaux font appel à des outils mathématiques; la théorie des graphes aide à décrire la structure des réseaux; l'analyse combinatoire facilite le choix des programmes optimaux de construction des voies; les méthodes de simulation permettent de reconstituer les évolutions passées et de prévoir les transformations futures. Depuis une quinzaine d'années, les publications de synthèse se sont multipliées. Elles sont relativement rares en français - on ne peut guère citer que le manuel de W0lkowitsch2. En anglais, elles sont plus nombreuses. Le petit ouvrage de Taafe et Gauthier3 est celui qui demeure le plus proche des traités classiques. Hay4 donne un excellent exposé du point de vue économique. Lowe et Moryadass offrent sans doute la meilleure synthèse: ils sont .soucieux d'aborder, dans leur géographie du mouvement, tout ce qui touche à la circulation; ils sont très au fait des progrès méthodologiques récents; ils sont soucieux de souligner toutes les applications des démarches nouvelles. I
Ullman (Edward L.).
«
Transportation Geography»,
pp. 310-322 de: James (Preston E.), Jones
(C.F.). Wright (J.K.) (ed.), American Geography: Inventory and Prospect, New York. Syracuse University Press, 19~4. 1 Wolkowitsch (Maurice), Géographie des transports, Paris, A. Colin, 1973, 381 p. En économie des transports, on pourra consulter en français: L'Huillier (D.), Le coût de transport, Paris, Cujas, 1965, 469p. J Taafe (Edward J.), Gauthier (Howard L. Jr.) (ed.), Geography of Tran.~portation, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973, X1V-226 p. On trouvera également des indications intéressantes dans: Eliot Hurst (Michael), A Geography of Economic Behavior, Belmont, Duxbury Press, 1972, X-427 p. 4 Hay (Alan), Transport for the Space Economy. A Geographical Study, Londres, Macmillan, 1973, 192 p. On pourra également se reporter aux recueils de textes d'économie des transports (Munby) ou de géographie des transports (Hoyle): Hoyle (B.S.) (ed.), Transport and Development, Londres, [\1acmillan, 1973,230 p.; Munby (Denis) (ed.), Transport, Harmondsworth, Penguin Books, 1968,334 p. Lowe (John C.), Moryadas (S.), The Geography of Movement, Boston, Houghton Mifflin, 1975, 333 p.
.
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414
Nous voudrions, dans cette brève chronique, évoquer certains des points qui nous paraissent les plus originaux dans l'explosion récente de recherches sur la circulation. La qualité des ouvrages de référence, de celui de Lowe et Moryadas en particulier, nous permettra d'aller vite. J. LA DEMANDE DE TRANSPORT
a. Pourquoi les hommes circulent-ils? Pour trouver ce qui n'existe pas là où ils demeurent - il Y a une utilité qui est attachée aux lieux et qu'on ne peut partager qu'en se déplaçant; elle naît des caractères du paysage, du climat ou des souvenirs historiques et motive alors les déplacements touristiques; mais elle peut résulter aussi de l'inégale accessibilité aux informations dont on dispose selon les lieuxpour être tenu au courant de tout, il convient de se rendre dans une grande ville où l'on trouve les partenaires les plus avertis de toute chose; l'utilité d'un lieu peut enfin résulter des opportunités de travail qu'il offre - on le voit dans l'analyse des mouvements de migrations alternantes ou dans les migrations définitives. Les échanges de biens naissent aussi de l'impossibilité de trouver sur place tout ce dont on a besoin: on fait venir d'ailleurs les articles qu'on ne peut se procurer ici. On augmente ainsi son utilité lorsqu'on est consommateur, ou son revenu lorsqu'on est producteur. b. Toute la théorie classique des transports repose sur ces constatations. Mais elle offre un trait un peu gênant: on lui donne trois formulations qui n'ont pas l'air compatibles". I) Bertil Ohlin' se situe dans le cadre de l'analyse interrégionale: il s'interroge sur les mouvements de biens qui se nouent entre deux territoires au sein d'une nation. Dans ce cas, les mouvements naissent de complémentarités: on connaît les possibilités qu'offrent les deux ensembles. Il est facile de voir, dans chaque domaine, quels sont les sites qui conviennent le mieux aux productions; on suit, à partir de là, l'ordonnance des flux en tenant compte des niveaux que la demande atteint en chaque point en fonction des prix. 2) La formulation d'Edward Ullman" est différente. Il n'essaie pas d'expliquer les flux totaux qui se développent entre deux zones, mais de comprendre comment apparaissent les .liaisons entre deux points. Pour un bien particulier, une liaison ne se développe que si les ," Dans
ce qui suit. nous devons beaucoup à M. Shalom Reichmann. Ohlin (Bertil). IlIIerregional and International Trade. Cambridge 1933; réédition. 1967. XV-324 p.
.
Ullman
(Edward
L.).
« The
role
of transportation
and
the basis
(Mass.). for
Harvard
interaction".
University pp.
862-880
Press. de :
Thomas (William L.) (ed.). Mall's Role in Changing the Face of the Earth. Chicago. Chicago University Press. 1956; Ullman (Edward L.). American ComnlOdity Flow. A Geographical Interpretation of Rail and Water Traffic Based on Principle.f of Spatial Interchange. Seattle. University of Washington Press. 1957. XXIV-2I5 p.
Chroniques de géographie économique
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deux localités sont complémentaires. Cette condition nécessaire n'est pas suffisante. Les acheteurs ne se décident qu'après s'être assurés qu'il n'y a pas de solution à meilleur coût: ils cherchent à voir s'il existe des opportunités intermédiaires de ravitaillement (l'expression n'est pas heureuse en français: il est difficile de traduire élégamment les intervening opportunities dont parle Ullman) ; si c'est le cas, ils se pourvoient au plus près. 3) La troisième formulation des règles de génération des flux est tout à fait différente: elle repose sur l'analogie physique avec les faits de gravitation-. Entre deux centres, les flux vont se développer proportionnellement au poids de chacun d'eux et de manière inversement proportionnelle à leur distance (affectée d'un exposant qui varie selon les situations, mais que l'on choisit souvent égal à deux pour accuser la ressemblance avec la formule de Newton). c. A la réflexion, il est aisé de voir que les deux premières formulations sont moins différentes qu'il ne le semble à première vue : il s'agit d'une analyse des complémentarités, mais dans le premier cas, on a une connaissance exhaustive de chacun des espaces considérés; on dispose de l'inventaire de tous les foyers d'émission et de réception. Dans le second cas, on s'intéresse à des points: lorsqu'on en prend deux, il faut, pour que la relation s'impose, qu'il y ait complémentarité; mais il convient également de faire l'inventaire de toutes les relations possibles, pour voir si celle que l'on envisage est la plus avantageuse: c'est à cela que répond la notion d'opportunité intermédiaire. La troisième formulation des règles de l'échange entre deux points paraît établie sur des principes tout à fait différents. Elle a l'air bien mieux faite pour les flux de personnes que pour ceux de biens. En mettant l'accent sur les masses, elle semble éluder complètement le problème des complémentarités. En y réfléchissant bien, la différence apparaît moins nette: comme le rappelle Haggett!O,le modèle des opportunités intermédiaires peut se formuler comme un modèle de gravitation un peu particulier: le flux entre deux points est égal à la différence entre celui qui naîtrait pour la destination retenue si elle était seule, et ceux pour toutes les destinations intermédiaires, selon la formule:
- Carrothers (Gerald A.P.), « An historical review of the gravity and potential conception of human interaction », Journal of the American Institute of Planners, vol. 22, 1956, pp. 94-102 ; Isard (Walter), Methods (!t. Regional Science, New York, John Wiley, Cambridge (Mass.),. the M.I.T. Press, 1960,
XXIX-784 p.
." Haggett (Peter), Cliff (Andrew D.), Frey (Allen), Locational Models in Human Geography, Londres, Arnold, 1977, 1° vol., XIV-258 p., cf pp. 32-33. Alan Hay souligne cependant que la conciliation des deux formulations n'est pas parfaite. L'idée d'opportunité intermédiaire est très difficile à utiliser dans un modèle: Hay (Alan), «The geographical explanation of commodity flow», Progress in Human Geography, vol. 3, 1979, pp. 1-12.
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416
T.
1J
= O.
e
1
n.1
n
- 2-Dj
-LDj
j=1
- e
j=1
]
[
OÙTjjreprésente le flux que l'on cherche à déterminer entre i et j, Oj le poids de l'aire de départ, Dj' celui des aires de destination pour toutes les valeurs de j comprises entre 1 et n (n était le nombre total de points examinés). On peut alors dire que la formulation gravitaire correspond à un cas plus général que celui des opportunités intermédiaires. Lorsqu'on considère l'ensemble des flux de toute nature qui peuvent se développer entre deux points, les chances de complémentarités sont d'autant plus grandes que la diversité des partenaires augmente - et elle a toutes les chances d'augmenter comme le font les effectifs en présence. Au sein d'une population totale d'effectif n, les possibilités d'interaction sont données par la formule: n (n -1) p = 2 Si la population est répartie entre deux centres i et j de population ni et nj (avec ni + nj =n), les possibilitésd'interaction s'écrivent: P =
( n.1 + n.J ) (n.I + n.J- I)
n.1 (n.I -1)
=
2
+
2 nj(nj -1)
2
n2 + n.n. + n~ + n.n. - n. I I J J 1 J J
=
+ n.n. I J
2
=P. + 1
p.J + n.n. 1 J
et Pj mesurent le potentiel de contacts interne à i et à j, comme P
Pj
mesure le potentiel de contact total. Par extension, on définira le potentiel de contact entre i et j par le total des opportunités qui peuvent naître entre les deux points, et on l'écrira Pjr Le potentiel de contact entre deux points serait donc, en l'absence Ge toute friction due à la distance, de p..
IJ
= n.n.
I J
Il est probable que la distance introduit une diminution du potentiel de contact étant donné les frais qu'elle fait naître. On écrit dans ces conditions: n.n. P..IJ = k---!.-.L d..
IJ
Si les mouvements s'inscrivent dans un espace où chaque point est caractérisé par un certain peuplement, il sera possible de définir une
Chroniques de géographie économique
417
surface générale des potentiels Il - le potentiel d'interaction en chaque point est égal à la somme des potentiels qui apparaissent entre lui et tous les autres. Les mouvements qui se développeront entre deux points i et j de cette surface, s'ils sont proches, seront exprimés par la dérivée de la surface selon l'axe ij ; ils seront donc de : T.IJ
= k'
n.n,
~
d~IJ Lorsque les mouvements s'inscrivent dans un espace où seuls certains points sont dotés d'une valeur, il n'est pas possible de définir de surface générale de potentiel: c'est ce qui se produit en matière de relations économiques, lorsque les transactions ne peuvent se faire hors des quartiers d'affaires équipés pour traiter rapidement de tous les problèmes financiers et commerciaux grâce à la qualité de leurs réseaux d'information et de leurs systèmes de commutation. Nous retrouverons au paragraphe suivant la distinction entre surface de potentiel général et distribution discrète des potentiels économiques de contactu. On voit donc qu'il n'y a pas d'opposition et d'incompatibilité logique entre les trois formulations que l'on donne des règles de génération des flux: la troisième exprime, comme les deux autres, le poids des complémentarités, mais elle le fait à une autre échelle. Au lieu de se situer dans le cas où l'on peut déterminer des complémentarités secteur par secteur, elle envisage la situation où les relations portent sur tous les aspects de la vie d'échange et de communication. Ce qui mesure alors la complémentarité entre deux lieux, c'est leur complexité sociale. Comment la mesurer? Le plus simple, c'est d'estimer qu'elle est en gros proportionnelle aux effectifs globaux de la population de chaque centre. C'est ce que nous avons fait en estimant les niveaux de potentiel d'interaction. TI est également possible de choisir, comme mesure de la complexité, d'autres grandeurs: on utilise souvent le revenu global des points ou des aires élémentaires1J. d. La demande de transports entre deux points s'exprime par une courbe (volumes en abscisses, prix en ordonnées) dont les caractères varient beaucoup selon les liaisons analysées. En matière de circulation des biens, et s'il n'existe entre deux points aucune possibilité Il Stewart (John Q.), «Empirical mathematical rules concerning the distribution of equilibrium of population », Geographical Review, vol. 37, 1943, pp. 461-485; Warntz (William), « The physics of
population distribution », joumal of Regional Science, vol. 1,1958, pp. 99-123; Wartnz (William), « A new map of the surface of population potentials for the United states », Geographical Review, vol. 54, 1964, pp, 170-184. 12 Tornqvist (Gunnar), « Flows of information and' the location of economic activities », Lund SrudieJ in Geography, « Contact systems and regional Sel'. B, Human Geography, n° 30, 1968, pp. 99-107; development », Lund SrudieJ in Geography, Sel'. B, Human geography, n° 35, 1970, 178 p. I._ Warntz (William), « New geography as general spatial systems theory - old social physics writ large », pp. 89-126 de: Chorley (Richard J.) (ed.), Direcrioll.dn geography, Londres, Methuen, 1973.
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intelmédiaire, la demande est souvent très rigide: les fabricants ne peuvent se passer d'une matière première qui leur est indispensable et dans la mesure où elle pèse relativement peu sur leur prix de revient total, le flux varie peu avec le coût du transport. Au fur et à mesure que l'influence de celui-ci sur le prix de revient augmente, la situation change: la demande de transport faiblit lorsque la demande finale fléchit par suite de la hausse du prix de revient. En matière de déplacements de personnes, la situation est un peu analogue: pour des migrants quotidiens, la demande est extrêmement rigide - jusqu'à ce que soit atteint le seuil de fatigue qui fait renoncer à l'emploi plutôt que de supporter le trajet et les coûts qu'il implique. Mais pour d'autres relations, c'est au contraire l'élasticité qui est de règle: il en va ainsi pour tous les déplacements qui ont trait aux achats, aux loisirs ou aux relations amicales ou familiales; il est toujours possible, dans ces domaines, de regrouper les demandes et d'espacer les relations; toute modification du coût de l'espace se marque donc par un bouleversement des comportements. Cela explique les surprises des aménageurs qui se fient aux demandes exprimées dans le passé et à leur évolution pour prévoir l'augmentation des relations entre zones urbanisées: il suffit de la mise en place d'un équipement nouveau pour voir tous les chiffres dépassés". Au lieu de 4 ou 5 déplacements par jour, les ménages se mettent à en effectuer 6 ou 7 ! La demande de transport est aussi très élastique par rapport aux modes utilisés: les coûts annexes, ceux que le transporteur public estimait négligeables, le temps d'attente, l'inconfort, sont perçus plus intensément à partir du moment où les moyens individuels de déplacement se multiplient. On parvient certes à réduire ces inconvénients, mais les transports individuels progressent aussi: ils se perfectionnent et les nouvelles infrastructures viennent réduire les temps de congestion qui constituent leur plus réelle infériorité. Les experts des transports urbains en sont de la sorte arrivés à remettre en cause les présupposés sur lesquels reposaient les études entreprises il y a vingt ans, à l'époque de l'engouement pour les programmes de voies urbaines rapidesl5. Dans le domaine des déplacements à forte élasticité, ils se sont rendus compte que l'offre engendrait la demande au point que les infrastructures nouvelles se révèlent toujours insuffisantes pour faire face aux trafics pour lesquelles elles ont été prévues. Dans la mesure où l'utilisateur ne paie pas la totalité des charges qu'il entraîne en utilisant les voiries publiques, la communauté risque de s'engager dans des investissements qui ne correspondent pas à la satisfaction de besoins prioritaires. Les chercheurs dénoncent volontiers aujourd'hui le poids des groupes de pression qui ont infléchi la politique publique et ont favorisé 14 Bigey (M.), Schmider (A.), Les transports urbains, Paris, Editions Universitaires - Tema, 1971, 172 p. '5 On trouvera une expression de ces critiques dans: Eliot Hurst (Michael), « Transportation and the
societal framework
»,
Economic Geography, vol. 49, 1973, pp. 163-184.
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les autoroutes dans les villesen particulier- au détrimentde modes de transports moins gourmands en énergie et plus économes pour la société prise dans son ensemble.'. TIYa eu certainement des options mal justifiées dans les années passées, et les constructeurs d'automobiles comme les entrepreneurs de travaux publics ont poussé aux solutions les plus onéreuses. A terme, le choix de l'automobile comme moyen de transport de base bouleverse tout l'équilibre des localisations: les espaces urbains se desserrent; les gens cessent de s'installer à proxiITÙtéde leur travail et des parents ou aITÙSqu'ils fréquentent. Le train et le métro avaient déjà élargi les aires urbaines, mais sans remettre en cause les fonctions de leurs centres. Avec une mobilité individuelle très forte, c'est toute la trame de l'organisation de l'espace qui devient obsolète. La crise de l'énergie fait apparaître comme peu sûre la solution ainsi choisie: on sent bien que les conditions de vie risquent de devenir insupportables pour tous ceux qui ont opté pour la résidence suburbaine le jour où l'essence deviendra à la fois trop rare et trop chère. Les critiques que l'on adresse aux politiques des vingt dernières années sont cependant un peu excessives. Dire que la demande de transport est très élastique par rapport aux prix et par rapport aux conditions de confort ne signifie pas que les nouveaux besoins sont illégitimes. C'est une amélioration certaine que de pouvoir triompher plus facilement de l'obstacle de la distance et de choisir plus aisément ses partenaires dans la vie sociale. De quel droit condamne-t-on ce progrès? Chez ceux qui prônent les transports collectifs et les urbanisations denses, il y a bien souvent, une nostalgie non dissimulée pour la ville d'antan, pour son atmosphère, pour l'ambiance qui y naissait de la cohabitation forcée. Ce que l'on condamne au nom de la rationalité éconoITÙquecollective et de la recherche du bien-être le plus grand de tous, c'est en réalité une forme de vie à laquelle on reproche de trop libérer l'individu des contraintes qui pesaient sur lui. II. LA STRUCTURE DES RESEAUX L'OFFRE DE TRANSPORT
DE COMMUNICA TIONET
a. Comme on vient de le voir, l'analyse de la demande est, difficilement dissociable de celle de l'offre, dans la mesure où les besoins d'échange et de déplacements n'existent pas de toute éternité et dans l'absolu, mais résultent de la découverte d'alternatives à l'autosuffisance et à l'isolement et apparaissent avec les équipements de transport. .. Dupuy signale que Voorhees, l'ingénieur qui a imaginé l'essentiel des méthodes modernes d'analyse des trafics urbains, était payé par J'association automobile américaine. Dupuy (Gabriel), Urbanisme et technique. Chronique d'un mariage de raison, Paris, CRU, 1978,420 p.
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Les caractéristiques de l'offre de transport sont nombreuses. Les économistes insistent surtout sur l'impossibilité de stockage qui la caractérise: les capacités de transport qui sont excédentaires à un instant donné ne peuvent être mises de côté et utilisées lorsque la demande augmente fortement. L'ajustement par le marché, comme la planification, en sont rendus difficilesl7. La seconde caractéristique de l'offre de transport, c'est qu'elle est généralement localisée - elle dépend à la fois de la disponibilité des moyens de transport et de l'existence d'infrastructures sur l'itinéraire envisagé. TI est des cas où les transports n'impliquent aucun investissement fixe - il en va ainsi du portage - ou des investissements terminaux seulement - c'est la caractéristique essentielle des transports aériens et maritimesl8. Dans ces cas, l'adaptation géographique de l'offre et de la demande se fait dans des conditions relativement faciles. Il en va différemment lorsqu'une infrastructure doit être mise en place au préalable. b. Les géographes se passionnent depuis une vingtaine d'années pour les études d'infrastructure routière ou ferroviaire. Les outils fournis par la théorie des graphes ont en effet permis de décrire de manière précise les réseaux constitués. Les recherches historiques ont montré un certain nombre de régularités dans la genèse des lignes et dans leur articulation. Dans les pays développés, on en est très vite arrivé au stade de l'interconnexion générale des itinéraires; dans les pays en voie de développement, cette phase s'est longtemps fait attendre; elle n'est pas toujours réalisée, malgré le coup de fouet que l'Indépendance a donné aux relations internes dans les nouveaux Etats. TIa donc semblé plus facile d'étudier les problèmes de constitution des réseaux dans le cas du Tiers Monde que dans celui des pays déjà développés. On connaît les études de Taaffe et MorrilllO,celles de Black2o,ou celles de Kansky21. Elles ont l'intérêt de permettre des simulations fort séduisantes - mais elles n'explorent pas au fond la logique des structures de réseau. c. La structure des réseaux de relations est commandée par deux faits: l'existence d'économies d'échelle ou d'équipement et la finalité des mouvements qui prennent place sur le réseau22. 17 Nous avons essayé de montrer l'influence de ces propriétés de l'offre et de la demande de transport dans: Claval (Paul), Géographie générale des marchés, Paris, les Belles Lettres, 1963, 362 p. 1M 19
Ibidem. Taafe (Edward J.), Morrill (R.), Gould (P.), « Transport expansion in underdeveloped countries: a
comparative analysis », Geographical Review, vol. 53, 1963, pp. 503-529. 211 Black (William R.), « An iterative model for generating transpol1ation networks », Geographical Analysis, vol. 3,1971, pp. 283-288. 21 Kansky (K.), The Structure ojTramportatio/1 Networh, Chicago, University of Chicago, Depal1ment of Geography, Research Paper, n° 84,1963. X-158 p. 22 Pour un exposé plus détaillé de ces problèmes de configuration optimale des réseaux: Claval (Paul), Elémellt.f de géographie écollomique, Paris, Litec, 1976, 361 p.
Chroniques de géographie économique
421
1) Lorsque les lignes sont faites pour acheminer des marchandises, la concentration des trafics n'est intéressante que dans la mesure où elle permet de construire des infrastructures plus lourdes et de réaliser des économies d'échelle. Aucun avantage ne résulte du passage de tous les flux par un point central, bien au contraire - on augmente les distances absolues sans que la diminution des coûts unitaires de transport puisse généralement compenser cet accroissement des frais. La solution optimale consiste donc à regrouper au maximum les trafics en les concentrant sur des axes communs: on augmente la distance parcourue, puisqu'on ne se déplace plus en ligne droite d'un point à un autre, mais on minimise l'ensemble des charges, puisqu'une part essentielle du transport se fait sur des axes où le kilomètre parcouru revient très bon marché. L'organisation d'un réseau aboutit donc à une hiérarchisation des itinéraires: ce sont les arêtes du graphe qui sont d'inégale importance bien plutôt que les sommets. L'expérience comme le calcul montrent qu'il existe un petit nombre de solutions optimales en fonction de la configuration de l'espace à desservir: lorsque l'aire est allongée, un ou deux grands axes parallèles offrent une organisation efficace - avec quelques bretelles pour unir les deux voies, dans le second cas. Lorsque l'aire est de forme plus massive, on a intérêt à structurer les grands axes en croix. D'autres solutions sont aussi envisageables: dans un grand pays, une supergrille ne laisse aucun point à forte distance des voies rapides et permet de jouer sur les deux directions majeures pour réaliser toutes les liaisons. C'est souvent la formule la plus satisfaisante. A partir du moment où l'infrastructure est en place, elle modifie la géographie des distances: les utilisateurs qui ont besoin des transports les plus importants ont intérêt à se situer là où ils peuvent disposer des relations les moins dispendieuses - ils s'installent volontiers le long des grands axes. Lorsqu'ils cherchent à atteindre une clientèle dispersée dans l'ensemble du pays, c'est en se situant aux points les plus hauts de la surface de potentiel qu'ils minimisent leurs frais. 2) Lorsque les lignes sont destinées à assurer la communication des informations, l'économie du réseau répond à une autre logique. L'échange des nouvelles ne se fait bien que si tous les partenaires peuvent accéder instantanément et sans frais à tous les autres. Dans un réseau de télécommunications, on peut rêver d'arriver à cette solution en joignant directement tous les partenaires deux à deux par des lignes: s'ils sont n, cela implique la construction de n (n-l)/2 lignes, et la mise en place de n standards, ce qui est évidemment prohibitif. Si l'on joint tous les correspondants à un central commun, il suffit de n lignes et d'un standard: c'est la meilleure solution tant que les correspondants
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ne sont pas trop éloignés les uns des autres23.Lorsqu'ils sont trop isolés, on minimise les frais en construisant des centraux locaux et en les interconnectant par un ou plusieurs niveaux de centraux supérieurs. Lorsque les contacts se font face à face, l'économie du système répond aux mêmes règles. Si les échangistes essaient de se rencontrer directement à domicile, le nombre des liaisons à réaliser devient vite prohibitif - et rien n'indique, en se déplaçant, que l'on trouvera le partenaire dont on a besoin, TIest plus avantageux de convenir d'un point de rendez-vous commun: chacun peut de la sorte communiquer avec tous au prix de l'installation d'un commutateur social relativement peu étendu. Les lieux centraux constituent la meilleure réponse au besoin d'échange des nouvelles. Ils conduisent nécessairement à la mise en place de réseaux de voies convergentes vers les foyers de la vie de relation: la logique des villes tient tout entière dans cette proposition. 3) Les mouvements de personnes ne sont pas tous motivés, loin de là, par l'échange d'informations: on se déplace pour travailler, pour jouir de l'utilité attachée à certains lieux ou pour retrouver des amis et des parents tout autant que pour participer à la vie générale d'interaction. Cela veut dire que les réseaux de transport qui acheminent les gens peuvent répondre à l'un ou l'autre des principes que l'on vient de mettre en évidence. Dans les villes traditionnelles, la convergence des voies vers le centre témoigne du souci de faciliter les échanges entre tous; dans la ville étendue moderne, les supergrilles des autoroutes urbaines traduisent l'importance des déplacements qui ne sont pas motivés par la recherche de la centralité - cependant que les points de croisement des super-axes bénéficient tous d'une accessibilité suffisante pour attirer les lieux de rencontre lorsque des rencontres face-à-face s'imposent toujours. Lorsque la logique du contact règne, les infrastructures déjà en place modifient, comme pour tout autre forme de transport, les opportunités offertes dans l'espace; ce sont les points qui bénéficient du plus haut potentiel de contact qui sont cette fois favorisésZ4. d. Nous avons jusqu'ici raisonné implicitement comme si les décisions qui modèlent l'offre de transport étaient le fait d'un opérateur unique capable de choisir, à tous les coups, la solution la meilleure pour la société. C'est là un cas tout à fait exceptionnel: on ne le rencontre guère que dans les cas où la technologie des transports impose une situation de monopole, et où ce monopole est exercé par la puissance publique.
23
Rares sont les auteurs qui insistent sur cette propriété fondamentale des réseaux de communication:
Renfrew (Colin), « Time as action at distance: questions of integration and communication », pp. 3-59 de : Sabloff (J.A.), Lamberg-Karlovsky (e.C.), (ed.), Ancient Civilization and Trade, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1975. ZJ Tornqvist (Gunnar), Contact system.ç and regional development, op. cit.
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423
Toutes les fois que l'utilisation du réseau implique discipline et contrôle permanents, il apparaît indispensable de ne pas dissocier gestion des infrastructures et transport: c'est le même opérateur qui décide dans l'un et dans l'autre domaine. Il est donc conduit naturellement à rechercher les solutions qui minimisent pour lui les charges: on le constate aussi bien pour le téléphone que pour les chemins de fer - ce sont les secteurs où le monopole est le plus fréquent. Lorsque la gestion est publique, il est également possible de veiller à ce que l'organisation des réseaux de transport et de communication maximise l'utilité collective qui en est retirée: c'est ce qui justifie la nationalisation des secteurs du transport où le monopole d'exploitation s'impose. La mise en œuvre d'une politique d'investissement et de gestion conforme à l'intérêt général offre, même dans ce cas, bien des difficultés. Au moment de procéder à un investissement, il convient de faire le choix entre toutes les infrastructures qu'il permet de créer: avec l'enveloppe de crédits dont dispose le service public, il importe d'arriver à l'état le meilleur. On compare donc toutes les opérations programmables en établissant pour chacune une comptabilité coûtsbénéficesH prenant en compte les aspects sociaux économiquement chiffrables: pour apprécier l'intérêt de deux liaisons routières, on compare les coûts qu'elles représentent et les économies qu'elles permettent de faire en réduisant les temps de parcours, les dépenses de carburant et les frais qui résultent des accidents, des blessures ou des décès. Tous les avantages n'apparaissent pas au même instant: pour les rendre comparables, il faut pouvoir les apprécier dans le présent; on utilise pour cela un taux d'actualisation, ou de dépréciation du futur, qui constitue une généralisation, à l'économie publique et s<;>ciale, du taux d'intérêt. Les problèmes que pose le choix de la solution la meilleure pour la collectivité apparaissent à première vue comme de nature purement technique: l'estimation des avantages et des inconvénients fait appel à des démarches assez sophistiquées. A la réflexion, la faiblesse essentielle de la méthode réside ailleurs. Comme nous l'avons montré il y a longtempsl", le résultat dépend essentiellement de la valeur du taux d'actualisation retenu. Lorsqu'il est élevé, les effets à long terme de l'ouverture d'une voie pèsent très peu dans le calcul: or c'est précisément le rôle des équipements de base que de modeler la croissance à long terme! En choisissant un taux élevé, on se condamne 15
On trouvera
un bon exemple
de comptabilité
coûts-bénéfices
dans le choix d'une
infrastructure
de
transpol1 dans: Foster (C.O.), Beesley (M.E.), « The Victoria line", pp. 299-306 de: The Urban Trall.fporflltÙIIlProblem, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1962, au pp. 212-214 de Munby (Denis (cd.), Transport, op. cit. ." Claval (Paul), « Les autoroutes et le taux d'actualisation", Revile KéoKraphique de /'E.ft, vol. 5, 1965,
pp.
157-172.
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à la myopie - on corrige les imperfections les plus gênantes du réseau existant, mais on néglige les options créatrices: une procédure de pari sur structures neuves s'impose lorsqu'on veut éviter ces effets conservateurs que les choix d'itinéraires autoroutiers en France mettent pleinement en évidenceH. e. Lorsque les infrastructures et la gestion ne sont pas dans les mêmes mains, les choix se posent différemment. Comme l'a bien montré ScotP", la solution qui est la plus intéressante pour le service responsable des investissements - acheminer le trafic le plus élevé possible aux moindres coûts - n'est pas nécessairement celle qui satisfait pleinement les usagers - minimiser les coûts généralisés d'échange et de déplacement - ou celle qui donnerait à la collectivité le bien-être le plus grand - minimiser les charges et maximiser les possibilités de relation pour les sommes investies. Le choix de modes de calcul purement économiques soulève donc un certain nombre de problèmes: l'efficacité de la solution proposée dépend du cadre dans lequel les calculs sont faits. Mais cette efficacité peut également être mise en doute pour une autre raison. L'objectif que doit se proposer la collectivité n'est pas de minimiser les frais de mobilité de l'ensemble de la population tout en lui donnant le maximum de possibilités de déplacement et de choix. Il est aussi de donner à chaque individu des chances égales: la recherche de l'efficacité économique aboutit bien souvent, au contraire, à accroître les inégalités en matière d' accessibilité29. Dans le monde actuel, les réseaux les plus efficaces sont structurés autour de grands axes - pour les transports de biens ou de voyageurs qui n'ont pas en vue l'interaction - ou autour de grands pôles, lorsque c'est l'échange d'information qui est visé. La multiplication des équipements a donc tendance à créer sans cesse de nouvelles inégalités à l'intérieur du territoire national. A court terme, ceux qui se trouvent en dehors des grands itinéraires ou loin des villes importantes sont désavantagés - même s'ils bénéficient quelque peu de l'accroissement général de la mobilité et de la transparence. A long terme, la solution apparaîtra peut-être satisfaisante aux aménageurs, dans la mesure où la population viendra peu à peu s'agglomérer autour des points et des lignes les plus forts du pays: l'objectif d'équité sera réalisé en même temps que celui d'efficacité - mais c'est au prix d'une inégalité dans le traitement de l'espace que beaucoup trouvent choquante. Et a-t-on le droit de sacrifier ainsi les générations présentes à un futur dont il n'est pas sûr qu'il apparaisse totalement satisfaisant à 27 Ibidem. 2" Scott (Allen 1.), CombinalOrial ProKrlllnminK. Spll1ial Al!alysi.~ and PlallllÙIK, Londres, Methuen, 1971, X-204 p. 29 Koenig (Gérard), « Théorie économique de l'accessibilité urbaine », Revue Economique, vol. 25, 1974, pp. 275-297; White (Andrew N.), « Accessibility and public facility location », Economic GeoKTltp/zy,
vol. 55, 1979,
pp.
18-35.
Chroniques de géographie
économique
425
ceux qui le subiront? Ne voit-on pas déjà les gens se révolter contre le monde de concentration où les politiques traditionnelles des transports les ont conduits à s'installer? III. LES ETUDES APPLIQUEES DE TRANSPORT
a. Quels que soient les problèmes théoriques que soulève la nouvelle réflexion sur les transports et sur la communication, l'intérêt essentiel des travaux multipliés depuis une quinzaine d'années tient à la fécondité de leurs applications. Il n'est pas de domaine, aussi, où les géographes, en France tout au moins, soient plus mal représentés: à quelques exceptions près, les chercheurs qui se sont vus confier des travaux sont des économistes ou des ingénieurs: les géographes n'ont pas compris à temps, au début des années 1960, qu'ils devaient se donner une technicité suffisante dans ce domaine. La myopie des maîtres d'alors a fait que la géographie vivante n'est plus aux mains des géographes! Les recherches ont imposé d'abord la mobilisation d'une masse considérable d'informations. Dans beaucoup de cas, on ne disposait pas de sources statistiques capables de répondre aux besoins de la programmation envisagée. On s'est donc lancé dans la collecte de données grâce à des enquêtes très minutieuses: les recherches sur les origines et destinations n'ont pas eu de précédent tant par l'importance des moyens qu'elles ont nécessités - enquêtes au cinquième, souvent, pour des agglomérations très importantes - que par la précision de la grille des questionnaires. En France, cette recherche a été très décentralisée. Elle n'a pas donné lieu jusqu'ici à l'exploitation d'ensemble qui permettrait de mieux comprendre les comportements urbains, l'origine des flux et ce qui les modèle. b. Les recherches concrètes ont nourri deux grands types de démarche: les prévisions de flux et les modèles de Lowry. Les premières adoptent toujours la même 10giqueJo. 1) Les enquêtes permettent de déterminer les lois de génération des flux qui sont liées à chaque mode d'utilisation du sol et les règles de gravitation entre les zones complémentaires. Connaissant l'évolution JO
Sur les études de transport dans les espaces urbains, Berry et Horton donnent une bonne vue
d'ensemble, Buchanan décortique les principes de l'analyse, Batty et Domencich offrent une appréciation plus technique, Williams souligne une des étapes dans les progrès de la réflexion. Batty (Michael), Urban Modelling. Algorithms, Calibrations, Predictions, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, XXV-381 p.; Berry (Brian J.L.), Horton (F.E.), Geographic Perspectives on Urban Systems, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970, 564 p.; Buchanan (Colin), Traffic in Towns, Harmondsworth, Penguin Books, 1963, 263 p.; trad. française: L'automobile dans la ville, Paris, Imprimerie Nationale, 1965, 224 p. ; Domencich (Thomas A.), MacFadden (Daniel), Urban Travel Demand, a Behavioral Analysis, Amsterdam, North Holland, 1975, XV-215 p.; Williams (T.E.H.), (ed.), Urban Survival and Traffic, Londres, Spon, 1962, XiI-257 p.
426
Paul Claval
probable des utilisations du sol (liées à l'augmentation de la population et des activités) et celle des habitudes de déplacement (on peut comparer, pour ce faire, le nombre moyen de déplacements par ménages à deux dates et extrapoler), il est possible de prévoir l'ensemble des flux par origine et destination, pour une date donnée. 2) Tous les gens ne se déplacent pas de la même façon: l'analyse du choix des modes de transport permet de répartir la demande entre les différents moyens envisageables: il faut connaître la part des déplacements assurés par les transports publics et celle qui revient aux transports individuels pour mettre en place les équipements nécessaires. C'est ici que les prévisions sont peut-être les plus incertaines: la très forte élasticité des déplacements par rapport aux possibilités offertes rend difficile la comparaison de la mobilité des groupes; elle peut conduire à une surestimation des besoins, en particulier lorsque les utilisateurs ne paient pas la totalité de la charge qu'entraînent leurs déplacements. 3) Les ingénieurs essaient enfin de voir comment les flux prévisibles pourront s'écouler par les cheminements existants: entre chaque origine et chaque destination, les gens emploient l'itinéraire qui est pour eux le plus économique - c'est celui où la dépense en temps et en argent est la plus faible; ils s'écartent d'autant plus de la ligne droite que les liaisons directes sont plus encombrées et qu'il existe des liaisons rapides de détournement non saturées. Le problème est de prévoir le réseau de liaisons de ce type qui assure, pour une date donnée, une fluidité satisfaisante pour les moindres coûts globaux. Depuis Colin Buchanan, les modalités de l'analyse se sont perfectionnées, mais les principes de la préparation des plans de transports n'ont pas changé. c. Dans le modèle de LowryJ\, l'analyse des relations est moins poussée: elle repose sur l'utilisation des règles de gravitation que l'analyse origines-destinations met en évidence pour prévoir les effets sur l'habitat des nouveaux emplois créés. C'est peut-être à propos du modèle de Lowry et des modèles de transports urbains en général que les progrès les plus considérables ont été enregistrés en matière de théorie des relations: les modèles de gravitation, lorsqu'ils utilisent la formulation habituelle, soulèvent certaines difficultés. On peut comprendre qu'entre deux aires dont la population double au cours d'une période, les relations soient multipliées par 4 - mais lorsqu'on emploie le modèle de gravitation pour prévoir l'effet d'une augmentation de la population active sur les flux alternants, c'est une proposition absurde: si l'emploi double sur une zone industrielle, les migrations quotidiennes doubleront. Il faut introduire ces contraintes si l'on veut réaliser des prévisions sérieuses. "I Batty fournit
une bonne analyse des développements du modèle initialement imaginé par Lowry: Batty (Michael), Urban Modelling. Algorithm.v, Calibration.v, Predictions, op. cit. ; Lowry (Ira). A Model (!fMetropo!is. Santa Monica (Cal.). Rand Corporation, 1964. XI-136 p.
Chroniques de géographie économique
427
Alan Wilson3Za proposé une formulation des lois de gravitation en termes d'entropie qui permet de résoudre ces difficultés: les flux observés entre les aires élémentaires correspondent à l'état le plus probable du système. On peut de là tirer des relations de gravitation qui échappent aux critiques qui visent les équations jusqu'alors utiliséesau prix, il est vrai, d'un appareil de traitement plus lourd. d. Les recherches sur les relations à longue distance n'ont pas été aussi nombreuses que celles sur les flux internes aux agglomérations urbaines. Elles sont cependant importantes, car elles ont donné une base nouvelle aux travaux sur la polarisation. Le point de départ se trouve
dans les recherches consacrées en 1961 par Nystuen et DaceyJJà la dominance des sommets dans la graphe des relations que constituaient les appels téléphoniques entre les centres urbains de l'Etat de Washington. Depuis, les mêmes techniques ont été employées dans d'autres contextes - dans celui, par exemple, des relations économiques générales, flux de marchandises en particulier, comme dans le cas de l'étude de Berry34sur l'Inde. On s'intéresse également aux effets à long terme de la mise en place des infrastructures nouvelles: la détermination en est délicate, car elle suppose une démarche comparative, et une simulation de ce qu'aurait été l'évolution sans la mise en place des équipements nouveaux: les résultats sont souvent fragiles. TIest cependant essentiel de développer ce type de travaux si l'on veut mieux comprendre comment les infrastructures modèlent l' espace35. Les mesures de potentiel de contact constituent, de ce point de vue, une démarche intéressante.
Wilson (Alan G.), Entropy in Urban and Regional Modelling, Londres, Pion, 1970, 166 p. ; Wilson (Alan G.), Urban and Regional Models in Geogra/lhy and Planning, New York et Londres, John Wiley, .'1
1974, XIV-418 p.; Wilson (Alan G.), Rees (p.H.), Leigh (C.M.), Models ofCities and Regions, New York, John Wiley, 1977, XXIV-536 p. Les travaux de Wilson ne sont pas d'abord facile: ils ont suscité des mises au point qui en expliquent les trait~ et la logique. Gould (Peter), « Pedagogie review», Annals, AmJ/:iatio/l of the American Geographer.f, vol. 62, 1972, pp. 689-700; Senior (Martyn L.), «From gravity modelling to entropy maximizing: a pedagogic guide », Progress in Human Geography, vol. 3, 1979, pp. 179-210; Webber (MJ.), « Pedagogy again: what is entropy», Annals. Afsociatio/l (if the American Geographers, vol. 67, 1977, pp. 254-266. .U Nystuen (John D.), Dacey (Michael F.), «A graph theory interpretation of nodal regions », Papers, Regional Science Association, vol. 7,1961, pp. 29-42. 34 Berry (Brian J.L.), et al., Essays on Commodity Flow and the Spatial Structure of the Indian ECO/lOmy, Chicago, University of Chicago, Department of Geography, Research Paper n° III, 1966, VIII-334 p. ; Berry (Brian J.L.), « Interdependancy of spatial structure and spatial behavior: a general field theory formulation ». Paper,f, Regional Science As,wciation, vol. 21, 1968, pp. 205-227. J5 Sur les effets structurants des infrastructures: Bonnafous (Alain), Plassard (François), «Les méthodologies usuelles de l'étude des effets structurants de l'offre de transport », Revue Economique, ; vol. 25, 1974, pp. 208-232 Bonnafous (Alain), Plassard (François), Soum (Didier), «La détection des effets structurants d'autoroute: application à la vallée du Rhône », Revue Economique, vol. 25, 1974, pp. 233-256; Garrison (W.L.), Berry BJ.L.), Marble (D.F.), Nystuen (J.D.), Morrill (R.L.), Studies in Hig/lIvay Development and Geographic Change, Seattle, University of Washington Press, 1959,291 p. ; L'Huilier (Daniel), Renoird (Claude), «La manœuvre stratégique dans l'aménagement,» Revue Eco/lomique, vol. 25, 1974, pp. 176-207 ; Netter (MaUl;ce), « Capacités de transport, coûts de transport
et organisation de l'espace
»,
Revue Economique, vol. 25, 1974, pp. 257-274.
Paul Claval
428 CONCLUSION
La géographie des transports est en pleine transformation: jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, elle n'allait guère au delà de l'analyse du jeu dialectique de l'environnement et de la technique dans le dessin des lignes. Depuis la guerre, elle a découvert le poids décisif des effets de réseau - avantages des grandes axes ou des pôles, selon les cas. Du coup, l'orientation a changé du tout au tout. La curiosité est beaucoup plus axée sur la recherche des régularités endogènes qui naissent des habitudes de comportement et des effets structurels (organisation des réseaux) que des influences exogènes (celle de l'environnement physique en particulier). Aujourd'hui, les chercheurs s'interrogent sur les limites des modèles mis au point au cours des vingt-cinq dernières années. Au delà des lois statistiques qu'ils ont peu à peu cernés, ils découvrent le jeu de facteurs structurels - mesures politiques globales, poids des modes ou de la publicité, préférences sociales - qu'ils avaient longtemps négligésJ.. On ne revient pas à l'étude des particularités morphologiques des réseaux, mais on est beaucoup plus sensible qu'il y a quelques années à la diversité des attitudes et des comportements. C'est dire que la géographie des transports n'a pas encore trouvé sa forme définitive.
.'. Eliot Hurst (Michael),
« Transportation
and the societal framework
", op. cil.
CHAPITRE
XV
LES ECONOMISTES
-
1981
ET LA VILLE
L'économie classique se préoccupe très tôt de localisation des activités agricoles ou industrielles. La place qu'elle accorde aux problèmes urbains demeure en revanche médiocre. Lorsque mention est faite des villes, c'est comme d'un ensemble opposé à celui des campagnes plutôt que comme d'un réseau dont la structure et l'implantation demandent à être éclairées. Nous voudrions ici nous interroger sur les raisons de ce manque d'intérêt, montrer qu'il est d'autant plus paradoxal qu'il fait suite aux analyses souvent très fines des mercantilistes et voir dans quelle direction s'oriente aujourd'hui la théorie économique des villes. I. LA VILLE
DANS LA PENSEE
ECONOMIQUE
PRE-CLASSIQUE
Pierre Dockèsl, dans son histoire de la pensée économique spatiale à l'époque pré-classique, insiste justement sur la place que la plupart des auteurs attribuent alors aux problèmes urbains. Les apports les plus originaux sont ceux de William Petty, de Boisguilbert et de Cantillon. L'optique de Petty est géographique: quelle est la meilleure organisation à donner à l'espace? Vaut-il mieux favoriser la dispersion ou la concentration de la population? La question est posée à propos de la Grande-Bretagne, où le développement de Londres est déjà rapide. Petty est en faveur de la capitale. Quels sont ses arguments? La grande viHeest génératrice, selon lui, d'avantages de deux types: la division du travail peut s' y développer davantage que dans les zones rurales, cependant que la concurrence avivée par la facilité des transports et des rencontres et par la transparence de l'espace stimule les producteurs et limite les monopoles, donc les prix. Tout autour de la ville, des rentes de situation favorisent l'intensification des cultures. L'ensemble de l'argumentation est remarquable, puisqu'elle insiste sur le rôle de la ville à la fois dans la production et dans la vie de relation: toute l'analyse des économies externes est esquissée; c'est la faible dépense qu'entraîne la circulation des biens et des informations 1
Dockès (Pierre),
1969,461
p.
L'espace
dalls la pellsée
écollomique
du XV/' au XVIII'
,çiècle. Paris, Flammarion,
430
Paul Claval
qui pousse chacun à produire ce pour quoi il est le mieux armé et qui rend l'ensemble de l'économie dynamique. Les économistes de la fin du XVIIesiècle ont compris la leçon de Petty sur un certain nombre de points: tous insistent sur l'intensification des cultures que permet l'accessibilité au marché; Vauban la note le long des voies navigables, Boisguilbert cherche son explication dans les échanges complémentaires qui se développent entre la ville et la campagne proche. La méditation sur les avantages de la concentration ne progresse cependant pas avant que Richard Cantillon ne s'intéresse à son tour au problème. Banquier, homme d'expérience, Cantillon s'intéresse plus au circuit monétaire et à la consommation qu'à la production - il est, en ce sens, moins moderne que Petty - mais il a l'avantage de mieux comprendre les secteurs dont il a une connaissance directe: il est le premier à esquisser une théorie de la structure des réseaux urbains. Quels sont les arguments qui le mettent sur cette voie? Ceux qui portent sur la hiérarchie des avantages que les propriétaires terriens peuvent trouver dans les centres où ils s'installent pour dépenser le revenu de leurs terres. C'est la dimension du marché offert par la population résidente et par la clientèle alentour qui fait naître la complexité de l'économie urbaine, pousse à la diversification des fabrications et aboutit ainsi à différencier les bourgs des villages. La présence de ceux qui perçoivent la rente des terres rurales établit le départ entre bourgs et villes: seules les secondes disposent de revenus globaux suffisants pour être très diversifiées; la dimension de la ville tient à la présence des riches propriétaires et crée des avantages qui les attirent et maintiennent. Les capitales sont encore d'une autre échelle, puisqu'aux particuliers les plus riches s'ajoute le gouvernement qui effectue là une partie de la dépense des deniers publics collectés dans tout le Royaume. A travers l'analyse des niveaux de consommation, Cantillon met l'accent sur les externalités qui naissent des facilités d'échange et de communication: dans une réflexion qui n'est pas encore productiviste, toutes les formes d'avantages dont peuvent bénéficier les agents économiques retiennent l'attention: le faible coût de la communication et ses effets sur la spécialisation et la concentration des activités expliquent certains des traits majeurs de l'organisation de l'espace. Le monde que décrit Cantillon est déjà moderne par le développement des techniques du commerce et du crédit, qu'il connaît bien, mais c'est encore celui de l'économie de prélèvement des sociétés pré-industrielles. La source fondamentale de richesse est la terre; les activités artisanales n'ont pour but que de satisfaire les besoins de ceux qui concentrent le surplus que l'agriculture dégage. Le réseau urbain est l'organisation qui permet à la classe des propriétaires fonciers de le consommer en jouissant du plus grand avantage.
Chronique de géographie économique
II. LA VILLE
DANS L'ECONOMIE
431
CLASSIQUE
Le passage de l'économie pré-classique à l'économie classique ne résulte pas d'une mutation fondamentale dans les procédures d'analyse - l'étude des marchés est déjà clairement présentée dans beaucoup d'ouvrages de la fin du XVIIesiècle, comme l'est celle des problèmes monétaires1. Ce qui change, ce sont les questions posées: la richesse est désormais comprise comme résultant de la production des biens rares. La distribution et la consommation retiennent moins l'attention que par le passé; le marché n'est plus conçu surtout comme un foyer privilégié d'échanges des biens, comme un lieu d'externalités ; il fait comprendre comment s'ajustent les décisions des producteurs et des consommateurs. Sa localisation et les avantages locaux qu'il procure ne sont plus au cœur de la réflexion. Mécanisme nécessaire dans le «zig-zag» qui est enfin conçu dans sa totalité, son appréhension cesse d'être géographique. Chez les physiocrates, qui sont les premiers productivistes modernes, l'accent est tellement mis sur la terre que les autres secteurs de l'économie sont dévalorisés: ils n'ont d'autre fonction que de consommer l'excédent qui résulte de la mise en valeur agricole. L'optique est encore celle de l'économie pré-industrielle de prélèvement, mais la condamnation morale qui touche ce qui n'est pas source première de richesse fait négliger la partie du circuit consacrée aux activités non agricolesJ. Avec Adam Smith et les classiques anglais, l'économie n'est plus uniquement agricole: la production artisanale et industrielle retient autant l'attention que la mise en valeur du sol puisque la source de la valeur réside dans le travail et non plus seulement dans la terre. L'instrument ainsi construit permet de comprendre l'articulation d'un circuit à deux secteurs (l'agriculture et l'industrie) dans lequel les prélèvements autoritaires cessent d'être indispensables. Les fermiers vendent des produits agricoles aux ouvriers. et aux manufacturiers et achètent les équipements et les biens de consommation dont ils ont besoin4. Cette économie à deux secteurs n'ignore pas le rôle de l'espace, mais elle n'en retient que deux aspects: la terre est facteur de production, et la distance fait obstacle au transport des biens; les difficultés et les coûts qui apparaissent chaque fois qu'il faut échanger
1 Schumpeter
(Joseph), History of Economic Analysi.f, New York, Oxford University Press, 1954, XXV-I 260 p. .' Dockès (Pierre), L'espace dans la pensée économique op. cit. 4 Les sociologues ont redécouvert l'opposition entre économie de prélèvement et économie d'échange à la fin du XIX. siècle et les hist01;ens plus récemment encore, comme le montre Moses Finley, qui ignore visiblement les recherches de Cantillon et celles de l'économie classique. Finley (Moses), « The Ancient City: from Fustel de Coulanges to Max Weber and beyond », Comparative Studie.f in Society and Hi.ftory. An IntemationalQuartely, vol. 19, 1977, pp. 125-142.
432
Paul Claval
des nouvelles sont passés sous silence: le secteur des services échappe à la logique des classiques. Dans ces conditions, l'économie n'oublie pas la ville, mais elle a tendance à en faire une catégorie globale: aux campagnes productrices de biens agricoles s'opposent les villes qui transforment les matières premières et fournissent les produits fabriqués. L'économie classique remplace donc l'analyse spatiale des relations des centres et de leur environnement à la manière de Cantillon par une analyse sociale des rapports entre les villes et les campagnes: l'optique marxiste est tout entière contenue dans les hypothèses adoptées par Adam Smith et retenues par ceux qui l'ont suivi. La ville naît des économies d'échelles dans le secteur industriel beaucoup plus que des économies externes qui résultent de la convergence des routes et de la facilité des échanges. L'espace n'intervient plus dans la pensée économique dominante que comme facteur de production. L'économie spatiale, qui se forme au début du XIX" siècle comme un supplément à la théorie générale aspatiales, prend en compte les frais de transport et systématise une partie des résultats de l'époque pré-classique. Von Thünen6 va apparemment beaucoup plus loin que tous ses prédécesseurs dans la compréhension des effets de l'accessibilité sur la répartition des cultures - mais il est fort en retrait sur un point, celui de l'analyse du marché. Pour lui, le foyer où s'opèrent les transactions est une donnée sur laquelle il n'est pas besoin de réfléchir. Le trait fondamental de l'espace qu'il décrit n'est pas expliqué; seules certaines de ses conséquences sont prises en considération. Il est dans la logique de l'économie classique de ne s'intéresser qu'aux deux premières étapes de la production: à la théorie des localisations agricoles à la manière de von Thünen et de Ricardo se sont ajoutées, dans le courant du XIX"siècle, des tentatives renouvelées pour comprendre la répartition des activités industrielles: Launhardt' annonce, à un quart de siècle de distance, l'analyse d'Alfred Weber". Les activités de service sont ignorées. Le problème de la localisation des villes n'est abordé que par les spécialistes des réseaux de transportdes ingénieurs souvent, ou des économistes que la profession tient pour marginaux; les recherches de Johann Georg Kohl' en Allemagne ou celles de Léon LalannelOen France ne sont redécouvertes que plus tard. s Ponsal'd (Claude). Histoire des théories économiques spatiales. Paris, A. Colin, 1958,202 p. 6 Von Thünen (Johann), De,. i.wlierte Staat in Beziehung auf Landwimchaft und NationaWkonomie,
Hambourg. Perthes, 1826. Rostock, Leopold, 1842,2 vol.; trad. anglaise, Oxford, Pergamon Press, 1966, p.
,LVI-304
Launhardt (Wilhelm), MathematÜche Beg,.ündung des Volkswimchaftslehre, Leipzig, W. Englemann, 1885,216 p. . Weber (Alfred), Ube,. den Stando,.t de,. lndustrien, Tübingen, 1909; trad. ang., Chicago, Chicago University Press, 1929, 256 p. Kohl (Johann Georg), De,. Verkehr und die Ansiedlungen de,. Menschen in ih,.e,. Abhiingigkeit von de,. Gestaltung der Erdobelfiliclze, Leipzig, 1850. l'' Lalanne (Léon), «Essai de théorie des systèmes ferroviaires, basée sur les faits et sur les lois fondamentales gouvernant la distribution des populations », Comptes Rendus des séances de l'Académie de.f Science.f, vol. 57, 1863, pp. 206-210.
.
Chronique de géographie
économique
433
L'économie productiviste classique est mal à l'aise pour rendre compte de la rente foncière agricole: les revenus des propriétaires du sol apparaissent comme une anomalie dans un ensemble où le travail constitue la base de toute richesse. Ricardo tire de Malthus un enseignement essentiel: le volume global des rentes et leurs niveaux différents selon. la fertilité des fonds résultent de la pesée que la population exerce sur le milieu qui la nourrit, lui fournit son énergie et ses matières premières. Les intérêts des manufacturiers et ceux des détenteurs de la terre apparaissent alors comme antagonistes: c'est le premier exemple d'analyse des contradictions des systèmes économiques" . La rente foncière urbaine offre plus de difficulté encore à l'économie classique que ce n'est le cas de la rente agricole: alors que l'on peut, à la rigueur, tenir pour résiduelle la seconde et prévoir, dans un monde où l'industrie se diversifie à la mesure de l'augmentation des niveaux de vie, son progressif effacement, force est de reconnaître que la première s'élève dans les villes que les manufactures gonflent sans cesseU. Faute de prendre en compte les problèmes de l'échange des informations, de l'économie de la communication et des avantages de proximité qui en résultent, les classiques se privent de tout instrument satisfaisant d'interprétation. On ne peut cependant ignorer toutes les propriétés de l'espace en dehors de celles qui tiennent à la fécondité du sol ou aux ressources que recèle le sous-sol, mais la théorie est ainsi faite qu'on ne peut les introduire directement. Alfred Marshalll3 est le premier à prendre conscience du problème: il invente la notion d'économies externes pour justifier les avantages que certaines activités trouvent à s'installer en ville, à proximité de firmes qui les informent, les ravitaillent ou écoulent leurs produits. Jamais ces externalités ne sont directement interprétées comme le résultat de la structure du réseau de transports et des communications, c'est-à-dire comme la traduction économique des faits d'organisation de l'espace. III.
LA VILLE DANS CONTEMPORAINE
LA
PENSEE
ECONOMIQUE
Toutes les préventions de l'économie productiviste classique à l'égard des activités de services ne sont pas tombées, ce qui a freiné longtemps la réflexion sur les villes et les réseaux qu'elles constituent. Deux exemples le montrent bien. Dans la mise au point de la théorie des Il
Sur tous ces points: Schumpeter (Joseph), History of Economie Analysis. op. cit.
U La théorie de la rente urbaine ne tient une place importante, chez les classiques, que chez Marx et Engels: Engels (Friedrich), La ql/estion dl/logement. Paris, Editions sociales, 1969, éd. originale, 1872. 1.\ Marshall (Alfred), Principles of Economics, Londres, Macmillan, 1890.
Paul Claval
434
lieux centraux, deux noms, celui de August Loschl4 et celui de Walter ChristallerlS,sont toujours associés; le dernier, géographe de formation, cherche effectivement à comprendre ce qui gouverne la répartition des cités, explique la régularité de leur semis et la hiérarchie de leurs fonctions. Losch, qui est économiste de formation, raisonne en termes de branches d'industrie: l'organisation régionale provient de ce que certaines - celles qui vendent des services, c'est nous qui le précisons n'ont à écouler que des biens à portée limitée, ce qui les contraint à ne pas trop s'éloigner les unes des autres pour couvrir tout l'espace. Comme toujours dans la théorie classique, il est question de biens et de frais de transports; les particularités de l'économie de la communication - c'est-à-dire, pour l'essentiel, de l'économie des services -, sont ainsi ignorées. Le second exemple est plus proche de nous. Depuis une quinzaine d'années, ils s'est développé, sous le nom de nouvelle économie urbainel6,un courant de recherche qui se donne explicitement pour but d'expliquer la forme et la répartition des villes. On lui doit beaucoup de développements originaux et un effort remarquable - et parfois un peu vain - de formalisation. Mais dans tous les raisonnements, le centre ville est considéré comme une donnée exogène; certaines activités de production, certaines formes de consommation demandent à être réunies en un même point; c'est une chose évidente: on l'admet, il n'est pas nécessaire de l'expliquer. Charles Leven", cherchant à intégrer des éléments nouveaux dans la théorie de la forme urbaine, prend en compte les consommations - il renoue avec la tradition préclassique, avec Cantillon; il peut ainsi interpréter la tendance à la multiplication des centres dans les villes contemporaines; son raisonnement est symétrique de celui de Losch, qui se préoccupait uniquement de production; il ne s'intéresse pas au problème plus général de la communication. Est-ce à dire qu'il n'y pas eu de progrès dans l'interprétation des faits urbains depuis un demi-siècle? Non, mais on manque encore de synthèse pour regrouper ce que les études partielles ont apporté. Du côté de l'analyse des réseaux urbains, c'est évidemment la théorie des lieux centraux qui a marqué le grand départ - complétée, pour les réseaux asymétriques, par les modèles plus récents de Redfield et Singer'", et de BirdlO.L'optique est celle des frictions que l'espace Losch (August), Die raiimliche Ordllullg der WirTschaji, Iéna, Gustav Fischer, 1940; trad. ang., New " York. John Wiley, 1967, XXVIlI-520 p. IS Christaller (Walter), Die amralen Orfe ill SiiddeuTschland, Iéna, G. Fischer, 1933; trad. ang., Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966. 230 p. 16
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and Kegan Paul, 1977, XIV-203 p.
Chronique
de géographie
économique
introduit dans la distribution
435
des biens: les frais de transport limitent la
distance où un bien ou un service peuvent être écoulés, ce qui conduit
à
la régularité des implantations lorsque le milieu est unifonne et la population à desservir de densité régulière. La hiérarchisation des centres est interprétée
comme
résultant
du regroupement
des activités
dont les aires de chalandise ont des rayons voisins: la recherche des externalités les conduit à s'installer en un même foyer, car il y a plus à gagner à être ainsi à côté de ceux qui contribuentà attirer la clientèle qu'à desservir l'aire maximale que l'on peut prétendre couvrir. On introduit ainsi le facteur externalités. C'est toujours la même manière subreptice de prendre en compte des faits spatialement pertinents, mais que le système général d'analyse refuse au départ d'intégrer. L'analyse de la fonne des villes a fait un progrès décisif à partir de l'instant où Alons02o,développant des intuitions plus anciennes de Hurd, a posé comme principe que c'était l'accessibilité au centre qui déterminait la localisation de toutes les activités de production et de consommation - le logement en particulier - et provoquait la compétition pour l'usage du sol que les prix traduisent. La plupart des études antérieures butaient sur le fait que la rationalité des entreprisesla recherche du profit - n'est pas celle des ménages qui essaient de maximiser leur utilité, c'est-à-dire de tirer le plus d'agrément possible de leur existence tout en évitant au maximum les difficultés. Les revenus dont disposent les uns et les autres leur pennettent, lorsqu'ils sont en compétition pour un même terrain, de faire des enchères. Ce que l'on compare, ce sont les sommes ainsi offertes, et non ce qui les motive et qui est effectivement hétérogène. Alonso montre alors qu'il suffit de supposer que les ménages peuvent substituer, pour un certain niveau d'utilité, de l'espace habité à du temps de déplacement, ou réciproquement, pour rendre compte de la fonne des villes. En chaque point s'installent ceux qui sont capables d'offrir le plus - producteurs dans certains secteurs, consommateurs ailleurs. Pour ces derniers, il est possiblede tenir compteà la fois de l'inégalité de leurs revenus et de la diversité de leurs comportements: les besoins de logement des jeunes ménages chargés d'enfants sont plus forts que ceux des célibataires sans enfant. Pour unir dans une même interprétation la réflexion sur les réseaux et celle sur la fonne des villes, il faut dépasser la fonnulation classique de la théorie des lieux centraux et cesser de considérer que la présence d'un quartier central est une donnée qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer lorsqu'on s'intéresse à la morphologie, aux densités et aux activités de chaque centre urbain. Les éléments qui pennettent de faire la synthèse de ces points de vue particuliers ont été dégagés par Richard
20
Alonso (William), Locatioll alld Lalla Use: toward a Gelleral Theory of Lalld Relit, Cambridge
(Mass.),
Harvard
University
Press, 1964, XI-204 p.
436
Paul Claval
Meier2', il y a une quinzaine d'années: c'est lui qui a attiré l'attention sur le problème des échanges d'information et sur leurs implications économiques. Il ne voit pas encore le lien étroit entre communication et centralité, mais associe ville et système d'information. l'ai montré dès 1967ce que l'on pouvait tirer de cette intuition pour bâtir une théorie moderne de la ville22.l'en ai précisé les modalités dans plusieurs articles ultérieurs23.En même temps que l'archéologue britannique Colin Renfrew, j'ai montré que la solution la plus économique à tout problème de communication entre des partenaires multiples et dispersés était celle du commutateur central24.Il est alors possible de réécrire en termes de minimisation des frais d'échange des informations la théorie des lieux centraux, celle des réseaux urbains dissymétriques de Redfield et Singer et celle du foyer central à l'échelle de l'espace urbain. L'intérêt de cette formulation, c'est qu'elle rend compte de la multiplication des quartiers à fonctions centrales lorsque les conditions de déplacement changeant, le cœur des agglomérations cesse d'en être le point le plus accessible. Comme Brian Berry l'avait bien vu dès les années 196025, la hiérarchie des foyers de services au sein de l'espace urbain n'est que l'application, à cet espace restreint, de la théorie plus générale des lieux centraux. Shigeto Tsuru26avait montré au début des années 1960 que les externalités ne sont que la traduction, au niveau de l'entreprise, de l'organisation de l'espace dans lequel elle est insérée; ce que les firmes recherchent, ce sont les réseaux de communication qui leur permettent de s'assurer aux moindres frais les informations dont elles ont besoin; la grande société est seule à pouvoir échapper à ces sujétions dans la mesure où elle peut prendre en charge l'organisation de tout ce dont elle a besoin - y compris, dans certains cas, les services publics urbains: on dit qu'elle internalise ces avantages.
2. Meier (Richard). A Communication Theory of Urban Growth. Cambridge (Mass.). M.I.T. Press, 1965, VIII-184 p. ; trad. fse, P.U.F.. 1972.236 p. n Claval (Paul). « La théorie des villes". Revue Géographique de /'£.11. vol. 8,1968, pp. 3-56. 2J Claval (Paul), « Une théorie unitaire de la ville", Canadian Geographer / Le géographe canadien, vol. 17, 1973, pp. 276-279; Claval (Paul), « La géographie urbaine", Revue de Géographie de », MOllfréal, vol. 24, 1970, pp. 117-141 ; Claval (Paul), « Le système urbain et les réseaux d'information Ibidem, vol. 27, 1973, pp. 5-15. 24 Renfrew (Colin), « Trade as action at distance: questions of integration and communication pp. 3". 59 de : Sabloff (J.A.), Lamberg-Karlovsky (C.D.), (ed.), Anciellf Civilization and Trade, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1975; Claval (Paul), « Les réseaux de circulation et l'organisation de l'espace: les fondements de la théorie de la région polarisée ", pp. 355-364 de : Transport.~ et voies de communication, Colloque de Dijon, 14-15 mars 1976, Dijon. Association Interuniversitaire de l'Est, 1977,366 p. [Je n'ai découvert qu'après la rédaction de cette chronique l'ouvrage où Oliver Williamson souligne le rôle des coûts de commutation dans le fonctionnement des marchés et des entreprises: Williamson (O.E.), Markets and Hierarchie.~. New York, The Free Press, 1975]. 2S
Berry (Brian J.L.), (ed.), « Cities as systems, within systems of cities", Paper.~of the Regional
Science Association, vol. 13, 1964, pp. 147-183. 26 Tsuru (Shigeto), « The economic significance of cities", pp. 44-55 de: Handlin (ed.). The HÜtorian and the City, Cambridge (Mass.), M.I.T. Press, 1963.
(O.), Burchard
(J.),
Chronique de géographie
économique
437
La théorie de la ville que développe Jean Remyz7un peu plus tard repose sur une analyse des avantages urbains qui ressemble beaucoup à celle des extemalités comprises à la manière de Shigeto Tsuru. Parallèlement aux travaux sur les extemalités qui naissent de l'accessibilité aux réseaux d'information, les années 1960 voient se développer des travaux plus généraux sur les faits de contagion territoriale et sur leur prise en compte en économie de marché. Davies et WhinstonzKsont les premiers à souligner que les créateurs de nuisances provoquent, pour leurs voisins, des pertes que ceux-ci ne peuvent absolument pas leur faire payer. TI y a là de quoi compléter les analyses d'Alonso: celui-ci ne s'intéressait qu'au champ global d'extemalités créées par les fonctions d'échange des quartiers centraux. La ville est en réalité un organisme complexe. Des échanges s'y effectuent à plusieurs niveaux hiérarchiques - commerces de luxe ou grands magasins du centre, grandes surfaces récentes des quartiers périphériques au sommet, boutiques de quartier à la base. Chaque niveau crée des champs d'avantages qui viennent se combiner pour créer une surface complexe d'avantage global. Les nuisances dépriment certains secteurs et accidentent aussi la topographie économique générale. Dans la mesure où toutes les catégories sociales ne disposent pas des mêmes moyens financiers, du même pouvoir de coercition et de la même propension à créer autour d'elles des champs d'avantages ou de désavantages, la prise en considération des champs d'extemalités fait comprendre la structure sociale des villes: à la composante annulaire, qui oppose en gros les ménages réduits du centre à ceux plus larges de la périphérie, s'ajoute une composante aréolaire, qui fait de la ville une mosaïque de groupes qui cherchent, en s'isolant, à minimiser les nuisances qu'ils se créent mutuellement. TI leur est possible, s'ils disposent d'un important pouvoir politique ou économique, de durcir la division en "colonies" que l'on observe partout spontanément, et qui résulte de choix consentis par les membres de chaque groupez. : ainsi se dessinent les ghettos où des minorités sont enfermées; leur étude progresse rapidement depuis une vingtaine d'années. Le système urbain est trop complexe pour que les citadins le maîtrisent parfaitement; chacun connaît surtout la radiale qui le mène de chez lui au centre ou aux espaces suburbains périphériquesJ", A la tendance à l'organisation en mosaïque se combine donc une structuration en secteurs radiaux dont certains sont riches et d'autres 27 Remy (Jean), La ville, phénomène économique, Bruxelles, Editions Vie Ouvtières, 1966, 297 p. 28 Davies (O.A.), Whinston (A.), « Externalities, welfare and the theory of games», Journal of Political Economy, vol. 70, 1962, pp. 241-262; Davies (O.A.), Whinston (A.), « The economics of complex systems: the case of municipal zoning », Kyklos, vol. 27, 1964, pp. 419-446. 2. Harvey (David), Social Ju.vtice and the City, Londres, Arnold, 1973, 336 p.; Cox (Kevin R.), Conflict, Power and Politia ill the City: a Geographic View, New York, McGmw-iII, 1973, XIII-133 p. .'" Adams (J.S.), « Directional bias in intra-urban migration», Economic Geogral7hy, vol. 45, 1969, pp. 302-323.
438
Paul Claval
pauvres. Dans le gâteau urbain ainsi constitué, la plus grande part de la population peut choisir assez librement la distance au centre qui convient à ses goûts: celui qui préfère vivre en banlieue le peut, qu'il soit riche ou qu'il soit pauvre - ce qui change, c'est le type d'environnement, la qualité du logement et l'abondance des services qu'il trouve dans le secteur qui lui est ouvert par ses revenus. La théorie moderne des externalités fait également comprendre le désordre des banlieues: alors que dans les zones rurales, les services de même niveau s'attirent, ce qui crée un réseau unique de lieux centraux, en banlieue, ils se repoussent selon qu'ils sont ou non capables de faire supporter à leur clientèle les charges foncières qui naissent de l'accessibilité aux centres et que traduisent les pics locaux du cône global de l'avantage urbain. Les activités commerciales qui ont la possibilité de répercuter les charges sur leurs prix s'installent sur les grandes voies qui mènent au centre, alors que les services publics, plus pauvres, les fuient et s'installent là où les valeurs foncières sont les plus déprimées. L'analyse de la ville en termes de communication conduit donc à une théorie globale de la formation des réseaux et de l'articulation des espaces urbains.lI. Dans son développement, elle est parallèle aux recherches qui sont menées par ailleurs sur les coûts d'information32. Elle traduit donc un rajeunissement dans lequel le rôle des géographes a été l'essentiel, et dont les économistes n'ont pas encore compris toute la portée même lorsqu'ils en ont poussé plus que d'autres la formalisation. Au-delà de l'analyse des villes et des réseaux de villes, la démarche actuelle fait comprendre la vraie nature de la géographie économique: l'espace qu'elle met en évidence derrière les apparences sensibles, c'est celui qui naît de la compétition générale des activités; il s'exprime sous la forme de champsH. Toute la théorie moderne du champ économique repose sur l'idée qu'il est possible de trouver un commun dénominateur aux besoins des uns et des autres: c'est à cela que servent les courbes d'enchères imaginées par Alonso. Mais il n'est pas évident que toutes les sociétés admettent de comparer de la sorte des choses qui en rigueur ne sont pas de même nature. A côté de la théorie de la ville unitaire que nous venons d'évoquer, il faut donc faire la place aux théories dualistes3'. Celles-ci .11On en trouvera une bonne illustration dans: Pred (Allan), City-Sy.çtems in Advanced Economies, Londres, Hutchinson, 1977, 256 p. ; Tornqvist (Gunnar), Contact Systems and Regional Development, Lund, C.W.K. Gleerup, 1970, 148 p.; Pred (Allan), Tornqvist (Gunnar), Systems of Citie.ç and lt,fimnation Flows, Lund, C.W.K. Gleerup, 1973. 121 p. .'2 Ces recherches ont été motivées en partie par les progrès dans l'analyse des décisions de consommation, autour de Gary Becker, aux Etats-Unis. Henri Lepage en fournit un résumé commode, mais peu utilisé, car inséré dans un ouvrage polémique: Lepage (Henri), Demain. le capitalisme, Paris, Le Livre de Poche, 1978, 448 p. 3.' L'analyse du champ économique spatial a fait peu de progrès depuis l'ouvrage d'Alonso: Alonso (William), Location and Land Use. 011.cit. ... On entrouvera un exposé dans: Claval (Paul), La logique de.ç vil/es, Paris, Litec, 1981.
Chronique de géographie économique
439
sont particulièrement intéressantes pour faire comprendre l'organisation des cités qui juxtaposent des fonctions entre lesquelles le sol ne peut s'échanger - c'est souvent le cas des activités religieuses, parfois des activités politiques, administratives ou militaires qui utilisent des emprises inaliénables. Ces conditions se font aujourd'hui plus rares, mais elles existent dans les pays de l'Est et n'ont pas disparu de toutes les villes occidentales. Le dualisme de la ville peut prendre d'autres formes: il arrive que certaines catégories de la population soient exclues du marché général des localisations que représente le marché foncier: ceux dont la mobilité est réduite sont prisonniers d'espaces étroits et ne peuvent toujours optimiser leurs décisions; ceux qui sont trop pauvres pour payer le logement au centre ou le transport vers la périphérie sont exclus de la ville, à moins qu'ils ne trichent avec elle; les villes du Tiers Monde en montrent mille exemples, avec des bidonvilles insinués dans tous les trous de la structure urbaine. Les recherches d'économie globale ont permis d'autre part de mieux formuler qu'autrefois l'analyse des composantes de l'économie urbaine: il est possible de faire le départ entre ce qui est destiné à la consommation interne, et ce qui procure les ressources indispensables pour acheter ce qui vient de l'extérieur. La théorie de la base économique35a ainsi renouvelé les études de fonctions et a ouvert la voie à des analyses prospectives: si l'on connaît les perspectives d'expansion du secteur de base, toute l'évolution de la ville s'éclaire: les emplois du secteur domestique et la population totale se déduisent des effectifs employés dans le secteur fondamental; les habitudes de déplacement des uns et des autres précisent comment les nouveaux venus s'installeront par rapport à leurs foyers de travail. Ira Lowry a bâti là dessus le modèle urbain qui demeure le plus performanp.. La théorie unitaire de la ville apparaît donc comme singulièrement féconde. Elle n'explique cependant pas tout - ce qui donne tout leur intérêt aux courants de recherche parallèles. IV. LES AUTRES
COURANTS
DE REFLEXION
SUR LA VILLE
Les directions ouvertes par l'économie classique ne manquent pas d'intérêt pour le géographe, même si elles n'insistent pas suffisamment sur l'espace et sur les localisations. Elles apprennent en effet à appréhender les économies dans leur ensemble et à souligner ce qu'elles doivent aux choix globaux qui y sont effectués. ... Sur ce point, on trouvera des indications plus complètes dans: Claval (Paul), « Les comptabilités territoriales», Revue Géographique de l'Est, vol. 7,1967, pp. 173-199. .16Lowry (Ira), A Model of Metropolis, Santa Monica (Cal.), Rand Corporation, 1964, XI-136 p. ; Batty (Michael), Urban Modelling. Algorithms, CalibratiollS, Prediction.v, Cambridge. Cambridge University Press, 1976, XXV-381 p.
440
Paul Claval
L'analyse marxiste de la ville se développe toujours sur le thème des contradictions que les divers secteurs d'activité engendrent au cours de leur développement. Les rentes urbaines rendent difficile la construction d'un nombre suffisant de logements à bon marché, ce qui introduit des tensions sociales dans toutes les sociétés industrielles. David Harvey37rappelle comment l'étalement a permis un temps de trouver un palliatif, mais une fois exploités les progrès dans le domaine des transports, cette solution cesse d'être opérante. Les techniques nouvelles de communication à distance, en rendant moins nécessaire la concentration des hommes, sont seules capables de fournir dans le futur une solution adaptée à nos sociétés urbanisées en profondeur. Dans l'immédiat, il importe de loger décemment les travailleurs si l'on veut éviter la montée des tensions et maintenir l'efficacité du système social. Les entrepreneurs ne peuvent plus financer, comme ils l'ont souvent fait au début de la révolution industrielle, l'habitat de leurs ouvriers sous peine de perdre leur compétitivité. Le paternalisme était concevable dans un univers où les nations industrielles étaient peu nombreuses et disposaient d'un monopole confortable. Il ne l'est plus aujourd'hui: l'Etat est seul capable de mener à bien les opérations de viabilisation et de construction indispensables pour donner aux masses pauvres des conditions de vie décentes3H. La théorie urbaine moderne explique bien ce que la ville doit à sa fonction de marché, au sens le plus général- c'est-à-dire, à la logique des échanges d'information - mais elle ignore certains compartiments importants de la vie de relation, les marchés du travail par exemple. En se penchant sur les réseaux de ramassage du personnel ouvrier dans la région du Nord, en France, Henri Coing3' souligne combien les structures en conurbation ou en nébuleuse peuvent être avantageuses pour les employeurs, assurés de pouvoir disposer de poches de maind'œuvre en partie captive. Si on essaie de résumer ce par quoi les approches globales contemporaines diffèrent de celles qui ont précédé, c'est sans doute la redécouverte des faits de consommation qu'il faut souligner. Depuis la fin du XVIII"siècle, la théorie privilégiait les questions de production. La théorie moderne de la ville insiste sur les fonctions d'échange, sur l'aspect commercial, et sur les consommations immatérielles qui lui sont 37 Harvey (David), « The geography of capitalist accumulation: a reconstruction of marxian theory», Antipode, vol. VII, 1975, pp. 9-21. .'HOn trouve ce thème du rôle de l'Etat dans l'évolution du capitalisme contemporain analysé dans la plupart des publications radicales des dix dernières années: Castells (Manuel), La que.frion urbaine, Paris, Maspéro, 1972,451 p. ; Dear (Michael), Scott (Allen J.), (ed.), Urbanizarion and Urban Planning in CapiTalisr Socieries, Londres, Méthuen, 1981, XXVIl-619 p.; Harvey (David), Social Jusrice and rhe Ciry. op. ciro; Gale (Stephen), Gale (Eric G.) (ed.), The Manipulared City, Chicago, Maaroufa Press, 1975,366 p. ; Lojkine (Jean), Le marxisme. l'Erar er la quesrion urbaine, Paris, P.U.F., 1977,362 p. A un niveau supérieur de réflexion: Scott (Allen 1), The Urban Land Nexus and rhe Srare, Londres, Pion, 1980, 256 p. 3' C'est le thème qu'analyse Henri Coing dans sa thèse. On trouve des préoccupations un peu analogues dans: Castells (Manuel), Godard (F.), Monopolville, Paris, Mouton, 1974,496 p.
Chronique de géographie
441
économique
liées. Mais l'accent n'est pas mis systématiquement sur les problèmes de consommation. Les approches keynésiennes ont appris, depuis près d'un demisiècle, à souligner le rôle de la demande dans la logique économique, mais de manière paradoxale, ces vues n'ont guère été exploitées par les géographes jusqu'il y a une dizaine d'années. TI ne fait pas de doute pourtant, comme l'a indiqué David Harvey4o,qu'une bonne partie de la politique de soutien à la consommation qui caractérise l'Etat de bien-être moderne se marque par une aide à l'urbanisation: le renforcement des tendances à la concentration, à partir des années 1930, n'est pas tout entier lié aux besoins de la production; en promouvant la consommation de biens publics, ceux dont la demande était potentiellement la plus forte, les gouvernements libéraux ont renforcé l'attraction de l'ensemble de leur système urbain. Une des directions les plus prometteuses de la nouvelle géographie politique anglo-saxonne41, c'est d'ailleurs celle qui se propose d'éclairer le mouvement d'élargissement des autonomies régionales et urbaines en termes d'économie de distribution des biens publics - ces services distribués par les villes et qui expliquent un peu partout la croissance récente des réseaux urbains. Nous sortons là cependant des problèmes spécifiquement urbains pour aborder les questions de répartition: les économistes ont considérablement élargi, dans ce domaine, leurs analyses traditionnelles; ils essaient avec succès de montrer la logique des marchandages qui règlent le fonctionnement des institutions: c'est l'école des droits de propriété qui a apporté le plus dans ce domaine. Nous en résumerons les enseignements dans notre prochaine chronique.
411Harvey (David), Socialllwice and the City. op. cir. 4. Burnett (Alan D.), Taylor (Peter 1.) (ed.), Political Srudie.~ ji"om Spatial Perspectives, John Wiley, 1981, XV-519 p.
New
York,
CHAPITRE XVI
-
J982
LA THÉORIE DES DROITS DE PROPRIÉTÉ
I.
UNE THEORIE ECONOMIQUES
ECONOMIQUE
DES
STRUCTURES
La théorie économique est une réflexion sur les décisions relatives aux biens rares et sur leurs effets. Elle considère généralement comme des données sur lesquelles les acteurs n'ont pas de pouvoir les conditions d'environnement, le niveau technique, le cadre institutionnel et la répartition des droits de disposition sur les biens et sur les personnes qui existent au départ de l'analyse: il s'agit d'éléments exogènes dont on ne cherche pas à percer la logique; l'attention se concentre sur le jeu des variables endogènes - les choix et la manière dont ils se traduisent par des actions de production, par des échanges, par des consommations selon des modalités souvent étonnantes lorsqu'on les compare aux intentions de départ - c'est le résultat de la logique propre des interactions collectives'. Une bonne part des critiques adressées à l'économie classique provient de ce parti. A supposer le cadre donné, n'écarte-t-elle pas de son objet ce qui est pourtant essentiel, à savoir la distribution initiale des dotations et les règles que suivent les acteurs? Cela fait plus d'un siècle que les marxistes attirent l'attention sur cette faiblesse - mais les économistes de tradition libérale n'ont réagi que récemment. C'est l'analyse des biens publicsz qui les a conduits à modifier leurs vues: les mécanismes de marché sont faits pour assurer l'allocation des biens et ils y parviennent de manière satisfaisante tant que le produit ou le service échangés sont tels qu'il est possible de les faire payer en totalité par celui qui en désire l'usage. Mais il existe des catégories qui échappent à cette logique: lorsqu'un groupe assure le maintien de l'ordre dans une communauté en se chargeant d'un service de police, il lui est impossible d'exclure du bénéfice collectif celui ou ceux qui n'ont pas contribué aux frais; la sécurité n'est pas divisible, si bien que quelqu'un peut en jouir sans rien payer; dans une économie de marché, il existe toujours des petits malins (des free riders disent dans ce cas les Anglo-Saxons) qui sont heureux de bénéficier des avantages qui résultent d'une action à laquelle ils ne participent financièrement pas. Pour les biens publics, il I OIson (Mancur), Logique de l'action collective, Paris, P.U.F., 1978, 199 p., éd. or. américaine, 1966. z Le travail pionnier, en matière de biens publics, est celui de Samuelson: Samuelson (Paul A.), « The pure theory of public expenditure», Review of Economics and Statistic.f, vol. 36, 1954, pp. 387-389.
444
Paul Claval
convient donc de sortir du système de marché: le rôle économique le plus généralement assigné aux institutions politiques est d'assurer la production et la distribution de ces biens. Dans les économies purement libérales, la liste des attributions que se voyait ainsi reconnaître l'Etat était réduite au minimum - l'élaboration des lois, le maintien de l'ordre et la justice. Ce que les recherches actuelles se proposent, c'est d'éclairer la logique de l'économie de ces biens publics fondamentauxJ. La vie économique est alors analysée à deux niveaux: celui des choix qui établissent les règles du jeu, d'une part, et celui des décisions qui les mettent en œuvre, de l'autre. Pourquoi ces deux étapes sont-elles toujours indispensables? Parce que toute transaction a un coût et que ce coût doit être réduit au minimum si l'on veut que les échanges soient possibles et que la vie économique se développe. Carl Dahlman4 rappelle qu'avant tout contrat commercial, il convient de rechercher le ou les partenaires avec lesquels l'affaire que l'on désire conclure est possible, d'explorer ses (ou leurs) intentions et possibilités, de les comparer et d'estimer les risques inhérents à chacun; une fois la négociation achevée, tout n'est pas tenniné: il faut en contrôler l'exécution, vérifier que ce qui est livré est conforme aux spécifications et contraindre les acteurs de mauvaise foi à respecter leurs engagements. Comme le fait remarquer Dahlman, il s'agit là de problèmes d'information: ce que néglige la théorie classique, ce sont les coûts qu'entraîne l'établissement de toute communication. Cela me semble un élément si fondamental que depuis quinze ans, l'essentiel de mes recherches en géographie économique a tourné autour du problème des coûts d'information - ce qui m'a amené à souligner le poids de la distance, l'existence de portées et de capacités limites et l'avantage, lorsque les partenaires sont variés, des positions centrales. Dahlman et la plupart des économistes ne sont pas exactement sensibles aux mêmes problèmes: les coûts de communication se sont pas seulement élevés parce que l'espace constitue un obstacle; ils le sont parce que les transactions ont une épaisseur temporelle, ce qui se traduit par des risques relatifs aux actes futurs des partenaires, et parce qu'elles portent .' Le point de départ de la théorie des droits de propriété est dans les recherches de Demsetz. On trouvera de bonnes mises au point sur le sujet dans Dahlman. Furobotn et Pejovich et en français, dans Lepage et Simon. Dahlman (Carl), The Openfield SY.ftem and Beycmd. A Property Right.ç AnaIY.fi.f c?f an
Economic In.çtitutic!ll,Cambridge, Cambridge University Press, 1980, Vlll-234 p. ; Demsetz (H.),
«
The
exchange and enforcement of property rights ». The Journal of Law and Economic.ç, vol. 7, 1964; Demsetz (H.), « Towards a theory of property rights », American Economic Review. vol. 57, 1967, ; Furubotn (E.G.), Pejovich (S.), « Property rights and economic theory: a survey of recent pp. 347-359 literature », Journal of Economic Literature, vol. 10, 1972, pp. 1137-1162; Lepage (Henri), Demain, Ie capitalÜme, Paris, Librairie Générale Française, 1978, 448 p.; Simon (Yves), « Le marché et l'allocation des ressources, une contribution à la théorie des droits de propriété », in: Rosa (Jacques), Aftalion (Florin) (ed.), L'Economique retrouvée: vieille.f critique.f et nouvelle.ç anaIY.fe.f, Paris, Economica, 1977. 4 L'analyse des coûts de transaction, résumée par Dahlman, a été conduite par Alchian et Demsetz et, antérieurement. par Coase: Alchian (A.A.), Demsetz (H.), « Production, information costs and economic organization », American Economic Review, vol. 62,1972, pp. 777-795; Coase (R.H.), « The nature of the firm », Economica, vol. 4,1937, pp. 389-405; Dahlman (Carl), The Openfield SY.ftem and Beyond, op. cit. ; Demsetz (H.), « The exchange and enforcement of property rights », op. cit.
Chronique de geographie économique
445
parfois sur des biens dont la définition n'est pas claire - de telle sorte qu'on ne sait pas exactement ce que l'on acquiert ou ce que l'on vend, ni jusqu'où s'étendent les possibilités d'usage liées au titre de propriétés. La seule façon de réduire cette seconde catégorie de coûts, c'est de situer l'échange dans un cadre où les règles du jeu ont été préalablement fixées par des négociations qui ne portent pas sur l'échange de tel ou tel article, mais sur les droits qui lui sont attachés, sur ceux à qui ils reviennent, sur le fait qu'ils forment un ensemble indissociable ou qu'ils peuvent appartenir à des catégories ou à des personnes différentes. L'analyse économique ne doit donc pas pas seulement s'appliquer à l'étude des marchés: elle doit, dans un premier temps, éclairer la manière dont ils ont été mis en place, la raison pour laquelle les acteurs ont la possibilité de prendre l'initiative de décisions dans tel ou tel domaine, ou se voient priver de ce droit; elle doit faire comprendre pourquoi la collectivité préfère ici laisser la distribution au hasard de mécanismes décentralisés alors qu'ailleurs, elle en assume la responsabilité directe. C'est cette analyse que se propose d'établir l'école des droits de propriété. A la différence de ce qui se passe dans l'analyse du fonctionnement des marchés, l'étude des droits de propriété n'est pas axée sur la description d'un type de mécanismes: son but est plus général; les institutions sont définies par des régimes politiques infiniment variés, démocratiques ici, hiérarchiques mais traditionnels ailleurs, tyranniques ou dictatoriaux dans beaucoup de pays du monde moderne. C'est le propre de la théorie politique que d'éclairer chaque système. L'école des droits de propriété s'installe dans une autre dimension: quel que soit le régime politique, le fonctionnement de l'échange soulève des problèmes qu'il importe de résoudre si l'on veut que l'économie marche à peu près; aucun gouvernant ne peut ignorer totalement ces questions, sous peine de voir l'économie se gripper, la production diminuer, les niveaux de vie s'effondrer et le mécontentement s'installer. Mais cela ne veut pas dire que l'intérêt du souverain soit toujours identique à celui de la collectivité: ce qui compte pour le pouvoir, c'est de disposer des moyens indispensables à son action et d'éviter l'accumulation inutile des tensions; il peut se faire que ces objectifs soient en contradiction avec le bien-être maximum à moyen ou à long terme de l'ensemble de la population. La théorie des droits de propriété explique ces décalages', Les gouvernants acceptent de réduire l'incertitude et les risques qui pèsent sur toute transaction en définissant des droits relatifs à l'ensemble des biens qui sont valorisés par la société, en créant un système qui règle les conflits nés des contrats passés ou du 5 fi
D'où le qualificatif de théorie des droits de propriété. North (Douglas C.), thomas (Robert P.), L'essor dit monde occidental, Paris, Flammarion, 1980,
229 p. ; éd. or. anglaise,
Cambridge
University
Press, 1973.
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fonctionnement des autres types d'échange établis, et en instituant une police qui contraint les gens de mauvaise foi. Périodiquement, de nouvelles négociations sont nécessaires pour redéfinir les règles, pour éviter les blocages et pour limiter les coûts de transaction lorsqu'ils menacent de devenir prohibitifs. La théorie des droits de propriété ne nous dit pas comment la négociation est menée, ni combien de temps elle demande; elle nous indique seulement, en fonction de la logique de la situation, quelle est, ou quelles sont, la ou les solution(s) possible(s) au problème - et lorsqu'il y en a plusieurs, quelles sont les plus conformes à l'intérêt général et celles qui avantagent plutôt l'une ou l'autre des parties en présence. Elle dit également que les transformations ne sont possibles que si elles aboutissent à un gain pour l'un au moins des partenaires; elles ont d'autant plus de chances de s'imposer qu'elles en apportent à tous. Ainsi conçus, « ... les droits de propriété ne se réfèrent pas aux relations entre l' homme et les choses, mais plutôt aux comportements sociaux de relation institués et sanctionnés qui résultent de l'existence de biens rares et ont trait à leur utilisation. La distribution des droits de propriété spécifie les normes, en ce qui concerne les biens, que chacun doit observer dans ses relations avec autrui ou pour lesquelles il aura à payer une certaine somme s'il ne les observe pas. Le système de droits de propriété qui prévaut dans une communauté peut alors être décrit comme l'ensemble des relations économiques et sociales qui définissent la position de chaque individu en ce qui concerne l'utilisation des ressources rares »'.
Tant que les échanges portent sur des biens de consommation destinés qUXindividus ou aux ménages, la définition des droits n'offre pas de difficulté. Il en va autrement lorsqu'il existe des externalités: c'est surtout dans ce domaine que la réflexion moderne apporte des éléments originaux. II.
LA THEORIE DES DROITS PROBLEME DES EXTERNALITES
DE
PROPRIETE
ET
LE
a. Il existe dans la vie économique un grand nombre de biens qui ne sont que partiellement privatifs ou que partiellement publics. C'est à leur sujet que se pose vraiment la question des droits de propriété. Prenons des exemples: l'usage d'une parcelle de terrain a souvent des effets externes; certains sont dus à la bonne qualité de l'environnement que l'on crée sur ce lot, et qui rejaillit sur ce qui est alentour; d'autres, de sens inverse, proviennent des nuisances que provoque un emploi dysharmonieux, le rejet d'effluents gazeux ou liquides, le bruit, les trépidations ou les odeurs. Là où les voies et les emplacements sont ,
Furubotn (E.G.). Pejovich (S.), « Property rights and economic theory: a survey of recent literature »,
op. cir., cf. p. 1139.
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ainsi disposés que l'on peut passer facilement d'un partenaire à l'autre et multiplier les relations apparaît un effet collectif d'avantage qui
renforce la positionde chacunet de tous dans la vieéconomique,- c'est ce qui se passe dans le quartier central d'une ville, dans ce qui lui sert de commutateur social. Mais que la fréquentation augmente et il se produit un effet inverse: «L'encombrement est un phénomène d'environnement particulier, mais omniprésent, dans lequel les créateurs de nuisances sont en même temps victimes
et ceci de manière homogène »8.
Les gens qui se déplacent sont touchés, comme ceux qui attendent leur visite pour mener leurs affaires. Qu'il s'agisse d'usages privés (l'utilisation d'une parcelle pour produire ou pour vivre), ou d'usages publics (l'emprunt d'une voie pour se déplacer), des retombées externes se manifestent - elles touchent d'autres propriétaires privés, ou ceux. qui transitent par les artères voisines. Si l'on accorde aux propriétaires privés une liberté absolue d'user ou d'abuser de ce qu'ils acquièrent, on risque de léser d'autres propriétaires ou le public; si on laisse libre accès aux rues les plus attractives, l'encombrement s'ensuit, qui réduit les avantages de tous les propriétaires privés. Il importe donc, si l'on veut éviter ce genre de difficultés, de spécifier les différents droits possibles d'utilisation de chaque bien en précisant, dans chaque cas, celui qui en bénéficie et si son attribution est liée à celle des autres droits ou peut en être détachée. Depuis un siècle, l'évolution du droit foncier urbain a restreint les droits des propriétaires: cela s'est d'abord traduit par des mesures destinées à éviter les nuisances dangereuses pour l'hygiène - interdiction d'exercer des activités susceptibles de porter préjudice à la santé des voisins dans les périmètres déjà bâtis, comme c'est le cas pour les abattoirs, certains établissements agricoles ou certaines usines. Les règlements d'alignement, d'urbanisme et les plafonds de hauteur empêchent que les voisins ne se lèsent mutuellement en se faisant ombre ou en gênant la circulation; ces mesures ont amélioré l'avantage global en créant une certaine harmonie dans le paysage. L'institution du permis de construire a définitivement dissocié le droit à l'usage agricole ou récréatif du droit à bâtir, qu'il n'est plus possible d'exercer qu'après autorisation: cela fait de la collectivité publique la détentrice de Ce droit, même si elle le distribue ensuite sans le faire payer. L'évolution est allée plus loin, en France, depuis quelques années, avec l'institution du plafond légal de densité. Désormais, les pouvoirs publics ne .rétrocèdent plus gratuitement aux propriétaires privés qu'un droit de construction limité - ce que l'on peut bâtir en respectant le plafond légal: sur un terrain de I 000 m2,on dispose de I 000 m2 d'autorisation gratuite dans K
Boudeville (Jacques R.).
(Jacques
R.) (ed.). Analyse
« «
La gestion de l'environnement », pp. 13-34 (cf p. 20) de: Boudeville
de /'environnemenl,
Bordeaux,
Bière, 1973.
448
Paul Claval
toute la France, sauf à Paris où l'on atteint 1500 m2. Si le propriétaire veut aller plus loin, il lui faut acheter ce droit - que la collectivité ne se contente plus d'accorder à sa discrétion, mais qu'elle vend. Parmi les droits d'usage, il y a eu dissociation; certains reviennent désormais à la collectivité alors que d'autres restent privatisés. Jusqu'à ces dernières années, les propriétaires d'un terrain étaient normalement libres de rejeter ce qu'ils voulaient dans l'atmosphère (hors des zones urbaines où ce droit leur était parfois contesté depuis le XIXesiècle) ou dans les cours d'eau ou la mer. Cela créait des nuisances pour une partie plus ou moins large de la collectivité, si bien que les équipements de dépollution sont apparus partout nécessaires: la règle, c'est aujourd'hui de faire payer le pollueur, ce qui veut dire que le droit de rejet n'est plus gratuit, mais qu'il est géré par la collectivité qui le sanctionne - ou l'interdit9. Cette évolution va tellement à l'encontre des habitudes et des manières de penser du libéralisme qu'on a tendance à y voir une nouveauté absolue: mais les juristes sont là pour nous rappeler que la division des droits de propriété entre propriétaires privés et collectivités publiques ou autorités supérieures est plutôt la règle que l'exception: n'était-ce pas le cas dans les systèmes d'Ancien Régime où la propriété éminente du sol appartenait au souverain, et où le droit féodal'o répartissait de manière complexe les responsabilités entre le seigneur, la communauté locale et les chefs de famille? Dans tous les cas, le système des droits est inséparable de l'appareil juridique et des administrations qui permettent de le mettre en œuvre. Le vote d'une loi qui modifie la répartition des droits ne prend effet que lorsque les tribunaux la font respecter. b. La logique de la division des droits de propriété, c'est de réconcilier l'intérêt des particuliers et celui de la collectivité- ce qui n'est pas automatique lorsqu'existent des externalités. Le plus simple, pour le comprendre, c'est de prendre les cas extrêmes. Plaçons-nous d'abord dans la situation où dominent l'appropriation privée et l'allocation des terres par le marché: dans un tel système, celui qui crée des nuisances à ses voisins ou à la collectivité n'en subit aucun contrecoup, puisque personne ne peut lui faire payer les moins-values foncières qu'il crée autour du point où il exerce son
activitéIl ; le divorce entre l'intérêt privé et l'intérêt collectif est total.
9
On trouvera un bon exposé d'ensemble de la théOlie économique de l'environnement dans Seneca et
(Rémy), Taussing, et de ses applications aux problèmes des pollutions dans Prud'homme. Prud'homme Le ménaKement de la nature. Des politiques contre la pol/ution, Paris, Dunod, 1980, VI-212 p. ; Seneca (Joseph J.), Taussing (Michael K.), Environmental Economic.f, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1974, XI-354 p. III
q Ù!fra, paragraphe 4.
Il Sur l'incapacité des mécanismes de marché à résoudre ce problème de moins-values et de plusvalues: Davies (O.A.), Whinston (A.), «Externalities, welfare and the theory of games ", Journal of Political ECOlIOIIlY,vol. 70, 1962, pp. 241-262 ; Cox (Kevin R.), Conflict, Power and Politia in the Cit)': {/ GeoKraphic View, New York, McGraw-Hili, 1973, XlII-133 p.
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Pour éviter cette situation, on dispose d'une parade, celle du zoning, qui donne à la collectivité le droit d'interdire les usages nuisibles à l'ensemble du groupe. L'autre extrême, c'est celui où il n'y a pas de propriété privative du sol, mais où l'utilisation en est faite par des particuliers qui s'approprient les fruits des activités qu'ils y déploient: c'est la situation que l'on trouve sur un banc de pêche en mer, dans une zone de chasse, ou à l'intérieur d'un pâturage collectif où chaque membre de la communauté est libre d'envoyer à sa guise les bêtes qu'il possède. Dans tous ces cas, la divergence entre l'intérêt privé et l'intérêt collectif apparaît dès. que le bien devient rare. Demsetzu a fourni sa première illustration de la logique des droits de propriété en s'appuyant sur l'évolution de l'économie de chasse chez les Indiens Montagnais du Québec et du LabradorlJ. Jusqu'au XVIIIesiècle, les territoires de chasse n'étaient pas délimités de manière précise, les groupes étaient plastiques et la chasse restait à l'initiative de chacun: elle ne servait encore qu'à nourrir et à habiller la population locale. Avec le commerce des fourrures apporté par les coureurs de bois français, la situation change, la pression sur le gibier devient plus forte; la surexploitation est vite aiguë, puisque personne ne veut prendre à sa charge une politique de repeuplement qui ne lui rapporterait rien, et que personne ne veut réduire son activité - ce qui ne créerait d'avantage qu'aux autres, sans résoudre le problème. Dans le courant du XVlle siècle, les Montagnais bouleversent leur droit en définissant des territoires de chasse: désormais, les bandes deviennent responsables de l'évolution de leur lot, ce qui conduit à une gestion rationnelle. L'exemple analysé par Cheung'4, celui des bancs de pêche, est à la fois semblable et dissemblable: ici comme dans le cas de la chasse, l'utilisation libre d'une ressource collective provoque la surexploitation, mais la solution est plus difficile à trouver; le poisson est mobile, si bien qu'il est difficile de régler le problème en décidant d'accorder le droit de propriété sur des portions d'espaces liquides à de petites collectivités ou à des individus; le changement de système - le. coOt de transaction, le passage d'une organisation juridique à une autre - est trop fort, puisqu'il implique une surveillance généralisée des mers. L'évolution contemporaine du droit de la merlS marque une tentative pour trouver une solution: désormais, les plateaux continentaux, où se trouve l'essentiel des ressources halieutiques de la planète, sont englobés dans les eaux territoriales des diverses nations maritimes dont les marines sont capables (pour certaines tout au moins) d'exercer la police nécessaire. 12 Demsetz D Demsetz
(H.), « Towards a theory of property rights », op. cil. tire les données de son étude, à propos des Montagnais, de: Leacock (E.), « The « Montagnais» hunting territory and the fur trade », American Anthropologisl, vol. 56, n° 5, 2Cpartie. 14 Cheung (S.N.S.), « The structure of a contact and the theory of non-exclusive resource », Journal of Law and Economics, vol. XIII, 1970, pp. 49-70. IS On se reportera, sur l'évolution du droit de la mer, aux travaux de Lewis Alexander.
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C'est cependant l'exemple de l'exploitation des biens communaux qui est le plus connu: tous les travaux sur le fractionnement des pâtures collectives, dans l'openfield, ont souligné depuis le XVIIIesiècle que cela avait permis de faire cesser la surexploitation et d'améliorer la gestion de ces ressources pour le plus grand bien de la communauté - même si certaines couches de la population se trouvaient lésées. C'est cet exemple que Garrett Hardinu a repris pour démonter le paradoxe des biens communs - à savoir que les solutions les plus soucieuses apparemment des intérêts de tous sont celles qui les lèsent le plus. Sous son influence, beaucoup en arrivent à dire que la seule solution, lorsqu'une ressource est mal exploitée, c'est de la privatiser: c'est là une généralisation abusive. Chaque cas demande à être analysé en particulier; la plus ou moins grande convergence de l'intérêt privé et de l'intérêt général doit être mesurée avant que l'on puisse dire que telle solution est meilleure que telle autre. C'est ce que démontrent les premiers travaux qui s'appuient sur la théorie des droits de propriété. III. LES ETUDES CROISSANCE
DE DOUGLAS
NORTH
ET LA THEORIE
DE LA
Le premier intérêt de la théorie des droits de propriété, c'est de fournir une solution originale au problème si souvent débattu des mécanismes de la croissance. La position prise par Douglas C. North et Robert P. Thomasl7 est simple: le développement d'une économie a d'autant plus de chances de se produire que les intérêts privés y sont mobilisés dans le sens de l'intérêt économique général: une société qui distribue les droits de propriété de telle manière que les actions d'amélioration foncière, d'innovation technique et d'investissement industriel reçoivent une récompense se trouve en position favorable pour sortir de la stagnation. Al' inverse, chaque fois que les gains dégagés par des initiatives productives se trouvent alloués à ceux qui n'en sont pas les responsables, les incitations manquent et l'immobilité s'installe. L'application que North et Thomas font.Hde ces idées à l'histoire économique de l'Europe est fort intéressante pour le géographe. La thèse des auteurs, c'est qu'un système de droits de propriété adapté à un certain type de démographie et d'économie et susceptible d'y produire des résultats positifs cesse d'être acceptable lorsque les bases de la vie économique changent. TIdevient alors un frein à la croissance - un frein d'autant plus difficile à faire sauter que certains groupes de la société, et parfois les gouvernants eux-mêmes, ont intérêt à son maintien. .. Hardin (GalTeU), « The tragedy of the commons ", Science, vol. 162, 1968, pp. 1243-1248; (G.), The Limits of Altruism, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1977, 154 p. ., North (Douglas C.), Thomas (Robert P.), L'e.uordll monde occidental. op. cit. OH
Ibidem.
Hardin
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451
Pour les deux historiens américains, les variables démographiques et géographiques (l'élargissement des marchés) ont pesé davantage que les mutations techniques dans la croissance - celles-ci apparaissent plutôt comme le résultat d'une configuration efficace des institutions que. comme une cause exogène. Ainsi, dans une première phase, au Moyen Age, le système féodal est une organisation juridique adaptée à une société où l'ordre et les échanges ne peuvent être que locaux et où le financement des biens publics ne peut se faire qu'en nature et en travail, faute d'économie de marché; les serfs et les seigneurs gagnent sécurité d'un côté, richesses de l'autre (sous la forme de travail directement utilisé surtout). Les intérêts des uns et des autres coïncident assez pour qu'il Yait à la fois poussée démographique et défrichement - l'absence de vie de relation expliquant l'absence de centralité et la tendance à l'étalement. Avec l'accroissement de la population, les conditions changent, les relations deviennent plus faciles, l'économie de marché progresse; seigneurs et paysans ont intérêt à substituer aux prestations en nature ou en travail des versements en argent qui permettent une spécialisation plus poussée de chacun. Le progrès des institutions commerciales s'accélère au xmc siècle, au moment pourtant où la surpopulation agricole réduit la productivité du travail rural et limite les possibilités de croissance réelle. Pour rompre ce cercle vicieux, il aurait fallu une commercialisation plus poussée de l'économie - c'est-à-dire des aires d'échanges plus larges et plus ouvertes. Cela impliquait de créer des biens publics nouveaux, et à une autre échelle - celle des royaumes, plus celle des seigneuries: pour y parvenir, il fallait des ressources fiscales; les souverains cherchèrent à faire face à leurs nouveaux besoins en allant au plus pressé et en taxant ce qui était facile à atteindre - les flux commerciaux: c'est là un cas où l'intérêt commun est sacrifié à celui à court terme des institutions. Par la suite, les politiques des pays européens devinrent plus diverses: à partir de la Renaissance, l'opposition se creuse entre l'Espagne et la France, qui continuent, par leur politique fiscale, à décourager l'innovation, et l'Angleterre et les Pays-Bas qui réussissent à faire converger l'intérêt de ceux qui œuvrent pour la croissance (les commerçants qui élargissent les marchés et provoquent des gains de spécialisation beaucoup plus que les manufacturiers et que les agriculteurs, dans un premier temps) et de leur gouvernement. IV. LES ETUDES
SUR L'OPENFIELD
Les recherches sur l'openfield, les conditions de sa création et celles de sa disparition sont si nombreuses qu'elles offrent un cadre idéal pour le chercheur décidé à tester la validité de la théorie des droits de propriété. Le champ est d'autant plus tentant que les interprétations
Paul Claval
452
jusqu'ici fournies demeurent partielles et souvent contradictoires. Dans un essai stimulant, Dodgshon'9 souligne que l'on a sans doute eu tort de poser les problèmes d'évolution en termes purement techniques et sociaux: des mutations essentielles, celles qui sont liées à la subdivision des grandes soles par exemple, ont été peu étudiées, bien qu'elles soient connues depuis Maitland; liées à la division des communautés, elles permettent une restructuration profonde et une systématisation des usages qui jusque-là restaient souvent mal coordonnés: c'est-à-dire qu'il ne faut pas négliger le contexte institutionnel et l'évolution des droits de propriété, qui en est une autre expression. Carl Dahlman2uva beaucoup plus loin que Dodgshon dans cette voie. Il rappelle d'abord les contradictions des explications généralement adoptées, puis montre comment l'adoption d'un openfield à pâture communale correspond à la solution institutionnelle optimale pour une économie autarcique mixte combinant céréaliculture et élevage. Il est alors possible de dégager des économies d'échelle dans la conduite de l'élevage grâce à la pâture commune; les soins attentifs, le désherbage par exemple qu'implique la culture, seule l'entreprise individuelle peut les assurer. Les droits se trouvent donc divisés entre la collectivité et les familles, l'une assurant la gestion de l'élevage, l'ordonnance générale de l'assolement et la date des bans, les autres prenant à leur charge, isolément ou avec des formes d'entraide plus ou moins poussées, les labours, les semailles et la récolte des grains. Pour que l'organisation soit efficace, il convient que ceux qui disposent des troupeaux les plus nombreux - c'est-à-dire des terres les plus vastesaient un poids suffisant dans l'assemblée collective pour éviter la surcharge des biens communs qui les lèseraient plus que les petits. Ceux-ci deviendraient vite incontrôlables s'ils n'étaient intimement associés au système - si bien que l'allocation de quelques raies aux journaliers allège le contrôle et la gestion de l'ensemble. et en rend la conduite plus aisée. La logique économique conduit à un type de structure qui combine des droits collectifs et des droits individuels de façon que son fonctionnement se fasse à des coûts acceptables. Le problème qu'essaie de résoudre Dahlman, c'est celui de la disparition de l'openfield: en Grande-Bretagne, l'évolution s'inscrit sur quatre siècles, ce qui rend peu vraisemblables les explications axées sur les mutations techniques - on comprend mal comment elles auraient mis tant de temps à s'imposer si elles étaient réellement intéressantes. Dahlman insiste surtout sur l'ouverture progressive de l'économie et sur la spécialisation qui en est résultée: processus lent, affectant d'abord les zones qui offraient les produits les plus faciles à transporter (la laine par exemple) ou celles qui étaient les plus proches des villes, puis touchant progressivement l'ensemble du plat pays. Le ,.
Dodghson (Robert A.), The Origin of the Briti.~h Field System, Londres, 165 p. 111Dahlman (Car\), The Openfield System - and Beyond. op. cit.
Academic
Press,
1980, XIV-
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système de culture mixte appelait l'openfield; la spécialisation ne lui convient pas: pour l'élevage, il est intéressant de pouvoir constituer de grandes parcelles, comme celles des biens communaux, mais à l'intérieur des anciennes soles; pour la culture céréalière, la subdivision des pâtures permet de gagner de l'espace cependant que l'assolement collectif cesse de devenir nécessaire puisqu'il n' y a plus de troupeau communal à faire paître sur les chaumes ou sur la jachère. Dahlman justifie de la sorte la lenteur du processus, ses aspects régionaux contrastés et aussi les oppositions entre les enclosures des Tudor, celles de Stuart, et celles qui se multiplient entre 1750et 1850, lorsque la procédure parlementaire devient courante. Les premières touchent les zones les plus tôt ouvertes à la spécialisation; la conversion des cultures en herbage pour les moutons s' y accompagne d'une dépopulation qui explique la résistance populaire au processus. A l'époque des Stuart, les gains recherchés sont dans l'élevage ou dans la culture, selon les secteurs, mais ils ne s'accompagnent plus d'une extensification comparable, si bien qu'ils sont réalisés par accord de la majeure partie de la population, y compris des petits exploitants. La hausse du prix du grain, à la fin du xvrn" siècle et au début du XIX" siècle, pousse à la mise en culture des communs - c'est dans ce contexte que se situe la grande vague qui clôt le mouvement. Le recours au Parlement, en offrant un arbitrage reconnu par la majorité, diminue les coûts de transaction au moment de changer de système de droits et facilite l'évolution. En analysant en termes de coûts de transaction à la fois le fonctionnement courant de l'openfield, et les mutations qui marquent le passage d'un système de droits de propriété à l'autre, Dahlmancomme l'avaient d'ailleurs fait North et Thomas - montre l'intérêt de l'idée et sa fécondité dans les interprétations. Il n'est pas dans le propos de Dahlman de rendre compte de tous les aspects de l'histoire de l'openfield, mais le système d'interprétation qu'il imagine apparaît plus général que ceux qui avaient jusqu'ici été avancés: n'est-ce pas la preuve que les hypothèses retenues méritent d'être exploitées ailleurs par les géographes? V. LE PROBLEME DU ZONING
Robert H. Nelsooz' essaie de réinterpréter l'histoire des systèmes de régulation foncière aux Etats-Unis. A la fin du XIX" siècle, la législation américaine ne connaît que la propriété privée du sol et du sous-sol - les deux étant liées, à la différence de ce qui se passe dans d'autres pays occidentaux. l' Nelson (Robert H.), Zoning and Property Rights. An Analysis of the American Regit/CItion, Cambridge (Mass.), The M.LT. Press, 1977, XIII-259 p.
Sy.çtem of Lmzd Use
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Les premières entorses à la plénitude de la possession foncière sont liées au problème des nuisances: comme en Europe un peu plus tôt, on essaie d'éviter les retombées peu désirables de certaines activités dans les secteurs déjà construits. La solution choisie est cependant plus systématique et plus souple à la fois que celle retenue en Europe: le zoning permet de spécifier ce qui est accepté dans chaque unité de voisinage. Mais la pratique ne tarde pas à tirer de cette législation des orientations qui n'avaient pas été prévues au départ et qui n'étaient pas désirées: la mesure de zoning va devenir une arme utilisée par les communes pour sauvegarder la qualité de leur environnement. Dès 1924, le juge Westenhaver s'oppose à l'instauration de mesures de zoning uniformes dans l'ensemble d'une collectivité locale sous le prétexte que la mesure aurait «pour résultat de classer la population et d'y créer des ségrégations selon son revenu et sa situation dans la vie»1Z.La Cour Suprême ayant cassé ce jugement, rien ne freine l'utilisation de cet outil juridique pour maintenir l'homogénéité des communes de banlieue et leur éviter l'invasion par des groupes à bas revenus. La géographie sociale de la ville américaine doit beaucoup à la multiplication des plans d'occupation des sols depuis plus d'un demi-siècle. Les intérêts en jeu sont considérables: intérêts sociaux (les enfants sont mieux instruits et fréquentent un environnement moins perturbé et moins perturbant dans les zones résidentielles bien protégées), intérêts économiques des propriétaires résidents (qui échappent ainsi à l'avilissement des prix qui suit toujours la dégradation du standing), intérêts des promoteurs enfin, qui disposent de la sorte d'un marché organisé, transparent - et où les spéculations sont payantes, comme on le verra dans un instant. Les problèmes que soulève la pratique du zoning sont cependant évidents: de quel droit une portion de la population d'une grande métropole, sous le prétexte qu'elle vit dans une commune dotée de pouvoirs politiques, peut-elle exclure ceux qui se trouvent entassés dans les ghettos ou dans des zones surpeuplées? Le bien-être de quelquesuns peut-il de la sorte s'acheter au prix de l'entassement de la majorité? Comment concilier, d'autre part, le maintien du principe de marché et un système d'allocation des droits de construire selon les critères et les règles de l'administration? Les prix des terrains dépendent des mesures de zoning, mais rien ne permet de compenser les moins-values de ceux qui voient leurs parcelles maintenues en zone agricole, ni de frapper de taxes élevées ceux dont les terres deviennent constructibles. En droit, évidemment, la chose est possible, mais peu d'Etats l'ont tentée; elle revient à supprimer toute incitation au développement des sols - les Anglais, qui en ont fait l'expérience, savent que le marché foncier se trouve complètement bloqué si le principe de compensation des moins22 Ibidem.
p. 25.
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values et de prélèvement des plus-values est poussé jusqu'à l'extrême. S'arrêter en chemin? Mais quelle est alors la justification logique de la mesure? En France, les prélèvements sur les plus-values spéculatives sont moins forts, mais ils ont ralenti les mouvements de terrains et d'immeubles dans les zones en croissance rapide. Aux Etats-Unis, le jeu du marché est resté plus souple - et la spéculation s'est développée, car la tentation est grande pour les promoteurs d'acheter des terrains agricoles à bon marché, puis d'intriguer pour les faire classer comme constructibles. Comment éviter de telles tentations? En renonçant à des règles absolument rigides de définition des droits d'utilisation correspondant à chaque zone, de sorte que l'administration négocie avec chaque promoteur? La formule est intéressante pour des municipalités qui réussissent de la sorte à faire prendre en charge une partie des équipements collectifs par les entrepreneurs - on vous donne le droit de construire plus dense, mais vous équiperez la zone, vous paierez tel terrain de jeu ou telle école, etc... Là aussi, la justification éthique n'est pas évidente - et donner des pouvoirs discrétionnaires à des fonctionnaires les expose toujours à la prévarication... On voit donc quelles difficultés crée la pratique du zoning. Nelson23en montre fort bien les racines: le problème qui se pose est celui d'un partage des droits entre les particuliers et les collectivités de manière à éviter que les intérêts de certains n'aillent à l'encontre de ceux de tous. Encore faudrait-il, pour arriver à une solution satisfaisante, poser la question clairement. Elle ne l'a guère été au début du xxe siècle, car zoning et planification ont été associés de telle manière qu'on a perdu de vue que leur finalité n'était pas la même. La planification a pour but de créer les conditions d'une bonne transparence en mettant en évidence les tendances d'évolution; elle propose des mesures qui conduisent à maintenir la cohérence de l'ensemble - mesures économiques et mesures urbanistiques. Le zoning est fait pour éviter que les extemalités négatives ne viennent détériorer des environnements qui sont parfaitement sains et viables et ne provoquent de la sorte des pertes sèches pour la communauté. Si l'on mélange les deux registres, on embrouille la question. Faire des mesures de zoning l'outil essentiel de la planification, comme cela a été le cas aux Etats-Unis et en Angleterre depuis plus d'un demi-siècle, comme c'est aussi en train de le devenir en France, c'est oublier que le problème du zoning est économique et qu'il doit être pensé comme tel. Le planificateur a toujours tendance à s'identifier avec une image idéale et figée de l'ensemble pour lequel il travaille. Il est désintéressé, si bien qu'il lui paraît inconvenant que l'on critique ses décisions: ne sont-elles pas élaborées à partir d'enquêtes scientifiques? N'échappent-elles pas, de la sorte, aux remises en cause permanentes qui sont le lot de tout ce qui est 2.'Ibidem.
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tranché par le marché, c'est -à-dire par la confrontation conflictuelle des projets de tous? Nelson a beau jeu de dénoncer le rôle mystificateur que les idéologies urbanistiques ont ainsi joué: ce sont elles qui ont fait attendre si longtemps les réactions en vue d'une cohérence plus grande des mesures relatives aux droits de propriété dans le domaine urbain. Vincent Renard14a fait le tour des solutions que l'on propose à ce problème: une forte fiscalité, comme aux Etats-Unis, moralise un peu le marché en frappant fortement ceux qui bénéficient des plus-values; des taxes lourdes perçues sur les terrains à bâtir évitent que la construction ne soit bloquée par la réduction de l'offre qui résulte du zoning et par les anticipations à la hausse de ceux qui ont la chance d'avoir des terrains bien placés. Mais le problème de la compensation des moinsvalues ou de la taxation des plus-values n'est pas résolu pour autant. Vincent Renard montre alors les diverses tentatives faites pour résoudre cette irritante question; une des plus originales, c'est celle qui est liée à la vente des coefficients d'utilisation du sol: ainsi, tous les propriétaires d'une commune peuvent bénéficier de la plus-value même s'ils ont des terrains classés agricoles: pour bâtir dans la zone constructible, on est obligé de leur acheter les droits qui leur ont été alloués en fonction des superficies qu'ils détiennent, mais qu'ils ne peuvent utiliser sur leurs propres parcelles. Nelson15systématise la réflexion à propos de ces expériences. A partir du moment où des externalités apparaissent en matière d'utilisation des sols, il n'y a qu'un petit nombre de solutions possibles: 1)collectiviser une partie au moins des droits - c'est la solution actuelle plus ou moins améliorée; 2) distinguer deux séries de droits, ceux que les particuliers peuvent exercer seuls, et ceux qu'ils ne peuvent exercer qu'au sein d'un groupe - c'est la solution de l'openfield dans la société traditionnelle, ou celle de la copropriété dans les nations modernes; il s'agirait alors d'élargir le principe de la copropriété pour l'appliquer à des espaces horizontaux, et pas simplement à des immeubles. Quels sont les avantages et les inconvénients des deux types de systèmes?
Nous sommes habitués au premier
-
et il est en accord avec
les thèmes sans cesse répétés par l'urbanisme moderne. Mais il crée, en dehors des injustices foncières sur lesquelles nous avons déjà insisté, deux séries de difficultés: 1)du fait que la collectivité locale qui dispose du droit de zoning n'a rien à payer, il lui est difficile de ne pas utiliser l'outil ainsi constitué pour sauvegarder la composition sociale existante, ce qui va à l'encontre de l'intérêt général de la communauté plus large dans laquelle elle se trouve située; une solution à ce problème, consiste évidemment à élargir les circonscriptions administratives disposant du 1~ Renard (Vincent), Plan.ç d'urbanisme er jusrice.foncière, Paris, P.U.F.. 200 p. 1> Nelson (Robert H.), loninK and ProperTy RiKhrs, op. cir.
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économique
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droit de zoning - mais on éloigne ainsi les responsables des réalités locales, ce qui n'est guère souhaitable; 2) la transformation des utilisations du sol, nécessaire lorsque les conditions démographiques et économiques changent, se trouve interdite par le système du zoning: le prix de la transformation est théoriquement infini, puisque rien ne permet légalement à ceux qui désirent s'installer dans un secteur pour y apporter de nouvelles activités de faire triompher leur point de vue; en fait, il n'est pas aussi élevé qu'on veut bien le dire: le promoteur patient et habile arrive à faire modifier les dispositions à son profit; à quel prix? Il ne s'en vante pas, ni ceux qui se sont laissés acheter. La moralité publique gagnerait à un système qui admette ces transactions et les moralise en instituant la rediscussion périodique des droits de propriété. Le type de copropriété que recommande Nelson - et qui existe déjà là où a été créé un marché des droits à bâtir gérés par la
collectivité- nous surprend encore dans un contexte où nous ne sommes pas habitués à le voir fonctionner. Il suppose, au départ, deux conditions: I) la délimitation (par la collectivité- ou par les promoteurs?) des unités de voisinage auxquelles sont dévolues la gestion de la partie collective des droits, celle qui a trait aux changements de densité et d'utilisation; 2) la définition d'une procédure de décision qui permette, comme dans toute copropriété, à la collectivité de s'exprimer sur les problèmes importants (décision à l'unanimité, à la majorité qualifiée, à la majorité simple). A partir de là, les choses deviennent plus simples. Les problèmes de compensation des moins-values et de perception des plus-values ne se posent plus puisque la collectivité récupère, à travers la vente des droits de niveau supérieur, les avantages qu'elle peut octroyer à certains, et les redistribue à tous. Les pressions extérieures sont plus faciles à contrecarrer que dans le système de propriété simple, puisqu'il faut, pour que le changement se produise, que le candidat extérieur propose assez pour décider l'ensemble de la communauté à accepter de nouvelles conditions de vie - assez, dans bien des cas, pour que la perspective d'un déménagement et d'une réinstallation ailleurs paraisse avantageuse. L'obstacle est suffisant pour éviter le mitage par jeu des nuisances et déséconomies locales; il assure une stabilité assez grande des modes d'utilisation pour l'amortissement des investissements qu'ils impliquent. Nelson est conscient des limites de l'institution qu'il propose. Si elle n'interdit pas les transformations, elle officialise, pour les mener à bien, le rôle des promoteurs, seuls capables de négocier avec des collectivités exigeantes. Elle ne règle que le problème des extemalités locales
-
puisqu'on
voit mal le système de copropriété
s'appliquer
à
l'ensemble d'une commune, ou d'un canton - ce qui équivaudrait à figer l'ensemble des utilisations du sol. Mais son analyse a l'avantage de souligner les enjeux que soulève la question des droits de propriété
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dans notre monde et de montrer à quelles conditions les intérêts individuels et ceux de la collectivité peuvent se trouver conciliés. Le problème est d'importance, Nelson le rappelle. Au début du xxe siècle, les extemalités qu'on cherchait à contrôler étaient celles, de faible portée, qui résultaient des effets de contagion locaux des utilisations du sol. Les contrôles imaginés impliquaient des communes, des agglomérations mais pas l'ensemble de la nation. Depuis le début des années 1960,les conditions ont changé: la mode est à la protection de l'environnement, ce qui veut dire que l'on est devenu sensible au jeu d'externalités beaucoup plus nombreuses et de plus forte portée. Leur contrôle implique des mesures concernant des ensembles plus vastes, le pays, la petite ou la grande région. Les mesures proposées jusqu'ici ressemblent à celles de zoning - n' a-t-on pas imaginé, en France, de généraliser la procédure des plans d'occupation des sols au milieu rural? L'intention est sans doute louable, mais tant que l'on attribue à des collectivités locales ou à des administrations le droit de fixer les usages du sol sans avoir de compensation à payer, il est difficile de les empêcher d'utiliser leurs compétences dans un sens qui fait perdurer les utilisations présentes de l'espace et les structures sociales dominantes. Comme le fait remarquer Nelson, c'est à une pulvérisation de l'espace, à une véritable féodalisation que l'on assiste: plus moyen de faire triompher l'intérêt général. Pour sortir de ces difficultés, il faut ou bien accepter une planification territoriale globale centralisée - mais on connaît ses lourdeurs, son inertie et son effet stérilisant sur l'initiative locale - ou bien faire preuve d'imagination de manière à concilier l'initiative individuelle, les soucis légitimes de protection des communautés locales et la nécessité de maintenir une cohérence d'ensemble dans la société. Pour des auteurs comme Nelson, c'est encore en s'appuyant sur le marché qu'on peut arriver aux meilleurs résultats. Ont-ils raison? Il est difficile de l'affirmer tant que les essais dans la voie qu'ils suggèrent n'ont pas été plus nombreux, mais leur réflexion est indiscutablement utile; sous prétexte de décentralisation et de gestion près de la base, beaucoup de gens oublient que la discipline du marché est une discipline de l'intégration sociale; ils semblent ignorer que la dévolution de pouvoirs non accompagnés de responsabilités qui les limitent multiplie les féodalités. C'est là tout le problème de l'aménagement géré par la base. Il répond à des aspirations généreuses, mais il ne peut donner de bons résultats que si l'on crée un cadre institutionnel qui assure la convergence des intérêts privés, locaux et généraux. Ceux qui lancent les nouvelles formes de régionalisation ont-ils suffisamment réfléchi à la question? On peut en douter.
CHAPITREXVll-
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L'ORDRE ÉCONOMIQUE INTERNATIONAL
Les géographes ont marqué un intérêt fluctuant pour les problèmes de la vie économique internationale. Au temps où la préoccupation majeure était l'approvisionnement en matières premières des pays industrialisés, avant et après la Première Guerre mondiale, nombre d'auteurs se penchaient sur les marchés internationaux de ces produits, à la manière de Fernand Maurette1. Telle qu'elle était enseignée dans les classes des établissements secondaires.entre les deux guerres mondiales, la géographie économique se résumait d'ailleurs à l'énumération des denrées essentielles de l'échange international, à la présentation rapide de leurs lieux de production et de consommation, et à la description des circuits qui les unissaient. On parlait du blé, qui donnait lieu déjà à des transactions internationales importantes, et beaucoup moins du riz, dont la production était du même ordre de grandeur, mais qui était consommé pour l'essentiel dans les zones productrices, en Asie orientale ou méridionale. Cet intérêt pour les matières premières a presque disparu au cours des années 1950,sauf pour quelques produits stratégiques comme le pétrole: je me rappelle la difficulté que j'avais à rassembler une documentation à jour dans ce domaine lorsque je rédigeais mon ouvrage sur la Géographie générale des marchés2. Les problèmes de l'échange international n'étaient pourtant pas ignorés, mais ils prenaient de nouvelles formes qu'il fallait cerner de manière différente: les transactions sur les produits manufacturés se développaient plus vite que les autres, ainsi que les échanges de services; il fallait comprendre ce qui poussait les nations à se spécialiser dans telle ou telle production; les dotations naturelles n'avaient plus grand' chose à voir avec ces orientations: pour des productions légères, les pays développés se trouvaient dans des situations comparables, comme aussi pour beaucoup de fabrications demandant des technologies de pointe et ignorant les économies d'échelle. J'essayai, dans Régions, nations et grands espaces3,de faire le point de la question à la fin des années 1960 et montrai, dans ces échanges croisés, le rôle des économies externes et des économies d'échelle; ces dernières tenaient alors une place de choix 1 Maurette (F.), Les grand.f marchés de matières premières, Paris, A. Colin, 1921, 198 p. 2 Claval (P.), Géographie générale des marchés, Paris, Les Belles Lettres, 1963, 360 p. J Claval (P.), Régions. nations, grands e.fpaces, Paris, M.-Th. Genin, 1968,837 p.
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en ce domaine, puisqu'elles justifiaient la mise en place de zones de libre échange et de marchés communs. Les années 1970et 1980ont vu de tels bouleversements dans la situation économique du globe que toutes les analyses traditionnelles demandent à être reprises. J'avais signalé dans ma chronique de 1976
sur «La localisationdes industries et des services»4, la signification nouvelle que prenaient certaines parties du Tiers Monde dans la division internationale du travail et le rôle des facilités accrues des échanges d'information dans cette transformation des facteurs de localisation; j' y soulignais au passage l'intérêt croissant des géographes pour les multinationales. Les études se sont multipliées au cours des sept ou huit dernières années: il est bon d'en présenter un échantillon, et d'évoquer les interprétations modernes du capitalisme global et de l'ordre économique international. I. LA GEOGRAPHIE
DE L'ECHANGE
INTERNATIONAL
André Garcia vient de publier une utile Géographie des échanges internationaux5. Elle s'ouvre par un tableau des méthodes et des progrès en ce domaine qui manquait jusqu'ici: l'accent est mis sur les contributions des sciences de l'action qui permettent de mieux percer les stratégies des partenaires, entreprises et Etats, et sur les conditions dans lesquelles se développe la coopération internationale. Le tableau des espaces économiques et des échanges entre les blocs de nations, pays socialistes, pays libéraux industrialisés et pays en voie de développement, est plus classique, mais il comporte d'utiles mises au point, comme celle consacrée aux relations extérieures de la Communauté Economique Européenne. La dernière partie de l'étude aborde les transactions par produit. Les mises au point son nécessairement rapides et ne permettent pas toujours d'aller très loin dans la présentation des particularités de chaque secteur, mais les grandes différences sont soulignées, et les passages relatifs aux échanges de produits transformés et de biens de consommation sont très neufs. Il en va de même pour le dernier chapitre, qui aborde les échanges invisibles et les mouvements de capitaux. Pour aller plus loin, il convient de se montrer plus modeste dans le champ couvert. C'est ce qui fait l'intérêt des recherches conduites sous la direction de Claude Mouton et de Philippe Chalmin6 au Conservatoire 4 Claval (P.), « Chronique de géographie économique XI et XII : la localisation des industries ,~ervices », Revl/e géographiql/e de /' Est, vol. 18, 1978, pp. 51-80. Garcia (A.), Géographie de.v échanges international/x, Paris, Litec, 1982,516 p. 6
et des
Mouton (C.), Chalnùn (P.), Matières premières et échanges intemationaux, Paris, Economica, 1980,
339 p. ; Mouton (C.), Chalmin (P.), Commerce international et matières première.v, Palis, Economica, 1981, 238 p. ; Mouton C.), Chalmin (P.), Les marchb illfernationaux de matières premières, Paris, Economica, 1982, 307 p.
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National des arts et Métiers. L'expérience que le premier a eue à Bruxelles, à la Commission Economique Européenne, et la connaissance de première main que le second possède des rouages de certains marchés, celui du sucre par exemple', leur permettent de renouveler nos connaissances sur le négoce international des matières premières. Les marchés internationaux des matières premièress regroupent les communications faites à un séminaire du « Centre de Recherches sur les Marchés des Matières Premières» qu'animent au C.NAM. ces deux chercheurs. L'intérêt, c'est d'y voir présenter par des professionnels des analyses fort intéressantes sur les méthodes d'approche utilisées, sur les marchés à terme, et sur les moyens de financement; le tout est illustré par des analyses de cas, celle d'une opération de fourniture de blé à l'Egypte par exemple. Mais la partie traitant des partenaires euxmêmes apporte peut-être plus: elle nous met en présence des stratégies des producteurs, de cet univers mal connu qu'est celui des négociants internationaux et du poids des acheteurs. L'ouvrage évoque ensuite le rôle des multinationales, analyse l'exemple du marché du sucre à travers les stratégies de deux des opérateurs dominants, «Tate and Lyle» en Grande-Bretagne et « Sucres et denrées» en France. La dernière partie du travail est consacrée à l'analyse de l'environnement des marchés et en particulier aux négociations internationales, aux cartels et aux embargos. La plupart des articles sont agréables à lire et certains offrent d'utiles mises au point méthodologiques - ainsi, celui où Philippe Chalmin retrace le développement des analyses par filières, depuis les réflexions de Ray Goldberg (A Concept of Agribusiness, 1957; Agribusiness coordination, 1968)"jusqu'aux analyses de l'I.NRA., ou à l'ouvrage de Louis Malassis (Economie agroalimentaire, 1979)'°. On trouve là l'origine des analyses dont les responsables de notre politique mais les déboires nous abreuvent depuis une vingtaine d'années répétés de la filière-bois sont là pour rappeler qu'une bonne saisie des problèmes ne suffit pas toujours à les résoudre! Pour compléter l'initiation aux mécanismes du négoce international des matières premières, on consultera aussi avec profit ~
, K
Chalmin(P.).
Tate and Lyle. géant du sucre, Paris, Economica,
1983,704
p.
Mouton (C.), Chalmin (P.), Les marchés internationaux de matières premières. op. cit. Sur ces
questions, on consultera également: Berthelot (Yves), Brendon (Anton) et alii, Marchés. technologies et nouvel/es relations internationales, Paris. Economica, 1983; Giraud (P.N.), La géopolitique des re.uource.f minières, Paris, Economica, 1983, 750 p. ; Jacmart (M.-C.), « Le commerce mondial des produits de base", Notes et Etudes documentaires, 20 octobre 1980, Paris, La n° 4589-4590, Documentation Française, 1980, 140 p. ; Karray (B.), Le marché mondial des phosphates et de.f engrais 1,lmsplllltés, Paris, Economica, 1983; Ordonneau (Pascal), La bataille des matières premières, Paris, Les Editions Ouvrières, 1975, 125 p. ; Redslob (Alain), La cité de Londres, Paris, Economica, 1983. "Goldberg (Ray), A Concept of Agribusiness, Cambridge, Harvard University Press, 1957, \36 p.; Goldberg (Ray), Agribu.tiness Coordination, Boston, Harvard Business School, 1968,256 p. 10
Malassis (L.), Economie lIgroalimentaire, Paris, Cujas, 1979, 437 p.
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l'ouvrage que Yves Simon a consacré aux Bourses de commerce et marchés à terme de marchandiseJ/. L'ouvrage que Philippe Chalmin consacre aux Négociants et chargeursl2 a plus d'unité et nous introduit dans l'univers de ceux qui animent les grands marchés de matières premières: les places de commerce cessent d'être faites de locaux vides et d'entrepôts dont on saisit le rôle comme dans un manuel d'économie, pour se remplir de firmes concurrentes, de brokers, de sociétés de commerce international, de commissaires exportateurs et de bureaux d'achat. Ces firmes ont à opérer dans des conditions difficiles: s'assurer aussi vite et aussi parfaitement que possible de toutes les informations qui concernent l'offre potentielle et la demande au cours des semaines, des mois ou des années qui viennent. Au Japon, des firmes, les Sogos Shoshas, se sont spécialisées depuis toujours dans la prospection du marché mondial pour tous les produits. Ailleurs, la spécialisation de grandes firmes internationales est plutôt la règle. Cela nous vaut l'évocation de quelques-uns des grands de ce négoce, Cargill, Continental (Fribourg), Bunge et Born, Louis Dreyfus et André pour les grains, Tate and Lyle, Sucres et denrées, Ed. F. Man pour le sucre, par exemple, ou Philip Brothers, un des plus actifs dans ce domaine et dans celui des échanges de métaux. A travers l'histoire de la montée fulgurante et de la déconfiture de la firme Cook, on assiste aux péripéties que connaissent les affaires de trading, les fortunes qu'elles peuvent bâtir lorsqu'elles réussissent à décrocher des contrats gigantesques (Cook est le grand bénéficiaire des premiers achats massifs soviétiques de céréales) et les dangers qu'elles courent lorsqu'elles s'aventurent trop dans la spéculation (Cook, dans une passe difficile, essaie de se refaire en pariant sur des cours à la baisse pour le soja en 1976: une médiocre récolte brésilienne, et une spéculation inverse des Hunt, des Texans habitués à des opérations hardies de « corner », suffisent à le ruiner). L'histoire des grands du marché des céréales est également bien racontée par le journaliste américain Dan MorganlJ : c'est avec un très vif plaisir que j'ai lu cet ouvrage alors que je me trouvais à Minnéapolis, au cœur de l'empire Cargill, dans un des lieux où la saga de ces maisons prend le plus de relief. Le négoce moderne se met en place au milieu du XIXesiècle pour alimenter les régions en déficit céréalier de l'Europe du Nord-Ouest: c'est de la région qui va d'Anvers à Bâle et à Lausanne que viennent les Fribourg, les Bunge, les Dreyfus, les André; mais le négoce se déplace progressivement vers les zones exportatrices, le Sud-Est de l'Europe dans un premier temps, le nouveau monde 11 Simon (Y.), Bourses de commerce et marchés à terme de marchandiJes, Paris, Dalloz, 2< éd., 1981, 299 p. 11 Chai min (P.), Négociants et chargeurs. La saga du commerce intemational des matières première.f, Paris, Economica, 1983, 287 p.
IJ
Morgan (D.), Merchants of Grain, Harmondsworth, Penguin Books, 1980, 519 p. ; trad. fse, Les
géwlIs du grain, Paris, Fayard, fi'ançaisfllce à l'environnement
1980. On consultera également pour le cas français: intemationlll, Paris, Economica, 1983,200 p.
Pivot (C.), Le blé
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ensuite. Les Cargill représentent cette seconde de génération, mais les vieilles maisons européennes les rejoignent progressivement. Au-delà de l'intérêt anecdotique d'une histoire bien narrée, les analyses de Dan Morgan ou de Philippe Chalmin ont l'avantage de nous faire pénétrer dans l'atmosphère des groupes qui structurent ainsi l'univers: on est loin des marchés où la transparence paraît acquise sans peine. Tout se joue ici sur .le contrôle des réseaux d'information et l'on voit Henry de Rotschild, vice-président de Philip Brothers, déclarer: «Notre système de communications est probablement le plus sophistiqué dI monde à l'exception peut.être du département de la défense et de la C.I.A... Je ne pense pas qu'il y ait sur la terre un seul endroit où l'on traite une matière première sur laquelle Phibro travaille et où Phibro n'a pas quelqu'un d'introduit)~ (rapporté par Philippe Chalmin)l4.
A travers l'analyse des marchés de matières premières, c'est donc aux réseaux d'échanges des nouvelles et des ordres qui modèlent l'espace mondial que nous sommes initiés dans un cas particulier. Ce sont des problèmes analogues, mais dans un autre contexte, que révèle l'étude des multinationales. II. LES MUL TINA TIONALES
ET LA GEOGRAPHIE
Les multinationales sentent le soufre, si bien que beaucoup des études qui leur ont été consacrées depuis une quinzaine d'années sont gâtées par un parti-pris critique a priori: les intellectuels de notre temps sont toujours en quête de ce qui est à l'origine du mal qui ronge le monde moderne; ils passent leur vie à fabriquer des théologies laïques où le problème essentiel est de situer le péché originel au cœur du lien social. C'était la propriété privée au temps de Rousseau ou au temps de Proudhon,. le capitalisme en général chez Marx, les multinationales dans l'échange international de nos jours. De quels malheurs ne les a-t-on pas rendues responsables? L'exploitation du Tiers Monde, la perte d'indépendance économique commune à l'Europe et à ses exdépendances, la désindustrialisation et la crise dans les pays avancés, l'orientation de la production vers des secteurs non-prioritaires et la poursuite de l'inflation! En se multipliant, les travaux deviennent plus sereins. Michel Ghertman dirige un Institut de Recherche et d'Information sur les Multinationales qui publie d'utiles mises au point", car elles contrastent 14 Chalmin (P.), Négociants et chargeurs. op. cit., cf. p. 129. 15 Emmanuel (A.), Technologie appropriée ou technologie sou.ç-développée, Paris, P.U.FA.R.M., 1981, 189 p. ; Maxcy (G.), Les multinationales de l'automobile, Paris, P.U.F.-I.R.M., 1982,326 p. ; Savary (J.), Les multÏlwtionales françaises, Paris, P.U.F.-I.R.M., 1981, 244 p.; Ruffini (p.-B.), Les banques multinationales, Paris, P.U.F.-I.R.M., 1983,299 p. On consultera également avec profit, sur le thème des multinationales: « Les multinationales", Les Cahier.v Français, Paris, La Documentation Française, 1979.64 p. ; Vernon (R.), Les entre/JrÜes multinationales, Paris, Calmann-Lévy, 1973,347 p.
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avec les interprétations trop systématiquement critiques qui prévalaient jusqu'ici. Ghertman rappelle dans le petit ouvrage où il résume ses idées sur la question'<, que l'origine des multinationales est à la fois ancienne et récente: dans le domaine industriel, une première phase d'émergence se situe à la fin du XIX"siècle; elle est liée à l'expansion des plantations et des activités minières dans les espaces coloniaux. En fait, et dans d'autres secteurs, celui du commerce international et de la banque, les exemples fourmillent dès la fin du Moyen Age et de la Renaissancepensons aux Fugger! Et il n'est pas mauvais de rappeler qu'une multinationale toujours vigoureuse est bien proche de fêter son bimillénaire - l'Eglise catholique! Elle ne traite pas de problèmes économiques, c'est vrai, mais cet exemple suffit à rappeler que les structures nationales, régionales ou locales sont depuis longtemps confrontées au problème que pose la coexistence avec des organisations qui ignorent les frontières. Ghertman souligne que pour l'essentiel, le mouvement de multinationalisation est pourtant récent: il part des Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale et est amplifié par les perspectives que le Marché Commun paraît offrir aux entreprises qui s'installent en Europe, par la nécessité de tourner ses défenses douanières, et par la volonté d'échapper à certains aspects de la politique économique américaine. Le mouvement pénètre plus tardivement en Europe; il Y est favorisé par le Marché Commun, mais la grande poussée ne se réalise que depuis une quinzaine d'années. Le cas du Japon est spécial, car les Sagas Shoshas ont depuis longtemps orienté l'activité du pays vers le marché international et appris à choisir les modèles conçus de manière à toucher le marché le plus étendu possible: même lorsqu'elles restent totalement japonaises par leur localisation et leur production, les firmes nippones sont des firmes mondiales. Il y a donc une stratificationdes multinationales- celles qui datent du début du siècle, Nestlé, Philips, les majors du pétrole - et celles qui se sont multipliées depuis une génération. Entre les unes et les autres, les différences ne sont pas très nettes dans les structures actuellesmais les secteurs ont changé: de la production des minerais ou du pétrole et de quelques secteurs des fabrications mécaniques, le champ s'est élargi à l'ensemble des produits manufacturés, à la banque" et aux services -l'hôtellerie en donne un excellent exemple. Le géographe se passionne pour les formes d'organisation qui permettent aux multinationales de triompher ainsi des distances et de disperser leurs activités d'un bout à l'autre de la planète. Les analyses ne manquent plus aujourd'hui en ce domaine - on en trouve en particulier dans l'excellent recueil d'articles consacré aux systèmes ,.
Ghertman (M.), Les multinationales. Paris. P.U.F., 1982, 128 p. Marois (B.). L'imemllfionali.mtion des banques, Paris. Economica, " banques l1lultinationales, op. cit.
1979. 153 p. ; Ruffini (P.B.), Les
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industriels internationaux qui vient d'être publié, sous la direction de Ian Hamilton et de G. Linge, par la Commission de Géographie Industrielle de l'U.G.I.ISLe cadre systématique est peut-être trop vague pour cerner toujours ce qui est fondamental dans une organisation économique, mais il a le mérite de prendre en compte des éléments trop souvent négligés jusqu'ici, la structure des organigrammes, la circulation des informations et les effets de feed-backs dont les boucles en retour sont responsables en particulier. L'optique a en outre l'avantage, appréciable dans le cadre international, de ne pas effaroucher nos collègues de l'Est. La moitié de l'ouvrage traite des conditions de fonctionnement et des effets des multinationales. Au-delà de ces exemples, c'est aux études de Krummel', de Hayter et Watts20ou à celles que nos collègues suédois ont consacré aux problèmes de l'information et de l'organisation dans les entreprises21qu'il convient de se reporter pour y voir clair dans ces questions. La multinationale internalise des chenaux de communication qui lui permettent de savoir ce qui se passe sur divers compartiments du marché mondial. Elle peut ainsi localiser les investissements là où ils sont les plus profitables. La stratégie qui consiste à s'associer à des firmes indigènes facilite l'indispensable connaissance du milieu - mais elle n'est pas sans danger, car elle rend plus difficile le dégagement en cas de mauvaises affaires. Pourquoi ce développement des multinationales? S'agit-il de plans mûrement pensés pour contrôler le marché mondial ou s' y tailler une part de choix qui se traduisent ainsi? C'est certain dans bien des cas, mais le souci de surmonter des difficultés nouvelles joue aussi un rôle considérable22: une bonne partie des dirigeants d'entreprises impliquésdans le mouvementinvoquentdes motifs défensifs - éviter la fermeture d'un marché par suite du protectionnisme d'un Etat, ou maintenir viable une activité que la politique du pays où l'on est installé et l'évolution des salaires qui y sont pratiqués compromettent. Après avoir souligné le poids des faits d'organisation et de communication qui permettent de détecter les conditions favorables et de IS
Hamilton
(F.E.L), Linge (G.J.R.) (ed.), Spatial Analysis.
Industry
and Industrial
Environment,
vol. 2.
Imeruational Industrial Systems, New York, John Wiley, 1981, XIX-652 p.; on consultera en particulier: Linge (G.J.R.), Hamilton (F.E.I.), « International industrial systems», pp. 1-117; Steed (G.P.), « International locations and comparative advantage: the clothing industry in developing countries ", pp. 265-303 ; Savey (S.), Péchiney, « A French multinational », pp. 305-327; Bloomfield
(G.T.), « The changing spatial organization of multinational corporations in the world automotive industry», pp. 357-394. l' Krumme (G.), « Toward a geography of enterprise », Economic Geography, vol. 45, 1969, pp. 3040. 2" Hayter (R.), Watts (W.O.), « The geography of enterprise: a reappraisal », Progress in Human Geography, vol. 7, 1983, pp. 157-181. 21 Hakanson (Lars), « Towards a theory of location and corporate growth », pp. 115-138 de: Hamilton (F.E.I.), Linge (G.J.R.) (ed.), Spatial Analysis, Industry and Industrial Environment, vol. I, Indu.ftrial Systems, New York, John Wiley, 1979; Frederiksson (C.G.), Lindmark (L.G.), « From firms to systems of firms: a study of inten'egional dependence in a dynamic society», ibidem, pp. 155-186. On consultera également, sur les problèmes que posent les transferts d'informations: Maule (C.L.), « Transborder data flows: a multinational issue », Foreignlnvestment Review, Autumn /982, pp. 9-13.
22 Michalet (C.-A.), Delapierre (M.), Les facteurs de c01l.ftÏfution des entreprises multinationales françai.fes, Paris, CORDES, 1972, 2 vol.
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jouer entre les autorités locales soucieuses d'industrialisation, René GendarmeZJ,qui passe en revue les approches théoriques du phénomène rappelle qu'il Y a eu, à partir de 1960, un motif essentiel à la multinationalisation: l'accès au crédit en dehors des contrôles des divers EtatsH,Les législations mises au point à partir de 1913aux EtatsUnis, puis progressivement imitées partout et sans cesse renforcées, ont limité singulièrement le pouvoir qu'avaient les banques de crédit de battre monnaie: elles ont cessé de pouvoir le faire au niveau régional dès les années 1930(d'où l'arrêt de la croissance industrielle de nombre de métropoles urbaines en Europe à partir de cette date) et au niveau national à partir des années 1950. Le marché des euro-dollars25, né d'abord d'initiatives venues des autorités soviétiques qui ne désirent pas conserver les dollars qu'elles détenaient dans des banques américaines et les transfèrent à leurs banques de Londres et de Paris (la Banque de l'Europe du Nord, à Paris, avait pour indicatif télex «Eurobank », d'où le nom, semble-t-il, d'euro-dollars)z6, se développe surtout à partir des années 1960.Les firmes américaines trouvent dans les facilités que ce marché offre à leurs investissements une motivation essentielle à développer leurs implantations extérieures. Dans un univers où les changes fluctuent sans cesse - ce qui est vrai surtout depuis 1971- la multinationalisation permet en outre à la firme de diviser ses risques et d'éviter les pertes de dévaluation sur ses liquidités. C'est une contrainte plus qu'une incitation à sortir du pays d'origine, mais une contrainte qui permet de gagner de l'argent n'est pas toujours malvenue. Le problème le plus souvent abordé est celui de l'impact global des multinationales sur le système international. Il semble que la thèse de l'exploitation et du transfert systématique des plus-values des pays en voie de développement vers les centres de décision du monde capitaliste soit beaucoup trop systématiquez7: il y a eu des cas, et il y en a, où la politique d'établissement des prix intermédiaires est telle que le profit n'apparaît, de manière comptable, qu'au stade final et dans des pays où l'on sait qu'il sera facile à rapatrier. Mais ces stratégies sont plutôt des réponses aux restrictions de mouvements de capitaux que des pratiques générales. Le bilan global? Pour les entreprises elles-mêmes? Satisfaisant dans l'ensemble, encore que les implantations ne soient pas toujours sans risques: les nationalisations sont toujours possibles, ou les soubresauts politiques. Pour les Etats développés qui sont à l'origine de la plupart des firmes? Le résultat est positif dans la mesure où il évite de se trouver totalement éliminé de secteurs où la concurrence B
(R.), Des .WJrcières dalls l'économie: ,. Gendarme On consultera en outre, sur ce point: Marois
les multinationales, Paris, Cujas, 1981, 527 p. (B.), Les finance.~ des .wciétés multÙwtionales,
Economica, 1979, 174 p. 2S Bekerman (G.), Les euro-dollars, Paris, P.U.F., 1977, 128 p. 26 Le fait est rapporté par René Gendarme, op. cit. 27 Gendarme (R.), Des sorcières dans l'économie... op. cit.
Paris,
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internationale est menaçante, mais il s'accompagne .de nouveaux choix de localisation, de la fermeture de nombre d'établissements dans les pays d'origine et d'une désindustrialisation parfois sévèrez8.Pour les pays en voie de développement? L'affaire est généralement intéressante, puisqu'elle aide à résoudre au moins partiellement les problèmes d'emploi, assure la formation sur place d'une main-d'œuvre et d'un encadrement rompus à la discipline industrielle et permet de bénéficier de technologies modernes. La partie négative des implantations, c'est la difficulté qu'il y a à les contrôler, à éviter que certains ateliers ne ferment brutalement à la moindre alerte - c'est aussi la très imparfaite pénétration que les implantations étrangères assurent dans le domaine des techniques de pointez.. Le bilan est plus nuancé qu'on ne le dit généralement. TIn'est pas tout entier positif, mais il ne présente pas le caractère catastrophique que lui prêtent généralement ses détracteurs. Le Brésil serait-il devenu en moins de vingt ans le second producteur de soja dans le monde, capable du coup de moderniser son élevage (la crise du poulet breton vient de là), sans l'action de Cargill ? A lire les études récentes sur le problème des multinationales et les transformations que leur croissance a entraînées depuis vingt ans, on a le sentiment d'une évolution qui résulte d'une série de facteurs concomitants, les transports aériens, les télécommunications, l'informatisation des fabrications et de la gestion, ou la présence en masses croissantes dans des zones jusqu'ici peu industrialisées d'une ZHSur l'impact des multinationales dans les pays développés et leur développement: Dicken (P.), Lloyd (P.E.), « Patterns and processes in the spatial distribution of foreign investment controlled manufacturing employment in the United Kingdom, 1963 to 1975», Environment and Planning A, vol. 12, 1980, pp. 1405-1426; Hood (N.), Young (S.), « The long term impact of multinational enterprise on industrial geography: the Scottish case», Scottish Geographical Magazine, vol. 93, 1977, pp. 159-167; Law (C.M.), « The foreign company's location investment decision and its role in British regional development», Tijdschrijl voor Economi.fche en Sociale Geografie, vol. 71, 1980, pp. 15-20; McDermott (P.), « Overseas Investment and the Industlial Geography of the United Kingdom », Area,
-
vol. 9, 1977, pp. 200-207 ; McDonnell (E.),
«
Foreign direct investment in the United States», Annals,
Association (!f"American Geographer.f, vol. 70, 1980, pp. 259-270; O'Farrell (P.N.), «Multinational enterprise and regional development: Irish evidence », Regional Studies, vol. 14, 1980, pp. 141-150; Owens (P.R.), « Direct foreign investment - some spatial implications for. the source economy», Tijd.fchr(fT Voor Econontische en Sociale Geografie, vol. 71, 1980, pp. 50-62; Taylor (M.J.), Thrift (N.), «British capital overseas: direct investment and corporate development in Australia», Regional STudies, vol. 15, 1981, pp. 183-212; Watts (H.D.), «Large firms, multinationals and regional development: some new evidence for the United Kingdom», Environment and Planning, A Il, 1979, pp. 71-81. Sur le cas français, les études récentes sont rares: D.A.T.A.R., Les firme.f mulTinaTionales, Travaux et Recherches de Prospectives, Paris, La Documentation Française, 1973; D.A.T.A.R., Inve.WssemenTs étrangers et al1lénagel1lenTdu territoire, Livre Blanc, Paris, La Documentation Française, 1975; Michalet (C.A.), Delapierre (M.), Les implanTaTÜIIIS éTrangère.f en France: stratégies et sTrllcrures, Paris, Calmann-Lévy, 1976; Cotta (A.), Ghertmann (M.), (éd.), Les mulTinationales en lIIuration, Paris, P.U.F.-l.R.M., 1983,230 p.; Michalet (C.A.), Delapierre (M.) et alii, Nationalisations eT intemèltiOlllllisaTions, Paris, Maspéro, 1983, 168 p. Z9
Le problème des transferts de technologie alimente un débat passionné: les multinationales ne
transfèrent pas leurs fabrications les plus élaborées, ce qui maintient la dépendance, mais elles utilisent des équipements performants, si bien que l'emploi n'augmente pas toujours énormément dans les pays du Tiers Monde: de là vient l'idée de demander un transfert de technologies réellement appropriées à la situation de l'emploi dans ces pays, à leurs ressources énergétiques et à leur niveau d'instruction: mais n'est-ce pas perpétuer les retards de développement que d'accepter cette solution? Emmanuel (A.), Technologie appropriée ou technologie sous-développée. op. cit. ; Franck (I.), MulTinaTionaleseT déveloPl1emenT, Paris, Masson, 1981, 211 p. ; éd. or. américaine, Baltimore, 1981.
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main-d'œuvre et d'un encadrement ayant acquis une formation moderne. Les configurations géographiques qui se dessinent sont ainsi le résultat d'une mutation complexe dont tous les effets ne vont pas dans le même sens. Cela permet de mieux poser les problèmes du système économique mondial. III. LE SYSTEME
ECONOMIQUE
MONDIAL
L'image sur laquelle nous vivions il y a encore dix ans était celle d'une division tripartite du globe: pays industrialisés libéraux, pays socialistes et pays en voie de développement. L'industrialisation naissante de l'Asie du Sud-Est, du Mexique, du Brésil et de certains Etats africains rendait déjà cette vue caduque, mais la nécessité de la modifier ne s'est imposée qu'à partir de la crise du pétrole: il devenait impossible de ranger dans la même catégorie Koweït et le Bangladesh, par exemple! La révision ne doit pas seulement porter sur le groupement des nations en grands blocs. Une telle typologie n'avait de sens que parce qu'elle portait sur des ensembles relativement homogènes et parce qu'elle impliquait une division nette entre ce qui se passait au sein de chaque nation et ce qui se déroulait dans l'espace intermédiaire. Ces deux points doivent être revus. Les nations ne se sont pas effacées en dix ou quinze ans, mais leur rôle est moins éclatant que durant la période précédente. Tant que les relations entre les Etats demeuraient relativement limitées, les possibilités d'action que chacun possédait au sein de son espace intérieur étaient considérables. Elles s'étaient multipliées depuis la Grande Crise: les méthodes modernes de gestion des monnaies permettaient d'en faire varier le volume pour relancer la consommation chaque fois que cela paraissait indispensable; la macro-économie keynésienne inspirait ces politiques qui disposaient en outre de l'arsenal de contrôles et d'interventions imaginé lors de la Seconde Guerre mondiale, et qu'on n'avait que partiellement abandonné. Les techniques de planification que certains gouvernements mettaient en œuvre dans le cadre d'une économie qui demeurait fondamentalement libérale, comme en France ou aux Pays-Bas, témoignait bien de ce poids de l'Etat. Les interventions n'ont pas diminué - ou du moins, elles ne l'ont fait nulle part avant 1978,et elles se sont presque partout alourdies jusqu'à aujourd'hui - mais elles ont perdu leur efficacité quasimagique. Les politiques de relance ne jugulent plus le chômage, mais multiplient les déficits du commerce extérieur et aggravent l'inflation. Le poids même de la machine étatique a cessé d'apparaître bénéfique: ce n'est plus par la multiplication des emplois publics que l'on espère éliminer le sous-emploi, bien au contraire. Dans un grand nombre de
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nations, le poids des prélèvements paraît trop lourd pour la base éCQnomiquede la nation. De quoi est faite celle-ci? Jusqu'à ces quinze dernières années, elle reposait sur les activités agricoles et sur les activités industriellescelles-ci représentant, si l'on y incluait le secteur minier et énergétiqueJO, le poste le plus important. Les relations sur services n'étaient pas négligeables mais elles ne tenaient un rôle important dans la balance des comptes que pour quelques petites nations, la Norvège avec sa marine, la Suisse avec son tourisme par exemple. La spécialisation internationale reposait donc pour l'essentiel sur le secteur secondaire. Dans ce domaine, les Etats occidentaux possédaient des avantages structurels dont ils n'avaient pas. pris la mesure: les théories de la localisation parlaient de coûts de production et de frais de transport, et supposaient la disponibilité d'une main-d'œuvre bien formée et pas trop chère. En fait, il n'existait que très peu de pools d'ouvriers capables de satisfaire à la discipline des ateliers; on les trouvait dans les pays occidentaux et au Japon: pour travailler dans les conditions des fabrications modernes, il faut se plier à une règle stricte des horaires et des temps de travail, accepter.de participer de manière responsable aux tâches de manière à ne pas multiplier inutilement les coûts de contrôle, et être capable de suivre des indications techniques précises - ce qui nécessite à la fois une formation scolaire et un apprentissage technique. Contrairement à ce que pensaient beaucoup de théoriciens, il n'y avait pas d'armée industrielle de réserve dans le Tiers Monde, car le nombre de gens capables de participer au processus de production industrielle y était faible. Les politiques de développement n'ont pas eu, longtemps, de résultats très spectaculaires dans le domaine économique, mais elles ont modifié en profondeur les conditions sociales et culturelles de beaucoup de nations, et ont permis de créer les infrastructures de services et de transports qui manquaient. Brusquement, à partir de 1965à peu près, les pools de main-d'œuvre utilisables se sont multipliés, ce qui a redonné tout son poids au facteur main.,.d'œuvredans les localisations. Les progrès des transports aériens et des moyens de télécommunications ont fait le reste, puisqu'ils ont facilité la dissociation des tâches au sein des entreprises industrielles: celles-ci ont pu, moyennant des stratégies bien étudiées, éclater entre de multiples localisations sans perdre leur efficacité. La nation, qu'elle soit développée ou en voie de développement, perd alors une part de sa signification: les effets multiplicateurs par création d'emplois en amont ou en aval des implantations majeures cessent d'être automatiques. Le montant des échanges de services s'alourdit. Les pays développés vendent beaucoup moins des biens .,"
Sur les problèmes que pose aujourd'hui le commerce de ces produits à l'économie
Bouvier-Ajam
(M.), Matière.~ première.v eT coopération
intemationale,
Paris, L.G.DJ..
mondiale:
1976, 156 p.
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matériels que de l'engineering, des capacités de gestion et de direction et des équipes capables de traiter l'information et de préparer les décisions. Le commerce international porte bien toujours pour une part importante sur des manières premières et des produits manufacturés, mais ces biens ne sont rien sans l'ensemble des processus de communication qui permettent de les produire, de les conditionner, de les distribuer et de les vendreJI. La mutation a été extrêmement rapide. Pour la France, par exemple, elle ne commence guère avant la fin des années 1960,mais prend une ampleur considérable dans la décennie 1970.Les exportations de produits manufacturés faiblissent, les importations augmentent, mais la balance des paiements se porte beaucoup mieux que ne le laisserait supposer la balance commerciale: la France vend des services; Paris devient le premier centre de congrès du monde et le tourisme se développe rapidement. Ce sont là des faits bien connus. Mais il en est d'autres qui sont plus significatifs: l'industrie française des ordinateurs n'arrive pas à prospérer malgré les incitations de l'Etat et les sommes considérables qu'il engloutit dans le plan-calcul, mais les firmes de conseil en informatique réussissent, vendent leurs services en Europe, dans le monde méditerranéen, en Afrique et bien au-delà, si bien que la balance des paiements du secteur informatique est excédentaire au total. De grandes banques comme Paribas ou Indosuez jouent un rôle moteur dans le développement du marché des euro-dollars, ce qui leur ouvre des possibilités nouvelles d'expansion et facilite la pénétration à l'étranger des capitaux français et des multinationales françaises. L'économie du pays est en voie de multinationalisation sans que cette interdépendance croissante se traduise par un abandon des secteurs les plus nobles - une partie des spécialités gagnantes se situent dans les secteurs de pointe. Un tel réajustement ne se fait pas sans mal. En France, comme dans les autres pays industriels, il suppose une modification profonde du tissu manufacturier, l'abandon de certaines branches, la spécialisation dans d'autres domaines et une gestion économique de l'ensemble qui renforce sans cesse les secteurs compétitifs. TI faut également une transformation des mentalités qui se traduise par une ouverture vers l'extérieur. C'est à l'inverse que l'on assiste pourtant - un repli frileux sur la petite patrie prônée par les écologistes parce que small is beautiful et que la culture doit primer l'économie, une exaltation des valeurs nationalistes et la volonté de recourir à un mélange de keynésisme et de planification - sur le modèle des pays de l'Est - dans une gauche où JI Sur les nouvelles conditions de l'échange international, les stratégies qu'elles imposent aux Etats et le nouvel ordre économique mondial: Bertin (Gilles), Le-f objectif-f extérieur-f de-f Etat-f, Paris, Economica, 1981,301 p.; Lafay (G.), Dynamique de la -fpécîalî-fation internationale, Paris, Economica, 1979, 176 p. ; Malaussena de Perno (J.-L.), Spécîalî.mtion internationale et développemellt économique, Paris, Economica, 1975, 340 p. ; Paléologue (E.), Le.~ nouvelle-f relation-f économiques illternationales, Paris, P.U.F., 1980, 278 p.; Sautter (C.), Mautort (L. de), La concurrence indu.ftrielle à l'échelle mondiale. Mutatim/-f et per.fpective.f, Paris, La Documentation Française, 1979, 103 p.; Stern (8.), Le nouvel ordre écol1omique international, Paris, Economica, 1983,740 p.
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personne n'ose contester encore les analyses que le Parti Communiste donne à l'évolution du capitalisme mondial. Les théoriciens du P.c.F., P. Boccara par exempleJ2, en sont encore à gloser sur le Capitalisme monopoliste d'Etat33 alors que les théoriciens gauchistês français contribuent de manière décisive à l'élaboration d'un modèle du capitalisme
globalJ4
-
nous
y reviendrons
dans
notre
prochaine
chronique - qui prend en compte les mutations en cours et en saisit la logique. Toute la politique économique française depuis 1981se trouve donc à porte-à-faux par rapport aux nécessités du nouvel ordre mondial. Si la période est dure pour les pays développés, elle l'est aussi pour ceux en voie de développement. Tant qu'ils étaient exclus du processus industriel, tant que les matières qu'ils vendaient étaient mal payées, ils pouvaient rejeter l'ensemble de la responsabilité de. leur situation sur les pays avancés, invoquer l'héritage du colonialisme et pratiquer des politiques irresponsables en toute quiétude. Ce temps est révolu: certains pays réussissent là où d'autres échouent. Que le reste du monde ait des responsabilités, c'est évident, mais beaucoup plus par le climat de tension que la compétition Est-Ouest cause, par les politiques d'armement qu'il impose à des nations faibles et par les affrontements militaires ou les guérillas qu'elle fait naître en bien des points du globe, que par les processus classiques de l'exploitation. Il y a une dizaine d'années déjà, un économiste arabeJSécrivait un ouvrage qui n'a pas reçu l'accueil qu'il méritait: il portait sur l'impact des politiques de planification dans les pays du monde arabe. Gamal Amin y montrait, chiffres à l'appui, que la pauvreté des nations du Moyen-Orient s'était maintenue beaucoup plus à cause des aberrations de la politique économique de chacun des Etats que du manque de ressources. C'est encore plus vrai aujourd'hui, après le boom pétrolier. Les exemples ne manquent pas d'orientations qui paraîtront aux générations futures totalement démentes - depuis le refus des autorités
chinoises dans les années 1950, ou celles de beaucoup de pays arabes jusqu'au début des années 1980, d'accorder de l'importance aux politiques démographiques, jusqu'à des choix purement idéologiques comme celui de développer, dans les Etats du Maghreb, l'intérieur aux dépens du littoral, sous la prétexte que la croissance plus ancienne et plus continue des zones côtières et de leurs ports ne reflétait que les fantaisies des colonisateurs et de leur économie extravertie: le climat et ses contraintes étaient complètement gommés! JI
Boccara (P.), « Introduction à la question du capitalisme monopoliste d'Etat », Economie et Politique, 1966, pp. 5-48. n° 143-144,juillet J.' Traité marxiste d'économie lJOlitique, le capitalisme monopoliste d'Etat, Paris, Editions Sociales, 1971,2 vol. J4 Sur ces vues marxistes, marxiennes, marxisantes ou simplement radicales: Michalet (C.A.), Le capiflllisme mondial, Paris, P.U.F., 1976.233 p.; Palloix (C.), L'économie mondiale capitali.~te et les firmes multinationale.~, Paris, Maspéro, 1975 ; Tiano (A.), La dialectique de la dépendance. Analyse des relations économiques etfinancière.~ internationales, Paris, P.U.F., 1977,421 p. .'5 Amin (GaI al A.), The Modernization (!f"Poverty, Leyde, EJ. Blill, 1974, XV-124 p.
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Dans le nouvel ordre libéral mondial, le rôle des nations n'est plus de modeler à leur gré les systèmes de rémunération et de protection sociale, mais de faire en sorte que l'organisation de leur espace domestique ne menace pas leur compétitivité et soit compatible avec un système international plus égalitaire. L'Occident a perdu une bonne partie de ses privilèges: il n'a plus que ceux que peuvent encore lui donner une aptitude plus grande à innover et un art plus sûr de façonner des architectures sociales efficaces, mais ce genre de supériorité peut passer très vite: qu'on ne se fasse pas d'illusion, la plus grande partie du monde industrialisé n'est sortie du sous-développement qu'il y a deux générations, et celui-ci peut sans cesse se réintroduire, soit par régression de l'aptitude à maîtriser de grands espaces, par exemple, soit par importation massive d'une main-d'œuvre qui ne s'intègre pas à la société d'accueil et ne peut y vivre que dans des conditions précaires: c'est vrai à Londres comme à Paris, à New York comme à Los Angeles. Les villes du Tiers Monde ne sont plus les seules à connaître les problèmes du dualisme économique et social. Lorsqu'on explore ainsi l'articulation de l'espace mondial, on s'aperçoit qu'elle est en constant remaniement: on peut parler de système dans la mesure où toutes les parties interréagissent, mais pas au sens d'une structure dont les traits seraient figés et destinés à se reproduire indéfiniment durant des lustres: les mutations sociales et techniques qui ont bouleversé l'ordre international ne s'appelaient pas logiquement les unes les autres. L'élargissement des pools de maind'œuvre auraient pu se produire plus tôt ou plus tard, les effets de l'informatisation des communications et de la gestion étaient totalement imprévisibles au début des années 1960. Un seul fait est certain, c'est que l'évolution en cours pousse, en matière économique, à une intégration croissante des activités de chaque nation. Cela ne conduit d'ailleurs pas nécessairement vers le gigantisme: les coûts de distribution sont souvent devenus déraisonnables; une partie non négligeable de la multinationalisation vient de là, comme le rappellent Gosta ErikssonJ6 et les spécialistes de la logistique: il y a deux générations, vers 1920,dans les pays nordiques, les coûts totaux de distribution représentaient, en moyenne, pour les entreprises, de 5 à 10% des prix des articles qu'elles vendaient. Une étude de l'O.C.D.E. a montré qu'en 1970,dans le même ensemble de pays, elle était voisine de 50%,et qu'aux Etats-Unis à la même date, elle frôlait les 60%. C'est en partie pour limiter ce glissement, et parce que les transferts d'information coûtent moins cher que les transports, que le processus de multinationalisation s'est développé: il permet, pour chaque grand marché, de disposer d'unités de production bien placées, ce qui réduit l'incidence des coûts de distribution. .'. Eriksson (G.A.), Logistics and TransporTation, Communication au Colloque de Géographie des Transp0l1s, Paris, 28-30 juin 1983, Il p. ronéotées.
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L'évolution économique du globe a suscité depuis quelques années une reprise des réflexions marxistes sur l'économie internationale: nous l'évoquerons dans notre prochaine chronique.
CHAPITREXVlll-
1985
UNE NOUVELLE VAGUE DE MODELES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN
En Occident, la pensée marxiste procède, par vagues. En géographie, elle a d'abord balayé, dans les années 1950,la France et l'Italie, puis a affecté l'ensemble des pays latins'. A cette époque, les thèmes préférés étaient l'analyse des rapports villes-campagnes et celle du sous-développement. En France, le reflux de la vague est net, en géographie, depuis les événements de Budapest en 1956,et il s'est progressivement accusé. Mais d'autres vagues se sont produites dans d'autres disciplines et dans d'autres pays: les sociologues et les théoriciens de la ville ont été touchés en France, sous l'influence d'Henri Lefebvrez et de la sociologie très philosophique et très marxiste qu'il pratique, à partir des années 1960; les publications se sont multipliées aux alentours de 1970; elles sont tantôt plus franchement sociologiques, tantôt plus nettement économiques - l'opposition, si l'on veut, de Lipietz3, d'un côté, de Topalov4, de Reys, de Préteceille6 ou de Lojkine7 de l'autre - mais beaucoup sont difficiles à classer, comme Castells8,le plus représentatif du mouvement. A l'étranger, la grande poussée marxiste en géographie' est contemporaine de la montée du marxisme sociologique et économique en France - et les relations sont fréquentes entre ceux qui le développent chez nous et leurs homologues anglo-saxons ou latins. Les thèmes abordés sont issus de la critique radicale des recherches des années 1 On trouvera un utile résumé de cette histoire dans l'article de Milton Santos, et un coup d'œil aux publications des marxistes de l'époque, 1. Tricart ou B. Kayser n'est pas inutile. Santos (M.), « Geography, marxism and underdevelopment », Antipode, vol. 6, n° 3, 1974, pp. 1-19; Kayser (B.), « De l'objectivisme au confusionnisme dans l'enseignement de la géographie », La Pensée, n° 35, 1951, p. 10.fqq. ; Tricart (J.), « La géomorphologie et la pensée marxiste », La Pensée, n° 69,1956, pp. 55-76. Les principaux articles que Lefebvre a consacrés aux problèmes spatiaux entre 1950 et 1968 ont été rassemblés: Lefebvre (H.), Du rural à l'urbain, Paris, Maspéro, 1974, 290 p. 3
Lipietz (A.), Le tribut foncier urbain, Paris, Maspéro, 1974, 290 p.
4
Topalov (C.), Les promoteur.f immobiliers, Paris, Mouton, 1974,413 Rey (P.P.), Les alliance.f de classe, Paris, Maspéro, 1973,221 p.
5
fi
«
p.
Preteceille (E.), La production des grands ensembles, Paris, Mouton, 1973, 170 p. ; Preteceille (E.), La planification urbaine: les contradictions de J'urbanisme capitaliste », Economie et politique,
236, pp. 94-114. 7n°Lojkine (J.), La politique urbaine dans la région parisienne, 1945-1972, Paris, Mouton, 1972, 281 p.; Lojkine (1.), Le marxisme. l'Etat et la question urbaine, Paris, P.U.F., 1977, 362 p.; Preteceille (E.), « Politique urbaine et stratégie de classe », Espaces et Sociétés, n° I, 1970, pp. 79-84. 8
Castells (M.), La question urbaine, Paris, Maspéro,
'On
la trouvera
IX-387 p.
évoquée
dans:
Peet
(R.)
(ed.),
1972,451
Radical
p.
Geography,
Chicago,
Maaroufa
Press,
1977,
Paul Claval
476 1960:
il s'agit souvent de la structure de l'espace urbain, de ses
contradictions et de ses tensions - d'où l'engouement manifesté à l'égard de Castells, de Lipietz ou de Lojk:ine. En Italie, la continuité est plus évidente avec les recherches des années 1950et 1960,et le parfum de certains travaux reste proche du stalinismel". L'idée maîtresse qui se dégage des positions présentées à l'époque, c'est que les problèmatiques qui concernent l'espace ne doivent pas être « fétichistes» : l'espace qui intéresse les géographes humains doit être saisi dans une perspective dialectique; ses caractères et ses attributs ne sont pas fixés de toute éternité; la fertilité des terres est due à l'action patiente de générations de paysans, cependant que l'accessibilité de beaucoup de grands centres ne vaudrait pas grandchose si elle n'avait été bâtie à coup de ports, d'aéroports, de routes, d'autoroutes et de chemins de fer. C'est pour cela que la mode se développe de parler de production d'espacell : l'expression est absurde, mais elle fait partie de ces formules pour lesquelles le marxisme a toujours manifesté une grande dilection! Elle est ambiguë, puisqu'elle laisse supposer que l'espace peut être engendré par quelque chose qui n'est pas lui-même de l'espace ou dans l'espace, et qui n'est donc pas matériel. Une telle position n'est pas logiquement soutenable pour les marxistes orthodoxes: prise littéralement, ne signifie-t-elle pas que l'espace et la matière ne comptent pas, que les seules réalités sont sociales, c'est-à-dire par nature immatérielles? Les géographes, peu avertis des subtilités marxistes, au moins dans un premier temps, ont parfois donné dans le panneau. Yves Lacostel2,dans la première édition de son ouvrage sur le sous-développement, présente ainsi une interprétation totalement historique et dans laquelle la réalité physique et sociale des nations retardées ne paraît tenir aucun rôle. J'en avais fait la remarque, à l'époque, dans un compte rendulJ. La seconde édition'4 est beaucoup plus géographique. C'est vers 1975que l'accent sur les dimensions sociales des faits géographiques atteint son maximuml5: nombre de géographes anglosaxons se mettent alors à déclarer que notre discipline n'a pas de sens, que seul importe l'analyse du mode de production, de la formation sociale et des luttes de classe. Que celles-ci soient alors saisies dans leur cadre géographique ne change rien au problème: le principe de l'explication ignore l'espace, la distance, l'étendue. La rente, seule, IIIOn sent percer certaines attitudes communes au cours des années 1950 dans: Quaini (M.), Marxi.mw e geografia, Florence, La Nuova Italia, 1974, 162 p. \I Lefebvre (H.), La production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974,487 p. 12
Lacoste (Y.), Géographie du .wus-déve/oppement, Paris, P.U.F., 1965,285 p. IJ Claval (P.), « Une géographie du sous-développement d'après Lacoste (M.Y.»), Cahiers d'OutreMer, vol. 19, 1966, pp. 399-402. 14 Lacoste (Y.), Géographie du sous-développement, Paris, P.U.F., 1976,2" éd., 292 p. IS On trouve l'idée que les démarches habituelles de la géographie sont insuffisantes pour éclairer les faits de distribution parce qu'elles refusent de s'intéresser aux mécanismes sociaux sous-jacents exprimée par exemple dans: Anderson (1.), « Ideology and geography», Antipode, vol. 5, 1973, n° 3, pp. 1-16; Salter (D.), « The poverty of modern geographical enquiry», Pacific Viewpoint, vol. 16, 1975,
pp. 159-176.
Chronique
de géographie économique
477
paraît refléter le poids des contraintes physiques, mais l'accent mis par la plupart des théoriciens. de la ville sur les rentes différentielles, et plus particulièrement sur la rente différentielle n, celle qui mUI des transformations que l'investissement fait naître et des oppositions qu'il crée dans le milieu, permet d'occulter totalement des facteurs aussi importants que l'éloignement. Lassé de ces fantaisies, je consacrai quelques mois à en chercher la cause dans la doctrine marxiste et dans Marx lui-même et publiai en 1977 un article sur «Le marxisme et l'espace» dans L'Espace Géographique/o. Cet article dérangea beaucoup de collègues de France, des autres pays latins, de Belgique flamande et des Pays-Bas, ce qui lui valut d'être réfuté nombre de fois dans cette revue'? sans quejélIIlais ses arguments. essentiels soient pris en compte, puis d'être fustigé dans l'édition anglaise de l'ouvrage que Massimo Quaini a consacré à Geography and Marxisml8. Comme d'autres auteurs élevaient, à peu près dans le même temps, des réserves semblables aux miennes, l'idée de faire dériver toutes les interprétations géographiques d'un corps de doctrine où l'espace ne jouerait aucun rôle n'a plus guère cours. Nous voudrions évoquer ici quelques-unes des positions les mieux construites sur le plan général, puis parler des conceptions de l'économie mondiale à travers les recherches historiques d'I. Wallerstein et les publications contemporaines sur le stade du capitalisme global. J. LES «LIMITES
DU CAPITAL» DE DA VJD HARVEY
David Harvey a joué un rôle décisif dans la conversion au marxisme d'une bonne part de la jeune génération des géographes anglais - et accessoirement américains, australiens ou canadiens - par la
16 Claval (P.). «Le marxisme et l'espace », L'Espace Géographique, vol. 6, 1977, pp. 145-164. Ma critique était partie d'une analyse de Lefebvre - celle où il remarque que l'espace disparaît avec le temps dans l'œuvre de Marx: j'en ai cherché l'explication dans l'épistémologie même de Marx. Lefebvre (H.), La pensée marxiste et la ville, Paris, Casterman, 1972, 157 p. Il est d'autres formes de critique contemporaine des approches marxistes en sciences sociales: Hindess s'arrête à l'absence de toute assise empirique; Duncan et Ley s'appuient sur la distinction proposée par Alvin Gouldner entre les deux marxismes, le structural et l'humaniste. pour condamner les lacunes logiques du premier. Hindess (B.), Phi/o.mphy and Methods in the Social Sciences, Hassocks, Harvester Press, 1977. 258 p. ; Gouldner (A.), The Two MarxÜms, New York, Seabury, 1980; Duncan (J.), Ley (D.), «Structural marxism and human geography: a critical assessment », Anl!als, Associatiol! of American Geographers, vol. 72, 1982, pp. 30-59.
17
Collectif de chercheurs de Bordeaux, «A propos de l'article de P. Claval», L'Espace
Géographique, vol. 6, 1977, pp. 165-177; Garnier (J.-P.), «Espace marxiste, espace marxien », L'Espace Géographique, vol. 19, 1980, pp. 267-275; Saey (P.), « Marx and the students of space », L'Espace Géographique, vol. 7, 1978, pp. 15-25; Van Beuningen (C.),« Le marxisme et l'espace chez Paul Claval. Quelques réflexions critiques pour une géographie marxiste », L'Espace Géographique, vol. 9, 1980, pp. 267-275. J'ai répondu aux remarques de Van Beuningen: Claval (P.), «Quelques réflexions complémentaires sur le marxisme et l'espace », L'Espace Géographique, vol. 7, 1978, 279-280. P.r. Quaini (M.), Geography
and MarxÜm, Oxford, Blackwell,
1982,204
et remaniée de l'ouvrage paru en italien en 1974 (cf note 10supra).
p. Il s'agit d'une édition élargie
478
Paul Claval
publication de Social Justice and the CitY9 où il exposait les mêmes critiques de l'organisation de l'espace urbain et des inéquités qu'elle engendre en employant tour à tour le langage de la géographie néopositiviste dont il avait été d'abord le théoricien, puis celui du marxisme, qui lui paraissait aller beaucoup plus loin dans l'appréhension des causes. Depuis lors, les publications de David Harvey s'étaient espacées: trois articles de fond seulement, un sur l'accumulation capitaliste en 19751.,et deux sur les problèmes de l'interprétation de la ville et de l'environnement bâti en 1977 et 197811.C'est qu'il faisait l'effort de reprendre la pensée de Marx à partir des textes essentiels - ceux de la deuxième moitié de sa vie, les Grundrisse, le Capital- et de leurs principaux commentateurs. Il passa par exemple une année sabbatique à
Paris en 1977-1978 à explorer les contributions françaises à cette réflexion: c'est dire qu'il est aussi au courant des tendances récentes du marxisme français que de celles qui se sont développées dans les pays anglo-saxons. Pendant son séjour à Paris, David Harvey avait accepté de présider une réunion-débat de L'Espace géographique consacrée à la justice sociale en géographie, et le commentaire qu'il avait fait en ouvrant la séance nous avait tous surpris: il hésitait à occuper le fauteuil qu'on lui offrait car il n'était plus certain que la justice sociale soit le problème essentiel, plus sûr non plus d'être tout à fait un géographe! Il m'avait semblé trouver là l'écho de la conception si fréquente à l'époque d'un marxisme dans lequel l'espace n'avait plus de rôle à tenir. J'ai donc lu avec plaisir The Limits to Capital11, l'ouvrage annoncé depuis si longtemps. Publié à l'automne 1982,c'est un livre assez épais, bien présenté, mais d'aspect sévère. Comme le titre l'indique, il n'est pas conçu comme un ouvrage de géographie, mais le géographe n'est pas déçu à sa lecture, même s'il doit attendre le lIe chapitre et la page 330 (sur un texte de 450) pour que sa curiosité soit récompensée. Autant les textes de Marx sont touffus, difficiles à lire, encombrés d'une terminologie mal fixée, fuyante, et de calculs arithmétiques et de notations ardues, autant l'interprétation qu'en donne Harvey est limpide. Pour le vocabulaire, par exemple, Harvey signale chaque fois les différents termes utilisés, ceux qu'il retient et pourquoi, et les usages habituels. L'ouvrage est conçu comme un commentaire et 19 Harvey s'était surtout signalé comme théoricien des approches néo-positives dans son grand ouvrage de 1969 lorsqu'il publie Social Justice and the City et y montre sa conversion au marxisme. Harvey (D.), ExplclIlation in Geography, Londres, Arnold, 1969, XX-521 p.; Harvey (D.), Social justice and the ciry, Londres, Arnold, 1973,336 p. lU Harvey (D.), « The geography of capitalist accumulation: a reconstruction of the Marxian theory», AllIipode, vol. 7,1975, pp. 9-21. 1I Harvey (D.), « Labor, capital and class struggle around the built environment in advanced capitalist societies », Politia and Society, vol. 6, 1977, pp. 265-295; Harvey (D.), «Urbanization under capitalism: a framework for analysis », International Journal of Urban and Regional Re.vearch, vol. 2, 1978, pp. 101-131. 11 Harvey (D.), The Limit.v 10 Capital, Chicago, University of Chicago Press, Oxford, Basil Blackwell, 1982, XI-478 p.
Chronique de géographie
économique
479
une remise en ordre du Marx de la maturité, mais éclairé par les recherches marxistes postérieures. Sur toutes les grandes questions, les positions essentielles sont résumées. Pour qui n'est pas très versé en marxologie, David Harvey
propose donc une introduction claire aux aspects d'une pensée difficile en choisissant le parti de la cohérence. Cela nous vaut, au cours des dix premières chapitres, une progression très pédagogique à travers les notions-clefs de l'analyse dialectique. Il clarifie au départ les notions de marchandise, de valeur et de relations de classes. Cela le counduit à évoquer les rapports de la production et de la distribution, puis ceux de la production et de la consommation, sans lesquels il n'y a pas de réalisation de la plus-value. Le changement technique influe sur le
processus de travail et la composition
du capital, ce qui rend
l'organisation de la production capitaliste variable avec le temps. Ces notions sont nécessaires pour comprendre la dynamique de l'accumulation, le processus de suraccumulation, et celui aussi de destruction - ou de dévaluation - du capital, qui permet au système de repartir sur de nouvelles bases lorsqu'il est menacé par la baisse tendancielle du taux de profit. En abordant les notions de capital fixe, de monnaie et de crédit, Harvey fait la part belle aux interprétations modernes, ce qui rend plus accessiblela penséede son modèle.Il en est de même du chapitre sur le capital financier. C'est là un des mérites essentiels du livre: sans trahir l'orthodoxie marxiste, Harvey en fait assez pour la rendre accessible à ceux qui ont d'abord appris une autre langue et s'y sentent toujours plus à l'aise. L'espace n'intervient que fort tard, et d'ailleurs de manière un peu biaisée, puisqu'il est introduit à propos de la notion de rente, et n'est jamais traité pour lui-même. Harvey précise d'ailleurs clairement sa position sur ce point: «II serait trop facile, face à cette diversité (des évolutions historicogéographiques) de succomber à ce "fétichisme spatial" qui met à plat tous les phénomènes sub specie spatii et traite les propriétés géométriques des configurations spatiales comme fondamentales (p. 374) »23.
On ne peut être plus net dans la critique des approches néopositivistes des années 1960et dans l'idée qu'il pourrait y avoir place pour une discipline qui serait la géographie humaine et s'intéresserait à la distribution des faits sociaux dans l'espace. Il n'ignore pas les réflexions des géographes des années 1960,mais il n'en fait pas grand cas. Il dit par exemple: «Les producteurs s'engagent dans une compétition spatiale, c'est-à-dire une compétition pour les sites et les localisations favorables à la domination de certaines aires de marché, et autres choses semblables. Ces considérations sont
H
Ibidem,
p. 374.
Paul Claval
480 prises en cause, bien-sûr, par la théorie bourgeoise de la localisation.
Notre tâche
est ici de les interpréter dans une perspective marxiste ,,24.
Voilà la vérité du propos exposée sans fard: reprendre les enseignements de la réflexion bourgeoise dans une autre perspective. S'il ne faut pas succomber au fétichisme de l'espace de ceux qui n'ont pas compris les concepts marxistes, il convient de ne pas tomber dans le travers inverse - l'idéalisme de ceux qui ne voient de réalité que dans les concepts: «
Le danger opposé est de voir l'organisation spatiale comme un simple reflet du
processus d'accumulation et de celui de reproduction des classes. Dans ce qui suit, j'essaierai de garder une voie moyenne. Je vois la localisation comme un attribut matériel de J'activité humaine, mais reconnais que la localisation est socialement produite. La production de configurations spatiales peut alors être considérée comme un "moment actif" dans la dynamique temporelle d'ensemble de l'accumulation et de la reproduction sociale ,,15.
Nous voilà apparemment très loin des positions « idéalistes» que nous signalions plus haut. Mais le paragraphe qui suit prouve qu'un marxiste ne peut jamais s'en affranchir beaucoup: L'espace, nous l'avons montré (chapitre Il, théorie de la rente), est un attribut matériel de toutes les valeurs d'usage. Mais la production de marchandises convertit les valeurs d'usage en valeurs sociales d'usage. Nous avons alors à «
examiner
comment
les attributs
matériels
localisation en particulier - sont convertis production des marchandises "Z6.
spatiaux
des
valeurs
d'usage
-
la
en espaces sociaux à travers la
Ailleurs, il précise comme se fait ce passage des valeurs d'usage aux valeurs sociales d'usage: « Une valeur d'usage, rappelons-nous, n'est pas "une chose faite d'air", mais elle est définie par les "propriétés physiques des marchandises" ». Les propriétés spatiales de localisation, situation, forme, taille, dimension, etc., sont à considérer, en première instance, comme des attributs matériels de toutes les valeurs d'usage sans exception... Mais les propriétés matérielles des valeurs d'usage "ne retiennent notre attention que dans la mesure où elles affectent l'utilité... des marchandises". L'aspect social des valeurs d'usage est ce qui compte en fin de compteZ7 ».
Et voilà comment, après avoir dit qu'il fallait envisager les propriétés matérielles des choses et leur situation, on explique que ce qui importe, c'est l'aspect social des valeurs d'usage, c'est-à-dire leur aspect abstrait. Harvey précise ce point à l'aide des rares textes où Marx aborde ces questions:
24 Ibidem, 15 Ibidem, Z6 Ibidem, Z7 Ibidem,
p. p. p. p.
388. 374. 375. 338.
Chronique de géographie économique
481
« Nous notons, alors, que les marchandises "ont à être amenées au marché" pour l'échange (...), et que ceci implique éventuellement un mouvement dans l'espace. Ce dernier est essentiel. dans la formation des prix. Dans la mesure où l'échange devient général et est rendu parfait, la circulation des marchandises "rompt toutes les restrictions en ce qui concerne le temps, le lieu et leurs caractères individuels". Des prix se forment qui reflètent les conditions de production en divers lieux sous diverses conditions de travail concret. Le processus d'échange est, en résumé, responsable d'un mouvement perpétuel d'abstraction des conditions spécifiques de lieu à travers la formation du prix. Cela ouvre la voie à une conceptualisation des valeurs en termes indépendants des lieux. Le travail abstrait contenu en un lieu particulier sous des conditions concrètes spécifiques est une moyenne sociale
prise à travers tous les lieux et toutes les conditions »%8.
Nous voilà ramené exactement au propos que je considérais comme la faiblesse fondamentale de toutes les entreprises marxistes dans mon article de 1977,mais le raisonnement suivi par Harvey n'est pas celui que j'avais choisi de relever chez Marx: dans l'Introduction à la critique de l'économie politique, Marx justifie son épistémologie par la distinction qu'il introduit entre le concret de pensée et le concret réel: «De même que dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment des formes d'existence, des conditions d'existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société déterminée, de ce sujet, et que par conséquent cette société ne commence à exister, du point de vue scientifique aussi, qu'à partir du mOment où il est question d'elle en tant que telle »%9.
Cela justifie donc un mode d'analyse à partir des concepts: «
... la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est, pour la
pensée, que la manière de s'approprier d'un concret pensé ».'..
le concret, de le reproduire sous la forme
Ce que Harvey nous a présenté, c'est l'application au cas de l'espace du principe général que je considère toujours comme central dans l'aventure marxiste - et source de l'impuissance spatiale et de l'infécondité finale de la doctrine. Harvey ne se met donc que verbalement à l'abri de la critique que l'on peut adresser à toute pensée marxiste puisqu'il ignore les déterminations
concrètes
-
ou que plus exactement, il attache plus de
poids à des concepts qui sont a-spatiaux, ou font intervenir l'espace %MIbidem, p. 338. Z9 Marx (K.), Contribution à la critique de l'ecO/wmie politique, Paris, Editions Sociales, 1972, WXII303 p. Cf. «Introduction à la critique de l'économie politique », p. 170. Sur le même thème, Marx s'exprime parfois plus nettement encore: «Pour Hegel, le mouvement de la pensée qu'il personnifie sous le nom de l'Idée est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement du réel, transporté et transposé dans le cerveau », pp. 583-584 de la « Postface à la 2" édition allemande du Tome I du Capital », in Marx (K.), Le Capital, Paris, Garnier-Flammarion, 1969.
.'" Marx (K.), « Introduction à la critique de l'économie politique », op. cit., p. 165.
Paul Claval
482
sous l'aspect de moyennes imprécises et impossibles à mesurer, qu'à l'analyse des déterminations matérielles à partir desquelles le procès d'abstraction et d'analyse deviendrait légitime. La géographie n'intervient pas au cours de l'analyse des catégories fondamentalessauf dans le cas de la rente. Elle n'apparaît que plus tard, lorsqu'on se soucie de voir comment le capitalisme évolue, comment il se spécifie et se transforme à l'occasion des crises auxquelles il est confronté: le parti qui consiste donc à n'introduire l'espace qu'aux deux tiers de l'ouvrage est justifié dans la perspective marxiste orthodoxe de Harvey. Comment l'espace intervient-il dans cette phase d'application et d'explication de mécanismes dont le secret général est déjà percé? Le rôle de la distance, des transports? «Marx déclare que la condition spatiale, le fait d'amener un produit au marché, appartient au processus de production lui-même. L'industrie des transports est donc productive de valeur parce qu'elle est une sphère de la production matérielle qui effectue un changement matériel dans l'objet du travailun changement spatial, un changement de lieu... Comme pour tout autre consommation intermédiaire, la valeur de la marchandise "changement de lieu" entre ainsi dans le prix des autres marchandises. La valeur de toutes les marchandises inclut donc tous les coats socialement nécessaires de transport, définis comme le coat moyen pour
acheminer les produits à leur destination finale »JI.
On retrouve là, sur l'exemple du transport, le type de raisonnement que nous critiquions plus haut: le transport? Oui, nous en tenons compte; les prix que nous utilisons l'incluent, naturellement! Mais quel transport? qu'est -ce qui est socialement nécessaire dans ce domaine? Mystère. Marx, Harvey le rappelle, sait qu'il faut introduire d'autres coûts pour rendre compte de la circulation du capital: «
Certains coats sont attachés aussi à la circulation du capital. Les marchandises
doivent être déplacées de leur point de production à leur point final de destination pour la consommation (voir plus haut) ... Mais d'autres aspects de la circulation sont traités comme non productifs de valeur car ils doivent être considérés comme des coats de transaction qui viennent se déduire de la plus-value... Marx appelle ces (coats) faux frais de la circulation parce qu'ils sont des coats qu'il faut supporter si l'on veut que le capital circule sous forme de monnaie ou de marchandises "J3.
En accord avec les textes de Marx, Harvey renonce donc à considérer les faits de mobilité comme des processus essentiels dans la compréhension des mécanismes économiques: leur coût est incorporé dans les prix que l'on utilise (en ce qui concerne les transports), ou prélevé sur les plus-values, ce qui les rend moins intéressants, puisqu'ils ne concernent que la distribution... Voilà l'essentiel des positions que nous attaquions il y a quelques années confirmé: l'espace n'est pas une des variables-clefs du système, puisque son rôle est déjà subsumé par .H Harvey (D.), The Limits 10 Capital, pp. 376-377. 32 Ibidem, p. 86.
Chronique
de géographie
économique
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les catégories abstraites utilisées. La distance ne paraît pas un des facteurs stratégiques de tout ensemble social: Harvey ne manifeste par exemple aucune curiosité pour les conditions dans lesquelles s'effectuent les communications - il ne les évoque qu'en passant, lorsqu'il parle de la mobilité du capital sous sa forme monétaire et indique que les techniques modernes l'ont considérablement accrueJJ. C'est tout. n parle de contrôle et d'organisation sociale, mais sans que jamais cela lui paraisse mériter une explication, et une explication qui mette en jeu la distance et la manière de maîtriser ses effets dans la vie de relation. En ce qui concerne le rôle de l'espace dans l'émergence des consciences de classe, il va moins loin que Marx, qui savait combien les facilités de contact sont indispensables pour que la pâte sociale prenne! Que reste-Hl alors comme rôle que l'espace puisse jouer dans la vie sociale? Plus qu'on ne le pense, et c'est là que l'ouvrage de David Harvey se montre novateur. Dans les trois derniers chapitres, il tire grand parti des recherches contemporaines sur la ville, les mouvements sociaux, l'organisation des espaces nationaux, l'impérialisme, l'inégal développement et la succession des formes du capitalisme. L'argument qui court tout au long de ces chapitres, c'est que la capital est générateur de contradictions spatialesJ4. La concurrence impitoyable qui y est la règle pousse les entrepreneurs à explorer sans cesse de nouvelles opportunités et à élargir le champ de leurs activités: il est donc marqué par une tendance fondamentale à l'universalisation. Mais dans le même temps, il secrète mille formes de fragmentation qui sont utiles à certains, mais s'opposent à la maximisation de son dynamisme. Commençons par la rente. C'est un des domaines où les raisonnements de Marx sont les plus touffus. Harvey réussit à présenter de manière limpide et en quelques pages les notions de renteJ!: la rente de monopole qui revient à celui qui contrôle la totalité d'un type de sol ou de localisation dont on ne peut .se passer quel qu'en soit le prix; la rente absolue qui échoit à l'ensemble des propriétaires lorsqu'ils refusent de laisser le capital s'investir dans leurs exploitations et livrent ainsi sur le marché des produits dont la composition diffère de la normale: ils incorporent trop de capital variable, ce qui donne aux marchandises produites par la terre un surplus de profits confisqués comme rente. La rente différentielle 1 est celle que tous les économistes connaissent: elle naît de l'inégale répartition des fertilités (Ricardo) ou des avantages de position (von Thünen), si bien que les revenus nets J.' Ibidem. p. 386. J4 Ibidem, pp. 411-412 en pm1iculier. Sur le même thème. et sur la place que Marx et Harvey accordent à l'analyse spatiale: « Les lois coercitives de la compétition jouent un grand rôle dans la théorie de Marx. Mais il tend à ignorer les aspects spatiaux (...). Marx affirme fréquemment que les détails relatifs à la manière dont la compétition fonctionne réellement peuvent être laissés pour plus tard C..). Pour son propos, on peUl supposer que tout se passe comme s'il y avait en gros compétition parfaite. Mais qu'est-ce qui arri ve lorsque nous prenons en compte plus explicitement les aspects spatiaux de la compétition? », ibidem, pp. 388-389, et Harvey indique aussi: « Notre tâche ici est d'interpréter Marx à partir d'une perspective spatiale », ibidem, p. 388. Jo Ibidem, pp. 330-372 (chapitre sur la rente).
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dégagés varient d'un point à un autre et reviennent au propriétaire. La nature de la rente différentielle II est liée au fait que les investissements qui portent sur la terre s'y trouvent souvent comme incorporés: lorsque des paysans améliorent leur champ en les épierrant, en les amendant par du sable ou de la marne, le gain provoqué est permanent, si bien que le revenu auquel il donne lieu ne participe pas à la même catégorie que les profits. C'est une rente, mais dont les composantes sont mixtes. C'est elle qui fait considérer, dans l'optique commune, la terre comme un capital- un capital fictif aux yeux du théoricien marxiste. A quoi servent ces rentes ?J6 A rationaliser la production et à aviver la concurrence entre les producteurs d'abord: les entrepreneurs ne peuvent compter sur les avantages locaux que procurent la fertilité ou la position pour relâcher leur effort de modernisation, puisque les revenus qui en résultent reviennent aux propriétaires fonciers; les producteurs n'ont d'autre solution que de faire sans cesse renaître leurs profits en innovant, mais c'est une course sans fin puisqu'ils sont presqu'aussitôt rejoints par les autres. L'argent collecté par les propriétaires fonciers peut jouer aussi un grand rôle dans le financement des investissements productifs. Le divorce que la grande propriété foncière instaure entre le travailleur et son outil de production facilite enfin, sur les marges des aires modernisées, la pénétration du capitalisme. Mais à côté de ces avantages, que d'inconvénients pour le système! Une partie des revenus se trouve soustraite aux producteurs et souvent, aux usages productifs; tant que les attitudes traditionnelles, de type féodal, se maintiennent parmi les propriétaires fonciers, la rente absolue qu'ils perçoivent fait perdre à l'ensemble de l'économie une partie de son dynamisme. Ainsi se créent, parmi les détenteurs de capitaux (au sens commun) une tension entre deux sous-groupes: les capitalistes au sens strict, et les propriétaires fonciers. Mais il y a d'autres sources de contradictions spatiales. TI convient, dans le processus de production, d'investir en capitaux fixes destinés à la production elle-même (bâtiments, voies de transport), aux faux-frais de la circulation, et à la reproduction de la force de travail (les logements). La rationalité du système est d'autant plus forte que la mobilité de tous ces éléments est plus grande: celle-ci ne peut malheureusement être réalisée que par des investissements fixes! Comment sortir de cette contradiction? Pour le capitaliste uniquement soucieux de gérer au mieux son capital, en abandonnant autant que possible à d'autres la charge de financer la mise en place du capital fixeJ7.Mais ces intervenants doivent être de toute manière payés: s'ils le sont sur la production, directement, les profits se trouvent laminés. La tentation est donc grande, pour un capitalisme cohérent, de faire régler partie ou totalité de ces frais par l'Etat - les analyses 36 Ibidem, chapitre .'7 Ibidem, p. 395.
sur la rente, et plus spécialement
pp. 358-362.
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contemporaines de l'intervention publique dans le domaine de la construction y insistent constamment depuis les travaux de LojkineJ8ou de Topalov.1'.
David Harvey est également sensible au rôle de ce qu'il appelle les infrastructures sociales'o (le terme est mal choisi, car elles appartiennent, il le dit plus loin, à la catégorie des superstructures - c'est un des points où son effort de clarification achoppe). En effet, il n'y a pas de circulation possible sans organisation de la société, acceptation de l'autorité, maintien de l'ordre; il n'y a pas non plus de reproduction de la force de travail sans écoles, églises, hôpitaux, etc. Ces infrastructUres ne sont pas productives, au sens marxiste du terme, mais elles sont indispensables et l'efficacité globale du système capitaliste en .dépend. On voit l'analogie avec le capital fixe: environnement bâti comme infrastructures sociales doivent être financés, bien que dans un cas comme dans l'autre, cela ralentisse la circulation du capital. Les infrastructures sociales, d'autre part, ne se mettent pas facilement en place en ordre dispersé: elles font système, et ce qui les coordonne, en assure l'entretien, le financement - pour partie - et la bonne marche, c'est l'Etat. Celui-ci a une emprise territoriale nécessairement limitée, si bien que l'une des conditions à la circulation facile et indéfinie du capital, c'est la mise en place de structures qui fragmentent l'espace! Les contradictions spatiales qui sont ainsi soulignées ne constitueraient cependant qu'un trait mineur du système économique si elles ne prenaient une signification particulière lors des crises: à ce moment, une partie du capital fixe accumulé a cessé d'être utile dans le processus de production - c'est vrai d'une partie également des infrastructures sociales et des immobilisations qu'elles ont rendues indispensables. La crise de réajustement a donc un impact spatial différentiel: certaines régions voient une bonne part de leurs capitaux «dévalués », au sens précisé par Harvey, alors que le redémarrage se fait ailleurs. Lerôle de l'espace dans l'analyse marxiste de Harvey se clarifie ainsi: les faits de distribution sont d'abord des révélateurs irremplaçables de l'état du système et de ses transformations. L'analyse géographique est indispensable à qui veut comprendre la succession des stades du capitalisme. Elle l'est d'autant plus - ce que le dernier chapitre consacré à l'impérialisme précise - que des solutions momentanées au mal profond qui ronge le capital, à sa contradiction majeure, la baisse tendancielle du taux de profit, existent et qu'elles sont de nature spatiale. L'idée que les maux internes au système peuvent être guéris par son extension vers l'extérieur vient de la théorie de la société civile que présente Hegel41.Repris en termes marxistes, le thème revient .1. Lojkine .1' Topalov .0 Harvey 4. Ibidem,
(J .), Le marxisme. l'Etat et la questio/l urbaine, op. cit. (C.), Les promoteur.ç immobiliers, Paris, Mouton. 1974,413 (D.), The Umits to Capital. op. cit., pp. 398-405. p. 414.
p.
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à dire que l'impérialisme utilise la suraccumulation qui existe à un moment donné dans le monde capitaliste pour ouvrir (et doter d'infrastructures sociales indispensables) de nouveaux territoires, ce qui conjure un instant l'effondrement des profits, mais le rend plus inéluctable encore à terme: toujours cette idée de fuite en avant! Depuis le début du xxe siècle, les interprétations théoriques de l'impérialisme ont proliféré. 1- Pour Rosa Luxemburgo, il marquait la conquête de nouveaux marchés au stade du capitalisme concurrentiel. 2Pour Lénine'3, il résultait de l'exportation des capitaux au stade du capitalisme monopoliste d'Etat. 3- Pour les économistes latinoaméricains des années 1950 ou pour Gunder Frank44,il est véhiculé par l'exploitation du Tiers Monde qu'entraîne dégradation des termes de l'échange et les multinationales. 5- Pour Arghiri Emmanuel's, il est la conséquence de la fixation des prix des produits manufacturés à un niveau de monopole par les pays industrialisés. Abordant le problème de l'impérialisme d'un point de vue très général, Harvey considère que ces interprétations multiples ne gênent en rien la cohérence globale du raisonnement. Harvey n'essaie donc pas d'en retenir une. TI les additionne plutôt, et tient compte aussi de celles qui présentent les politiques d'aide aux pays en voie de développement ou aux régions défavorisées comme un effort des Etats capitalistes pour trouver des débouchés à leurs produits et éviter ainsi la dégradation des profits'.. Ce qui compte surtout, dans l'optique de Harvey, c'est d'utiliser l'évidence spatiale pour porter un diagnostic sur l'évolution du système capitaliste. Les transformations qui prennent place depuis une génération et font suite aux formes classiques de l'impérialisme caractérisent l'émergence d'un stade nouveau dans l'histoire de cette formation: celui du capitalisme global, où les circulations se trouvent à ce point étendues et généralisées que la contradiction s'exacerbe entre les tendances universalistes et la nécessité de s'appuyer sur des infrastructures sociales fragmentées territorialement47.Ces unités voient U Luxemburg (R.), Die Ak.kumulation de.v Kapital.v, Berlin. 1913; L'accumulation Maspéro. 1967, 2 vol. '3 Lenine (V.I.), L'impérialisme, .vtade suprême du capitali.mle, Petrograd, 1917; sociales. 1925. H
du capital,
Paris,
Paris, Les Editions
Frank (G.), L'accumulation mondiale. 1500-1800, Paris, Calmann-Lévy, 1977,344 p. ; Frank (G.), Le
développement du .mus-développement, Paris, Maspéro, 1970, 372 p. ; Frank (G.), Capiwlisme et .musdé~'eloppemellt en Amérique latine, Paris, Maspéro, 1968, 296 p.; Palloix (C.), L'économie mondiale capitali.vte et les firmes multÏlwtionales, Paris, Maspéro, 1975 ; Palloix (C.), Les firmes multinationale.v et le procès d'internationalisation, Paris, Maspéro, 1973, 189 p. 4S Emmanuel (A.), L'échange inégal, Paris, Maspéro, 1969,368 p. Sur la critique des thèses d'A. Emmanuel et une vue plus classique du sous-développement: Amin (S.), L'accumulation à l'échelle mondiale, Palis, Anthropos, 1970, 591 p. '6 Carney (J.), Hudson (R.), Ive (G.), Lewis (1.), « Regional under-development in late capitalism: a study of the North-East of England », pp. 11-29 de Masser (I.) (ed.), Theory and Practice in Regional Science, Londres, Pion, 1976, 163 p. . 47
Palloix (C.), « The self expansion of capital on a worldscale », Review of Radical Political
EcO/wmics, vol. 9, 1977, pp. 3-28; Palloix (C.), L'économie mondiale capitaliste, Paris, Maspéro, 1971, 2 vol. 261-236; Mandel (E.), La cri.ve de 1974-1978. Les faits. Leur interprétation marxiste, Paris, Flammarion, 1978,226 p. Harvey rejoint ainsi les auteurs qui sont à l'origine des thèses sur le stade du capitalisme global. Il y ajoute un sens plus aigu des contradictions spatiales liées au poids du capital fixe et des infrastructures sociales dans l'organisation même d'un univers OUVet1à tous les mouvements.
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souvent se nouer des alliances entre groupes: les capitalistes et les travailleurs d'un pays trouvent avantage à protéger les avantages et privilèges dont ils bénéficient contre les capitalistes et travailleurs des autres pays. La version de l'analyse marxiste qu'Harvey nous présente est, on le voit, assez souple pour rendre compte de la complexité des situations d'un monde divers et changeant. Ce que propose Harvey, ce n'est pas une recherche d'essence géographique: les processus spatiaux, ceux qui rendent nécessaires, par exemple, la structuration territoriale des infrastructures sociales, ne sont jamais analysés pour eux-mêmes et ne sont jamais présentés comme problématiques; s'ils retiennent son attention, c'est par les signes qu'ils inscrivent dans le paysage et dans l'organisation territoriale et qui permettent de porter un diagnostic sur l'évolution d'un système et de suivre les péripéties de son devenir. Pour Harvey, la géographie au sens qu'on lui donne habituellement est une investigation un peu vaine, puisque l'analyse des catégories abstraites suffit à nous ouvrir l'essence du social. Le retour au concret n'a pas pour but de percer un mystère, mais d'en suivre l'accomplissement, de noter les points où le drame se noue et ceux où l'action recommence chaque fois que l'imagination des capitalistes leur permet de sauter encore une fois un obstacle dans la course sans fin qui les mène à la perte. La contribution de David Harvey fera sans doute date dans la réflexion marxiste sur l'espace. Elle évite de rompre avec l'orthodoxie en introduisant des notions vagues comme celles que certains ont développées à la suite de Henri Lefebvre'. ou d'Anthony Giddens'9, l'idée de dialectique spatiales. par exemple. L'espace, pour Harvey, n'explique rien: il révèle, il étale les contradictions et les rend plus visibles. En ce sens, le marxiste peut utiliser les approches géographiques, mais il le fait sans illusion, et avec une pointe de commisération pour ceux qui prétendent encore tirer de là des explications fondamentales: ce qu'il en attend, c'est un repérage des mutations dans un système dont la logique est déjà claire. On le devine, ce livre m'a fasciné par sa limpidité, passionné par la manière dont les apports anciens et nouveaux du marxisme sont assemblés dans un tout cohérent, mais agacé par le ton de supériorité qu'il affiche à l'égard d'une géographie «bourgeoise »s\ dont il ne 4. Particulièrement
49
dans:
Lefebvre
(H.), La production
d'espace,
op. cit.
L'espace tient une place croissante dans la réflexion de Giddens, dans ses deux derniers ouvrages
en particulier. Dans le dernier, il consacre tout un chapitre à la notion de distanciation, à laquelle il donne un relief particulier: Giddens (A.), Central Problem.v in Social Theory, Londres, Macmillan, 1979, 294 p. ; Giddens (A.), A Contemporary Critique of Historical Materialism. Londres, Macmillan, 1982. 293 p. so Soja (E.), «The socio-spatial dialectics vol. 70, ", Annals, Association of American Geographers, 1980, pp. 207-225; Peet (R.), «Spatial dialectics and Marxist geography", Progress in Human Geography, vol. 5,1981, pp. 105-110. 5! Voici, par exemple, une des remarques de Harvey à ce propos: «La littérature [géographique] bourgeoise sur la théorie de la localisation est pleine d'une foule de discussions compliquées sur les différentes formes de la compétition spatiale. Pour les besoins de l'exposé, j'adopte ici une version très
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refuse pas par ailleurs d'utiliser les apports. J'ai surtout été attristé de voir, une fois de plus, comment le parti marxiste fondamental, et que Harvey reprend en totalité à son compte, conduit à réduire le champ des curiosités et à ignorer des processus que l'on considère a priori comme secondaires parce que ne touchant pas à l'essence du système: rien sur l'information et la communication, rien non plus sur les problèmes d'organisation, de structuration sociale, sinon pour dire que leur résultat, c'est de fragmenter l'espace. Du coup, pas moyen vraiment de remettre en cause les hypothèses initiales. La synthèse de Harvey est brillante, mais elle souffre de l'infécondité structurelle des approches marxistes en matière spatiale. II.
LES ECONOMIES-MONDES WALLERSTEIN
D'APRES
IMMANUEL
David Harvey n'est pas le seul à interroger l'histoire et la géographie pour y lire la logique du développement du système capitaliste. C'est depuis plus de dix ans l'ambition essentielle d'Immanuel Wallerstein, l'historien américain qui s'efforce de faire la synthèse des recherches conduites en Europe depuis cinquante ans sur la naissance du monde moderne. Wallerstein ne cache pas sa dette à l'égard de Fernand Braudel: l'ouvrage majeur auquel il travaille et dont il a livré les deux premiers volumes (Le système mondial moderne. Tome I: L'agriculture
capitaliste et les origines de l'économie-monde européenne au XV/' siècle, 1974; tome II: Le mercantilisme et la consolidation de l'économie-monde européenne, 1600-1750)52 est une réécriture théorique des deux derniers volumes que son modèle a consacré à Civilisation matérielle, économie et capitalisme.<J. Le centre de recherche qu'il dirige à l'université de Binghamton, dans l'Etat de New York, s'appelle l'Institut Fernand Braudel, et l'œuvre qu'il écrit partage avec celle qui l'inspire une immersion érudition, le goût des grandes fresques allié avec celui du détail, et l'absence de développements théoriques autonomes. L'inspiration vient dans une large mesure des travaux de l'Ecole des Annales et de ceux de l'historiographie sociale polonaise récente. Sans être explicitement marxiste, l'ensemble de l'ouvrage baigne donc dans une atmosphère marxisante et les interprétations proposées vont dans le même sens.
simplifiée. Le problème n'est pas de décrire les processus de compétition, mais de dégager les relations sociales qui sous-tendent leurs résultats », p. 389 de Harvey (D.), The Limit.ç to Capital. op. cit. ;2 Wallerstein (I.), The Modern World System. T.I : The Capitali.çt agriculture and the Origim of the European World Economy in the Sixteenth Centlfry; T. Il : MercantilÜm and the Consolidation of the European World EaJ/!omy, 1600-1750, New York, Academie Press, 1974-1980, XV -410 p., XI-370 p. ;) Braudel (F.), Civili.mtion matérielle. économie et capitalisme (XV" -XV/lie siècle). T. Il : Les jeux de l'échange; T. III : Le temps du monde, Paris, A. Colin, 1979,600-607 p.
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La différence majeure entre Wallerstein et Braudel, c'est au niveau de l'interprétation théorique qu'on la trouve. Les rares notions systématiques utilisées par Braudel dans son dernier. ouvrage, celle par exemple d'économie-monde (un terme bien mal traduit de l'allemand, et qui vient des recherches de Fritz Rorig54 en particulier), sont des emprunts à Wallerstein, ce qui prouve que la relation entre les deux œuvres est entrée, si on veut, dans une phase dialectique. L'exposé des thèmes majeurs est dispersé à travers le récit, et repris dans des synthèses souvent vigoureuses: l'introduction du premier volume présente la notion d'économie-monde; les traits qui caractérisent le centre, les semi-périphéries et les périphéries sont dégagés au fur et à mesure que ces notions sont employées, et la thèse majeure est reprise à la fin du 1ervolume, en 10pages (pp. 347-357).Le second volume explore l'incidence des mouvements de la conjoncture au Xvnesiècle et au xvme siècle plutôt qu'il n'introduit de nouvelles notions spatiales. TI est cependant important, puisqu'il se penche sur une crise pour dégager la signification du système qu'elle affecte et achève de mettre en place: on reconnaît là un thème qui ressemble à ceux signalés chez Harvey. L'idée majeure qui court à travers les deux ouvrages, c'est en effet que les unités majeures que doit prendre en considération l'historien, ce sont les économies-mondes, c'est-à-dire les ensembles territoriaux soudés par la division du travail qui les rend solidaires. Isoler un Etat, une nation, un ensemble arbitraire de pays, c'est se priver de la possibilité de percer la logique d'ensemble des systèmes territoriauxcette logique économique qui est au cœur de l'interprétation. Les économies-mondes sont de deux types: les grands empires, et les économies-mondes proprement dites. La différence vient de ce que dans le premier cas, les frontières de l'organisation politique coïncident avec l'aire de complémentarité économique, alors qu'il y a discordance dans le second. Jusqu'au XVIe siècle, les économies-mondes ont presque toujours pris la forme impériale; il faut attendre le Moyen Age pour que s'esquissent, autour de la Mer du Nord et de la Baltique d'une part, et autour du bassin méditerranéen de l'autre, des zones où l'échange est actif sans qu'elles possèdent la moindre cohésion politique .globale. Au XVIesiècle, on assiste à une tentative pour intégrer l'économie-monde élargie que les grandes découvertes sont en train d'engendrer dans le cadre d'un grand Empire, celui de Charles-Quint, mais la tentative échoue. Pourquoi? Parce que la nouvelle formule de structuration, plus souple, offre d'immenses avantages. Tant que les foyers actifs de la vie d'échange et les secteurs qui les approvisionnent ou leur servent de débouchés sont inclus dans le même Etat, le souverain est obligé de protéger les uns contre les convoitises des autres: la machine politique limite les possibilités
54
Rôrig (F.), Miftelallerliche
WellWirtschafls.
Blüle ulld Elide eÎller WellWirlschaflsperÎode.
1933.
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d'exploitation économique. Celles-ci sont au contraire maximisées dans l'économie-monde au sens du XVIesiècle et des siècles suivants. La mécanique des rapports centre-périphérie telle que l'explore Wallerstein ne fait guère intervenir les notions de distance, d'effet de centralité et d'avantages externes nés de la structure des réseaux de relations. Elle repose tout entière sur une théorie de l'économie et des systèmes politiques qui va dans le sens des interprétations naïves et marxisantes de la vie publique: c'est la partie du schéma qui me paraît faible, et qui compromet sa validité globale, quels que soient les traits positifs qu'il présente par ailleurs. Pour qu'un Etat soit fort, il faut en effet, dans l'optique de Wallerstein, qu'il dispose à la fois de soutiens de classes puissants et de moyens financiers abondants. La seconde condition est plus facilement remplie là où l'économie est complètement monétarisée et les échanges très actifs - dans les foyers de la vie d'échange, donc. Ceux-ci se fixent dans les zones capables de produire bon marché et à grande échellesscar le protectionnisme y est superflu - c'est la base économique discutable - de la théorie de la centralité de Wallerstein. Pourquoi les Etats ainsi avantagés ont-ils une structure de base qui les rend particulièrement forts? C'est, répond Wallersteins" parce que les contradictions entre les intérêts des propriétaires fonciers et ceux de la bourgeoisie commerçante ne sont pas insurmontables: la seconde pèse plus que les premiers, et est animée d'idéologies nationales qui aident beaucoup le Prince à gouverner énergiquements7. Les Etats périphériques manquent de moyens monétaires; l'échange qu'ils entretiennent avec le centre porte surtout sur des produits agricoles, si bien qu'il enrichit l'aristocratie foncière au détriment de la bourgeoisie urbaineS". Les grands propriétaires savent bien que leur prospérité dépend davantage de ce qui se passe au cœur du système que dans leur propre pays. La société tend à devenir dualiste - pour employer l'expression proposée par les théoriciens du sous-développement - et l'idéologie des élites se fait universaliste, puisqu'elles se sentent plus solidaires de l'économie globale que de leurs compatriotes. Les passages relatifs à la semi-périphérie sont également intéressanw': là, les situations de classes sont plus nuancées; les positions de l'aristocratie foncière et de la bourgeoisie sont moins opposées, car la situation économique pousse les marchands urbains à investir en terres et à les exploiter à travers des systèmes comme celui de la métairie. Que reprocher à un tel schéma? Ne rend-t-il pas compte de tout? Je dirais: oui, hélas, ou de presque tout. Mais les points gommés ou 55 Wallerstein (I.), 56 Ibidem, T. l, pp. 57 Ibidem. T. I. pp. 5"lbidem, T. I. pp. 5' Ibidem, T. I. pp.
The Modem World System. op. cit.. cf. T. Il, pp. 38-44. 147-151. 149-151. 153-156 et 304-305.. 103-107.
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ceux qui sont mal élucidés sont nombreux. Il y ad' abord le parti de tenir les idéologies comme des variables dépendantes6o: il paraît grossièrement réducteur! Les attitudes du protestantisme à l'égard du capitalisme reflèteraient bien davantage le succès précoce du capitalisme en Europe du Nord que l'inverse! L'interprétation proposée tient pour négligeable, dans la vie sociale et politique, les croyances dès. qu'elles cessent d'être un instrument de la lutte des classes. Le fait que de nouvelles attitudes morales, le sens de la rigueur, l'honnêteté considérée comme fondamentale dans la vie quotidienne, aient pu favoriser la vie de relation, la mise en place d'organisations modernes et les formes de structuration de l'espace en ensembles territoriaux complémentaires n'est jamais envisagé. Un peu comme chez Harvey, le parti-pris marxiste et matérialiste sous-jacent interdit de prendre en compte une bonne part des facteurs de transformation. Toute la thèse tourne autour de l'idée que l'économie-monde est une machine à pomper les surplus de la périphérie vers le centre. L'émergence et les migrations de celui-ci ne sont jamais expliqués - le passage de la Méditerranée à l'Europe du Nord est évidemment signalé61,mais ses causes sont mal éclairées: l'avantage industriel, qui pour Wallerstein est à la base de tous les privilèges du centre, de ses prix plus bas et de sa compétitivité, n'est pas saisi dans sa dimension spatiale. Que les transports soient bon marché en Hollande au XVIIcsiècle,et que la tourbe y joue un grand rôle61,c'est évident, mais cela ne suffit pas à expliquer le déclin ou la ruine des foyers industriels italiens63; on ne voit pas pourquoi la crise de la fonction de redistribution et de commerce de Florence, de Gênes, de Milan et de Venise à la suite des changements dans les courants maritimes devait nécessairement retentir sur les activités manufacturières. Les arguments présentés ne manquent pas - le coût de la main-d'œuvre en Italie du Nord, l'absence de source d'approvisionnement en céréales suffisante pour les besoins du monde méditerranéen et la position de monopole de la Hollande vis-à-vis du commerce des grains baltiques, tout cela a certainement joué un rôle, mais sans que l'on puisse à partir de là comprendre les bouleversements dans la géographie européenne et le passage de la Méditerranée septentrionale, Italie du Nord et France du Sud, dans la semi-périphérie. On voit, à ces exemples, les dangers qu'offrent toutes ces théories d'inspiration marxiste: elles permettent de classer de manière satisfaisante une bonne partie de ce que l'on sait, mais elles le font en exigeant des simplifications douteuses, et en gommant certains aspects de la réalité déclarés a priori sans signification. Dans le cas de Wallerstein, le schéma centre-périphérie est dépourvu des dimensions spatiales qui le justifieraient vraiment. 6" Ibidem, 6' Ibidem, 61 Ibidem, 63 Ibidem.
T. T. T. T.
l, pp. 151-154. l, p. 225, et l'ensemble Il, pp. 38-44. I. pp. 214-221.
du T. II.
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Le côté positif de la tentative, c'est de proposer une interprétation sociale globale dans laquelle les faits économiques, sociaux et politiques sont articulés les uns aux autres. Il est dommage que la mécanique sociale demeure analysée seulement sous l'angle de l'équilibre des classes et que Wallerstein n'ait pas compris ce qu'il y a à retirer de l'étude des architectures sociales et des divers types de relations qui structurent l'espace: cela va dans le sens de son idée de sphères de rayons différents et en interaction constante, mais le rôle des idéologies et des représentations ne peut être rayé d'un trait de plume. C'est ce qui rend la thèse de Wallerstein, malgré le déploiement spectaculaire d'érudition que l'on y trouve, assez fragile sous l'angle scientifique. III. LES THEORIES
DU CAPITALISME
GLOBAL
Il Y a quelques années encore, les théoriciens du marxisme en restaient à l'idée que le stade final du capitalisme était celui du monopolisme d' Etat64.Cela collait avec la vulgate marxo-Iéniniste des partis communistes et avec le renforcement du rôle des nations dans la géographie et dans la vie économique depuis les années 1930. En un sens, les succès du keynésisme confortaient les interprétations marxistes. A partir des années 1960-1965,les bons observateurs ont perçu des évolutions qui ne cadraient pas exactement avec les attentes: le Tiers Monde s'industrialisait et les Etats se trouvaient désormais face à la poussée des multinationales. Ces mutations s'inscrivaient en un sens très bien dans la ligne des interprétations marxistes traditionnelles, puisqu'elles soulignaient la marche de l'économie vers l'universalisme et la mobilité sans cesse accrue du capital et du travail, mais elles allaient à l'encontre des schémas qui s'étaient imposés depuis un demi-siècle. On sait les controverses passionnées que ces transformations suscitèrent parmi les marxistes entre 1965 et 1975. L'inégal développement vient-il seulement de la volonté des nations industrialisées de se constituer des sources de matières premières et des débouchés pour des articles de grande consommation courante ?'s Ne marque-t-il pas plutôt la nécessité d'exporter les capitaux devenus excédentaires par suite de la suraccumulation ?6' Les politiques d'assistance n'ont -elles pas pour but de soulager les industries du centre, menacées d'étouffement par l'insuffisance des débouchés pour les biens de consommation durable ?67La création d'usines dans des .~ Boccara (P.), « Introduction à la question du capitalisme monopoliste d'Etat», Economie et politique, politique, Le capitalisme monopoliste n° 143-144, juillet 1966, pp. 5-48; Traité marxiste d'économie d'Etat, Paris, Les Editions Sociales, 1971,2 vol. .s Luxemburg (R.), L'accumulation capital, op. cit. ., Lénine (V.I.), L'impérialisme. stadedu suprême du capitalisme. op. cit. 67 Carney (J.), Hudson (R.), Ive (G.), Lewis (J.), « Regional under-development in late capitalism: a study of the Northeast of England », op. cit.
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pays jusqu'ici négligés ne tient-elle pas à la volonté de restaurer les profits menacés au centre ?6HEt les multinationales ne constituent-elles pas le meilleur moyen, pour les capitalistes du centre, de continuer à s'approprier des plus-values qui cessent de se réaliser dans les nations où ils résident ?6. C'est cet ensemble de thèses d'inspiration marxiste, mais foisonnantes et mal coordonnées, que l'on résume quelquefois en parlant des rapports centre-périphérie: r expression est lâche et la construction manque de cohérence. Il se trouve que nombre de sociologues, de géographes et d'économistes marxistes sont gênés par l'absence de prise en compte de l'espace dans les théories dont ils se servent. Pour répondre aux critiques que cela leur vaut, ils s'ingénient aujourd'hui à repenser leurs interprétations. Harvey en fournit un magnifique exemple, mais il est si passionné par la réflexion théorique que les détails de la situation actuelle du monde ne sont pas au centre de ses préoccupations. Il en va autrement de beaucoup de ses collègues qui essaient de résoudre leurs difficultés en invoquant, à la manière d'Edward Soja7o,la dialectique spatiale, ou en analysant, à la manière de Sayer"J,les relations entre les conceptions béhavioristes et les interprétations marxistes. Parallèlement à cet effort de reprise théorique globale, ces chercheurs font porter leurs travaux sur la situation économique et géographique du monde présent. Ils ont tiré de Mandel7Zl'idée que la crise qui secoue le monde doit retenir l'attention tant elle marque une péripétie majeure dans l'histoire du capitalisme. C'est ainsi que sont nées, en partie autour des géographes marxistes de l'Université de Clark et des chercheurs australiens de l'Australian National University et de l'Université de Sydney, les thèses sur le capitalisme global7J; elles développent des positions connues également en France, où elles ont séduit certains économistes ou sociologues74. L'idée qui les domine est simple: l'évolution du système capitaliste pousse sans cesse à plus de mobilité. Les systèmes nationaux constitués un temps en son sein pour résoudre quelques-unes de ses contradictions en socialisant ses coûts de production ont fini par apparaître comme des obstacles à une solution plus radicale - la diminution des coûts par l'intégration plus poussée des périphéries au 6H
Emmanuel (A.), L'échange inégal, op. cit. ". Frank (G.), Capitalisme et sous-développemel1t en Amérique latine, op. cil. ; Palloix (C.), L'économie mondiale capitaliste. op. cit. ; Palloix (C.), « The self-expansion of capital on a world scale », op. cit. 711Soja (E.), «The socia-spatial dialectics », op. cit.; Peet (R.), «Spatial dialectics and marxist ?eography », op. cit. I Sayer (A.), «Explanation in economic geography», Progre,çs in human Geography, vol. 6, 1982, pp. 66-88. 7Z Mandel (E.), La crise 1974-1978. Le.çfaits. Leur il1terprétationmarxiste, op. cit. 7.>Peet (R.), « Introduction: the global geography of contemporary capitalism », Economic Geography, vol. 59, 1983, pp. 105-111 ; Gibson (K.D.), Horvath (R.J.), « Aspects of a theory of transition within the capitalist mode of production », Society and Space, vol. l, 1983. 7. Par exemple: Palloix (C.), L'économie mondiale capitali.çte, op. cil.; Palloix (C.), « The selfexpansion of capital on a world scale », op. cit.
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processus de production. Là, pas besoin de payer très cher un prolétariat qui manque encore de combativité ou de consacrer des sommes énormes à la lutte contre la pollution, car les associations d'écologistes n'existent pas ou n'ont aucun poids politique. Les multinationales permettent de rapatrier les profits réalisés dans les nouvelles zones industrielles et de maintenir celles-ci en état de dépendance, puisqu'elles ne peuvent inventer les technologies nouvelles indispensables pour garder place dans la compétition. La multiplication de zones industrielles dans le Tiers Monde, c'est le capitalisme global; les migrations de travailleurs célibataires parqués dans des villes ou des quartiers où ils ne sont jamais que des hôtes provisoires, comme on le voit dans les pays du golfe Persique, à Singapour ou en Europe et Amérique du Nord, c'est toujours le capitalisme global; l'effort pour tirer parti le plus vite possible de toutes les facilités que l'électronique moderne offre en matière de communication et de traitement de l'information pour la gestion, c'est toujours le capitalisme global - et son syndrome de mobilité fébrile. On pourrait multiplier ainsi les exemples à l'infini. Tous les éléments qui changent depuis quelques années dans notre monde peuvent être interprétés de cette manière, depuis le glissement vers le Sud et vers l'Ouest de l'industrie américaine, le redéploiement de l'industrie australienne, les interventions de l'Etat, jusqu'à la politique des firmes monopolistes: c'est ce que montrent les articles rassemblés et présentés par Richard Peet dans le numéro d'avril 1983de la revue Economic Geography7s. La contribution d'Edward Soja'. est peut-être plus originale parce qu'elle se situe à une autre échelle et propose une lecture de la ville en telmes d'histoire du capitalisme: il y aurait eu d'abord en Occident (1) la ville du capitalisme concurrentiel, caractérisée par la prolifération, souvent près du centre, de petites entreprises mêlées aux bureaux d'affaires et aux commerces, et avec, toujours assez près, des logements; puis serait venue (2) la ville du capitalisme monopoliste d'Etat, marquée par un divorce croissant entre l'industrie repoussée à la périphérie dans un souci de contrôle social, et le centre voué aux fonctions de direction et de conception, cependant que l'action régulatrice de l'Etat se traduisait par des lotissements de logements aidés ou des grands ensembles de logements sociaux. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui, c'est la naissance de (3) la ville du capitalisme global. Quelle sera sa structure spatiale? Là dessus, l'article de Soja reste un peu flou. Il est beaucoup plus précis en ce qui regarde la nature 75 Peet (R.) (ed.), « Restructuring in the age of global capitalism", Ecollomic Geography, vol. 59, Peet (R.), « Introduction. The global geography of contemporary capitalism", 1983 ; cf. par exemple: op. cil.; Peet (R.), « Relations of production and the relocation of United States manufacturing industries since 1960,,; pp. 112-143: Ross (RJ.), «Facing Leviathan: public policy and global capitalism", pp. 144-160; Susman (P.), Schultz (E.), «Monopoly and competitive firm relations and regional development in global capitalism", pp. 161-177; Gibson (K.D.), Horvath (RJ.), «Global capital and pp. 178-194. the restructuring crisis in Australian manufacturing ", 7.
Soja (E.), Morales (R.), Wolff (G.),
in Los Angeles ", Ecollomic
Geography,
«
Urban restructuring: an analysis of social and spatial change vol. 59, 1983, pp. 195-230.
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de l'emploi: dans les pays du centre, il y a multiplication des bureaux, des activités de très haute technologie, crise et fermeture des industries de masse du début du xxe siècle, mais pénétration de quelques-unes des formes de production généralement liées au Tiers Monde - l'industrie de la confection par exemple, grâce à une main-d'œuvre immigrée souvent clandestine et prête à travailler dans des conditions médiocres. Que penser d'un tel modèle? TI est séduisant pour résumer l'évolution des activités, mais comme toujours dans le cas des interprétations marxistes que nous passons aujourd'hui en revue, il est incapable d'éclairer les configurations spatiales: Los Angeles, qui sert à Soja à illustrer son analyse, convient fort bien à sa démonstration par ses fonctions financières récentes et la poussée prodigieuse, en pleine crise, de son secteur électronique, mais l'interprétation qu'il fournit des transformations géographiques est décevante. La dispersion des usines modernes dans la périphérie répond-elle seulement au souci d'éviter que se reproduise l'aventure d'un syndicalisme trop combatif? C'est court ! A quoi tient la prolifération des bureaux le long de Wiltshire Boulevard et la formation, enfin, d'un centre-ville américain typique? L'interprétation proposée - les faibles coûts du terrain au centre - ne justifie pas complètement les choix. On retrouve là la commune faiblesse des théories marxistes, leur capacité à retracer, après coup, une bonne part de ce que l'on peut observer, mais leur flou spatial et leur faible pouvoir d'explication fine. Nous pensons, comme nous l'avons montré à propos de Harvey, que cela tient à la structure même d'interprétations qui partent d'abstractions et sont incapables de serrer de près le réel, l'espace en particulier. C'est donc, pour nous, par fidélité aux dogmes qui l'ont constituée que la pensée marxiste reste impuissante à rendre compte des faits géographiques. Nul doute cependant que pour les marxistes qui me liront, les critiques que je renouvelle à leur égard ne soient liées à mon refus d'accepter les ruptures épistémologiques qui fondent toute pensée scientifique et justifient leurs interprétations!
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