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Légende de la photo de couverture : A l’aube… Séisme Algérie – mai 2003 Crédit photo : Camille Chardon ©
* * $4556789* * Secouriste..............................................................................15 Départ....................................................................................19 Quinze ans déjà .....................................................................29 Naïka .....................................................................................37 Silence...................................................................................43 Faux espoirs ..........................................................................47 Humilité ................................................................................53 Courage .................................................................................59 Attente...................................................................................67 Joie ........................................................................................75 Inondations............................................................................83 Reconnaissance .....................................................................91 Chef de mission.....................................................................99 Rires ....................................................................................107 JOURNAL - Inondations 2002 ...........................................113 Retour..................................................................................125 Invisibles .............................................................................129 Glossaire .............................................................................135
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* * '8:;9<=6=74<* Fille de la médecine militaire, la médecine de catastrophe a progressivement acquis ses lettres de noblesse pour finalement venir enrichir, de sa propre expérience, la pratique médicale des conflits armés. Pour intervenir au profit des victimes, la première comme la seconde déploient, au contact de la zone de danger, une chaîne des secours. Le premier maillon de cette chaîne, précédant ou accompagnant le praticien chargé des premiers soins médicaux, est le secouriste. Après avoir publié le témoignage d’un médecin de bataillon de la guerre d’Indochine et d’une ambulancière des combats de la Libérations, autres acteurs de la chaîne des secours, la collection Médecine des conflits armés propose cette fois le récit d’une secouriste, « technicienne » de catastrophes, intervenue au profit de populations éprouvées par les caprices de la nature (inondations, séismes, raz-demarée).
* -16>=9>8* Née en 1967, Camille Chardon a débuté une « carrière » de secouriste dès l’âge de 17 ans en passant le Brevet National de Secourisme auprès de la Croix-Rouge Française. Désireuse de mettre en application ses connaissances, elle intègre l’Ecole des conductrices ambulancières de BirHakeim à Suresnes (92), puis rejoint les Cadettes de France à Saint-Germain-en-Laye (92) comme réserviste. Sous-officier au 102ème Régiment de Commandement et de Soutien de Satory (Versailles), elle participe bénévolement aux activités pendant 10 ans. La dissolution de son régiment lui fait quitter l’armée en 1993. Toujours investie dans les activités de secourisme à titre bénévole, elle découvre le Corps Mondial de Secours (CMS), une organisation non gouvernementale spécialisée dans le sauvetage auprès des victimes de catastrophes naturelles. Elle y acquit progressivement une formation spécialisée pour prendre part à diverses missions de secours en France et à l’étranger (inondations de Perthuis en 1993, séisme en Turquie en août 1999, inondations en France en septembre 2000, séisme en Algérie en mai 2003 et tsunami en Thaïlande en décembre 2004). Prenant des responsabilités toujours plus nombreuses au sein du CMS, elle fut chef de mission en 2003 et est présidente de l’association depuis 2005 Parallèlement à ces activités assumées sur son temps libre à titre bénévole, titulaire d’une maîtrise d’histoire de la Sorbonne (Paris IV) ainsi que d’un diplôme de fin d’études d’assistante de direction de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris (1993), Camille Chardon mène une carrière professionnelle à l’international comme Chargée de projets.
Aux sauveteurs bénévoles, Aux victimes de catastrophes naturelles, Au Dévouement, au Courage et à la Joie du don.
Cher Lecteur, Ces pages sont loin, très loin de pouvoir retracer les expériences, les sentiments, les épreuves, les étapes parcourues par tous les sauveteurs qui se sont spécialisés dans le secours humanitaire d’urgence. Bénévoles inconnus dont les visages traversent parfois les écrans de télévisions lors de reportages journalistiques, des hommes et des femmes vivent avant tout leur métier de chaque jour… Plombier ou ingénieur, médecin ou agent de transport, secrétaire ou traducteur, électricien ou routier, infirmière ou comptable, guide de haute montagne ou instituteur, pompier volontaire ou retraité… Ils sont pourtant toujours prêts à tout quitter, travail et famille, à prendre des risques, parfois de vie, pour se rendre en quelques heures aux secours des victimes de catastrophes naturelles. Alors, n’ayant jamais eu la chance de trouver un livre retraçant ces témoignages qui aujourd’hui se transmettent de bouche à oreille d’un secouriste*1 à l’autre, je viens partager avec vous un peu de ce que nous vivons au travers de mon expérience. Peut-être qu’en parcourant ces lignes vous parviendrez à mieux percevoir nos motivations, nos actions, notre joie de donner sans compter au milieu de la détresse et du désespoir. Je pensais cette démarche facile mais en réalité j’ai rencontré bien des difficultés à revenir en arrière pour faire revivre dans mon cœur et ma mémoire des moments de joies profondes mais aussi de tristesse infinie… A faire de nouveau défiler devant mes yeux des images imprimées en moi et qui ne me quitteront plus… 1
Les astérisques renvoient au Glossaire
Je veux enfin rendre hommage à tous ceux qui veillent et se préparent avec humilité et ténacité pour répondre immédiatement à un appel au secours. Nul ne sait quand l’heure arrive, mais peut-être aurez vous aussi, un jour, à ouvrir la porte à ces sauveteurs.
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* * $9?4>87;=9* « La bonne volonté. Désir d’accepter, désir d’aimer, de rendre service, d’aller au-devant de ce qu’on attend de nous.» Michel Herbey
Un cri terrible m’arrache de la table où je suis en train de prendre mon repas. Il est midi. Du balcon du septième étage, j’aperçois dans la rue, allongé, les bras étendus au sol, un corps d’enfant... Et à deux mètres de là, un véhicule à l’arrêt, bloquant la circulation. - « Claire, vite, vite il faut descendre ! Il y a eu un accident ! » Mon esprit n’a pas encore analysé l’étendue du drame mais déjà je suis dans l’ascenseur, un torchon propre à la main et je me précipite dehors, courant le plus rapidement possible, accompagnée de Claire. - « Il est mort, il est mort ! Dieu, Dieu, pardonnez nous, oh mon Dieu ! » Déchirement. Cri de l’âme, cri de la mère qui hurle sa douleur devant le corps de son enfant inanimé et appelle les faveurs du Ciel. Mes yeux ne lâchent plus l’enfant, je l’observe rapidement, je cherche le pouls qui doit me confirmer un signe de vie… Il a été percuté par une voiture et le choc qui s’est porté sur sa tête l’a brutalement projeté deux mètres plus loin. Claire a déjà les mains qui maintiennent sa nuque. Le front du petit est marqué par une blessure profonde. Les cris de la famille ne cessent de marteler mon cerveau et il me faut toute l’énergie du monde pour me concentrer sur ce petit être tombé dans l’inconscience. Les yeux sont vitreux, le visage est pâle, trop pâle pour un bébé d’origine africaine. Je ne trouve pas de pouls. Mon Dieu et s’il était déjà trop tard… Il nous a bien fallu du temps depuis l’accident pour arriver jusqu’à lui. Claire à genoux, calée derrière le visage de Moïse, a toujours ses mains délicatement posées sur les deux côtés de la tête afin d’éviter tout mouvement brusque de la nuque et maintenir ainsi la colonne vertébrale dans son axe naturel. 16
Ma main cherche un signal de vie, et sans grand espoir, je finis par la poser doucement sur le torse de l’enfant. Oh joie, joie intense malgré le slogan de douleur qui ne cesse de crier à tue-tête que la mort est passée par là… Le cœur bat la chamade ! - « Mais non il n’est pas mort ! Claire, il vit, il vit ! » Un regard suffit, nous savons ce qu’il faut faire : le petit ne respire plus… Alors je me penche vers ses petites lèvres si bleues et je lui donne le temps de quelques minutes qui me paraissent des heures, je lui transmets doucement de l’air en l’insufflant dans ses poumons pour relancer sa respiration, pour obliger son corps à s’accrocher à ce qui lui manque tant en ce moment : la vie. Je fais attention à la puissance de mon souffle, ne pouvant m’empêcher en cet instant délicat de penser à mon cher oncle qui, tout bébé, après une insufflation hélas trop importante, est devenu handicapé moteur. - « Oh mon Dieu, faites qu’il respire »… Et soudain l’enfant à force de persévérance prend une immense bolée d’air, comme s’il revenait d’un lointain voyage. Miracle ? Miracle de la vie qui ne veut pas s’en aller, miracle de notre présence sur les lieux à cet instant précis, oui, miracle certainement. L’arrivée des pompiers nous permet de remettre l’enfant entre leurs mains et le médecin est là qui le prend en charge. Notre rôle est terminé, il n’y a plus qu’à s’effacer, discrètement, sans rien ajouter. Je m’aperçois tout à coup que nous sommes entourées d’une foule nombreuse, des membres de la famille, des curieux - voyeuristes sans scrupule à la recherche d’émotions fortes. A quelques pas de là, une femme avec sa petite fille sont figées, accrochées l’une à l’autre avec des regards perdus, comme choqués. Elles se tiennent droites, un peu à l’écart des autres, silencieuses… 17
- « C’est la femme du conducteur » me souffle quelqu’un près de moi. Je m’approche d’elle, je lui souris… Personne n’est venu lui parler depuis l’accident… - « Le petit s’est jeté sous nos roues, nous n’avons rien pu faire… Mon mari sortait juste d’un créneau… C’est terrible. » - « Il respire maintenant, il est vivant », lui dis-je doucement. Alors elle pleure. Son angoisse ressort dans un flot de larmes et nous restons près d’elle car tous la jugent mais nous savons qu’elle a aussi besoin d’un soutien, d’une main qui se tend pour soulager sa souffrance. Il est temps pour nous de nous retirer. Nous avons fait notre devoir, tout simplement. Moïse sauvé des eaux ? Moïse sauvé. Tout court. Nous sommes secouristes.
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* * 0:@68=* « La Vie est un voyage pour tous… Alors autant s’accompagner et partager son pain.» Anonyme
Il fait nuit noire. Je suis exténuée… Mes yeux se plissent de fatigue… Mes oreilles sont assourdies par les cris et le bruit des moteurs qui tournent depuis des heures maintenant. Tous les groupes électrogènes installés pour la nuit ronronnent et me rassurent. Il n’y a plus de temps… Il n’y a plus d’espace. Si, que dis-je ? Il y a celui de l’immeuble qui gît devant moi, tordu, déchiré, macabre, tel un corps écroulé, blessé à mort et dont nous assistons impuissants à l’émiettement. Mon esprit divague, je ne sais plus ce que je pense, tout est brouillé dans ma mémoire… Voilà des heures que je n’ai pas dormi, des heures que l’on recherche des espoirs de vie, des corps potentiels dans ces décombres sordides. 22 mai Il est huit heures et je prends à pied le chemin qui me conduit à mon bureau. Il fait beau et je réfléchis déjà au cours de la journée qui s’annonce : certainement quelques dossiers, un pique-nique dehors et peut-être un cinéma… J’espère que je partirai tôt pour une fois… Etre assistante de direction n’est pas simple, surtout quand on assiste le Président… Courage ma fille, ce sont les imprévus qui donnent du piment à ta journée ! C’est si bon de ne rien programmer ! Pourvu que je n’aie pas à prendre l’avion cette semaine… - « Allo ? »… Ah ! Ce téléphone portable, quelle plaie ! Jamais tranquille ! - « Oui, oui c’est moi… Quoi ? Un tremblement de terre ? Où ça ? Quand ? Cette nuit ? Connaît-on l’amplitude des dégâts ? Quelle échelle ? Est-ce que le Bureau des Opérations est au courant ? Comment l’as tu appris ? » J’assaille Stéphane de questions rapides, je veux les informations les plus détaillées, les plus récentes. Déjà j’évalue le temps que je vais devoir prendre pour me 20
préparer : l’Algérie n’est pas loin, les dégâts sont importants et il y a donc de fortes probabilités que l’on déclenche un départ… - « Oui, oui d’accord, j’appelle Antoine2 et je te tiens au courant… Quoi ? Tout de suite ? Non, impossible, il faut d’abord que j’arrive au bureau pour passer des coups de fil… Oui, promis, je te téléphone – à tout à l’heure. » Il faut presser le pas, j’ai envie de courir, les aiguilles de ma montre semblent soudain s’animer brusquement… Les secondes s’arrachent à une vitesse démesurée et les battements de mon cœur accentuent le rythme du temps impitoyable… Et ces talons qui me gênent ! - « Allo ? C’est toi Diane ? Oui, un séisme… Non, je ne sais pas si on part… Oui je te rappelle avant ce soir ! » J’ai le souffle coupé de marcher si rapidement… Diane, je la connais depuis des lustres. Elle est infirmière et a traîné ses rangers sur les mêmes terrains militaires que moi. D’ailleurs c’est là que je l’ai connue. Elle est baroudeuse, un tantinet aventurière, toujours prête à partir. Avec ses lunettes, ses yeux bruns, sa moue rigolote et ses cheveux en bataille, on a bien du mal à la prendre au sérieux. Mais sur le terrain, attention, c’est une pro… Mon téléphone ne cesse de sonner, tout le monde me contacte… Voilà, voilà j’arrive ! J’entre dans mon bureau, pose mon ordinateur, l’ouvre à peine… - « Vite, vite où est donc ce foutu numéro ? – Allo, Antoine ? Tu as entendu la nouvelle ? Alors, on part ? » - « J’ai contacté le consulat, il faut attendre la réponse… Tu es disponible ? » - « Oui, je pense que je peux partir… Je suis certaine que mon employeur acceptera. »… Et de penser tout bas : « Enfin 2
Antoine est un pseudonyme tout au long de ce livre
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quelqu’un qui comprend mon action et m’appuie… J’ai de la veine. » - « Bon, je te rappelle au plus vite – pour l’instant nous sommes en alerte. Préviens les sauveteurs qui sont sur ta région et dès que tu as la liste des personnes potentiellement prêtes pour un départ immédiat, tu me la transmets. » - « C’est d’accord – à plus tard. » Je raccroche. La course contre la montre est déjà bien entamée… D’un seul coup la tension monte… Toutes ces années de formation, de stages, de manœuvres vont de nouveau me servir… Toutes ces privations, ces virées entre copains, ces vacances refusées vont être payantes… Je croise les doigts, l’alerte n’en est qu’à sa première phase et tout peut encore être annulé… Les lignes sont occupées, zut et re-zut… Tant pis, je me concentre sur mes dossiers, il faut absolument que je clôture ce qui est en cours au plus vite car je dois être prête. Paradoxe, la vie continue : mon cours de tennis est un vrai désastre, les balles vont dans toutes les directions, je cours vers mon téléphone, vérifie les messages, reviens sur le cours… - « Bon on arrête, je vois bien que je n’arriverai à rien avec toi aujourd’hui » me dit mon charmant professeur. Je n’en demande pas plus pour repartir aussi sec au bureau. - « Alors ? Du nouveau ? » me demande Diane à l’heure du déjeuner. - « Non, toujours rien pour l’instant… Oui, je sais c’est dur d’attendre mais c’est comme ça… Tiens bon. Oui promis, je te rappelle. » - « Bon vous partez ? »… Marc a un ton sceptique au bout du fil… 22
- « Je n’en sais rien. On est en pré-alerte. Ne t’inquiète pas, je te préviendrai si c’est le cas. » L’après-midi est déjà bien entamé. Il faut que je songe à prévenir mes collègues, ceux qui vont me remplacer, ceux qui vont être gênés par mon absence si brutale… La vie n’attend pas et il y a sûrement des emmurés. Les informations glanées sur internet défilent sous mes yeux avides de nouvelles… Il devient difficile de me concentrer mais je dois m’attacher aux demandes multiples qui arrivent sur mon bureau. Garder son calme, surtout garder son calme. Inconsciemment j’énumère déjà dans ma tête tout l’équipement que je vais emporter : vêtements, chaussures, lampe frontale, tenues de travail, gants, lessive, chaussettes, etc. - « Hi Smee, did you hear the news ? There has been a huge earthquake in Algeria… I will probably have to leave in a very short time. » 3 Voilà, c’est lancé. La nouvelle va faire son chemin, les messages électroniques et instantanés sont plus rapides que la poudre. Déjà, sur mon écran s’affichent de petits flashs : « Où vas-tu? », « Quand pars-tu ? », « As-tu besoin d’aide ? » Oui ! Encore de la veine d’avoir à mes côtés des collègues qui me soutiennent… Tout le monde s’est gentiment proposé pour prendre mes dossiers en attendant mon retour… Ils ne le savent pas mais ils ont pris pendant quelques secondes l’attitude des sauveteurs, prêts à épauler dès que les circonstances le nécessitent. Je sursaute. Le téléphone vient encore de sonner et mon cœur bat la chamade : - « Pardon, une erreur... » 3
« Bonjour Smee, as-tu entendu les nouvelles ? Il y a eu un séisme en Algérie… Je vais sûrement devoir partir rapidement »
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C’est le pire qui puisse m’arriver ! J’ai les nerfs en pelote et voilà qu’un hurluberlu… Hélas, à ce moment-là je n’ai que cette pensée en tête. Je peste ! Toujours aucune nouvelle d’Antoine. Je sais qu’il ne sert à rien de chercher à le joindre… Sa ligne est sûrement occupée et puis il a besoin d’être joignable à tout instant par les autorités algériennes. Mon instinct n’est pas au mieux de sa forme… Je me demande si nous ne sommes pas en train de vivre de nouveau une fausse alerte… Comme j’en ai déjà connu tant… Et tous ces pauvres gens qui attendent les secours de l’autre côté de la Méditerranée… Allez je rentre. Préparer mon sac apaisera la tension intérieure qui me taraude : duvet, cottes de travail, casquette, casque F2 et gants, lampe frontale et piles, chaussures de sécurité, affaires de toilette, trousse médicale, gamelle et quart, foulard, t-shirts, jeans, tout s’accumule sur mon lit tandis que je raye méthodiquement l’équipement préalablement listé, ce qui m’évite d’oublier le moindre objet… « Zut, pas de pile… », ne puis-je m’empêcher de dire tout haut… La population algérienne est très touchée… Plus de trois mille morts et disparus… Et la radio ne cesse de revenir sur ce drame qui frappe brutalement ce beau pays. Alors mon esprit s’éloigne, sort de cette pièce où je suis assise depuis un moment à écouter les journalistes… Et je me revois en Turquie, quelques années plus tôt. Izmit, quarante mille disparus, une population anéantie en quelques secondes, des familles entières ensevelies, broyées par des tonnes de béton… Et les images défilent, nettes, cruelles et vraies… Les odeurs macabres, la poussière asphyxiante, les regards hébétés, les larmes incontrôlables, des mots jetés ça et là aux croisements des chemins : « Aidez-nous ! »… « On est prêt à la perdre… »… « Je vous jure qu’elle est là-dessous, je viens 24
de l’entendre ! »… « Si vous saviez, il est devenu fou… »… « Merci, oh merci… » Et les secousses sismiques à répétition qui nous menacent sans cesse sur le terrain… Adrénaline à retenir, à contenir pour le sauvetage de mes frères. Oui, il est nécessaire de me préparer psychologiquement à revivre des instants semblables. Vingt-deux heures. Il est trop tard pour un départ immédiat et je n’ai plus de nouvelles d’Antoine. L’expérience des alertes avortées me fait penser que rien n’est encore joué. - « Alberto, tu peux te coucher… Je te rappelle demain matin »… Et de prévenir les secouristes en attente jusqu’au dernier. Le scepticisme est dans tous les esprits… Alberto ? Un vrai gars. Du sang italien pour sûr, un pompier de métier, un grand costaud au large cœur. Cela ne fait pas longtemps qu’il a rejoint notre association mais quelle chance de l’avoir parmi nous. Il est calme, posé, il est rigoureux mais lui aussi toujours prêt, toujours partant. J’admire sa femme qui le laisse partir. Elle comprend sa passion et participe à sa manière à la chaîne de secours qui se met en place. 23 mai Pas une seule sonnerie n’a retenti dans la nuit et pourtant je l’ai attendue… La déception me gagne : « Tout de même, il faut absolument qu’un départ se déclenche… Ils ont vraiment besoin d’aide là-bas… » Peine perdue, je m’habille sans conviction, prends un léger café et retourne sur le chemin de mon bureau… Je m’assieds finalement devant mon écran, peu convaincue de l’efficacité de mon travail aujourd’hui : surtout ne pas penser… L’attente est trop lourde à porter : 25
- « Il y a peut-être une chance… Mais non, c’est fini voyons, tu n’as plus aucune nouvelles, arrête… » - « Allo, c’est Antoine »… Pas nécessaire de te présenter, je connais ta voix entre mille et plus que jamais aujourd’hui ! Ca y est mon cœur de nouveau reprend ses battements fous… - « Vous partez, préviens tout le monde… Je te rappelle pour te préciser l’heure et le lieu du rendez-vous. » Oh non ! Pas ça, pas encore ! Tant pis, je veux y croire, je fonce… Je ferme mon ordinateur, la porte de mon bureau et repars dans l’autre direction … - « On démarre, prépare tes affaires ! »… Et voilà que la chaîne téléphonique se déclenche. Cette fois-ci c’est définitif… Je suis heureuse. Enfin ! Je vais pouvoir aider avec toute mon équipe et tous ceux qui seront sur place. Enfin ! Nous partons au secours de vies dont le temps est compté comme la valeur de diamants inestimables. Toute cette émotion des derniers jours me rappelle un homme de cœur et de métier… Jean-Claude qui pratique le sauvetage depuis longtemps. Il sait tellement bien raconter les missions qu’il a vécues ! Il encourage toujours avec ses yeux bleus profonds et sa voix si remplie de conviction. C’est un ancien comme on aime à le dire entre nous, un modèle, tout comme Antoine d’ailleurs. Ils adorent la jeunesse. Toute leur énergie, ils la donnent aux jeunes, pour leur apporter un idéal mais aussi pour les aider parfois à sortir de leur quotidien difficile. Ils nous ont déjà tant donné… Voilà des heures que nous roulons. Les véhicules chargés jusqu’à la gueule et le B90 débordant de matériel de déblaiement : caisses de froissartage4, de terrassement, 4
Technique d’assemblage de pièces de bois sans clous : installation de camp, étaiement. Les outils de froissartage sont aussi utilisés par les sauveteurs pour le dégagement de routes, d’une zone de travail, etc.
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groupes électrogènes, lampes, marteaux électropneumatiques, scies circulaires et tronçonneuses, matériel d’écoute, câbles d’acier et lots de cordage, brancards, échelles, écarteurs hydrauliques, tentes et nourriture pour dix jours au moins. Au bas mot, deux tonnes et demie d’équipement. On discute le temps d’une pause, on relaie les chauffeurs. La sécurité avant tout pour arriver sains et saufs… Eh bien oui, que pourrait-on faire d’un sauveteur mal en point ? Les secouristes doivent se retrouver sur les dockers de Marseille : Toulouse, la Hague, Paris, Dijon, Romans, Valence et j’en passe… Ils arrivent de toutes les régions de France. Chaque kilomètre me rapproche de cette ville du sud que je ne connais pas. J’aspire ardemment à sentir les odeurs de pins, à entendre le chant des grillons, à me rappeler les romans de la Provence, à revoir les lumineuses toiles de Van Gogh… Pourtant, mes pensées m’entraînent vers un autre horizon : la Bourgogne et son plateau de Langres.
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- « N’aie pas peur, tends bien les jambes, assied-toi dans le harnais, mets tes fesses dans le vide… Non, non ne pose pas la main sur le haut de la corde… Ton anneau de descente est bien positionné… Allez, lance-toi ! » - « Mais Francis, ne vois-tu donc pas que j’ai les pattes qui tremblent ? Je sais que je suis conductrice ambulancière*, que j’ai participé à mille manœuvres sous les drapeaux, que l’armée t’apprend à faire face à toutes les situations mais tout de même ! » Et voilà Francis, un autre secouriste qui m’a aidé à prendre du galon. Toujours souriant, enthousiaste, il ne hausse jamais le ton. Il est costaud, brun, les yeux foncés… Un accent bourguignon et toujours des histoires drôles à raconter. Je me demande comment il fait pour en retenir autant à la minute. Moi je n’ai jamais réussi ! Et quelle partie de rire quand il commence ! Voilà mon premier mentor, mon premier chef. En réalité je n’ai jamais vu le vide d’aussi près : vingt mètres à descendre et si je venais à chuter ? Décidemment je n’aime pas faire du rappel. Pourtant c’est indispensable pour la validation du stage. Serre les dents ma fille tu vas y arriver ! L’équipe t’attend en bas ! Dix jours. Dix nuits. Dix jours et dix nuits de formation intense où tout est programmé pour nous sensibiliser aux situations rencontrées lors de missions réelles : fatigue du corps, nerfs à vif, vie de groupe dans un confort minimum, pression psychologique… Hygiène et sécurité nous rabâchet-on tous les jours… Et encore, on a rien vu ! Tout s’enchaîne sans jamais s’arrêter. Objectif : savoir gérer les temps de pause, dormir chaque fois que possible… Qui sait combien de temps peut prendre une intervention, un engagement sur zone sinistrée ?
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- « Debout ! Un accident dans la mine vient d’avoir lieu ! Il y a beaucoup de blessés, des galeries se sont effondrées et les sauveteurs sont attendus ! » Branle-bas de combat, un nouvel entraînement en perspective. Les yeux mi-clos rivés sur mes lacets pour essayer de fermer mes rangers, je peste contre le froid… Mon casque, ma lampe, mes gants ? Nous réveiller si brutalement, ce n’est pas humain ! - « Alors Camille tu arrives ? Dépêche toi nous sommes partis ! » - « Oui, oui j’arrive ! » Je cours et mets quelques secondes à m’habituer à la nuit qui m’entoure… J’ai les yeux en capote de pousse-pousse… En plus il pleut des cordes, on va être rapidement trempés jusqu’aux os. Tant pis, je ne suis pas en sucre et j’ai payé pour en ch… ! Les moteurs résonnent dans le noir, nous partons en rame5 serrée vers le lieu de la manœuvre… Il est deux heures du matin. Des mines souterraines ? Merde, il va falloir ramper de nouveau ! Au bout d’une demi-heure de route où le sommeil rageur commence à me ressaisir, les véhicules s’arrêtent. Silence. - « Personne ne descend », murmure notre chef de groupe. « Vous restez dans les voitures tant que l’ordre ne vous est pas donné d’en sortir. Soyez prêts. » Silence. Quelques cris dans la nuit… Le froissement des pas de nos chefs de groupe partis en reconnaissance. Nos oreilles sont tendues à l’affût du moindre chuchotement, du moindre renseignement. C’est le grand inconnu ; c’est le grand moment. Je croise le regard de Diane mais point de mots. On se comprend ; nous sommes tous tendus. 5
Ensemble de véhicules
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- « Groupe A, à moi ! Avec le matériel ! » C’est parti. Les caisses sont déchargées et placées en parc pour un accès rapide et facile aux outils qui pourront nous servir au cours de l’exercice. Les zones de recherche sont déterminées avec les chefs d’équipe qui nous engagent sur le terrain. Descente en rappel par une buse d’aération… Encore du rappel ! Je serre les dents, tant pis, il y a des personnes qui attendent notre aide. - « Il y a quelqu’un ?! »… « Si vous nous entendez, criez ! »… Silence. Les appels que nous lançons sont réguliers, insistants. Nous apprenons ainsi à avancer pas à pas pour n’oublier aucun recoin, aucune hauteur, aucune profondeur. Nous apprenons à regarder le sol, à poser nos pieds prudemment pour éviter de nous blesser. Nous apprenons à travailler dans la nuit, quand tout est bouleversé : les couleurs, les odeurs, les formes. L’œil doit être averti, concentré. L’ouïe doit être accentuée, sensible au moindre son qui n’appartient pas à l’environnement déjà existant. Tous les sens sont en éveil. On avance à vue… Pas question de travailler seul. Un sauveteur se déplace toujours en binôme et c’est un minimum. - « Là, j’entends du bruit ! » crie une voix que je devine être celle de Nathalie… Toute l’équipe stoppe son avancée. Francis la rejoint pour vérifier son affirmation. - « Il y a quelqu’un ?! » Un bruit étouffé. Une confirmation. Nathalie reste sur place pour garder le contact avec cette voix venue d’on ne sait où. Il commence à retirer doucement les pierres qui bloquent probablement l’accès à une galerie. Nous reprenons alors la reconnaissance de notre zone de recherche. Il est je ne sais plus quelle heure du matin lorsque nous atteignons notre victime… Qui a froid, gémit et râle un tantinet exagérément, histoire de simuler une situation réelle. 32
Le déblaiement pour l’atteindre a été long et minutieux : pierre après pierre, puis accès par une buse pour accéder à une petite galerie. - « Pouvez-vous nous dire où vous avez mal ? » - « Là, ici ! Oh mon Dieu ! » - « Je vais tâter votre corps pour localiser la douleur… Et là, sentez vous vos jambes ? Pouvez vous remuer les pieds ? » - « Non… non… Où suis-je ? Que s’est-il passé ? » - « La galerie s’est effondrée mais vous étiez avec des collègues… Les avez-vous vu ? » - « Je ne sais pas… Je ne me souviens plus. » Puis : « J’ai soif… » J’ai envie de sourire devant cette pièce de théâtre qui se déroule devant mes yeux. Les acteurs sont tous des équipiers stagiaires et en formation. Et pourtant ils improvisent merveilleusement leurs souffrances, leurs blessures… On oublie le jeu pour ne plus voir qu’une détresse à traiter de toute urgence. Suspicion de fracture du rachis, cheville anormalement gonflée, signes de déshydratation, personne ensevelie depuis cinq heures – tel est le tableau qui se présente à nous. On immobilise et on couvre. La victime est encastrée dans un renfoncement où personne ne peut aller. Il faut trouver un moyen rapide de dégagement : planche et sangle feront l’affaire. La manipulation est délicate car il y a peu d’espace pour s’y tenir et la galerie est très basse. Grâce à Dieu, le couloir de sortie n’est pas trop long. On fait glisser lentement la planche sur le sol dont on a pris soin de dégager les pierres et autres objets pouvant bloquer la progression. Tout le monde rampe. Le chef d’équipe transmet les ordres : « Prêts pour avancer ? » – « Prêts ! », répondons-nous en cœur – 33
« Avancez ! » Et le bloc victime – sauveteurs se déplace d’un mouvement unique et ferme. A peine sortis du goulet dans lequel nous avons évolué sans trop de difficultés, voilà que nous nous retrouvons à brancarder un poids lourd (il faut le dire !) avec de l’eau jusqu’aux genoux ! Ah ! Les salauds, ils nous ont rien dit ! Plus question de faire une pause brancard au milieu du chemin, le blessé se noierait ! Cinq heures du matin : arrivée de notre pseudo blessé au poste médical avancé. Fin de manoeuvre. Regroupement des stagiaires sur la zone café chaud, pain, chocolat. Voilà qui fait du bien car l’effort a été réel et la pluie aussi ! Chacun échange ses impressions, ses déceptions, son envie de s’améliorer et de revenir encore une autre nuit pour une autre manœuvre. Je rentre totalement épuisée et trempée, après reconditionnement du matériel. Six heures trente du matin, il est temps de se mettre au lit. Que dis-je, de rentrer sous la tente pour s’affaler sur son duvet. Ah ! Non ! C’est vrai, se laver d’abord ! Prochain démarrage : huit heures… Il ne reste que deux heures de repos avant la reprise de la formation. Et les jours se succèdent rapidement tant nous sommes occupés à apprendre, découvrir, essayer, manœuvrer. Jour de froissartage, tout y passe : tronçonneuse, scies, ciseaux à bois, serpette, coupe-coupe, hache, tarière et autres outils tranchants. Jour de terrassement : je teste la masse, la pioche, la pelle et les crayons, le marteau pneumatique et la cisaille. Jour d’eau : mise en place d’un téléphérique pour le transfert d’un brancard d’une rive à l’autre du lac, déplacement à rames à bord d’un zodiac, utilisation d’une motopompe. Jour de déplacement en terrain accidenté : rappel, longe de survie, cheminement dans une galerie enfumée… On nous conditionne pour nous mettre au plus proche de la réalité, pour nous donner le sens de ce que nous pourrions vivre peutêtre, un jour… Pour nous apprendre à contrôler notre stress, 34
nos angoisses, notre peur… Rien n’échappe à l’encadrement : les sautes d’humeur, les fatigues de la nuit, la participation ou non à la vie quotidienne du groupe, l’entretien du matériel. Il faut tenir. Après tout je n’ai que dix-huit ans alors je ne m’inquiète pas outre mesure. J’oublie même que l’on m’observe tant l’atmosphère est envoûtante et passionnante. Les photos défilent une à une. Brutales, choquantes… Des frissons me parcourent tout le long de l’échine. Des visions infernales de désastres plus terribles les uns que les autres. Des villages entiers balayés par des boues inhumaines, des immeubles écrasés, des plaies vives et des regards qui en disent long sur les souffrances vécues. - « Ici, c’est au Bangladesh où nous sommes intervenus, quel raz de marée… Je vous laisse imaginer les conditions dans lesquelles nous sommes intervenus : terrain difficile, pas d’eau, à peine de quoi se laver… » - « Là c’est au Soudan, regardez comme l’eau est boueuse… Il a fallu désinfecter les zones de travail, les habitations, les hôpitaux… » Les témoignages des uns et des autres saisissent l’audience. Nous ne serons pas nombreux à vouloir partir en intervention. Certains ici ne viennent que par curiosité ou par la simple nécessité de parfaire leur formation de secouriste. - « Là c’est El Asnam*… Imaginez… Première secousse sismique : aucun dégât, rien ne s’est passé… Mais la réplique du sixième jour a tout détruit ! » Toutes ces interventions, toutes ces histoires vécues que j’entends alimentent sans cesse la passion qui est née en moi : sauver. Sauver à tout prix, même dans les conditions les plus difficiles. J’ai hâte de partir, d’intervenir, d’aider. Oui, même si cette pensée peut paraître troublante, coupable. Tout cela est bien vrai. Le sauveteur n’est-il pas un homme de passion ? Tant de détresses ne pourraient être secourues s’il 35
n’y avait pas de passion. Les médecins, les infirmières, les assistantes sociales, n’ont-ils donc tous pas en eux cette dévorante envie d’aider, de vivre intensément l’appui qu’ils apportent dans leurs métiers respectifs ? Alors pourquoi pas moi ?
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* * +6EF6* « Les animaux sont les anges sur cette terre » Proverbe péruvien
Les questions fusent mais l’horloge rappelle que nous devons reprendre nos exercices. Sujet du jour : le maîtrechien justement. Une équipe cynotechnique est arrivée de Suisse pour nous montrer comment les animaux évoluent sur le terrain. C’est le grand silence autour de nous. Tous, nous observons la technique utilisée pour rechercher une personne ensevelie dans les décombres. Nous avons pris soin de bien la cacher ! Le premier chien avance, accompagné de son maître. Ils forment un binôme fantastique. C’est un jeu pour Rod, il sait qu’il aura une bonne récompense s’il trouve ce pauvre Gérard, emmuré soigneusement pour la bonne cause. Cela fait quelques heures maintenant, il dort probablement car il sait qu’on va venir le chercher ! Le chien part dans une direction, museau au sol, lève la tête, se retourne, lève la patte et repart dans l’autre sens… Les sauveteurs ont besoin des chiens… Ils sont indispensables pour les recherches de victimes en surface et en profondeur. Ils sont engagés au fur et à mesure que le déblaiement avance, à la recherche des courants d’air… Qui dit courant d’air, dit dégagement d’odeurs et qui sait, peutêtre celle d’un survivant. Alors, pensez… Ce n’est vraiment pas un luxe ! C’est le grand silence. Nous suivons tous l’évolution de l’animal… On chuchote, certains un peu sceptiques, d’autres goûtant l’instant, observant l’opération avec force admiration. Il y a plusieurs comportements que l’on attend du chien de catastrophe. Ainsi, lorsqu’il détecte une odeur humaine, il doit la suivre jusqu’à l’emplacement où cet effluve se déploie fortement, et arrivé à cet endroit, il se fixe en aboyant et en grattant. Cette fixation diffère selon les chiens et ne s'obtient que par un long travail, un entraînement quotidien que le maître 38
s’attache à effectuer avec rigueur. Il suit l’animal dans son déplacement et l’incite à poursuivre activement la recherche jusqu’à ce qu’il confirme sa découverte. Si la motivation du chien n’est pas exacerbée, il lui devient alors difficile de se concentrer et la plupart du temps il finit par revenir sur son maître ou s'occuper à d'autres choses que la recherche. Soudain, après quelques déplacements délicats au milieu d’un tas de gravats, il finit par aboyer fermement, aboiements secs, sûrs, presque heureux tandis que sa queue balaye frénétiquement l’air de gauche à droite. Le conducteur cynotechnique qui vient d'effectuer le secteur rappelle Rod puis veille à donner à son successeur des indications assez restreintes sur la zone dans laquelle il y a eu marquage, afin de ne pas influencer la seconde recherche qui confirmera le passage du premier chien. On lance le deuxième animal, une chienne cette fois-ci : Naïka. Lors de la recherche de personnes ensevelies ou égarées, il arrive que le chien travaille la truffe en l'air, humant l'air afin de détecter les possibles effluves d'odeur humaine. Un chien passant proche d'une cache aura un mouvement avec sa tête qui indiquera au maître la direction à prendre. Son museau se relèvera et son attention redoublera. Naïka est douce et tendre. Ses yeux chocolat ou noisette selon l’intensité de la lumière portent un regard profond sur tout ce qui l’entoure… Ses oreilles en pointes et tendues semblent être sans cesse à l’affût du moindre pas, du moindre bruit. La couleur ambre de son manteau est parsemée de taches plus sombres, perdues dans les rayures grisées de son pelage. Elle est presque amoureuse. Elle ne quitte jamais Manu des yeux. Chaque fois que son maître s’éloigne un tant soit peu d’elle, elle gémit, tourne sur elle-même, baisse 39
simultanément la queue et le museau, dévoile son inquiétude… Il la rassure, revient vers elle, lui chuchote à l’oreille, lui explique qu’il s’absente mais pour très peu de temps, qu’il ne l’oublie pas, qu’il ne la laissera jamais derrière lui. Alors elle s’aplatie et d’un coup de langue, d’un regard langoureux elle répond. Un dialogue incroyable et silencieux se déroule devant moi. Ces deux êtres communiquent si étroitement qu’un seul regard leur suffit pour se comprendre. Leur relation est comme fusionnelle. Dans les décombres, le chien se fatigue rapidement : il doit faire face à des déplacements très difficiles, son flair reçoit des quantités d’effluves : la nourriture avariée, la mort, la sueur des hommes et la poussière sont partout. L’effort physique est beaucoup plus dense sur des chantiers constitués de grandes dalles car il faut grimper, descendre, éviter les trous, évoluer avec beaucoup de prudence. Le chien sauveteur veille à assurer son équilibre et ne s’engage jamais s’en avoir au préalable testé la stabilité du sol. Cependant, il lui arrive parfois de se blesser les pattes à cause des bouts de verre, du fer à béton, des gravats aux pointes acérées qui jaillissent de toute part. Dans ce type de situation, la zone de recherche est souvent moindre que celle d’un secteur où les éboulements sont étendus. La prospection du chien est suivie de près par le conducteur qui veille à ce que l’animal couvre la totalité de la zone qui lui est attribuée. Parfois, il se déplace avec l’animal et le travail s’effectue toujours en binôme. Le chien qui voit son maître se sent appuyé, encouragé et les regards qu’ils s’échangent permettent à l’un et à l’autre d’évoluer en douceur et avec assurance. Devant la mort j’ai vu Naïka s’aplatir, baisser les oreilles et gémir… Mais ici, c’est tout le contraire. Tout comme son prédécesseur, elle finit par aboyer au même endroit et gratter de la patte, comme si elle voulait déblayer le terrain… C’est 40
une confirmation… Il n’y a plus qu’à mettre en place les écoutes et lancer l’appel. Le travail s’ordonne : reconnaissance du secteur de recherche, travail des chiens, écoute et appels dans les décombres, puis les hommes attaquent le béton à bras le corps tandis que les moteurs commencent à ronronner et remplissent de leurs chevaux puissants l’impressionnant silence qui a précédé.
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* * $7G99* « Il y a des silences aussi murmurants que du bruit. » Francis Scott Fitzgerald
« Seul le silence est d’or, tout le reste est faiblesse »… Je n’aurais pas cru que ces mots appris dans une poésie de mon enfance remontent si soudainement à la surface… Silence des hommes dont la souffrance intense force le respect et la compassion, silence des survivants choqués, aux yeux vides d’expression, silence des ensevelis qui se sont tus pour l’éternité ou bien encore silence de ceux qui ne peuvent communiquer parce que coincés, assommés, blessés, emmurés sous les décombres. Silence, silence encore devant les témoignages troublants, éprouvants à entendre, où pas un mot ne peut apporter de consolation car tout a été dit. Silence lourd, lourd comme un couvercle, qui prend à la gorge, empoigne le cœur et écrase le corps. Je secoue cette léthargie dangereuse, je rejette de toute ma raison cette angoisse qui monte… Je dois me concentrer sur l’objectif unique : l’homme qui de ses mains indique à chaque appel le résultat de son écoute. L’appel sur la barre d’acier résonne dans la nuit… Seules les lampes à l’éclairage glacé parsèment une lumière affadie. Un coup sec – « BING ! » – trois coups tranchés – « BING ! BING ! BING ! » – et tous les souffles s’arrêtent, toutes les oreilles se tendent. Pas un murmure. - « SILENCE ! »… « ECOUTE ! » La voix tonne, résonne et tombe comme un couperet dans l’air alourdi. Et voilà les mains du sauveteur qui se lèvent, c’est un moment terrible, crucial. Il est intensément concentré, des perles de sueurs sont visibles sur ses joues, il a les yeux fermés. Sur lui, sur ses épaules, repose la terrible responsabilité de confirmer ou non la présence d’une vie humaine, la confirmation d’une réponse. De lui, comme des chiens, 44
dépend aussi l’engagement des équipes de sauveteurs sur le secteur. Ses bras se lèvent lentement pour s’assurer que les regards fixés sur ses mains voient clairement les signes qu’il va faire : Ecoute gauche : FAIBLE, écoute droite : RIEN. Mais on n’est jamais sûr de RIEN, alors on recommence la manœuvre… Pour ne recevoir qu’une réponse identique à la précédente. Il faut vérifier. C’est indispensable, car les appareils d’écoute sont si sensibles que nous pouvons même entendre une goutte d’eau dans un amas de béton. La prudence est de règle et presque toujours, il arrive qu’un sauveteur demande à un autre membre de son équipe de prendre le relais. La fatigue, l’imagination, la volonté de trouver des survivants à tout prix peut parfois induire en erreur. Le silence avant l’appel est chargé, chargé d’espoir. Les cœurs se serrent, la circulation routière est arrêtée et les moteurs sont coupés. La première fois que j’ai connu ce silence, je me trouvais dans le car qui faisait route vers Izmit* en Turquie. C’était en août 1999. Notre chauffeur a stoppé son véhicule au milieu de la nuit alors que nous ne réalisions pas encore l’immensité des dégâts provoqués par le séisme mortel qui venait de frapper le pays. Les moteurs arrêtés, je pouvais apercevoir sur un amas de décombres sordides deux secouristes qui attendaient le signal pour commencer leur appel. - « Chuuuuut », murmure-t-on dans le bus. Et j’entends encore ce cri brûlant, où l’émotion dans la voix est à peine voilée : - « Il y a quelqu’un ? Si vous nous entendez, répondez ! »… Puis le grand silence, lourd comme du plomb et l’attente sourde d’une réponse qui bloque soudainement tous les souffles humains. 45
Il n’y a rien de tel que le silence pour replacer l’homme dans sa juste dimension. Peut-être est-ce pour cela que l’on s’entoure de bruits divers et variés dans notre vie quotidienne… Lorsque les sauveteurs ont travaillé jusqu’à épuisement, ils ramassent leur matériel et rentrent au campement. Qu’il est bon de se retrouver un peu entre nous ! La première chose que j’essaie de faire, c’est me doucher. Ces moments sous l’eau sont divins, apaisants. Dans le silence de l’immeuble où la douche de fortune a été aménagée - des toilettes turques désinfectées avec bouteille d’eau au-dessus de la tête et une planche sous les pieds – je laisse mon esprit divaguer. Plus de moteurs, plus de cris. Seules les gouttes d’eau qui tombent sur ma peau me permettent de garder un certain contact avec la réalité. Enfin, un peu de temps pour relaxer mon corps, fermer les yeux et ne plus penser à rien. Vider ma tête, m’abreuver de ce silence si réparateur, de ce rien qui est tout. Enfin un précieux instant de recueillement profond, de solitude bénie pour ressortir galvanisée et prête à affronter un nouveau départ, une nouvelle alerte. Ah ! Le bonheur du silence… Quel paradoxe avec celui vécu il y a quelques heures, quel bienfait !
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* * 26>H*9;@478;* « On rencontre sa destinée, souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter. » Jean de la Fontaine
Hélas, le sauveteur ne connaît pas toujours la victoire. Si l’humilité n’est pas le moteur de notre action, on peut rapidement devenir victime de l’assurance acquise peu à peu au travers de nos expériences. Les espoirs que nous plaçons en nous-mêmes deviennent des armes redoutables qui peuvent se retourner contre nous pour nous anéantir et nous briser. Je me souviens ainsi d’une situation extrême au cours d’une intervention à domicile. Sonnerie sur le téléphone de la permanence : - « Malaise au 12 boulevard des Capucins », nous dit-on. « C’est pour vous ». Nous partons sur les chapeaux de roues… Et oui, lorsqu’on fait appel au 15 ou au 18, les équipes ont dix minutes maximum pour arriver sur les lieux de l’accident. C’est la règle d’or. L’ambulance n’est pas encore garée devant l’immeuble que déjà des personnes nous attendent sur le pas de la porte. On gicle du véhicule avec tout le matériel de secours pour monter quatre à quatre les étages qui nous séparent de la personne en détresse : défébrilateur semi-automatique, le fameux DSA dans notre jargon de terrain, la bouteille d’oxygène, la trousse de premiers secours, l’aspirateur à mucosités et la trousse pédiatrie… - « Vite, vite ! », hurle une femme penchée à son balcon. Un, deux, trois, quatre… Quatre étages que nous montons en courant car une fois de plus il n’y a pas d’ascenseur dans cet immeuble… Nous arrivons un peu essoufflés mais prêts à intervenir : - « Il attend une greffe du cœur, il a fait un malaise, il est inconscient ! »
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La mère est là avec ses deux enfants… Je l’éloigne doucement de la pièce où se tient son mari dont la pâleur et l’immobilité ne présagent rien de bon. Déjà nous faisons le bilan : pas de pouls, pas de respiration… Il faut masser. On le pose rapidement sur le sol… Puis on se met en position comme nous l’avons appris, et méthodiquement les gestes sont appliqués : deux insufflations, prise de pouls, massage, insufflations, massage, et ainsi de suite… Le soutien médical a été contacté et est en route pour nous relayer. Tout en massant, je vois ce visage aux yeux grands ouverts sur lequel il ne semble rien se passer. La situation est vraiment grave. A l’arrivée du corps médical, la pièce est si petite que l’on finit par se gêner, alors je me retire. A l’autre bout du couloir, j’aperçois les enfants et leur mère assise sur le lit, qui se balance d’avant en arrière et qui gémit. - « Il va mourir ? Que se passe t-il ? Je veux voir mon mari ! » - « Pour l’instant je ne peux rien vous confirmer… Il faut attendre, le médecin est là, il fait son possible »… Hélas, je n’ai pas d’autre réponse à donner que celle de l’attente. En mon for intérieur, je sais qu’il y a peu de chance que cet homme soit réanimé…Il est en train de mourir et le massage cardiaque ne donne aucun résultat. Seulement voilà, je suis secouriste et donc je ne suis pas habilitée à confirmer un décès. Seul le médecin peut le faire, et c’est à lui d’informer la famille. L’instant est douloureux. La maman est en pleine crise de nerfs, elle n’arrive pas à contenir son angoisse et les enfants se collent l’un contre l’autre sans rien dire, terrorisés. Je lui prend la main, l’oblige à s’asseoir de nouveau, à respirer, à se calmer, à prendre en charge sa détresse : - « Madame, pensez à vos enfants, regardez, ils ont besoin de vous… » 49
Me voilà dans un contexte de soutien psychologique bien délicat. Obliger la maman à reprendre contrôle d’elle-même, sans lui donner une goutte d’espérance, car malgré tout, je sais qu’il n’y en a pas. - « Soyez courageuse… », lui dit le médecin qui arrive à ce moment là… Et me voilà témoin de l’annonce d’un décès, séparation brutale que cette mère, cette épouse rejette en bloc. Flash back… Lors d’un séisme, certaines victimes ensevelies sont localisées dès les toutes premières heures qui suivent la catastrophe naturelle car elles ont eu par je ne sais quel miracle la possibilité de se retrouver pratiquement à la surface des décombres au moment de la chute d’un bâtiment. C’est souvent dans ce laps de temps que les unités de secours de la Sécurité Civile parviennent à d’heureux résultats. Les immeubles en s’écroulant créent des zones de survie qui varient selon leur construction. Il est ainsi important pour le sauveteur d’avoir des connaissances en matière d’architecture et de matériaux. Parfois, l’enchevêtrement de deux habitations au moment de l’effondrement est tel qu’il devient très difficile de lire sur le terrain les plans qui nous sont parfois remis pour situer les lieux. On se base alors sur les témoignages des locaux, sur les photos qui nous sont transmises pour servir de points de repère, sur les carrelages qui se retrouvent dans les gravats, sur les matériaux utilisés… Il est dit que les chances de survie dans de telles circonstances sont de huit jours environ. Cependant, le sauveteur sait qu’il y a des exceptions à toute règle et ne perd jamais espoir. Il est déjà arrivé que des hommes et des femmes soient dégagés des décombres bien après ce délai. Néanmoins, à partir de ces huit jours conventionnels, il devient difficile de travailler car les conditions changent plus 50
rapidement qu’on ne le voudrait : le vacarme des bulldozers qui déblaient les gravats devient incessant et l’écoute quasiment impossible. Ne pas créer de faux espoirs. La population est trop profondément blessée. Les faux espoirs sont assassins mais ils arrivent à la vitesse d’un train. - « Madame, Madame, il y a une personne là-dessous, il a appelé de son portable, je viens de lui parler !! Viens, viens ! » Et voilà cet homme, les larmes aux yeux, qui m’agrippe et me tire par le revers de la manche pour me convaincre de partir avec lui. J’aimerais bien le suivre mais je suis en équipe et on ne se détache pas de son équipe, pour la sécurité de tous et de chacun. Il fait terriblement chaud. Cela fait des heures que nous travaillons sous le cagnard. Quelques pauses à l’ombre d’un camion sont insuffisantes mais la douleur des habitants nous aide à tenir, à rester attentifs. - « Attends, dis- moi où exactement et je préviens mon chef de groupe. Il va venir te voir tout de suite »… Même dans ces situations extrêmes, il y a des pièges… Il faut être vigilant, être à l’écoute et avant tout faire une synthèse des témoignages reçus. Parfois, voire même très souvent, nous sommes appelés pour aider à dégager des affaires personnelles coincées dans les gravats, et ce sous couvert d’avoir entendu une voix dans les décombres… Et c’est là que nos efforts deviennent inutiles. Néanmoins, nous ne pouvons ignorer les demandes, car tous ces gens souffrent. Et puis, on ne sait jamais… Il se pourrait bien que l’information soit exacte.
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* * (>57G7=:* « Il est des moments où, devant certaines détresses, les mots ne viennent pas, les paroles consolatrices ne veulent pas sortir… Souris avec tout ton cœur, avec toute ton âme compatissante… » Guy de Larigaudie
La nuit tombe. Nous rentrons. Il faut prendre des forces, se nourrir, se reposer. On s’écroule sous les tentes, le sol est dur et peu confortable mais on reste dehors… Pas la peine de prendre de risques inutiles. - « A l’aide, à l’aide ! » Tout le monde se lève. En réalité personne ne dormait vraiment, les oreilles sont aux aguets. Voilà à peine une demi-heure qui nous étions couchés. En quelques minutes nous nous retrouvons de nouveau dans un immeuble dont il ne reste plus que les deux derniers étages. Sur huit… Cela laisse songeur. Voilà plus de douze heures que des sauveteurs essaient d’y percer des galeries. L’appel qu’ils ont envoyé il y a quelques heures a reçu un nouvel écho. Et l’écho a été confirmé. Il y a une personne ensevelie qui lutte contre la mort… Mais voilà, ces équipiers à bout de fatigue sont venus nous chercher pour continuer la recherche. - « Nous avons essayé par ici, et puis par là… Mais cette galerie doit pouvoir mener à la personne. C’est dur, le béton est compact et il faut des heures pour avancer de quelques mètres. Il faut prendre la suite… » Toute la famille est assise devant l’entrée de cet immeuble éventré. Tous sont silencieux, les yeux ont tant pleuré qu’il n’y a plus de larme possible. Les regards seuls suffisent pour dire toute la souffrance qui gangrène les âmes. - « Vous savez, nous sommes prêts à la perdre… » C’est douloureux d’entendre de telles paroles. Il n’y a rien à répondre. Même le père veut faire cesser les recherches. Il refuse de nous laisser entrer. Il n’en peut plus. On lui parle, on le persuade… Une dernière fois… 54
On relance une écoute. Il faut vérifier que la victime nous entend toujours. Le silence est demandé. Les moteurs sont arrêtés. Nous sommes aux aguets. Thierry prend les écouteurs dans ses mains. Il est calme. Les coups d’appel sont lancés de nouveau : un coup sec – « BING ! » – trois coups tranchés – « BING ! BING ! BING ! » Confirmation. Réponse reçue sur la même cadence que l’appel mais en plus faible, beaucoup plus faible… Le cœur est à l’ouvrage. Je me retrouve au fond du trou avec Thierry et Claire. Il faut être prudent, surveiller la voûte sous laquelle nous sommes… Le marteau-piqueur arrache le béton, tandis que nous mettons en place un système de ramassage relais. Les seaux passent de mains en mains vers l’extérieur et nous nous enfonçons encore un peu dans le trou. La poussière est aveuglante et assèche les gorges… Cependant la vie n’est pas loin. Il faut à tout prix la trouver. Ça y est ! la première couche de béton est percée… Zut, encore une dalle, tout a été réduit en poussière entre le plafond et le sol… On pensait qu’elle était juste là, dessous… On recommence activement. Seaux, ramassage, seaux, ramassage, seaux… Le geste devient presque robotique et la nuit avance tandis que nous perdons toute conscience du temps passé sous la terre. En réalité nous mettons encore une bonne heure à percer ce nouveau mur… Pour y rencontrer une nouvelle dalle ! C’est décourageant. La galerie n’est plus sûre…Le plafond menace. On ne peut aller plus loin sans étaiement et c’est tout le reste de l’immeuble qui pèse sur ce mur devenu instable à force de creuser. Il n’y pas de planches, pas de bois solide pour l’installation d’une consolidation. Un nouvel appel vers la victime est effectué. Il faut relancer les coups trois fois pour entendre un très, très faible 55
écho. Elle perd ses forces c’est certain. Elle a dû perdre conscience un moment. Il faut faire vite. On part de nouveau en reconnaissance dans l’immeuble pour essayer de trouver d’autres moyens d’accès. Mais où se trouve-t-elle ? Les témoignages ne sont pas cohérents. Certains disent l’avoir vue dans l’escalier, d’autres dans le couloir du salon… D’autres disent l’avoir vue par caméra… Tous les trous, les recoins sont inspectés pour essayer de trouver une faille par laquelle nous pourrions nous glisser, entrer. RIEN. L’aube s’est levée. Nous avons cherché, appelé, creusé… Et toujours du béton. On appelle de nouveau la personne, une fois, deux fois, trois fois… Silence. RIEN. - « Alors ? Qu’en pensez-vous ? » Les cœurs sont lourds, les nôtres comme les leurs. L’espoir est resté longtemps suspendu au-dessus de nos têtes et la réalité est difficile à accepter. Cela fait maintenant plus de trente heures de travail et les secouristes sont épuisés. La réponse est délicate mais elle devient de plus en plus évidente. Voilà plus de sept jours que cette femme est sous les décombres et nous ne savons pas si elle est blessée. Une chose est certaine, elle est déshydratée et les chances de survie s’amenuisent vite, très vite. Un dernier essai, un dernier appel, une dernière chance. Mais on ne peut plus reculer. Il n’y a plus de réponse et donc plus de localisation possible. Témoins et sauveteurs, tous savent que c’est fini. Alors on rentre les outils, on regarde les gens s’éloigner de ce tombeau effrayant, les dos courbés, le poids de l’épreuve
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les obligeant à regarder le sol plutôt que le ciel. Une prière s’échappe de mes lèvres. Il faut rentrer.
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* * !4>86I9* * « Celui à qui la souffrance est épargnée doit se sentir appelé à soulager celle des autres.» Albert Schweitzer
Dans le cadre des interventions, les dangers sont réels et selon les types de catastrophes naturelles, ils varient. Bien sûr, je ne parle pas de la reconnaissance si indispensable de la zone de travail qui nous est attribuée… Temps nécessaire pour observer, sentir, évaluer les risques du terrain avant d’engager les équipiers. - « Attention ! » Je crie vers les équipiers qui travaillent depuis des heures à la recherche de personnes ensevelies… La fatigue est là maintenant qui anesthésie insidieusement l’esprit tandis que l’attention face au danger est devenue moins vive. La grue vient de soulever une énorme plaque de béton pour l’arracher de l’amas d’éboulis laissé par l’immeuble effondré. Le conducteur ne voit pas tous les hommes amassés là, penchés et trop préoccupés par le temps qui s’écoule pour s’assurer de leur sécurité. Mes yeux ne cessent de balayer la zone de travail, veillant à ce que ces engins au bruit insupportable ne viennent pas blesser quelqu’un. C’est si vite arrivé… Les bulldozers, les grues s’activent sans relâche et ne semblent pas même se préoccuper de ceux qui les entourent… Il faut déblayer vite, très vite : on ne veut plus voir ces cicatrices abominables qui jonchent le sol, et puis il y a les risques d’épidémies qui planent comme une menace incontrôlable. Les rôles s’inversent… On me relaie et voilà que je me retrouve en quelques instants sur le haut du chantier, un marteau électropneumatique à la main pour attaquer une dalle. Il n’y a rien pour y accrocher les élingues et il faut donc perdre un temps infiniment précieux pour y percer des trous et en permettre le dégagement. - « Dégagez, dégagez ! » J’entends la voie ferme du sauveteur à mes côtés et mon corps agit plus vite que mon esprit. Instinct ? Peur ? 60
Sûrement les deux. Je me jette en arrière et l’adrénaline remonte le long de ma colonne vertébrale : la pelleteuse imperturbable vient d’attaquer de front le mur sur lequel repose la dalle où je me trouve. Un peu plus… La tension des hommes est extrême, ils sont fatigués, énervés, sensibles à la moindre parole qui pourrait les blesser… - « Trop dangereux les gars, on arrête pour l’instant. Laissons les machines bosser seules. » Tu as raison, pas la peine de prendre plus de risque. Pendant que je profite de ce moment de pause, je me revois quelques années en arrière… En Turquie. Mon chef d’équipe et un sauveteur sont partis en reconnaissance et je les attends pour être engagée. Ils tardent, je me demande même où ils sont passés tous les deux… Ah, les voilà… Mais les visages sont blancs, blancs comme neige. - « Mais qu’avez-vous, que s’est-il passé ? » - « Nous étions dans une galerie accompagnés par des habitants qui voulaient nous montrer un endroit où ils pensaient avoir entendu du bruit… Puis, d’un coup, tous sont repartis en hurlant, à fond de train, en arrière. Notre sang est descendu dans les pieds, nous n’avons rien pu faire. On s’est regardé avec Thierry, nous n’avons rien pu faire, rien pu dire, et nous avons connu la peur. » - « Nous n’avons rien compris » ajoute Thierry, la voix tamisée... « Il y a eu une secousse sismique, mais nous ne l’avons pas sentie. Ils ont paniqué et nous avons cru que nous allions mourir, ensevelis, vivants. » Le choc est brutal. Il nous faut surmonter cette peur qui électrise l’atmosphère. C’est donc pour cela que j’ai entendu l’immeuble crisser et les vitres trembler ? Et dire qu’il faut y retourner au pied de ce bâtiment instable pour déblayer. Les hommes qui s’y trouvent sont pieds nus ou en sandale… Il 61
faut dire qu’il fait une chaleur torride en ce mois d’août et l’odeur des morts âcre et pénible s’imprègne dans nos vêtements, nos cheveux, entre dans nos narines. La sueur coule sur leurs visages cernés par des nuits d’insomnies ; les survivants sont las. Ils travaillent sans relâche depuis le séisme et peinent maintenant à tirer un morceau de matelas qui bloque l’accès à un espace sous lequel on espère trouver une vie. - « Allez venez les gars, il faut continuer – regardez, ils ont besoin de nous. » Soudain, un grondement sourd surgit, comme un orage, comme un moteur dont je n’arrive pas à évaluer la provenance… Mon esprit revient brutalement à la réalité. Mes yeux n’arrivent pas à traduire le mouvement onduleux de la façade qui se trouve juste devant moi… Je rêve ! Je me sens soudainement soulevée… Merde, ça tremble ! - « DIAAAAAANE !!! » Diane surgit du véhicule où elle se trouvait assise, les gens courent dans tous les sens et se mettent à crier. C’est fou l’affolement qu’une secousse provoque. Je suis happée au cou par un voisin qui s’est accroché à moi pour s’éloigner. Je me retrouve brutalement clouée au sol. Je ne comprends rien. Au même instant, je vois l’équipe engagée là-haut qui attend que la secousse cesse. Tous sont devenus immobiles. Impossible de sortir de là où ils sont, contraints d’attendre en espérant que l’immeuble ne s’écroule pas un peu plus. Voilà c’est fini. Quelques secondes. Quelques secondes dont la puissance est telle que la nature peut ainsi anéantir des villes entières. C’est dingue. Je me relève. Les cœurs battent la chamade. On a beau être sauveteur, on ne contrôle par nos pulsations sanguines. 62
Quand l’adrénaline monte, il faut concentrer ses forces, surtout, surtout ne pas paniquer. On se pose quand même un peu avant de retourner sur le chantier… Déjà les sirènes hurlent à tout va et résonnent dans la ville entière. Le soleil pointe à l’horizon lorsque nous reprenons notre travail… Les hommes continuent de fouiller les gravats sans relâche, espérant encore trouver des zones de survies sous les dalles retirées pendant la nuit. Parfois, les fissures sont si étroites que l’on fait appel à Sylvie6. Elle est petite, volontaire, prête à tout pour aider toujours plus. Elle s’engouffre dans le trou, rampe pour atteindre l’espace où l’on pense qu’il y a une pièce… Tandis qu’elle avance à la lueur de sa lampe frontale, des hommes maintiennent la plaque de béton sous laquelle elle évolue en silence. Finalement elle revient avec une information décisive pour la recherche dans cette zone : la pièce est remplie de débris sur toute sa hauteur, il n’y a aucun espace possible pour la survie d’une personne. Tout est dit, pas la peine de prendre des pincettes. La vérité fait mal, mais parfois elle devient nécessaire pour ne pas perdre de temps et assurer une bonne coordination des efforts. Il arrive qu’une telle nouvelle rencontre de la résistance, les habitants ne veulent pas nous croire et persistent dans leur recherche. On ne fait rien pour les arrêter, c’est aussi une manière pour eux d’être utiles et d’aider leurs proches, leurs voisins, d’être là. Et que dire des situations parfois tendues sur les zones d’intervention ? Je repense ainsi aux nombreux témoignages des « anciens » entendus ça et là au cours des stages ou des manœuvres. 6
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- « Cette mission au Salvador en 1986 a été une véritable épreuve », me confie Georges. « Nous étions plongés dans l’enfer tropical de cette région humide et chargée d’insectes venimeux et c’était la première fois que j’étais confronté à un climat si inhabituel et franchement hostile pour moi. » - « Pendant le transport de l’équipe », surenchérit Michel, « on rencontrait des guérilleros en armes qui surveillaient la route tandis que des coups de feu retentissaient dans la nuit. Tu parles d’une tension ! Et je te passe l’orage qui a cinglé toute la nuit, détrempant les sacs, les vêtements, les tentes et duvets... » - « Et puis imagine… », ajoute vivement JP, tout animé par la conversation et dont je pouvais lire dans les yeux l’émotion nouvelle provoquée par la remontée de ces souvenirs… « La fatigue du trajet si inconfortable que nous n’avions pas pu dormir de la nuit ! Le lendemain matin on nous a emmenés sur la zone de recherche : gadoue, amas de tout et de rien, quelques étages visibles mais complètement déchirés… Peu de chance de survie dans cette architecture où il n’y avait pas de béton, aucune chance de retranchement, de protection pour les habitants… » J’écoute avec passion, intérêt, capable de visionner, imaginer… - « Le travail de recherche ayant déjà commencé, on a mis en place un quadrillage tout en ressentant régulièrement des répliques sismiques plus ou moins fortes »… « Oui, vraiment, je m’en souviendrai de cette mission. » - « Là j’ai été vraiment impressionné par les dégâts » dit Pierrot qui vient de se joindre à la conversation… « C’était comme si, comme si… Enfin, c’était vraiment apocalyptique… Les gens parlaient d’épidémies, et même de chaux… » - « De chaux ?» 64
- « Oui tu sais, souvent au bout de quelques jours et parfois même tout de suite, les autorités ordonnent que de la chaux vive soit répandue pour éradiquer les germes et supprimer ainsi les risques d’épidémie. Dès qu’on entend parler de ça et que l’on aperçoit des sacs posés un peu partout près des immeubles effondrés, on sait qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps pour intervenir… » - « Ah, oui, je me souviens de cela en Turquie… Cela m’avait effectivement marquée… Certaines équipes ont à peine eu le temps de faire leurs paquetages… Des militaires sont venus les chercher sur le terrain pour les emmener de force à l’aéroport… Pas le choix… Et surtout, inutile de résister ! »
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* * "==9<=9* « Il y a d’abord ces interminables heures d’attente et de transport, l’anxiété, les tripes nouées, ces vagues pensées que l’on remue sur le destin, l’absurdité de la vie, sa fragilité… » Hélie de Saint-Marc
Le sauveteur est comme un soldat. Il lutte pour la vie, il est prêt à risquer la sienne et sa présence sur le terrain, n’importe quel terrain, réconforte, redonne vaillance, rassure. Parfois, nul besoin de paroles, ses regards et ses gestes sûrs suffisent. L’attente est synonyme d’inactivité, c’est un paradoxe pour le secouriste. Voilà des heures que je suis assise dans la cour de cette école. Le soleil plombe et la bâche en plastique que nous avons installée au-dessus de notre campement de fortune permet de se protéger un peu. Sam peste comme un enragé et tourne en rond comme un lion en cage. Il ne comprend pas que nous soyons là, assis depuis des heures, depuis notre arrivée sur les lieux, sans rien faire. Notre chef de groupe est parti en reconnaissance mais voilà bien longtemps que nous n’avons pas de nouvelles et, sans information, c’est encore pire. - « Il y a des gens là-bas qui nous attendent ! » La tension est insupportable. Il faut beaucoup de sangfroid pour ne pas se laisser emporter par l’agacement. Pour m’occuper l’esprit, je prends une serpillière et décide d’aller désinfecter l’espace « douche » : des toilettes turques dans une école avec une bouteille d’eau fixée par une ficelle… Il faut bien un peu d’ingéniosité ! Pas très rassurant d’être là-haut toute seule, sans éclairage. La pièce est vraiment sombre et puis toutes ces fissures et ces lézardes dans les murs ne me plaisent guère… - « C’est vrai, c’est rageant d’être là avec son balai ! » s’écrie Claire. Au rez-de-chaussée, j’ai croisé le regard d’un portrait cloué au mur et dont le visage est étrangement penché vers la gauche : l’axe du tableau s’est déplacé au moment du tremblement de terre. Je profite de ce moment de solitude 68
pour faire le tour des classes… C’est impressionnant, tous ces cahiers d’enfants ouverts à la page d’écriture. On dirait que le professeur est encore là car son stylo décapuchonné sur le pupitre semble l’attendre tandis qu’un mot inachevé ressort violemment sur le tableau vert. Un peu plus loin dans la cuisine, les casseroles sont encore pleines… On préparait probablement les plats du déjeuner. Les carafes ont été remplies d’eau, la cuisinière ne devait pas être bien loin… - « Tiens, il faudra que je signale le réchaud à l’intendance, ça pourrait servir… » Une évidence saute aux yeux : le temps s’est suspendu, comme dans un film lorsqu’on appuie sur la touche « pause » pour mieux regarder un passage que l’on aime. L’horloge elle, sans rien dire, marque l’heure du drame. Depuis, elle s’est arrêtée. Une chance que ce bâtiment là ait été construit aux normes sismiques… Atmosphère étrange, fantomatique, irréelle. Attendre ? Mais l’urgence ? Quel paradoxe étrange pour un sauveteur. Lors des inondations du Gard en septembre 1999, le jeune Phil, secouriste passionné et prometteur, ne tenait pas en place, pestant sans cesse tandis qu’il attendait que je lui donne un ordre de mission. - « Mais c’est pas possible d’attendre comme ça, cela fait plus d’une heure maintenant, il y a des gens qui ont besoin de nous ! Ca me rend dingue ! » Je ne peux m’empêcher de sourire devant sa fougue… Pensez, à dix-huit ans, c’est plus que normal… Alors patiemment de lui expliquer qu’il doit apprendre à 69
apprivoiser son impatience ainsi que le stress qui le submerge sans qu’il en ait conscience. - « Tu sais Phil, l’attente doit devenir une amie pour le sauveteur… Il faut respecter ce moment qui t’est donné. C’est justement maintenant que le repos est de mise, qu’il faut apprendre à dormir, à retrouver le silence qui apaise, à parler avec ses collègues de son expérience, de ses impressions ou de ses émotions… D’évoquer les moments difficiles vécus au cours de la journée et bien entendu se nourrir dans toute la mesure du possible pour reprendre des forces. Et puis, on ne sait jamais pour combien de temps on va être engagé et généralement, quand on est sur le terrain, les pauses ne sont plus possibles tandis que toute notre énergie est concentrée sur l’aide et le secours qui nous sont demandés. » C’est un phénomène que j’ai remarqué de nombreuses fois chez les secouristes qui n’ont pas suivi de formation spécifique en sauvetage et déblaiement. Il leur manque bien souvent cette patience qui est systématiquement mise à l’épreuve lors des interventions sur catastrophes naturelles. Et pourtant cela arrive à chaque fois et d’autant plus à l’étranger où les équipes dépendent de la bonne volonté des autorités locales pour nous permettre de soutenir la population. Il n’est en effet pas envisageable de prendre l’initiative d’aller dans un endroit, sans même en référer à l’autorité… Il y a des dangers dont nous n’avons parfois pas conscience et, dans certaines circonstances, notre témoignage pourrait devenir gênant. Je me souviens ainsi du premier soir en Algérie où nous avions pris l’initiative d’installer notre campement en bord de plage… Nous étions en fin de journée et une équipe travaillait encore sur le chantier qui nous avait été indiqué : un hôtel isolé en bordure de place. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Il fallait déployer le campement et déjà certains 70
d’entre nous avaient pris l’initiative de monter les tentes sur place, au bord de la plage. Alors que nous commencions à préparer notre espace cuisine, un militaire est venu nous voir et nous a demandé de défaire notre campement car il avait préparé un endroit sécurisé pour nous, sur la falaise, en hauteur. Au début, nous avons résisté : - « La barbe ! Tout défaire, reconditionner le matériel, recharger… Non alors ! »… Et je pensais à ceux qui avaient fait des allers-retours pour prendre du sable et l’étaler sous la grande tente pour améliorer notre matelas de la nuit… Et puis le bon sens a repris le dessus. Nous avons compris que nous n’étions pas en sécurité dans cet espace accessible de toute part et ouvert à tout vent. Nous avons donc pris notre courage à deux mains… Et nous sommes montés sur la falaise. Toute la nuit, une section armée a veillé sur notre sommeil et nous avons su plus tard que cette région abritait des hommes peu recommandables, recherchés par la police. Oui, même si cela semble paradoxal, l’attente peut parfois devenir garante de notre efficacité et de notre sécurité. J’entends toujours cet ancien me dire : « A côté de ces moments intenses qui ponctuent toute mission, il y a également ceux où le groupe se retrouve au camp de base pour les repas, le repos, les « corvées ». Ces instants, précieux, ont aussi leur importance pour « décompresser ». On y apprécie les retrouvailles, si l’on a été séparé dans la journée, une brève et discrète rigolade, des échanges qui fortifient les liens d’amitié. Ils donnent au groupe une force morale indispensable à son efficacité. Puis reste le moment de solitude, qu’il est bon de vivre s’il est bien géré. Il permet de se retrouver, c’està-dire faire le point sur soi-même par rapport à ce que 71
l’on vit, donne l’occasion de penser à la vie que l’on a momentanément abandonnée pour vivre autre chose de totalement différent, et qui peut, à un moment donné, apparaître comme irréel. » L’acheminement du matériel n’est pas non plus une affaire simple et facile… Il peut arriver dans certaines circonstances que l’équipement arrive plus tard, bien après l’arrivée des sauveteurs sur place… Et ce malgré toute l’organisation mise en place. Flash back… Je me souviens de la mission en Turquie : en moins de vingt-quatre heures nous étions à Istanbul et j’entends encore Antoine me dire : - « Viens, on va chercher notre matériel dans la zone douanière. » Et moi de servir de traducteur pour demander à un responsable de nous accompagner jusqu’à l’entrepôt de stockage. Rien, pas une caisse. Contacts à Paris… On apprend que le fret n’est pas parti : normal, après dix-sept heures, la boutique ferme, urgence ou pas urgence… Pas question de faire des heures supplémentaires ! Voilà comment l’égoïsme d’un seul individu peut bloquer une équipe et même toute une opération de secours. Ce jour-là, cette information nous abat d’un coup – nous bouillons sur place. Nous savons déjà que nous allons devoir passer la nuit dans l’aéroport alors que nous sommes tant attendus à Izmit… Et voilà que nos regards en disent long sur la frustration qui nous enchaîne tous – on se tait mais les pensées traversent les crânes… On joue aux cartes pour essayer de penser à autre chose. Dérision ! Comment peut-on jouer aux cartes alors que des personnes sont ensevelies à plusieurs kilomètres de nous ! Comment se peut-il qu’un 72
homme en France n’ait pas eu plus de conscience professionnelle pour empêcher ainsi un groupe de sauveteurs de mener à bien sa mission ! Pourtant ne nous avait-il pas été confirmé là-bas que tout était en ordre ! La pression et le stress montent en nous insidieusement tandis que nous voyons passer d’autres équipes qui arrivent encore… Un sentiment de gêne aussi puisque nous sommes inactifs, bloqués stupidement par l’inconscience d’un seul… L’attente est devenue pour nous une ennemie, elle est intolérable. Certains tournent en rond, d’autres essayent de dormir, d’autres encore se mettent à discuter tout bas… Puis petit à petit on en vient à raconter nos expériences sur le terrain… Puis de nouveau le silence et tous les esprits reviennent vers la même question que plus personne n’ose poser : - … « Des nouvelles ? » Claire est là qui ne dit rien mais n’en pense pas moins, je le vois dans son regard. C’est ma meilleure amie. Nous sommes inséparables depuis tant et tant d’années. Comme Diane et comme moi, elle était conductrice ambulancière et le terrain elle connaît bien. Une petite brune, aux yeux chocolats, au sourire ravageur et une joie de vivre incroyable. Elle est là encore pour cette mission et c’est une chance incroyable. C’est si rare de partager de tels moments ! Même expérience hélas en Iran où notre équipement a été envoyé par un autre vol que celui de nos sauveteurs… Dans la désorganisation totale de l’aéroport à l’arrivée de l’équipe, ils n’ont rien pu faire. Obligés de suivre les directives… Une véritable épreuve pendant plusieurs jours puisqu’ils se sont retrouvés comme nus : pas d’alimentaire, pas de tente, pas de matériel pour venir au secours de la population. Terrible situation que de se retrouver dans un état précaire, dépendant
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du bon vouloir des voisins ! Quelle épreuve difficile à vivre et à accepter ! Après décision commune du groupe de rentrer, le matériel est arrivé en croisant l’avion du retour ! Nous avons ensuite appris qu’il avait été envoyé à Kerman sans aucun moyen d’être acheminé jusqu’aux sauveteurs… Quelques actions ont pu néanmoins être menées sur place pour aider au déchargement de l’aide humanitaire, au brancardage de certains blessés, à la réception de fret pour distribution aux populations… En racontant cette histoire à une amie baroudeuse et spécialiste de convois humanitaires, j’ai su que cela n’était pas inhabituel surtout lors de gestion de crises où tout est sens dessus dessous. Elle me rapportait ainsi l’histoire d’un transport d’aide alimentaire organisé pour l’Afrique où elle devait attendre les camions et assurer la distribution aux familles dans un camp de réfugiés. A l’arrivée des véhicules, elle s’est aperçue en ouvrant les portes avec ses collègues que les aliments avaient disparu et que seuls restaient quelques boîtes de savon ! Pourtant, tout avait été planifié, organisé, etc. J’imagine à peine la tension et le silence mortel qui ont dû suivre… Je me suis promis que le matériel en intervention ne serait plus jamais laissé seul, malgré toutes les confirmations qui me seraient données sur les bonnes conditions de l’acheminement. C’est aussi en forgeant qu’on devient forgeron…
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* * J479* « La joie est tributaire de la souffrance. La souffrance est partie de la joie.» Graham Greene
« Ils ont gardé le sourire. Mais la semaine qu’ils viennent de vivre à El Asnam restera gravée dans leur mémoire. Non seulement parce qu’elle fut une semaine de « fin du monde », une semaine où jamais la vie et la mort ne furent pour eux aussi fortement indissociables, mais aussi parce qu’ils ont vécu une solidarité de tous les instants… » : extrait d’un article de journal au retour d’Algérie de deux « bleus » ayant passé non pas leur « baptême de feu » mais le « baptême de catastrophe ». Pierre-Yves7, petit râblé, bourguignon au cœur immense, ardent au travail, ne laissant jamais tomber un chantier jusqu’à ce qu’il soit terminé. Une volonté de fer, toujours prêt à rendre service, à prêter ses mains pour venir en aide. Une générosité incroyable, une passion sans cesse présente. Martin8, plus grand, avec un accent venu d’ailleurs, les yeux tendres, la moustache claire, le même besoin de se donner aux autres, de partager, de secourir… Durant cinq jours, les sauveteurs qui portent secours aux victimes de ce terrible tremblement de terre de 1980 vont sans cesse être confrontés à la mort plutôt qu’à la vie. Dégagements et désinfection de cadavres enfouis sous les décombres se succèdent sans relâche à la demande des autorités. Voilà qui n’est pas une tâche facile, car même une bonne formation n’initie pas à de si terribles visions ! Pourtant, au milieu de tant de détresse, ils sont soudainement appelés pour vérifier une écoute. Un petit garçon du nom de Farid semble avoir été localisé. Confirmation rapide : il vit ! En ce lundi 13 octobre, cela fait maintenant trois jours et trois nuits que l’enfant gît sous les gravats, mais il vit ! Il répond aux appels d’un oncle présent au moment de sa 7 8
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découverte mais paraît très loin. Commence alors une course contre la montre pour dégager la petite victime le plus rapidement possible mais dans les meilleures conditions de sécurité pour elle et pour les sauveteurs. C’est ce qui amène le chef de groupe à l’option d’une tranchée pour progresser à l’horizontal, plutôt que de percer plafonds et planchers très épais. Durant plus de six heures, les sauveteurs travaillent avec acharnement pour lutter contre le temps. Il faut à tout prix créer un accès pour parvenir jusqu’à lui.. Une tranchée de plus de cinq mètres est ainsi creusée sous des tonnes de blocs et la fatigue est réelle. Pas question de laisser les bulldozers faire ce travail car il y a trop de risques d’éboulement et d’écrasement… Il faut creuser, creuser rapidement et délicatement, comme un chirurgien qui agrandit une ouverture pour éviter une erreur de manipulation qui pourrait être plus fatale encore… Les seaux circulent d’un homme à l’autre, le rythme est devenu régulier et cadencé et les conversations se sont arrêtées… Les pelles, le marteau électropneumatique, les mains aussi, participent activement à la manœuvre. Au fur et à mesure des travaux, les esprits commencent à douter… Pourvu que la galerie tienne, surtout que la terre tremble encore à certains moments! Le bruit des bulldozers, qui ont commencé le nettoyage des immeubles voisins, perturbe la communication déjà difficile entre l’enfant et les sauveteurs, via son oncle. L’approche au fil du temps facilite les échanges, mais également la perception d’une excitation grandissante chez l’enfant. La concentration de l’équipe est telle que plus personne ne songe à sa fatigue… C’est une fantastique énergie qui émerge de ce trou où quelques uns d’entre eux sont entrés… Il n’est pas question de pause. Celui qui est en contact direct avec l’enfant a bien du mal à quitter sa place, ne veut plus 77
s’éloigner, ni être relayé… Ce qu’il veut, c’est gagner contre la mort, c’est toucher cette vie qui l’attend, c’est comme un accouchement dans la douleur : des heures et des heures de travail qui vont enfin aboutir… Ah ! Comme le temps pèse lourd en cet instant où la tension a atteint un tel extrême! Dehors, la population s’est regroupée autour du groupe et de l’équipe médicale car l’information a circulé très vite et l’on veut à tout prix voir si cela est bien vrai… Enseveli et coincé en position du fœtus le vendredi, Farid est enfin tiré de cette tombe terrifiante dans l’après-midi de lundi et, comble du miracle, il ne souffre que d’une fracture du fémur. Sur son front, une marque rougie indique l’endroit où s’est arrêté un bloc de béton. Il a vraiment eu de la chance. La joie éclate de toute part… Il faut même veiller sur cette foule délirante qui veut toucher le brancard et menace inconsciemment la vie affaiblie de l’enfant… A peine sortie, il disparaît, accompagné par des hommes et des femmes de son quartier, des curieux, tous criant, acclamant Dieu de cette nouvelle victoire… Farid est immédiatement pris en charge par une ambulance qui attendait le dénouement Les sauveteurs sont là, qui regardent le véhicule s’éloigner. Ils ne parlent pas. Ils ne peuvent pas parler… L’émotion les étrangle et seuls les regards échangés expriment la joie de leurs âmes. Les larmes sont visibles sur le bord des cils… Les cernes, et les visages tassés et pâles en disent long sur l’intensité de l’effort. C’est fini. Est-ce un rêve ? Pourtant quand ils regardent leurs mains abîmées, leurs ongles noirs, leurs vêtements déchirés et sales… Ils sont vidés. Ils ont tout donné, tout, jusqu’à la dernière goutte de leur énergie. Le soir au campement, on apprend au groupe que l’enfant est décédé à l’hôpital. La déception est immense. Les 78
sauveteurs attristés par tant de vains efforts passent une très mauvaise nuit malgré leur grande fatigue. Le lendemain, à la surprise générale, il s’avère que l’information était fausse ! Les émotions s’entrechoquent mais c’est un sentiment de pur bonheur qui prend la place finale. Comment parler de cette joie ? Pierre-Yves est trop discret et humble pour en témoigner… Il l’a conserve dans son cœur et en médite chaque jour l’intensité… Et lorsque le découragement de la routine quotidienne veut le rattraper, son esprit revient sur le visage de ce petit homme dont il ne pourra jamais oublier la délivrance. Flash back… Les sirènes de l’ambulance hurlent dans la nuit tandis que nous nous dirigeons de toute urgence à l’adresse qui vient de nous être transmise : « Personne malade », nous a-t-on indiqué à la radio. Aucun d’entre nous ne sait ce que nous allons vivre dans les heures qui viennent. La femme est assise sur une chaise. Elle a les traits tirés, ses cheveux bruns sont défaits et mon regard est vite attiré par son ventre arrondi. Enceinte... - « Les contractions durent depuis longtemps et je vais accoucher » nous avoue-t-elle nerveusement. « Je veux être emmenée à la clinique où se trouve ma sage-femme. » Le temps presse. Le chef d’équipe essaie de joindre le médecin de la jeune femme ainsi que la clinique pour savoir s’il y a des lits disponibles. Pas de réponse. - « Essayez encore ! » - « Oui, on veut bien, mais le rythme de vos contractions s’est accentué et on prend des risques importants à vous faire attendre davantage. »
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- « C’est sûrement un garçon et on va l’appeler Romain… Vous savez, j’en suis à mon cinquième et je n’ai encore jamais accouché dans un hôpital… » Le père lui, est très angoissé… Je sens son anxiété transpirer et je me concentre pour ne pas céder à mon envie de partir en courant. - « Mon Dieu, il y a des moments où je me demande ce que je fais là… », ne puis-je m’empêcher de penser tout bas. On aide la future maman à monter dans notre ambulance pour l’acheminer vers l’hôpital le plus proche. Pensez, il n’est plus temps d’attendre. Quelques minutes à peine après le départ, voilà que la mère s’agite : - « Je vais accoucher ! Enlevez mes vêtements ! » Marianne et moi, on résiste – tu parles, pas du tout, du tout envie de jouer le rôle de la sage-femme… Surtout s’il y a des complications : - « Non, non sûrement pas ! Serrez les muscles et résistez un peu… On arrive dans dix minutes au plus tard » - « Mais je vous dis que j’accouche ! Aidez-moi ! » - « Merde… Merde, merde ! » Là j’ai vraiment du mal à contenir ces quelques mots qui me permettent instantanément d’évacuer l’adrénaline qui parcoure mon échine… C’est la première fois que je suis devant une telle situation ! Sa voix est vraiment stridente et je sais qu’il n’est plus possible d’éviter l’accouchement dans le véhicule. Je demande au chauffeur de s’arrêter : - « Je vois la tête de l’enfant. Il faut agir maintenant »… Mon chef d’équipe comprend à ma voix tendue que je ne plaisante pas. Alors tout va très vite… 80
- « Respirez comme on vous l’a appris, doucement… Oui c’est cela… » Point n’est besoin d’en dire plus… Soudain c’est le petit corps tout entier qui atterrit dans les mains de Marianne. Nous avons le souffle coupé. C’est la première, toute première fois que nous nous retrouvons dans une telle situation. Le bébé est pris en charge. Ses réflexes sont de naissance sont vérifiés et on l’emmaillote dans une couverture de survie. - « C’est un beau garçon, madame ! » Dans l’euphorie du moment nous avons oublié le pauvre père qui s’est assis. En fait, il n’en peut plus… Et moi non plus d’ailleurs car l’émotion et le stress ont été particulièrement intenses en ces derniers instants. Les clamps pincent le cordon ombilical pour anticiper le sectionnement qui sera effectué en arrivant à la maternité. On repart. A vrai dire, les mots nous manquent. On rassure la maman qui a maintenant son petit sur le ventre et le père qui a probablement passé le pire moment de sa vie. Quel paradoxe ! Je me souviens de cette joie profonde que j’ai éprouvée après cette expérience qui heureusement pour les mamans n’arrive pas tous les jours… Quel bonheur de voir la vie apparaître ainsi presque sans prévenir, d’aider ce petit être tout neuf à connaître le grand jour, de constater le sourire de la mère et le soulagement du père ! Dès que toute la famille est remise entre les mains expertes des infirmières qui nous ont attendus sans montrer la moindre impatience, notre excitation ne peut plus se contenir… On laisse éclater notre joie, nos rires peuvent s’entendre dans la nuit et nous n’avons cure de réveiller les gens des environs. Voilà dix heures que nous sommes en poste et c’est sans nulle doute la plus grande récompense qui 81
puisse nous être donnée à l’aube du nouveau jour qui s’annonce ! Oui, je n’oublierai jamais la frimousse toute fripée qui nous a offert tant d’amour. La joie du sauveteur, c’est mon pain quotidien. C’est ce qui me nourrit, me donne envie de poursuivre cet engagement auquel on est parfois si fortement tenté de renoncer. Cela va d’une vie sauvée à un sourire reçu et c’est chaque fois une énorme force qui émerge en moi sans que je puisse en comprendre la réelle provenance. Peut-être que ces petites victoires sont le sel de notre action car il faut l’avouer, ce n’est pas toujours facile d’accepter notre impuissance face à une détresse, un décès, une agression, une catastrophe de grande envergure. Alors je garde en moi ces souvenirs si précieux qui me permettent d’avancer et surtout de me rappeler que je suis vraiment privilégiée.
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Dans toutes ces dernières pages, j’ai beaucoup évoqué les situations vécues à la suite de tremblements de terre. Les sauveteurs sont formés pour secourir après toute sorte de sinistres naturels et notamment les cyclones et les inondations. Aucune mission n’est identique. Aucune. Toutes les nombreuses expériences que traverse un sauveteur sont uniques tant par l’environnement que par les personnes rencontrées et secourues. L’eau peut devenir en quelques secondes une terrible ennemie. Et dans de nombreuses occasions, elle attaque la nuit, alors que tout le monde dort. Perthuis, 1983. J’entends encore cette femme me raconter avec une réelle angoisse dans la voix l’attente dans sa maison, debout sur une table, dans le noir épais de son salon, sans électricité… - « Et l’eau montait, montait et je ne pouvais appeler personne et vous voyez, comme il n’y a pas d’étage, il m’était impossible de bouger… Pensez, en pleine nuit… J’ai vécu les pires heures de ma vie et j’ai cru que j’allais me noyer. » Même témoignage, même terreur à Sommières*, Aramon* en 2002 : - « Vous vous rendez compte avec mes enfants, et un petit de quelques mois… Nous sommes restés bloqués sur le toit… Dans la nuit on a vraiment cru que l’hélicoptère ne nous verrait pas… Un peu plus… ». Sa voix se casse car l’émotion est trop intense. Les paysages laissés par le liquide boueux qui finalement se retire presque avec regret, sont particulièrement éprouvants. Les journalistes transmettent des images qui sont bien loin de représenter la réalité du terrain : l’étendue des dégâts, les 84
amas de débris laissés ça et là, parfois même au point d’empêcher tout accès dans les rues d’une ville, les traces sur les murs qui témoignent de la hauteur de la crue, et surtout, surtout l’odeur nauséabonde qui émerge de partout, qui s’installe, implacable, indifférente à la détresse de ces hommes et de ces femmes qui ont tout perdu en si peu de temps. Oui, ces villages abîmés, ravagés, ces champs dont on ne voit plus les cultures, ces vergers arrachés aux fruits qui déjà pourrissent, ce trop plein dont les yeux fatigués d’avoir pleuré, observent mélancoliquement, tristement, toute la dureté. Non, les médias ne peuvent pas dire les souffrances, les angoisses, les traumatismes de ceux qui ont cru mourir et qui, sans comprendre, soudainement, se retrouvent nus avec toute l’histoire d’une vie qui s’arrête. Malgré les images qui défilent à l’écran de télévision, la dimension du drame est à peine perceptible. La dévastation est telle qu’elle me rappelle chaque fois ces films de guerre où les habitants, hagards, le regard perdu, déambulent comme des zombies dans les rues de leurs villages, sans réaliser encore ce qu’ils viennent de vivre. Alors les sauveteurs arrivent et soudain tout s’anime de nouveau, l’air se remplit de bruits insolites : moteurs de pompes, des groupes électrogènes, des véhicules de pompiers, cliquetis des pelles, des brouettes, glissement des tuyaux qui s’étendent parfois sur des kilomètres pour évacuer l’eau ; cris des ordres donnés, brouhahas en tout genre qui redonnent petit à petit un peu d’énergie aux populations choquées. Je donne à mes équipes des instructions claires : - « Soyez prudents, il y a des fermes et donc des matières chimiques… Ce que vous prenez pour de la lessive peut être 85
de la chaux ou autres produits dangereux… Méfiez vous des stocks de paille, avec la fermentation ils peuvent exploser… Signalez-le pour que les services techniques puissent faire le nécessaire. Observez votre environnement, ne vous précipitez pas… Surtout, surtout ne travaillez pas seuls, ne vous éloignez pas seuls et prévenez si vous devez changer de lieu. » Et d’ajouter : - « Nous sommes à l’heure du nettoyage… Nous devons entrer dans l’intimité de vie des personnes que nous aidons… C’est une nouvelle agression pour eux, car, franchement, qui aimerait ouvrir sa porte à des inconnus ? » - « Il faut faire preuve d’une grande délicatesse, de beaucoup de douceur et d’un brin de fermeté. N’hésitez pas parfois à convaincre avec patience et revenir plusieurs fois pour établir la confiance. Vous verrez, les portes s’ouvriront. Par contre, si nous sommes rabroués et parfois insultés, il ne faut pas insister… Mettez-vous à leur place, comment ne pas comprendre l’énervement, la colère, l’épuisement ? » Les témoignages entendus sur le terrain sont tous impressionnants. Chaque histoire est racontée avec une voie tendue, une émotion ressentie, une peur cachée qui remonte. Pas question d’arriver avec sa pelle et de commencer à travailler. On écoute d’abord, on prend du temps pour mieux comprendre ce qui a été vécu, l’étendue du drame et du traumatisme psychologique : - « Regardez, je n’ai plus rien… Voilà tous mes albums de photos, ils sont anéantis… C’est ce qui me coûte le plus… Pensez, toute ma vie est dans ces pages… » Et je prends le temps de regarder avec elle ces visages cachés par des plaques de gadoue plus ou moins séchées, ces pages gondolées, grises et noircies dont la plupart ont été arrachées… 86
- « Ce rasoir, je lui ai offert le jour de son anniversaire… Je veux le garder, pas question de le jeter ! » Et nous suivons docilement les instructions qui nous sont données par la propriétaire tout en sachant que cet objet électrique ne fonctionnera jamais plus. - « Cela fait cinq jours que je suis seule, sans secours… Je ne peux même pas descendre au rez-de-chaussée car je suis trop vieille et puis je risque de tomber… » Je suis en bas de l’escalier dont on ne voit plus les marches, recouvertes d’une boue gluante et putride… En regardant autour de moi, je m’aperçois que le buffet du salon et la tondeuse à gazon bloquent le passage vers la cuisine et toutes les pièces sont sens dessus dessous. La hauteur de la ligne noirâtre visible tout le long des murs donne une idée de la montée de l’eau : elle est au ras du plafond et laisse présager de l’angoisse certaine de cette femme surprise dans la nuit. - « Si vous repassez par ici, je vous tire dessus ! » L’homme est particulièrement agressif, fatigué, nerveux. Le chauffeur s’arrête, très surpris par cette interpellation. Je lui explique que nous devons nous rendre chez une personne dont la maison est juste après la sienne. En vain. - « Vous êtes des voleurs, votre uniforme, c’est du pipeau ! Y’en a marre des voyeurs et des profiteurs ! » On essaie de comprendre une telle réaction, on lui pose des questions, on le fait parler pour le mettre en confiance. Et c’est alors qu’il nous raconte, écoeuré, révolté, tous les cambriolages des maisons vidées de leurs propriétaires. De faux pompiers, de faux agents d’électricités, de faux uniformes… Et les uniformes, il ne veut plus les voir… La patience, l’écoute et le sourire ont finalement eu raison de sa réticence et il est devenu pour nous une aide, nous 87
indiquant même des maisons totalement isolées, loin du village, où là encore aucun secours ne s’était présenté. J’ai encore en mémoire l’éleveur de chevaux qui nous raconte sa fuite, libérant ses animaux de leurs boxes pour qu’ils puissent s’enfuir et nager dans la nuit vers un lieu plus sûr… - « J’ai pris la jument par le mors… Elle était complètement paniquée. Et lorsque le courant nous a saisis d’un coup, nous nous sommes retrouvés tous les deux au fond de l’eau… Je tenais la sangle mais l’animal m’entraînait, m’entraînait et j’ai dû lâcher pour ma propre survie… Il faisait noir, je ne voyais rien et ne savais même pas où le courant m’emportait… J’étais complètement désorienté… Quant à la jument je ne l’ai pas retrouvée, elle s’est probablement noyée… » Et des larmes coulent sur son visage épuisé tandis qu’il nous montre l’état déplorable des ses écuries, de sa maison… Je rencontre souvent de l’indifférence quand je raconte ces histoires et je m’en étonne parfois… Puis je me rends compte que tant que nous n’avons pas nous-mêmes été directement impliqués, concernés par de tels cataclysmes, on ne parvient pas à réaliser ni l’ampleur des dégâts matériels, ni les traumatismes physiques et psychologiques. Septembre 2003, inondations dans le sud-est de la France : les sauveteurs sont envoyés là-bas et je revois François me dire au retour de sa toute première mission : - « Quand on arrive là-bas, on se dit d’abord qu’on n’a plus rien à faire. Mais quand on pousse les portes des maisons, c’est horrible, tout est dévasté. En rentrant, j’avais du mal à regarder les décorations de Noël et j’entendais encore cette femme hurler dans la rue car elle avait tout perdu. Je voyais aussi cette petite fille qui cherchait sa poupée. » 88
Je faisais alors partie du bureau des Opérations et je cherchais des bénévoles pour relayer l’équipe qui était sur place depuis dix jours. Stéphane et Claude auraient aimé participer à l’opération mais leurs maisons étaient elles aussi sous l’eau et se sont des secouristes de leur région qui sont venus les aider à déblayer. Etonnante situation du sauveteur secouru ! Oui tout cela peut bien arriver à chacun d’entre nous… Qui aurait pensé que nous repartirions pour l’Iran une semaine après notre retour ?
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* * %9?4<<67;;69* « Celui qui donne quelque chose de grand ne trouve pas de reconnaissance ; car le donataire, rien qu'en le recevant, a déjà trop lourd à porter.» Friedrich Nietzche
Si le travail accompli réchauffe le cœur des sinistrés, il n’en ranime pas moins le cœur de celui ou celle qui vient de se donner à fond. Il n’existe pas de plus belle récompense que de recevoir le merci spontané d’une personne qui a tout perdu, un sourire malgré la tristesse, le partage d’un peu de nourriture, quelques paroles qui nous enrichissent et prennent alors une dimension insoupçonnable. Si avoir la chance de participer au dégagement d’une personne ensevelie sous les décombres est un moment très fort, inoubliable, rien de plus beau aussi que de redonner à quelqu’un le goût de vivre, le courage de repartir. Rien de tel pour « souder » les hommes, que de vivre ces moments exceptionnels en groupe, après un labeur au coude à coude! Joie de donner sans compter, sans attendre aucun retour. Et pourtant, là encore, que de témoignages touchants reçus au cours des missions, que de gratitude et de sourires qui restent gravés dans nos mémoires et qui se transforment pour nous et à notre insu en puissants leviers de motivation pour poursuivre notre formation et notre action. France, Perthuis – Trois jours de nettoyage de toutes les palettes de carrelages, grands et petits, d’une entreprise artisanale afin d’éviter au propriétaire la faillite… Pendant tout ce temps, il nous a bichonnés, nourris, nous incitant à faire des pauses, à prendre un café chaud… Ayant sans cesse le soin de veiller sur nos moindres désirs… Au point que cela devenait gênant pour nous autres qui ne souhaitions que l’aider.
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Istanbul, Turquie – Une main qui se tend à l’aéroport : « Merci d’être venus », et puis l’inconnue qui vient de s’adresser à moi disparaît dans la foule et pourtant, je reste encore émue de cette voix qui s’est exprimée au nom de son peuple. Son visage reste encore très vif dans mon esprit et pourtant nous ne nous sommes rencontrées que quelques furtives secondes… France, Aramon – - « La présence et l’efficacité de votre équipe m’ont propulsée au point que je ne me suis jamais sentie anéantie devant l’ampleur de la tâche à accomplir… » Pour moi c’est la plus belle réponse reçue et je suis encore très fière de tous ces sauveteurs qui ont si bien nettoyé, restauré, redonné de la vaillance à cette femme dont la meilleure amie s’est malheureusement noyée dans les courants mortels. Iran, Bam – - « Des personnes dans l’avion sont venues spontanément nous voir pour nous donner leur monnaie alors que nous avions à peine décollé » me confie François. Que d’attente devant cette généreuse spontanéité qui en dit pourtant si long ! - « On est toujours reçu d’une façon extraordinaire », insiste Paul auprès du journaliste qui commente le départ des sauveteurs... « Et pas besoin de connaître le langage local pour communiquer ! » Paul n’est pas un novice. Pompier, il est sauveteur depuis vingt-cinq ans et est intervenu sur une quinzaine d’opérations 93
déjà. Pourtant, chaque fois qu’il évoque ces marques de reconnaissance, l’émotion transparaît dans sa voie et dans ses yeux bleus perçants où se lit beaucoup d’amour. Sur le chemin du retour, les secouristes ont croisé des Iraniens qui n’ont eu de cesse de leur témoigner leur reconnaissance. Bien sûr, ces mots leur ont fait chaud au cœur. Mais Paul estime n’avoir fait que son devoir : « Tous les jours, des gens font des choses admirables et on ne parle pas d’eux », dit-il simplement. Algérie, Regahia – Je ne peux m’empêcher de repenser à Selim lors du tremblement de terre en mai 2003 – un jeune garçon de vingt ans, au magnifique regard vert de Kabylie : il était à bout, déblayant depuis bien longtemps pour aider ses frères et m’abordant pour me raconter son histoire... Ses yeux étaient rouges d’avoir sans doute pleuré, d’avoir pris de la poussière, de n’avoir pas dormi depuis des heures… Je l’ai écouté et puis j’ai fini par le convaincre d’aller se reposer dans l’un de nos véhicules, ce qu’il a fait avec un certain regret. Il est resté ensuite près de moi le restant de la nuit pour continuer le déblaiement et puis a disparu sans rien dire. C’est à l’aube, alors que nous commencions à reconditionner notre matériel que je l’ai vu accompagné d’un boulanger avec du pain frais et d’un petit chariot rempli de boîtes de viande pour nous les offrir. Son regard brillait, sa casquette lui barrait le front et son sourire était immense. Son visage a marqué mon esprit pour toujours. J’ai su alors que l’amour existait au-delà des frontières, au-delà des religions, au-delà des souffrances.
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France, Codolet – Le petit garçon a les yeux brillants et son sourire est éclatant. Il a tout perdu dans l’eau boueuse du Rhône déchaîné et déjà il n’a plus de parents. Mais voilà que Philippe lui tend Chocolatine, une peluche offerte par son petit-fils « pour un enfant qui a tout perdu ». Chocolatine a traversé la Suisse pour finir entre ses menottes charmantes et la joie qui marque son visage suffit pour égayer les cœurs de toute l’équipe venue secourir les habitants de la région. Ainsi nous rencontrons tous ces témoignages de reconnaissance dont la valeur dépasse celle d’un royaume et même celle de tout l’or du monde. Personne ne pourrait nier la force d’un sourire, d’un geste humble, d’un regard, d’une main qui se tend. Là, tout comme dans le cadre du secourisme urbain, il arrive que nous n’ayons pas de nouvelles de la personne que nous avons assistée. J’ai dû apprendre à accepter cela. C’est si frustrant de ne pas avoir de nouvelles des personnes avec lesquelles nous avons tissé des liens au cours d’un transport, d’un nettoyage, d’une conversation sur le lieu du sinistre… Pourtant nous savons que c’est aussi pour nous une protection car l’attachement affectif pourrait bien nous empêcher de continuer notre action. Tous sont dans mon esprit : cette femme éthylique hurlant sa détresse dans la nuit, cette grand-mère tuméfiée au visage abandonnée par sa fille, ce vieil homme grabataire qui luttait pour ne pas mourir d’asphyxie et dont le sourire d’amour force encore mon admiration, ce jeune homme frappé au visage d’une batte de base-ball, et celui-là encore assis au fond de sa cuisine, un couteau planté dans le bras… Cette fillette de sept ans dont le chewing-gum était bloqué tout au fond de sa narine et ce petit garçon que j’ai porté dans mes bras à l’entrée des urgences… Cette maman dont l’accouchement à domicile s’annonçait 95
particulièrement difficile et dont la main serrait si fort la mienne que je ne la sentais plus, et bien sûr le petit Moïse, et combien d’autres encore dont j’ai croisé le chemin de vie et qui m’aident à accepter mon quotidien. Ils ne le savent pas, mais ils contribuent tous ainsi chaque jour à porter ma peine, surtout quand la question du sens de ma vie remonte à la surface et que je peine à trouver la réponse. C’est ainsi. Il est bien impossible de retracer en quelques mots ou quelques pages toutes ces marques de gratitude qui nous donnent courage et vaillance pour mener à bien notre tâche. La reconnaissance, c’est un cadeau parfois lourd à recevoir, car nous prenons alors la mesure de notre impuissance face à l’ampleur de la détresse et l’incroyable mystère de cette permanente dualité entre la Vie et la Mort, la Souffrance et la Joie.
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* * !K9L*B9*57;;74<* « Tu dois croire en ta mission si tu veux convaincre les autres et leur transmettre la flamme qui t’habite » François-Xavier N’Guyen Van Thuan
Tsunami – Thailande, janvier 2005 Jamais je n’aurais pensé qu’un jour une telle responsabilité me serait confiée. Etre responsable d’un groupe et le déployer sur le terrain pour mener à bien une opération de secours : voilà de quoi faire rêver les plus enthousiastes. Avec étonnement, lorsque cela m’est annoncé la veille du départ, je reçois cette information avec sérénité. A dire vrai, en prenant connaissance de la liste des secouristes et compte tenu de mon expérience, je pressentais que cette charge allait m’être confiée. Je fouille sur internet pour trouver le plus d’informations possible sur le pays, les contacts clés qui pourraient me servir, les recommandations locales, les cartes géographiques… Aucune information utilisable n’est laissée à l’écran. Il faut dire que les progrès informatiques et les nouvelles technologies ont radicalement changé nos méthodes de travail… Je pars vers un pays que je ne connais pas, vers une zone détruite, vers un univers totalement inconnu. Heureusement, je connais un peu l’Asie grâce à quelques voyages touristiques. Je sais que mon métier de gestion de projets à l’international va me servir. J’ai de la chance car la coordination, c’est aussi une action quotidienne au bureau : mise en place des équipes, utilisation des compétences de chacun, délégation des tâches et des responsabilités, gestion du temps… Et tout ça en anglais… Bref, rien de vraiment nouveau pour moi. Objectif premier en arrivant : trouver la cellule de crise, prévenir de notre arrivée et créer un réseau de contacts pour la mise en place de la mission. Je préviens les sauveteurs qu’ils vont devoir accepter et gérer une certaine attente. Le temps est critique et pourtant, en mission, l’attente est aussi importante même si parfois déstabilisante. 100
La cellule de crise installée au cœur de Phuket est noire de monde… Des stands partout, des représentants de tous les pays, des journalistes, des réfugiés, des familles et des vagabonds qui regardent les panneaux de photos des personnes portées disparues… Pendant vingt-quatre heures c’est la course, le compte à rebours pour trouver un chantier et installer un camp de base… Les heures passent très vite pour moi qui entre en contact avec les autorités en place. Pour l’équipe, c’est une épreuve car certains secouristes aimeraient déjà être en train d’aider à rechercher les corps sur les plages. Recherche de corps… Je sais que c’est un risque, je sais que certains ne sont pas prêts à affronter une telle épreuve. Elle sera dure, très dure… Peut-être même insupportable. J’ai déjà eu des échos en arrivant : - « Vous irez à Kaoh Lak*, c’est là que les Français travaillent »… Kaoh Lak, la baie des hôtels, là où tout a été arraché, écrasé, broyé… Là où il y a le plus de décès, de disparus, de corps… Mais voilà, un chef s’il doit prendre des risques certains pour engager ses sauveteurs, ne doit pas non plus aller au-delà de leurs limites. Jamais aucun d’entre eux n’a eu ce type de recherche à faire et je sais que c’est horrible, pas besoin d’y être pour le deviner… Les échos reçus me laissent d’ailleurs très songeuse : « Les gars là-bas ont beau être expérimentés, ils sont malades, c’est insoutenable. » Que ferais-je si un choc traumatique du groupe survenait ? RIEN, plus RIEN et la mission serait terminée. Alors j’oriente mon équipe vers la reconstruction. C’est tout aussi utile : les survivants ont maintenant beaucoup plus besoin de nous. Oui pour l’instant, c’est la vie qui a besoin de nous.
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Pas une seconde pour moi, pas un temps d’arrêt. Je suis sollicitée par tous, les uns pour savoir quand ils vont travailler, les autres pour faire de la reconnaissance de terrain. Mais je me dois de trouver des temps de repos… Plus tard… Reco… C’est bien là la première chose à faire quand on arrive. C’est indispensable même pour connaître les risques environnants, les besoins, évaluer l’équipement qui va être utilisé, trouver un lieu de campement pour la nuit et peut-être pour le restant de la mission, trouver un transport et identifier les moyens qui pourraient être mis à notre disposition pour les jours à venir… Bref, cela prend du temps. Il me faudra une journée complète pour la mise en route de notre travail et c’est peu, très peu. L’engagement est rapide et je suis contente de l’annoncer à l’équipe. Demain, ils travailleront, c’est sûr. La situation évolue très vite et il faut s’informer de tout ce qui se passe autour de soi. La curiosité devient une qualité indispensable : il faut s’adapter à tous les changements et il y en a en permanence… Les décisions se prennent quart d’heure après quart d’heure. Etre chef, c’est être exigeant dès le départ. D’abord avec soi-même. Ne rien laisser passer. Tenues impeccables, photos interdites – nous ne sommes pas en vacances – comportement irréprochable, intégration rapide. Et puis une fois que tout le monde a trouvé ses marques, montrer sa flexibilité, sa disponibilité pour entraîner, motiver, souder. Il y a parfois des conflits qui naissent : insatisfaction du travail confié, fatigue, stress lié à l’environnement… Chacun de nous a son heure de décompression et les chefs d’équipe jouent un rôle important, régulateur. J’aimerais être plus souvent avec eux, j’aimerais scier le bois, clouer les planches sous la chaleur torride et humide, monter les structures… Mais voilà, je dois anticiper la journée de demain et même déjà, oui, déjà, préparer le retour. 102
Un chef est suivi s’il donne sa confiance, s’il écoute et réagit à l’information qu’on lui donne, s’il accepte les remarques, même désobligeantes. Tout est utile à la bonne marche d’une opération. Rien n’est défini, fixé, arrêté. Et puis sourire, rire, rassurer, informer. L’information est importante pour le groupe. Il faut être le plus transparent possible et surtout s’il y a du danger. Ainsi les secouristes connaissent la situation dans laquelle ils évoluent, peuvent être attentifs à leur environnement tout en travaillant efficacement. Les infirmiers me demandent un matin d’aller travailler à la morgue… J’hésite quelques secondes et puis je les laisse partir. Ils sont volontaires, alors pourquoi ne pas leur faire confiance ? Et puis, quelques heures plus tard, le chantier de construction est pris en main par un bataillon du génie militaire. Voilà que tout le groupe rejoint les infirmiers. C’est un endroit irréel : des cercueils par milliers qui attendent leurs corps, des corps par milliers qui arrivent par camions entiers, des odeurs nauséabondes exacerbées par l’humidité du climat tropical… Des hommes et des femmes aux yeux profondément tristes déambulent devant les photos de leurs proches… Des images terribles d’êtres humains méconnaissables, déchiquetés, déchirés, amputés… Sans distinction d’âge, de nationalité… Un vrai cauchemar. Mes équipiers s’imprègnent de ces photos car c’est la première étape, celle qui va leur permettre d’accepter ou non la difficile mission qui va leur être confiée. Je suis fière de leur courage, je les regarde recouvrir leur combinaison blanche, leurs gants de caoutchouc, leurs masques et leurs bottes… sans un mot. Ils se concentrent, ils vont vers la mort, vers les cadavres amoncelés qu’ils vont devoir transporter d’un lieu vers un autre. Certains même devront ouvrir les tissus qui recouvrent les corps pour aider les familles à reconnaître leurs proches. 103
Je sais alors qu’il va falloir qu’ils parlent au retour, qu’ils sortent leurs tripes, qu’ils expriment leurs sentiments, leur ressenti, leurs images… Certains feront des cauchemars pendant la nuit… Certains y retourneront demain. Je laisse à chacun le libre choix d’y retourner ou non. Il n’y a pas de honte à rester sur le chantier de construction. Chaque personne a ses limites personnelles à respecter et les compétences de chacun ont leur valeur propre. Le soir, débriefing. En milieu de mission, c’est toujours bien de pouvoir le faire, ce débriefing. Cela permet à tous de faire un point, de s’exprimer, de parler des erreurs, des attentes. Pour moi, c’est un point de contact avec le groupe, les équipiers que je ne vois que très rapidement dans la journée, un temps d’information et aussi de détente. Pour moi, comme tous les jours, c’est aussi le temps de l’appel avec Paris. Rapport de situation. Pour une fois, les téléphones portables fonctionnent très bien. Ce n’est pas toujours le cas. Il y a des circonstances où les relations avec le bureau sont rares, un téléphone satellite est alors le bienvenu. Ah, oui, j’allais oublier… La collaboration avec les copains… Je pense aux autres ONGs9 sur le terrain. Je prends contact avec les Français qui sont là, ceux que j’ai pu rencontrer ou dont j’ai reçu confirmation de présence à quelques kilomètres de là. Eux aussi travaillent sur des missions diverses : dispensaire, morgue, recherche de corps… Finalement on finit par retrouver un groupe de sauveteurs qui est venu nous dire bonjour. On se salue, on discute ensemble, chacun raconte ses difficultés, donne son avis sur la situation, décrit son chantier. Finalement cette visite plutôt spontanée aboutit à la mise en place d’un filtre à eau potable sur le lac du village. On est vraiment content du 9
Organisations non gouvernementales
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résultat… Il faut coordonner nos efforts, mutualiser nos compétences, nos moyens pour soutenir au mieux les survivants. Je fais un compte rendu de ma reconnaissance sur les îles situées plus au nord, dans le district du Kura Buri. Ils ont besoin d’eau potable eux aussi. C’est entendu, demain, ils iront jeter un coup d’œil. J’informe rapidement une agence de voyage à Phuket d’une discussion avec des pêcheurs réfugiés à l’intérieur des terres qui m’ont fait part de leurs besoins. Le gérant que j’avais vu en arrivant en Thaïlande m’avait fait part de son intention d’aider la population. Il est heureux de mon appel. Un suivi va se mettre en place. Je prendrai de ses nouvelles en rentrant en France : c’est une vraie joie de savoir que notre travail a été utile. La mission arrive à sa fin : mise en place d’une relève, préparation du retour, enregistrement du fret, tout cela se met en place simultanément. Heureusement, j’ai des contacts professionnels à Phuket qui m’aident activement. Une chance, ce n’est pas systématique.
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* * %789;* « Le rire est une chose sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter. » Raymond Devos
J’ai bien du mal à tourner la page sans évoquer les situations cocasses que j’ai pu rencontrer au cours de ces dernières années. Au milieu de ces moments très intenses où beaucoup d’émotions se croisent et s’entrechoquent, il s’y trouve des instants de rires incroyables. Parfois ce sont des étincelles qui permettent d’évacuer notre stress, parfois ce sont des facteurs puissants d’amitiés au cours d’expériences toutes aussi uniques les unes que les autres. Je me souviens ainsi en Turquie de ce jour où je me suis retrouvée dans le rôle d’interprète. J’étais entre mon chef de mission à l’accent du sud très prononcé et mon interlocuteur qui ne pouvait pas me regarder dans les yeux ni me répondre, en raison de ses convictions religieuses de tradition séculaire. L’homme a qui je m’adressais me posait des questions en anglais tout en regardant Antoine, et moi, fatiguée par le voyage, j’en oubliais de traduire et je lui répondais directement. Evidemment Antoine m’interrogeait du regard tandis que l’autre refusait de me répondre tant qu’il n’avait pas entendu la voix d’Antoine ! Finalement, je me suis complètement embrouillée les pinceaux, ne sachant plus auquel des deux je m’adressais, ni ce que je devais traduire à qui ! Il n’a pas fallu longtemps pour que je sois obligée de tourner la tête et éviter le fou rire qui me gagnait et aurait certainement été l’objet d’incompréhension et de vexation de la part de mon interlocuteur. Cela n’aurait certainement pas arrangé la situation ! Une autre fois, dans le sud de la France, alors que nous étions deux véhicules engagés dans un chemin complètement inondé dont on ne voyait même pas le macadam, j’ai fait arrêter tout le monde. J’avais aperçu derrière les taillis qui
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bordaient le jardin d’une maison un homme qui semblait faire le tour de sa propriété pour en constater les dégâts. - « Ne bougez pas, je vais simplement vérifier s’il a besoin de notre aide », dis-je tranquillement. Et me voilà ouvrant la porte de la voiture et interpellant : - « Monsieur, monsieur ! » Un pas en avant pour mieux entendre sa réponse et « PLOUF ! » je n’avais pas fait le second pas que j’étais entourée d’eau jusqu’à la tête… J’avoue que sur l’instant, j’ai eu le souffle coupé net. Mais je n’ai pas réfléchi bien longtemps pour m’éjecter aussitôt de ce ruisseau putride dont le lit était caché par la nappe d’eau environnante. L’effet de surprise a été garanti. Tant pour moi que pour mon équipe qui est partie dans une hilarité impossible à contenir. J’étais littéralement trempée, les cheveux hirsutes et les yeux grands ouverts… Je pouvais voir les autres au travers du pare-brise, pliés en deux de rire, incapables de me prêter main-forte. En voilà des secouristes de fortune ! Moimême je n’ai pu m’empêcher de suivre le mouvement, surtout lorsque je me suis vue obligée de changer de vêtement et que je me suis retrouvée dans une cotte de trois fois ma taille et des bottes pointure 43 ! Franchement, comment aborder sérieusement les habitants dans un accoutrement pareil ! Le pauvre homme quant à lui n’a rien compris : il m’a vu disparaître pour reparaître aussitôt ! Je suis rentrée le soir au PC* en pensant que personne n’en saurait rien mais évidemment les radios vont bon train… Une autre fois, lors d’une mission à l’étranger, nous sommes partis avec les pompiers sur une intervention à laquelle ils nous avaient proposé de les accompagner. Ni une,
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ni deux, je monte dans le B9010 avec deux autres secouristes afin de prêter main forte à l’équipe. Je n’ai jamais conduit de façon aussi concentrée de toute ma vie : le camion que je conduisais n’étant pas de toute première jeunesse, j’ai gardé le pied au plancher pour maintenir la distance avec le véhicule de tête et éviter de me perdre dans les environs de la ville… Pensez, je ne savais pas l’adresse de destination et n’ayant pas de plan des quartiers, je dépendais totalement de mes amis du moment ! Nul pourtant ne se préoccupait de savoir si je pouvais ou non suivre la cadence infernale et pour moi il n’était pas question de perdre de vue le lien qui me retenait à cette rame en folie. Evidemment, les pompiers ont la possibilité de déroger aux règles de la circulation ! Et moi, sans aucune sirène, de suivre fidèlement la route tracée par le camion de tête. Oui, mais à quel prix ! Un véritable gymkhana a commencé entre les véhicules qui arrivaient dans les deux sens, se doublaient sans prévenir, finissant parfois dans le fossé pour me laisser passer. Je me souviendrais à jamais de ce moment inoubliable où nous avons serré les dents et presque fermé les yeux pour ne pas lâcher prise ! - « Je passe, je ne passe pas ? Je passe ! », et de retenir mon souffle ! Je crois que ce jour là je n’aurais pas fait mieux qu’en rallye voiture. Finalement, au bout d’une heure de course dans les dédales des rues, nous sommes retournés à la caserne, faute d’avoir trouvé le domicile de l’appelant ! Le retour a été animé et nous nous sommes empressés de raconter l’aventure tout en réservant nos rires car il n’était pas question de froisser nos hôtes !
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Véhicule haut sur châssis
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Je crois que dans chaque mission il existe ainsi de ces moments insolites, incongrus, qui jurent avec la désolation qui nous environne. Et pourtant cette joie, je la prends à pleine main car elle fait partie de la vie, et la vie prouve ainsi qu’elle est plus forte que tout le reste. Finalement, pour évoquer l’un de ces derniers souvenirs qui m’ont pourtant fortement marquée, je parlerai de cette nuit sous le ciel d’Algérie : nous étions rentrés d’une opération de recherche après l’écroulement d’un immeuble. J’étais si épuisée que je m’étais couchée sous ma tente, sans même prendre de collation. J’étais plongée dans un lourd sommeil lorsque la terre s’est remise à trembler… Mon instinct ne m’a guère laissé le temps de réfléchir : j’ai giclé de mon lit de camp, en oubliant de sortir de mon duvet ! Je me suis étalée de tout mon long en sortant de la tente, faisant tomber le piquet de maintien sur la tête de Diane qui ronflait près de moi ! - « Mais tu es dingue ! », me dit Diane réveillée en sursaut. Et moi de me relever dignement en lui confirmant que nous allions partir et qu’il fallait anticiper l’appel. Et « CRAC ! » de marcher sur ses lunettes qui gisaient près de son lit ! Là, j’avoue que c’est la goutte qui a fait déborder le vase : en voyant le visage déconfit émerger du sac de couchage, je suis partie dans un fou rire impossible à contenir… Et Diane d’essayer de réajuster ses pauvres binocles, pestant contre moi et n’y voyant rien ! Il m’a fallu du temps pour reprendre mon calme mais je pense que ce moment a été un vrai déclencheur pour évacuer mon stress et je ne l’ai pas comprimé : j’en avais trop besoin !
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Vendredi Je suis en alerte. Une inondation terrible dans le Sud. J’ai les nerfs en pelote. Je dois songer à faire mon sac, prévenir mon employeur, négocier la relève au bureau, fermer le plus de dossiers possible. 22H00 : ça y est. Coup de fil de Jean-Claude, je pars par le train demain matin et je serai chef de mission. Samedi Je sais ce qui m’attend. Jean-Claude au téléphone me donne la liste de toute l’équipe et le point de rencontre : Dijon. Récupérer et charger le matériel pour descendre dans le Gard. 13H00 : arrivée Dijon. Sandrine, Véro, Alberto, Serge, Louis, Emilie, Christèle, Patou sont les premiers arrivés. Coup de chance, les véhicules sont prêts. Départ immédiat. 02H00 : on roule, roule, roule. Les chauffeurs se relaient. On essaie de dormir pour arriver au PC vers 05H00. Le B90 avance très lentement. Il faut s’armer de patience. Dimanche Arrivés dans la matinée. Dormi à la dure, dans le couloir du PC. Je reçois mon ordre de mission : Sommières. En plus de mon équipe, j’aurai la charge de sauveteurs venus d’autres organisations de secours. Antoine me conduit au centre ville. 4 véhicules avec moi. Choc visuel terrible en entrant dans la ville. Je croyais savoir ce que je verrai, je me suis complètement trompée. Emotion, les larmes aux yeux. Ville entièrement dévastée. J’ai l’impression d’être en guerre. Les habitants déambulent dans leur ville comme des zombies. C’est la première fois qu’ils y retournent depuis l’évacuation du village. Même les 114
pompiers locaux n’ont rien pu faire. Inondés comme tout le monde. Mon Dieu. Rencontre avec le maire. Antoine me laisse maintenant seule. Première étape : nettoyer les deux écoles à fond. 15H00 : problème d’eau – il va falloir en trouver rapidement sinon nous allons être bloqués pour le nettoyage. Heureusement Thierry, mon adjoint, est là. Il s’en charge. Le service technique de la ville nous promet une citerne d’eau pour le lendemain. Ouf ! 17H00 : rangement et repli. On reviendra demain. Lundi C’est reparti. Avec une équipe en plus, un véhicule en plus. On roule en rame. Le travail est difficile. Tout colle. La boue s’est installée partout, au sol, sur les murs. Moi je ne cesse pas de me déplacer : approvisionner les secouristes en eau potable, prévoir le repas de midi, commencer à prospecter pour préparer le travail de demain. La ville qui a mis en place un service de restauration pour la population, nous invite à partager le repas. C’est vraiment sympa compte tenu de l’aide énorme qui doit être apportée aux populations ! 14H00 : reprise du chantier des écoles. Les travaux seront finis ce soir. J’ai déambulé dans les rues toute l’après midi pour identifier l’aide que nous pourrons apporter demain. Tout est sens dessus dessous. Il y a des endroits où aucun véhicule ne peut passer tant l’eau a charrié de meubles, de voitures, d’arbres et autres débris… C’est dingue. Aujourd’hui, j’ai été insultée par un habitant. Il a craqué. Les nerfs à vifs. C’est dur à encaisser quand on propose son 115
aide. Mais bon, je le comprends tellement. Je suis partie sans rien dire… En tout cas, les habitants commencent à participer au nettoyage. C’est bon signe. Mardi J’engage mon équipe et les nouvelles recrues dans les ruelles du centre ville. Les boutiques sont défoncées. Pendant qu’une équipe aide à récupérer toute la vaisselle d’un artisan désespéré (ça me rappelle les carrelages d’une fabrique à Perthuis, il y a quelques années…On avait tout nettoyé à la main, trois jours complets… Je n’en pouvais plus mais l’entrepreneur a évité la faillite… Il n’y a pas de sale boulot en sauvetage, tout a un sens), une autre nettoie le magasin arrière d’une boutique de vêtements. Bien sûr, toutes les fringues sont foutues. Pause déjeuner. Les pompiers ont bossé avec nous surtout pour dégager la boue des ruelles avec leurs lances. 14H00 : c’est reparti. Cette fois chez des particuliers. L’eau est arrivée comme une lame de fond. Ils ne peuvent même plus circuler chez eux ! Dès que je voie des citernes de mazout, j’informe les services techniques pour une prise en charge. Les gars sont sympas. Eux ils ne font pas de bénévolat mais ça fait longtemps qu’ils ne comptent plus les heures supplémentaires ! Pendant que les sauveteurs aident à l’évacuation des meubles, je pars en reco avec Thierry. On a quitté le centre ville pour longer en voiture le lit de la rivière. Stupeur. Il y a des villas isolées… Personne n’y est encore allé. Des dizaines de maisons cachées dans les pinèdes ! Aucun doute, plein de boulot pour demain. 116
Mercredi Toujours Sommières – cette fois-ci on attaque les villas isolées. Une maison, une journée minimum de nettoyage. Tout y passe, les meubles au RDC11, à l’étage. On utilise l’eau de la piscine pour nettoyer comme on peut. Il faut bien une vingtaine de sauveteurs à plein temps. Il fait une chaleur dingue. Il y a une personne hier qui m’a profondément marquée : une femme de 80 ans d’une jeunesse incroyable, bloquée dans sa villa. RDC bouleversé, les meubles de cuisine dans le salon, la tondeuse dans la cuisine, le vaisselier retourné, la boue sur 90 cm couvre la totalité du sol, quant aux murs intérieurs, ils donnent le frisson et une idée de la hauteur d’eau qui est passée ici. Cette femme est charmante, brune aux yeux marron. Elle est aussi épuisée. Elle nous raconte son histoire. Evacuée par hélicoptère dans la nuit. Elle a vraiment cru que c’était son dernier jour. Aujourd’hui nous sommes chez elle, mais elle n’a pas eu la force de se déplacer m’a dit sa fille. Trop choquée. 17H00 : je reviens de ma reco pour demain…On a déjà fait un énorme travail dans la ville. Le long de la route, j’aperçois les véhicules des sauveteurs et aussi les tonnes de déchets déblayés… Je suis impressionnée de leur efficacité et fière de leur engagement. Demain je pars pour Aramon – c’est ma nouvelle zone d’intervention. L’eau vient de se retirer enfin. On peut y travailler. Ce soir, la douche sera bonne. Heureusement que nous avons des facilités pour se laver ! Quelle chance !
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Rez-de-chaussée
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Jeudi Aramon ne ressemble pas à Sommières. La ville semble plus étendue et dans le centre les activités de coordination des travaux vont bon train. Pendant que les équipes attendent au PC de la ville, je pars en reco avec Thierry. Nous quittons le centre ville car nous avons réalisé à Sommières qu’il y a des maisons isolées partout. On interroge les habitants et visitons les maisons une par une pour établir les priorités. Les gens sont fatigués, découragés de répondre toujours aux mêmes questions. Il faut être délicats. Très rapidement nous localisons un chantier. Les équipes sont engagées. Pour le CMS, deux missions dont un pompage continue autour de lotissements dont les habitants n’ont pas encore eu la possibilité de retourner. Les unités de la Sécurité Civile travaillent avec nous. On s’entend vraiment bien et très vite, les tâches sont intelligemment réparties entre nous. On monte une pompe chez un habitant qui désespère de pouvoir rentrer dans sa maison. La pompe ne sert à rien car l’eau revient de l’autre côté. Mais pour lui, c’est un vrai soulagement. Un sourire même pointe à la commissure de ses lèvres. Mes équipes sont harassées. Il y a des relais et les transitions se passent plutôt bien… J’ai quand même engueulé un sauveteur qui s’était pris de bec avec un chauffeur local. Les habitants sont sur les nerfs. Il y a eut une rumeur de digue qui lâche… Panique partout. Il faut passer du temps pour calmer les esprits de ceux que nous aidons ou à qui nous proposons de l’aide.
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Je commence à ressentir de la fatigue moi aussi… D’ailleurs je suis tombée deux fois : une fois dans un fossé rempli d’eau provoquant l’hilarité générale et une seconde fois dans une cuve vide… Il faut que je fasse attention. Mon équipe est formidable. On se sert les coudes et il en résulte un travail de pro. Vendredi Pas eu le courage de continuer mon journal hier. Trop naze. Ce matin mon adjoint est parti. Vague de blues. On s’entendait vraiment bien. Une même vision de la mission, un même rythme, une vraie complicité. On repart sur le chantier. Deux énormes villas. Au moins quinze sauveteurs nécessaires par habitation. Je demande du renfort à Antoine. La première maison est celle d’un entrepreneur en sauce pour grands cuisiniers, grands restaurants. C’est la deuxième inondation pour lui, il est écoeuré, vidé. Je me dis que j’ai vraiment de la chance dans ma vie. Etrangement, ce qui blesse le plus sa femme ce sont les albums photos. Elle y avait rassemblé sa vie. En feuilletant les pages toutes abîmées ensemble, l’émotion est intense, pour elle, comme pour moi. Elle a pleuré quand l’équipe lui a retrouvé un magnifique bijou perdu avec tant d’autres. J’ai appris qu’il y avait eu des vols ici. Il y a hélas des crapules qui profitent du malheur des autres comme toujours… Deuxième maison, complètement cachée du monde. Personne ne l’avait vue. Pas même moi. Une femme fatiguée est arrivée au PC, demandant de l’aide, les larmes aux yeux. Je suis partie avec elle. Son amie s’est noyée dans 119
l’inondation. Quant à elle, elle a été évacuée par hélicoptère dans la nuit, sans aucune certitude d’être repérée par le pilote. Que d’angoisses… J’ai prospecté pour demain. Baisse de peps. Samedi Première semaine. Une autre à venir. Il y a tellement de boulot. Heureusement que les secours arrivent encore. Aramon. Pendant que les équipes retrouvent les chantiers de la veille, je retourne dans la ferme que j’ai repérée. Voilà deux fois que les habitants refusent de l’aide et pourtant je les vois encore sortir des meubles de chez eux. C’est un couple âgé qui n’ose pas nous déranger ! J’insiste tant qu’ils finissent par accepter notre aide. Je suis contente. On passera demain. 17H00 : on rentre. Un véhicule a crevé sur la route. La barbe ! Certains équipiers sont vannés et demandent à travailler sur un chantier moins harassant demain. C’est bien, ils connaissent leurs limites. Dimanche Réunion de tous les sauveteurs avant le départ. Briefing général pour faire cesser quelques rumeurs et le mauvais esprit de certains. Le premier que je surprends encore à « tirer des boulets rouges sur les voisins » je le vire. On doit se serrer les coudes, pas se dénigrer. La population se moque pas mal des associations que nous représentons. Attention aux produits qui traînent dans l’eau – ils sont sans étiquette et il y a des fermes, donc du chimique… J’ai appris hier que des bénévoles s’étaient brûlés avec de la chaux vive, prise pour des paquets de lessive. Attention à l’électricité aussi, il y 120
a beaucoup de fils mis à nu… Prudence et vigilance s’imposent. Une amie de la dame que nous avons aidée hier dans sa maison isolée est revenue me voir. « Elle craque », me dit elle. J’ai renvoyé du renfort chez elle pour la journée. De toute façon je sais qu’il y en a encore pour des semaines de boulot dans cette propriété viticole. 17H00 : je passe chercher les sauveteurs à la ferme. C’est dingue ! Ils ont vidé toute la maison ! Heureusement que j’ai insisté car ce couple âgé ne s’en serait jamais sorti tout seul. Et dire qu’ils pensaient qu’il y avait pire ailleurs… Tout le monde est HS. Mardi Reprise du travail. Notamment dans des lotissements. L’eau a même soulevé les dalles de sol des maisons tant la pression a été importante. Les gens ne peuvent plus y loger. Les plafonds menacent de tomber. Les murs sont trop imbibés d’eau et puis de toute façon il n’y a plus d’eau courante. Moi je continue la prospection. On fini par me connaître ici. J’ai la désagréable impression d’être chez moi… C’est un sentiment dangereux surtout pour la population qui ne se sent plus chez elle avec tous ces inconnus qui ont envahi son intimité. Jean-Marc est super. Il est toujours là pour m’emmener dans les coins que j’ai repérés. Il va même jusqu’à vérifier la profondeur de l’eau pour moi… Il a des yeux chocolat… Il a l’accent du sud…C’est le soleil de ma journée. Je l’ai emmené dans les zones où nous avons travaillé... Il y a encore des mas qui n’ont pas été nettoyés, soit parce que les habitants ne sont pas encore revenus, soit parce qu’ils 121
attendent l’expert. Et tant que l’assureur n’est pas passé, on ne peut rien toucher et donc on ne peut pas aider. D’ailleurs, cette histoire d’expert commence à bloquer notre avancement. Je demande à Antoine de réduire le nombre des équipes qui viennent sur ma zone. 17H00 : on rentre. Et merde ! Le câble d’embrayage de notre camion a claqué ! Après un minutieux bidouillage mécanique de mon chauffeur, on démarre en seconde. Plus question de s’arrêter avant l’arrivée au PC. Course folle sur la route, devancés par une ambulance qui prépare notre chemin… Ambiance de folie. Faites gaffe les gars vous êtes fatigués… Pas de connerie ! On pilera sec au dernier feu. Cinquante mètres avant notre arrivée au PC. Ouf ! L’essentiel c’est qu’on n’ait pas eu à laisser le véhicule loin derrière nous… Mais quelle course ! Pas prête d’oublier. Mercredi Les experts n’arrivent toujours pas… On essaie encore une journée de travail sur Aramon. Avancée des chantiers pénibles. Je sens que mon équipe est fatiguée. Normal, ils travaillent comme des fous depuis dix jours. 11H00 : je fais évacuer un secouriste dont les pieds sont abîmés. J’ai été informée d’un risque important de leptospirose* dans ce quartier. Trop de saloperies traînent dans l’eau nauséabonde, avec tous ces animaux de ferme qui ont flotté dans le coin depuis tant de jours… J’informe le PC et le fais ramener instantanément. 16H00 : on rentre. Concertation de groupe. On reconditionne le matériel et nettoyage intense prévu demain matin. 122
Je préviens Antoine que notre mission se termine. Faute d’accès aux maisons. Je lui confirme néanmoins qu’il reste beaucoup de travail et qu’une relève d’équipe pour la semaine prochaine sera sûrement nécessaire. Jeudi 12H00 : matériel nettoyé et reconditionné. C’est le temps des adieux. On a bien travaillé. Je ne sais pas si je pourrai jamais raconter toutes mes impressions, mes émotions, les moments durs et les moments intenses vécus ici. Mais une chose est sûre : Sommières et Aramon n’auront plus le même visage pour moi.
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* * %9=4>8* « Toi qui passes, ne te retourne pas sur ce que tu n'as pas fait mais avance et fais ce que tu peux faire... » Aline Mayers
Rentrer… C’est avant tout un choc traumatique de plus pour les personnes que nous secourons… Car l’intensité de notre présence est un véritable moteur pour redonner courage, vigueur, volonté de vivre, de faire face, de reprendre un peu de force, d’espoir… C’est un moyen de parler, de sortir les émotions, d’être écouté, soutenu et de vider ses angoisses. Fin de mission, départ de tous. En un très court laps de temps les sinistrés doivent faire face au silence, au vide, à la conscience vive de leur impuissance devant l’ampleur du désastre qui les entoure et du travail qu’il reste à faire… Paradoxalement, c’est aussi pour eux le temps de retrouver leur marque, de souffler enfin, de ne plus se sentir envahis par des étrangers dont ils peuvent vivre la présence comme une agression. J’entends encore cette jeune mère de famille que je préparais doucement à notre retraite me dire le jour de départ : « J’ai vraiment peur de vous voir partir, c’est une réelle angoisse. » Et de lui répondre en souriant, avec un vrai pincement au cœur devant une telle confiance et une telle sincérité : - « C’est effectivement un moment difficile pour vous mais je suis sûre maintenant que vous saurez faire face »… Je sais aussi que c’est un adieu… Rentrer… C’est aussi la joie pour moi de retrouver ma famille, mes amis… Avec la sérénité intérieure d’une tâche accomplie. Pourtant il reste encore un long chemin intérieur à parcourir car, moi aussi, je ressens une forme de solitude, de léthargie, de déconnection totale avec le reste du monde et je dois m’efforcer d’en sortir… Car la pression du départ, l’intense action sur le terrain, les décisions rapides, les diverses émotions ressenties font soudain contrepoids avec ma vie quotidienne, mon environnement professionnel, mon 126
confort… Et tout cela est loin, si loin de ce que je viens de vivre ! Lorsque les questions amicales fusent autour de moi, au bureau ou ailleurs - « Alors ? C’était comment ? Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as vu ? »… J’ai du mal, beaucoup de mal à raconter, exprimer mes sentiments… Mes sens continuent de voir ces visages, ces villages, cette maison, ces larmes, de sentir ces odeurs nauséabondes de mort ou de boue putride, d’entendre les histoires de celui ou celle que j’ai aidé… Et je connais au plus profond de moi cette pudeur qui m’empêche de raconter… C’est encore trop vif, trop présent. On s’attache inexorablement aux personnes secourues et parfois un lien très particulier, très fort, se tisse dans ces heures de difficultés où le combat est devenu commun. Je sais qu’il est nécessaire d’en parler. Tout d’abord avec le groupe pour évacuer mon stress, mes ressentiments, partager mes impressions, mes malaises, mes émotions… C’est aussi le moment pour tous de proposer des solutions aux problèmes rencontrés, de faire un compte-rendu de ce qui s’est passé, de tout mettre sur la table… Cette étape du retour est indispensable pour nous permettre à nous aussi d’éviter au mieux ces possibles traumatismes psychologiques qui pourraient bien nous surprendre demain ou plus tard, beaucoup plus tard… Parfois, si la mission a été difficile et que notre vie a été réellement mise en danger, il viendra une période de rêves, de cauchemars qui disparaîtront avec le temps. Après l’intervention en Turquie, il m’est arrivé de nombreuses fois de me réveiller dans la nuit, le cœur battant la chamade et tous mes sens en éveil, avec l’affreux pressentiment que l’immeuble allait s’écrouler…
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A Los Angeles où je passais des vacances tranquilles, je suis allée au cinéma dans un grand centre commercial. Alors que j’étais captivée par le film qui se déroulait sous mes yeux, j’ai senti brutalement une onde sourde arrivant de je ne sais où… L’adrénaline a fait le reste… Mon pouls s’est mis à battre à cent à l’heure et je regardais fixement la porte de sortie sans pouvoir revenir sur l’histoire qui continuait de tourner à l’écran… - « Est-ce moi ? Ai-je rêvé ? Par où puis-je sortir ? De toute façon je n’ai pas le temps et puis ce centre est un vrai labyrinthe… Calme-toi…» J’observe bien les gens qui sont dans la salle mais personne ne bouge… « Allons, je dois être paranoïaque… ». Il m’a fallu bien du temps pour apprécier de nouveau le film et encore plus pour m’endormir à l’hôtel. J’ai appris le lendemain qu’il y avait réellement eu une secousse sismique de très faible magnitude. Mes sens ne m’avaient pas trompée. Je crois que mon expérience m’a rendue très sensible à ce type de mouvement de terrain, aussi imperceptible soit-il. Au fur et à mesure des rencontres, des retrouvailles, des manœuvres, nous continuons de raconter entre nous nos expériences, nos peurs et nos joies, nos attentes et nos déceptions, nos souvenirs, et cette tradition orale perpétue l’action menée sur le terrain.
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Avant de clore ce témoignage, je voudrais rendre hommage aux hommes et aux femmes que l’on ne voit pas sur le terrain mais qui sont le nerf du fonctionnement d’une association. Il y a parfois des secouristes qui pensent que les associations de secours d’urgence pour lesquels ils se sont engagés sont des lieux de consommation. Ils se comportent en effet avec l’idée qu’ils y ont des droits de satisfaction, de services, de reconnaissance, de voyages. Ils se trompent lourdement. Pour moi, la question qu’il faut se poser, c’est bel et bien de savoir pourquoi nous nous sommes engagés et faire ainsi don de nos compétences à ceux que l’on va secourir. Ainsi les insatisfactions ou les frustrations que l’on peut éprouver – et franchement cela m’est arrivé bien des fois – à la suite d’un problème interne de communication, de compréhension, de fonctionnement, se transforment aussitôt en joie. Car l’objectif que je me suis fixé c’est avant tout d’apporter du réconfort. Alors vient la question du devoir, que chacun peut être à même de se poser : « Comment puis-je aider l’organisation qui me donne les moyens d’agir et de porter secours aux plus démunis ? » C’est ainsi que, sans même m’en rendre compte, je me suis retrouvée projetée dans le sein du Comité Directeur du Corps Mondial de Secours* et que j’ai appris peu à peu les tenants et les aboutissants du fonctionnement d’une association. Pas un instant je n’ai réalisé la densité de travail qui m’attendait : suivi administratif, contacts avec la presse, mise en place de partenariats, développement des outils de communication, relations avec les adhérents, formation des sauveteurs, organisation des stages, recherche des sites 130
d’entraînement, appels de fonds, tant et tant d’actions invisibles qui pourtant garantissent le départ des sauveteurs ! Le secours d’urgence nécessite un véritable professionnalisme. C’est une véritable entreprise qui doit préparer ses outils, peaufiner sa stratégie, assurer le perfectionnement de ses secouristes afin d’offrir aux sinistrés le meilleur des secours lorsque l’heure se présente. Iran – Décembre 2003 Le lendemain de Noël, annonce de ce terrible tremblement de terre en Iran. Mon sang ne fait qu’un tour… Me voilà soudainement plongée dans un tourbillon d’actions pour mobiliser une équipe et trouver à tout prix un moyen de transporter équipiers, chiens et équipement à Téhéran. Pendant deux jours, ma famille ne m’a pas vue ou plutôt m’a entendue pester à tous vents, arriver en trombe pour un repas à peine touché, repartir avec le téléphone à l’oreille, répondre de travers aux questions posées… Je crois que je n’ai jamais été aussi désagréable avec elle de toute ma vie ! Pensez, le lendemain de Noël : pas de bureaux ouverts, les aéroports inaccessibles, pas de prise en charge de dernière minute, pas de responsables pour négocier les tarifs… J’étais au milieu de nulle part, en pleine campagne et j’ai vraiment béni mon père d’avoir souscrit un abonnement internet ! Les secouristes en alerte ne cessaient de me contacter : - « Alors on part ? Quel est le lieu du rendez-vous ? A quelle --heure doit on arriver ? Quel est le transport utilisé ? Est-ce que je dois emporter quelque chose en particulier ? » ASSEZ de ces questions qui me font perdre du temps !... J’essaie de répondre calmement, avec humour même, pour ne pas faire ressortir mon stress… Moi aussi, j’aimerais être 131
en train de faire mon sac. Le choix que j’ai pris a été difficile : rentrer à Paris et faire mes valises ou garantir le départ des autres. Une grande partie de ce départ repose sur mes épaules. Les équipiers sont maintenant à l’affût de notre appel. Je suis certaine qu’en ce moment même ils se téléphonent pour savoir si l’un ou l’autre a des nouvelles. Si je ne trouve pas cet avion avant la fin de la journée, la mission sera annulée. Je ne veux même pas écouter les nouvelles, cela me tape sur les nerfs. Le samedi après-midi, après dix heures de recherches assidues, j’ai enfin le bonheur de rentrer en contact avec une compagnie aérienne. Je sais maintenant que l’opération va pouvoir se déclencher. Ce n’est plus qu’une question de quelques heures. Les sauveteurs vont partir. Et les visas ? Ah, oui, les visas… Depuis deux jours, je n’ai pas eu un instant de répit. Les appels sur ma ligne téléphonique arrivaient à une cadence infernale. Mais quelle récompense. J’ai bien manqué baisser les bras un instant, n’y croyant plus, tant les répondeurs automatiques et les bureaux fermés s’étaient amoncelés sur ma liste de contacts. Que de numéros raturés ! Dès confirmation du vol et de l’horaire de décollage, la coordination se fait rapidement : ordres de mission, rappel de tous les équipiers, confirmation du lieu de rendez-vous, acheminement du matériel, dernières recommandations, communications avec la presse. Et la liaison continue jusqu’en Iran où la communication reste néanmoins difficile. Le téléphone satellite devient vraiment indispensable dans de telles situations. Une leçon : impossible de faire passer des chiens sauveteurs par l’Angleterre. Crainte de la rage. Il faudra passer par Istanbul. 132
Les informations auprès des familles, des amis, de ceux qui soutiennent notre action sont aussi importantes à transmettre. Tous attendent des nouvelles. Claire est constamment derrière son ordinateur pour saisir les données et envoyer le message du jour. D’ailleurs elle connaît bien ce rôle puisqu’elle le fait systématiquement et si bien ! Puis c’est le retour, l’accueil des secouristes exténués qui sont tellement pris encore par ce qu’ils ont vu et vécu qu’aucun témoignage ne peut encore être recueilli. Si les interventions en France sont finalement assez simples à mettre en place, tout devient complexe à l’étranger : il faut beaucoup de persévérance et de foi pour vaincre les barrières qui se présentent à chaque instant pour tester notre patience et notre ténacité ! C’est la première fois que j’ai réalisé à quel point le travail effectué par l’arrière-garde était la clef de voûte pour le lancement d’une mission. Je me revois encore quelques années plus tôt avec mon sac à dos fermé, prête à partir, attendant comme une lionne en cage l’appel de confirmation du départ. Je ne comprenais pas pourquoi l’alerte durait si longtemps alors que la radio et la télévision ne cessaient de lancer des appels au secours, jouant avec nos nerfs. Je pestais, téléphonant sans cesse au responsable des opérations pour prendre des informations. Quelle idiote ! Invisibles la tension, le temps qui court, la pression énorme sur les épaules de ceux qui sont chargés de trouver les moyens pour envoyer les secours dans les délais les plus courts. Invisible le travail de l’arrière avec les communiqués de presse, les informations aux adhérents, les appels de fonds… Invisibles les temps de préparation, les formations mises en place pour les sauveteurs, les relations développées au 133
plus haut niveau pour se faire connaître et faciliter ainsi nos départs. Invisibles les heures passées à répondre aux courriers, à planifier les réunions, à trouver des sponsors, à rechercher des contacts. Invisibles le temps utilisé au retour du travail, les soirs et les week-ends pour analyser les rapports de mission, étudier les difficultés rencontrées, trouver des solutions, mettre en place des actions. Invisibles les hommes et les femmes qui contribuent ainsi à donner à l’association les moyens d’intervenir pour venir au secours des populations en détresse. Et tous ces portraits de secouristes avec qui j’ai travaillé, avec lesquels je me suis entraînée et qui encore aujourd’hui sont toujours prêts à rendre service bénévolement… Gerhard, Franck, Claire, Diane, Francis, Carl, Martine, Nathalie, Gérald, Philippe, Marie-Hélène, Véro et tant, tant d’autres. Ils sont si nombreux qu’il me faudrait plus d’un livre pour raconter l’histoire de chacun, la démarche personnelle, les expériences. Ils sont bien inconnus, ils sont au milieu de la foule, dans le métro, dans leur bureau, dans leur famille, humbles, sans aucune recherche de gloire mais bien plus heureux du travail accompli, de la détresse soulagée, de la souffrance traitée. C’est ce qui nourrit leur passion et qui me donne aujourd’hui l’envie de partager ces moments. Offrir au lecteur un peu de leur vie, de leur temps donné pour prévenir l’action, de leur dévouement secret mais bien réel. Oui, vraiment, quelques pages rapides pour rendre hommage à ceux qui n’ont peut-être jamais reçu de remerciements pour leur dévouement qui force l’admiration et le respect. Et peut-être créer de nouvelles vocations ? 134
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Aramon - France L’une des 395 communes touchée par les inondations exceptionnelles des 8 et 9 septembre 2002, dont 295 dans le seul département du Gard. Le Vaucluse, l’Ardèche, l’Hérault, la Drôme ont également été concernés. Bilan de cette catastrophe : vingt-trois personnes décédées ; dégâts évalués à 1,23 milliards d’euros. Bam - Iran Presque entièrement détruite par le séisme du 26 décembre 2003, la citadelle historique de la ville de Bam se situe à environ 1 000 km au sud-est de Téhéran. Ville considérée comme l’une des merveilles du patrimoine culturel de l'Iran. Bilan de la catastrophe : 20 000 morts. Bénévole « Est bénévole toute personne qui s’engage librement pour mener une action non salariée en direction d’autrui, en dehors de son temps professionnel et familial ». Pour France Bénévolat, « Traditionnellement, en France, on assimile « bénévole » à « bénévole associatif », compte tenu du poids et du rôle tout à fait particuliers des associations, mais il convient de rappeler qu’on peut être bénévole sans le truchement d’une association (aide de voisinage, accompagnement d’enfants pendant les sorties scolaires, etc).
La conséquence de la définition est qu’un bénévole est un individu totalement libre qui ne peut pas être encadré par un statut. Les tentatives pour élaborer un « statut du bénévole » ont échoué, mais pour autant, les bénévoles ont besoin de reconnaissance, et les associations ont besoin de clarifier les engagements réciproques (Statuts associatifs et règlements intérieurs)12. Bien souvent les activités bénévoles sont considérées par l’opinion comme des occupations extra professionnelles fondées sur l’amateurisme. Or, venir au secours de personnes en détresse, se trouver dans un contexte d’urgence extrême et exposer sa propre vie, obligent le bénévole à être professionnel dans sa préparation comme ses interventions. Secouristes et sauveteurs techniciens sont donc tenus de suivrent les mêmes formations spécifiques qu’un professionnel et d’accepter la rigueur propre à son environnement de travail : sans être militaire, il faut s’insérer dans un groupe, accepter la hiérarchie, exécuter des ordres, etc. L’activité bénévole se superposant en général à un métier, le bénévole spécialisé dans le secours de première urgence rencontre régulièrement une résistance de son employeur au moment de quitter son poste dans des délais très brefs. Un travail de préparation et de communication par l’employé doit donc être réalisé en amont afin d’obtenir un accord de principe. Dans ce contexte particulier, l’entreprise qui soutien l’activité bénévole de son salarié, devient elle aussi un maillon clef de la chaîne de secours. Corps Mondial de Secours Organisation non gouvernementale créée en 1972 à la suite du raz-de-marée survenu au Pakistan Oriental 12
Source : Etude Cerphi – La France Bénévole – Mars 2005.
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(Bangladesh) en 1971 et provoquant la mort de 100 000 personnes. Fondée en 1972, l’association (de type loi 1901) regroupe des secouristes bénévoles pouvant intervenir immédiatement dès l’annonce d’une catastrophe naturelle. Ces sauveteurs sont indépendants ou déjà rattachés à d’autres organismes de secours : ils sont pompiers professionnels ou volontaires, maîtres-chiens, médecins ou infirmier(e)s, etc. La préparation des intervenants constitue l’une des priorités du CMS qui consacre la moitié de ses activités à la formation des sauveteurs techniciens. Plus d’une quarantaine d’opérations de secours ont été réalisées en France et dans le reste du monde depuis la création de l’association. Aujourd’hui, le Corps Mondial de Secours compte environ 200 adhérents dont 60 personnes opérationnelles. Les sources financières de l’association proviennent de dons, de financements ponctuels d’entreprises ou encore mais plus rarement des institutions et collectivités. El Asnam - Algérie La plupart des tremblements de terre que l’Algérie expérimente sont majoritairement des séismes en failles inverses compatibles avec le mouvement général de compression à la frontière de plaque Europe-Afrique. Située sur la côte nord de l’Algérie, El Asnam est une ville qui a été frappée par un séisme de magnitude 7.2 sur l’échelle de Richter, le 10 octobre 1980. Le 21 mai 2003 l’Algérie a subi un nouveau séisme d’un magnitude légèrement inférieure et qui a été ressenti très largement jusqu’aux côtes de Méditerranée Nord (Gênes et région Niçoise). Un léger tsunami a été enregistré lors de cette catastrophe qui a provoqué plus de 500 victimes. 137
Izmit - Turquie Un important séisme, de magnitude comprise entre 6,3 et 7,5 selon différents organismes, s’est produit en Turquie, dans la nuit du 16 au 17 août 1999 à 0h01 GMT. L’épicentre a été localisé dans la région d’Izmit (située à 100 km au sudest d’Istanbul, sur les bords de la Mer de Marmara). Ce séisme a duré plusieurs dizaines de secondes. Il a été suivi d’une vingtaine de répliques, de magnitude supérieure à 4. D’après les premières estimations, ce séisme a fait plusieurs milliers de victimes et a entraîné d’importants dégâts matériels, dans le nord-ouest ainsi que dans le centre du pays (Istanbul, Sakarya, Yalova, Bolu, Bursa…). La faille nord anatolienne, longue de 1 000 km, traverse la Turquie d’ouest en est (de la Mer Egée jusqu’aux frontières de l’Arménie) parallèlement à la Mer Noire. C’est une des failles coulissantes les plus importantes de la Turquie, séparant le pays en deux blocs « nord » et « sud ». Le bloc « sud » de la Turquie se déplace vers l’ouest, le bloc « nord » vers l’est. Le mouvement relatif des deux blocs se fait à une vitesse de 2,4 cm/an, soit à une vitesse vingt fois plus élevée que celle des failles actives en France. Ce mouvement est dû au déplacement vers le nord de la plaque arabique (plaque située au sud-est de la Turquie, sous l’Iran, l’Arabie Saoudite…), qui tend de cette manière à déplacer le bloc « sud » de la Turquie vers l’ouest La région d’Izmit, caractérisée par les sismologues de « lacune sismique », était l’une des rares zones de la faille où aucun séisme n’avait eu lieu au XXe siècle. Avant lui, le séisme majeur le plus récent dans cette région date de 150913.
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Source : Site Internet de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire.
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Kaoh Lak - Thaïlande Située à environ 50 km au Nord de Phuket en Thaïlande, Kaoh Lak se situe sur la côte ouest du pays. L’ensemble des chaînes d’hôtels de cette région a été submergé et détruit par le tsunami survenu le 26 décembre 2005. Cette vague tueuse a touché simultanément les côtes du Sri Lanka, de la Birmanie, de la Thaïlande, de l’Indonésie ainsi que certains pays du Nord de l’Afrique. Bilan global de la catastrophe : 300.000 morts dont 10.000 environ en Thaïlande. Leptospirose Plus communément appelée « maladie du rat » : les animaux, en particulier les rongeurs en constituent le réservoir bactérien. Ces animaux rejettent les bactéries Leptospira dans le milieu extérieur par leurs urines. L'homme se contamine le plus souvent par contact cutané ou muqueux avec la bactérie, au niveau d'une plaie ou au contact d'une peau "macérée" par une immersion longue dans une eau infectée. Le germe n'est généralement pas présent dans la salive et les morsures ne jouent pas un rôle direct dans la contamination de l'homme (elles sont cependant à l'origine de plaies pouvant offrir une porte d'entrée à la bactérie). Par la suite, les bactéries passent dans le sang où elles se multiplient puis gagnent la rate, le foie, le cerveau et d'autres organes. La période d'incubation de la maladie est d'environ 15 jours. Les premiers symptômes associent fièvre, frissons, douleurs musculaires et céphalées. En quelques jours les signes évoluent avec des atteintes viscérale, hépatique (ictère cutanéo-muqueux ou jaunisse), rénale (insuffisance rénale fonctionnelle) voir une méningite hémorragique (saignements diffus). 139
Elle repose sur l'information des personnels à risque, la lutte contre les rongeurs, l'assainissement des berges des cours d'eau, le contrôle des eaux de baignade, le nettoyage des locaux infectés et des règles générales d'hygiène surtout dans les professions exposées à la maladie. Ces règles passent par le lavage systématique des mains (le port des gants est recommandé), éviter de manger ou boire dans l'animalerie, changer quotidiennement de tenue de travail, éviter de manipuler de l'eau douce à mains nues. La lutte contre l'infection des animaux domestiques permet également d'éviter la contamination de l'homme. La vaccination n'est malheureusement efficace que contre un seul type de leptospire, le Leptospira icterohemorragiae responsable de la leptospirose ictérohémorragique. La vaccination ne protège donc pas contre les autres formes de leptospiroses. Le vaccin est efficace et bien toléré. Il est administré à raison de deux injections à 15 jours d'intervalle, premier rappel à 6 mois puis tous les deux ans14. PC Poste de Commandement. Sommières - France L’une des 395 communes touchée par les Inondations exceptionnelles des 8 et 9 septembre 2002, dont 295 dans le seul département du Gard. Le Vaucluse, l’Ardèche, l’Hérault, la Drôme ont également été concernées. Bilan global de cette catastrophe : vingt-trois personnes décédées, dégâts évalués à 1,23 milliards d’euros.
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Source : http://www.caducee.net/
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Secouriste Le secouriste est une personne souvent bénévole, formée aux gestes de premiers secours. Aujourd’hui, en France, le cursus de base passe par deux étapes distinctes : la formation aux premiers secours (A.F.P.S.) et la formation aux activités de premiers secours en équipe (C.F.A.P.S.E). Il faut compter un peu plus d’une soixantaine d’heures d’apprentissage qui sont validées par des examens. La plupart du temps, le secouriste qualifié intègre l’organisation de secours au sein de laquelle il a été formé. Les gestes de secours évoluant chaque année selon les retours d’expérience, les secouristes en activité participent obligatoirement à une formation continue afin de se maintenir à jour. Technicien de catastrophes Terme spécifique au Corps Mondial de Secours, il correspond au profil du sauveteur ayant déjà une bonne connaissance du matériel d’intervention et qui désire apprendre les techniques applicables au secours à victimes en situation d’exception. Ces techniques se déploient sur des terrains dangereux ou difficiles d’accès et le sauveteur doit porter secours à un nombre important de personnes. Les modules proposés lors des stages s’appuient sur le Guide National de Référence Sauvetage & Déblaiement qui est élaboré par le Ministère de l’Intérieur – Direction de la Défense et de la Sécurité Civile. Cordes, poulies, mousquetons, câbles ou échelles sont des matériaux que les secouristes apprennent à utiliser et manipuler. Les évacuations par tyroliennes, charnière, échelles parallèles et autres méthodes doivent être mises en place rapidement et efficacement, de jour comme de nuit, tout 141
en appliquant les règles de sécurité nécessaires à la protection des victimes et des sauveteurs. Le travail s’effectue sur des terrains en hauteur ou en profondeur, souvent peu stables ou présentant des dangers certains. Le choix des sites d’entraînement oblige les sauveteurs à avancer prudemment, reconnaître le terrain, évaluer les risques, créer des périmètres de sécurité, assurer les descentes en rappel, constituer des « chèvres » ou trépieds pour descendre ou remonter les victimes… Les techniciens apprennent au cours de cette formation à travailler dans le silence, à gérer leur stress et leur fatigue, à assurer des relais, à s’écouter, à travailler ensemble et vivre en collectivité, etc. Ils apprennent également, par exemple, à rechercher des personnes ensevelies dans les décombres et à travailler avec des maîtres-chiens. Tout ce savoir-faire prend du temps à être assimilé. Et un seul stage de dix jours ne suffit pas. Une formation préalable d’équipier est nécessaire pour connaître le matériel de base que tout sauveteur doit être capable d’utiliser : groupe électrogène, motopompe, scie circulaire ou tronçonneuse, marteau piqueur, outils de froissartage, de terrassement, etc. Les stagiaires bénévoles participent à des manœuvres organisées au cours de l’année pour revoir, réajuster, pratiquer ce qu’ils ont appris. La formation fait l’objet d’une évaluation continue de la personne tout au long de cette phase d’apprentissage tant sur la connaissance technique que sur l’équilibre individuel. Ce stage implique non seulement une bonne endurance physique mais aussi une psychologie saine et un moral solide. Une fois cette étape validée, le technicien se doit de rester un secouriste à jour de sa formation continue et de maintenir à niveau les connaissances techniques nouvellement apprises. Il y a en conséquence un investissement personnel très important. 142