YVES PERROUSSEAUX
HISTOIRE DE L’ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE de Gutenberg au xviie siècle Préface de Paul-Marie Grinevald
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YVES PERROUSSEAUX
HISTOIRE DE L’ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE de Gutenberg au xviie siècle Préface de Paul-Marie Grinevald
Table des matières Préface, de Paul-Marie Grinevald, page 4 Introduction, 6 chapitre i Avant Gutenberg L’origine de nos majuscules : la capitale romaine d’inscription, 10 L’origine de nos minuscules : l’écriture carolingienne, 14 La fabrication du papier « à la forme », 26 La xylographie, 30 L’impression métallographique, 34 chapitre ii Johann Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg Le contexte socio-économique, 38 Le contexte politique, 40 Les années de jeunesse, 42 La période strasbourgeoise, 44 Mayence, les débuts de la typographie, 49 [Première pause : La technique typographique, 54] La Bible à 42 lignes, 60 La séparation de Fust et Gutenberg, 65 Les indulgences de 1454 et de 1455, 68 Les principales publications attribuées à Gutenberg, 70 La sac de Mayence, la dispersion des imprimeurs mayençais et la mort de Gutenberg, 72 chapitre iii L’ère des incunables La dispersion des typographes en Europe, 76 [Deuxième pause : Les écritures manuscrites en usage au début de l’imprimerie, 78 La gothique textura, la gothique rotunda, 79 La gothique cursive, 80 La gothique bâtarde, 82 La gothique Schwabacher, 84 La gothique Fraktur, 88 L’écriture bénéventine, 90 La lettera antiqua formata et la lettera antiqua corsiva, 96 Les écritures de chancellerie, 98] Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz, la première imprimerie en Italie, 100 Les frères Johan et Wendelin de Spire, la première imprimerie à Venise, 102 Nicolas Jenson, le créateur du prototype du « romain » par excellence, 104 [Troisième pause : La classification des caractères Vox-Atypi, 110] L’atelier de la Sorbonne, la première imprimerie à Paris et en France, 124 L’atelier du Soleil d’Or, 130 La première bible imprimée en France, 132 L’atelier du Souket d’Or, 136 [Quatrième pause : La gravure d’illustration, 137]
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William Caxton, 160 La Chronique de Nuremberg, chef-d’œuvre allemand de la fin du xve siècle, 162 Pour terminer ce xve siècle fondateur, 168 Typographies d’incunables allemands, hongrois, flamands, espagnols. Les lettres « tourneures ». chapitre iv Alde Manuce, 173 La charnière entre le xve et le xvie siècles. Il invente l’italique typographique et les livres de petit format. chapitre v Le xvie siècle Josse Bade, 188 Henri Ier Estienne, 190 Simon de Colines, 198 Geofroy Tory, 206 1515-1547 : le règne de François Ier, 222 La Réforme, les placards contre la messe, l’ordonnance de Villers-Cotterêts. [Cinquième pause : Origine et formation du français, 238] Robert Ier Estienne, 250 Henri II Estienne, 266 Les autres Estienne, 272 Généalogie simplifiée de la famille des Estienne, 273 Antoine Augereau, 274 Claude Garamont, 284 Étienne Dolet, 300 Robert Granjon, 316 Christophe Plantin, 332 chapitre vi Le xviie siècle Jean Jannon, 368 Aperçu du livre en France au xviie siècle, 378 La Gazette, première publication française à périodicité régulière, 386 Le livre entièrement gravé sur cuivre, 388 Le Siècle d’Or des Pays-Bas réunis, 396 Christofel van Dijck, 398 Miklós Kis, 402 Anton Janson, 402 Joan Michael Fleischman, 404 Willem et Johannes Blaeu, 406 Les Elzevier, 412
Remerciements, 417 Bibliographie, 418 Index général et typographique, 422
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Préface Paul-Marie Grinevald ’homme moderne vit en permanence avec l’écriture. Elle envahit son univers visuel du réveil jusqu’au coucher. Cette écriture est multiple. Elle joue avec les couleurs, les volumes, les surfaces. L’écriture est signes autant que lettres. Pourtant, malgré cet environnement d’écriture de tous les genres, de tous les styles, la plupart d’entre nous ignorent tout de ces écritures : leurs origines, leurs formes, leurs fonctions.
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Depuis cinq siècles et demi, les écritures que les hommes ont inventées et façonnées se sont multipliées, reproduites grâce à une invention géniale: la typographie, cette technique initiée très probablement par Gutenberg et ses associés dans les années 1438-1450. La typographie consiste dans la réalisation de caractères mobiles en plomb à partir de la gravure d’un poinçon d’acier que l’on frappe, à froid et en force, dans un bloc de cuivre, lequel sert de matrice pour la fonte des caractères (voir pages 54 et suivantes). La gravure de poinçon resta jusqu’au début du xxe siècle un travail d’art qui fut remplacé par des pantographes pour la gravure directe des matrices, puis par la photographie, puis enfin par la numérisation, qui ont progressivement dématérialisé les signes pour les besoins techniques des photocomposeuses et des imprimantes numériques. À notre époque, la fabrication de la lettre d’imprimerie ne fait plus appel à la gravure, mais uniquement au dessin et à sa reproduction par des procédés électroniques, qui apportent d’autres contraintes que celles de l’acier et du plomb. Toutefois, les dessins d’un caractère et l’organisation complète d’une police demandent, au créateur contemporain, les mêmes connaissances typographiques que celles de ses prédécesseurs des siècles passés. Les lettres ont une vie intense avec un vocabulaire riche, plein de charme et de métiers. Il y a là tout un monde à explorer, à découvrir, à connaître, pour en apprécier la rigueur et la magnificence. L’histoire de l’écriture typographique parle des hommes, des techniques, mais aussi des langues, des manuscrits, du papier, des machines, des livres, des imprimeurs ; enfin, c’est toute la société qui se mire dans le jeu des signes. À la suite des savants travaux de James Février, de Jean Mallon, d’Henri-Jean Martin, l’écriture est le lieu de rencontre du savoir et du pouvoir, autant que
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de la langue. C’est sur et dans les livres que les civilisations se sont construites, en raison du pouvoir de transmission, d’enregistrement, de réflexion, de méditation, que possède cette « marchandise » peu ordinaire. N’oublions pas que les civilisations se sont forgées à travers l’écriture et plus encore des livres. Dans cette aventure, la typographie et la lettre d’imprimerie jouent un rôle important, amplifié de nos jours par les supports électroniques et informatiques. En quelques mots, la révolution typographique a fait basculer le monde du livre de l’unité au multiple, et le monde des lettres du complexe au simple, même si la grande richesse des écritures manuscrites, largement décrites dans les anciens traités de diplomatique et dans les manuels de paléographie, se retrouve dans la lettre d’imprimerie. Les spécialistes des incunables recensent plus de 2000 formes de lettres gothiques ! Très vite les typographes se contentent des vingt-six lettres de l’alphabet et des signes de ponctuation, dans un but d’économie et de lisibilité. C’est là un souci constant pour le graveur, pour le dessinateur de lettre, qui cherchent l’équilibre dans leurs dessins, améliorent les rapports entre les pleins et les déliés, et jouent au niveau de la chasse, c’est-à-dire de l’espace entre les lettres. Pour obtenir une police de caractères harmonieuse, toute une science pratique se met en place où chaque élément a son importance: la lettre, les blancs, la composition. Rappelons que ce sont les imprimeurs qui favorisèrent l’établissement de l’orthographe, de l’accentuation, de la ponctuation et de la composition en paragraphe. Dans cette histoire de la lettre typographique, ce sont tous ces aspects que l’on découvrira, et bien d’autres encore: l’art de la gravure, du papier, de l’impression, mais aussi les problèmes de proportions, d’optiques, de numérisation qui jalonnent l’art de la lettre. Le lecteur découvre la Caroline, la Rotunda, la Bâtarde, la gothique Textura, mais aussi les elzévirs, les garaldes, les linéales, les égyptiennes et tant d’autres familles de caractères, classés, répertoriés, montrés pour le plaisir des yeux, de la connaissance et de leur utilisation. Les grands noms de la typographie française et étrangère qui illustrent cet art se retrouvent dans les pages qui suivent, et certains sont emblématiques, comme Claude Garamont, mais aussi Nicolas Jenson, Alde Manuce, Robert Estienne, Robert Granjon, Christophe Plantin, Jean Jannon, Christofel van Dijck…
La suite de l’histoire fera l’objet d’un second tome. Nous y rencontrerons, entre autres, Philippe Grandjean et « les Romains du Roi », William Caslon, Giovanni Battista Bodoni, John Baskerville, Pierre-Simon Fournier, les Didot, Louis Perrin, William Morris, Eugène Grasset, Georges Auriol, Stanley Morison, Eric Gill, Adrian Frutiger, qui, de nos jours, font vivre cet art typographique si riche et si étonnant. C’est à partir du xixe siècle qu’apparaissent les premiers graveurs de caractères typographiques des jeunes États-Unis d’Amérique. L’année 1892 verra la création de l’ATF : The American Type Founders Company. Avec la typographie, il y a là un enjeu formidable. Le monde de l’électronique semble vouloir rivaliser avec celui du livre, mais ses performances qui ne cessent de s’améliorer sont encore très loin de celles qui ont fait du livre « l’instrument culturel le plus ejcace et le plus sympathique». Je renvoie le lecteur chez son libraire, ou plutôt chez les bouquinistes, ou dans une bibliothèque, là où il pourra admirer les prouesses typographiques des petites éditions d’Alde Manuce, d’Elzévir, de Curmer ou d’Alphonse Lemerre, eux qui ont su réaliser ces petits livres passe-partout, magnifiques de simplicité, où l’œil se promène sans fatigue, rendant au texte toute sa beauté. À chaque crise du livre, les éditeurs et les imprimeurs rivalisent de prouesse pour réaliser ces livres de poche qui font le bonheur du lecteur où qu’il soit. Depuis l’ouvrage en deux volumes de Francis Thibaudeau, La Lettre d’imprimerie, qui remonte à 1921, aucune grande histoire de l’écriture typographique n’avait vu le jour, même s’il faut ici rendre hommage aux remarquables travaux de Gérard Blanchard, Jack Goudy, Nicolette Gray, Donald Jackson, A. F. Johnson, Ladislas Mandel, René Ponot et d’autres. Ce livre profite largement de toutes les avancées de l’historiographie que le lecteur retrouvera dans la bibliographie. Yves Perrousseaux a eu le courage de se lancer dans cette grande aventure. Son ouvrage est avant tout une histoire qui raconte la naissance, la vie et la disparition des caractères typographiques, dans leur contexte historique (technique, culturel, politique, religieux, économique…). Pour cela, il fait appel à tous les devanciers qui ont abordé le sujet avec une éru-
dition qu’il respecte, qu’il admire et qu’il a voulu rendre accessible au plus grand nombre de lecteurs. C’est pourquoi, les spécialistes tout comme les curieux, les étudiants, les passionnés, les amoureux de la chose écrite auront plaisir à parcourir cette histoire de l’écriture typographique pour mieux comprendre le comment et le pourquoi de celle-ci. Yves Perrousseaux a le souci de la simplicité et de la justesse. Il explique, par le procédé de la note ou de l’encadré, les mots, les concepts, les idées qui le nécessitent. Il mêle à son récit une illustration abondante, pour bien visualiser les éléments de cette histoire (à l’échelle réelle, aussi souvent que faire se peut) et ainsi mieux la faire comprendre. Il fait figurer, à côté des reproductions de caractères emblématiques des siècles passés, les caractères numérisés contemporains qui les copient ou s’en inspirent, ce qui est la meilleure façon de pouvoir les comparer et de comprendre l’origine des caractères que nous utilisons sur notre ordinateur. Son livre s’inscrit parfaitement dans l’actualité de synthèse que notre société réclame pour y voir plus clair, pour mieux comprendre les richesses qui nous entourent. Il fallait bien deux volumes pour montrer et décrire toutes ces lettres typographiques, qui se sont engendrées et succédé les unes les autres. L’écriture de cet ouvrage est agréable à lire et permet de joindre, par le texte et l’image, le passé et le présent. De cette lecture, chacun gardera le souvenir d’un enchantement et gagnera une nouvelle vision du monde qui l’entoure. Son œil familiarisé aux écritures typographiques le guidera vers une plus grande attention à ces lettres, à ces signes, qui l’interpellent pour son plaisir et parfois avec nostalgie.
Paul-Marie Grinevald a été le conservateur de la bibliothèque de l’Imprimerie nationale, de 1982 à 2002. Depuis, il est responsable de la bibliothèque du Comité d’histoire économique et financière de la France.
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Introduction Yves Perrousseaux enant du monde de la fabrication en imprimerie, je n’avais pas vraiment, lors de mes débuts professionnels, de connaissances particulières concernant cette profession qu’on appelait alors «metteur en pages », puis « maquettiste », puis maintenant « infographiste ».
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Quand, en 1969, âgé de 29 ans, alors chef de fabrication de l’éditeur Robert Morel, j’assiste pour la première fois à la session annuelle des Rencontres internationales de Lure, je suis subjugué par la qualité des interventions et plus particulièrement par celles concernant l’histoire de l’écriture typographique à travers les siècles dont j’ignorais tout. Cet enseignement s’est poursuivi pendant une dizaine d’années, animé par Maximilien Vox, Jean Garcia, Roger Excofon, René Ponot, John Dreyfus, François Richaudeau, Gérard Blanchard, Ladislas Mandel et d’autres, tous provenant du monde du livre. À cette époque ces Rencontres étaient très axées typographie, à tel point qu’elles avaient acquis la réputation d’être le lieu privilégié où elle était enseignée. On y venait du monde entier pour cette raison. Puis la plupart de ces personnages brillants ont disparu, les uns après les autres, et avec eux leurs connaissances. Dans les années suivantes, les nouvelles technologies de communication ont pris le devant de la scène. La profession était alors absorbée par le multimédia, la PAO, Internet, le Web. On discutait doctement de sémantique et de sémiotique, mais de typographie pratiquement plus. À part quelques rares érudits, bien plus instruits que moi, plus personne n’était capable de transmettre. Où enseigne-t-on l’histoire de la typographie aujourd’hui ? Nulle part. Dans les écoles d’arts graphiques? Pas du tout : on y enseigne la communication visuelle et le global design. «C’est aux élèves de se renseigner et d’apprendre de leur côté», m’a répondu un professeur à qui je posais la question. Je n’ai absolument rien contre ces sciences graphiques nouvelles, mais je trouve quand même invraisemblable qu’un jeune, qui va se servir toute sa vie de caractères typographiques, soit laissé à l’abandon pour un sujet aussi important concernant l’exercice de sa profession. C’est un peu comme si on enseignait une langue vivante, dont on va se servir toute sa vie, en laissant l’étudiant se débrouiller seul à glaner l’histoire et la grammaire, ou bien encore de considérer que typographier un ouvrage
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comme La Défense & illustration de la langue française (écrit en 1549 par Joachim du Bellay pour la Pléiade [voir pages 240-241]) en Arial ou en Helvetica (puisque l’ordinateur en est doté !) est sans conséquence culturelle. Les caractères gothiques (qui furent utilisés du xiie au xvie siècle, en France du moins) ne typent en rien la « maison de confiance » créée en 1885 ; par contre dans le dernier quart du xixe siècle il existait de superbes caractères qui illustreraient parfaitement bien son image de marque graphique. Quant aux étiquettes de pâtés de toutes sortes, typographiées en caractères gothiques, heureusement pour nous qu’elles indiquent la date de péremption! Mais à vrai dire, bien des personnes se rendent compte que l’on ne peut pas typographier n’importe quoi avec n’importe quel caractère, pour preuve ces organismes de tourisme qui ont à réaliser des documents pour annoncer des manifestations historiques estivales dans leur ville et qui demandent des conseils typographiques pour exprimer au mieux l’époque concernée. C’est pour répondre à ces besoins et également pour mon plaisir que, poussé par quelques amis, j’ai entrepris la réalisation de cet ouvrage. Cela a duré plus de trois ans et aurait été plus rapide si j’avais eu plus de temps libre, et surtout si j’étais davantage organisé. N’étant pas un grand spécialiste des sujets abordés, il m’a fallu lire ou relire bon nombre d’ouvrages, et j’ai pu me procurer, grâce à Internet, la plupart des titres dont j’avais besoin. C’est en comparant plusieurs livres sur un même sujet que l’on découvre que les auteurs divergent sur certains points, que des dates peuvent être diférentes et l’orthographe française n’a été fixée qu’au xixe siècle. On se rend également compte de la partialité de certains historiens. Par exemple, on comprend très vite que Marc Chassaigne n’avait aucune sympathie particulière pour Étienne Dolet (Étienne Dolet, Albin Michel, Paris, 1930). Tout ce que ce dernier a fait dans sa courte vie est forcément mal ! Je me suis donc eforcé d’améliorer l’image d’Étienne en fonction de ce qu’en rapportent d’autres auteurs. Parmi les courriels reçus au sujet de mes deux premiers livresB, une jeune fille, sans doute une étudiante, m’avait écrit : « Pour la première fois de ma vie, j’ai lu et appris avec plaisir. » J’ai donc fait ce que j’ai pu dans ce sens, mais c’est vrai aussi que tous les sujets abordés ne s’y prêtent pas forcément bien.
En ce qui concerne les images, outre ma propre bibliothèque (qui n’est pas énorme), j’ai eu la chance de pouvoir bénéficier de celle de livres anciens de Ladislas Mandel (qui est considérable et recouvre tous les siècles), ainsi que de celle de François Richaudeau, et de pouvoir photocopier les pages concernées ou de pouvoir emporter les livres chez moi de façon à pouvoir les scanner directement et tranquillement. Jamais, au grand jamais, une bibliothèque d’État n’aurait pu me donner ces facilités. Pour François Richaudeau, l’essentiel était de transmettre. Pour Adrian Frutiger également : il m’a donné un certain nombre de livres de travail (comme les Updike, des Albert Kapr, des Jan Tschichold, etc.), en me disant qu’il n’en avait maintenant plus besoin et que c’était à mon tour de m’en servir. Il y a également la bibliothèque de l’abbaye bénédictine de Ganagobie (100000 volumes) qui m’a ouvert ses portes, et, ce qui dénote l’ouverture d’esprit de ces moines, c’est que certaines reproductions de livres protestants (dont l’un est un exemplaire unique) de Clément Marot, de Calvin et de son successeur, Théodore de Bèze, proviennent de cette abbaye [page 230]. Ce livre n’est pas une encyclopédie. On n’y parle pas de tous les créateurs de caractères ni de tous les imprimeurs importants, mais de ceux qui ont marqué la typographie. L’ensemble est conçu pour donner une vue générale et relativement complète de ce qu’il faut au moins savoir sur notre sujet. Ensuite j’ai ajouté des informations complémentaires qu’il me semble utile de savoir également, car les sujets sont liés. C’est le cas, par exemple, de l’origine et la formation du français qui vient juste après l’ordonnance de VillersCotterêts (qui fait du français, en 1539, la langue écrite ojcielle de la France). C’est ce que j’ai appelé des «pauses ». En général, ces textes sont mis en annexes en fin d’ouvrage, et, dans cette configuration habituelle, ou bien le lecteur les lit trop tard, ou bien il ne les lit jamais. Je les ai donc placées là où il est préférable de les faire figurer : en plein milieu du chapitre concerné, mais en ayant pris la précaution de baliser le début et la fin de chaque pause pour que le lecteur sache où il se trouve. 1. Manuel de typographie française élémentaire, Atelier Perrousseaux éditeur. isbn 2-911220-00-5 Mise en page et impression, notions élémentaires, Atelier Perrousseaux éditeur. isbn 2-911220-01-3
Pour pouvoir lire les reproductions figurant dans cet ouvrage, voici les principaux usages typographiques des siècles passés. Imitant le dessin des lettres de l’écriture manuscrite, la typographie, dès ses débuts au milieu du xve siècle, a utilisé le s long, c’est-à-dire la lettre s (comme le mauvais sort), à ne pas confondre avec le f (comme fort comme un Turc), usité en début et milieu des mots, ainsi que sa déclinaison de ligatures : q (en romain) et i (en italique) pour noter si, u et u pour noter ss, t et t pour noter st, w et w pour noter sl, y et y pour noter sb, r et r pour noter ssi, v et v pour noter ssl, etc. La confusion du s long avec le f a fait que le s long a été progressivement abandonné dans le courant de la seconde moitié du xviiie siècle, au profit de notre s actuel, appelé s final, comme son usage le nommait alors. Le ß ou ß (qui a valeur de deux s) est la ligature d’un s long et d’un s final. En français, il était utilisé principalement dans les textes poétiques en italique. C’est l’équivalent du Eszett allemand. Le caractère & et & (qui répond au joli nom d’esperluette) était utilisé partout pour noter la conjonction de coordination « et », sauf en début de phrase et dans les titres en capitales. Le etc. est parfois noté &c. Le u et le v ont même valeur, ainsi que le i et le j, aussi bien en minuscules qu’en majuscules. Quant aux abréviations, provenant elles aussi des écritures manuscrites et reproduites en typographie jusqu’au début du xviie siècle environ, le lecteur intéressé trouvera, en page 73, l’illustration de l’essentiel de ces pratiques. Aujourd’hui, instruit de ces « règles du jeu » et avec un peu d’expérience, on lit les livres des xvie, xviie et xviiie siècles comme nos ancêtres le faisaient couramment. Bonne lecture. La typographie contemporaine soignée utilise les ligatures fi et fi pour fi, fl et fl pour fl, f et f pour f f, j et j pour f f i, k et k pour f f l, et parfois d’autres plus sophistiquées. De tout temps, ces caractères (qui sont d’ailleurs des caractères typographiques à part entière) ont été utilisés pour compenser l’inélégance graphique et certaines dijcultés de lecture provenant de l’association de ces lettres. Aujourd’hui le format informatique OpenType permet de gérer facilement la gestion des signes particuliers et des ligatures.
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CHAPITRE PREMIER
Avant Gutenberg Quand Gutenberg a commencé ses travaux de recherche dans le but de reproduire les textes industriellement (à une époque où la réalisation calligraphique – donc manuelle – des livres ne suffisait plus à la demande, loin de là), il s’est forcément servi d’un certain nombre de techniques en usage à son époque. Il a su les assimiler, les associer et, après bien des tâtonnements, leur ajouter un plus qui a fait toute la diférence et a permis d’atteindre le but de sa quête. Ce chapitre a pour objet de faire le tour du contexte technique qui existait au début du xve siècle. La fabrication et l’utilisation du papier étaient déjà choses courantes; on imprimait des blocs de bois gravés pour réaliser des images pieuses, des cartes à jouer, des petits livrets destinés à l’édification religieuse des fidèles, ainsi que des grammaires latines dont les pages n’étaient constituées que de texte gravé (xylographie). L’impression, en tant qu’acte d’imprimer, existait bien avant Gutenberg. On a peut-être même imprimé, un temps, des textes courts à partir de blocs de plomb, moulés dans une matrice de métal plus dur, comme le cuivre, dans laquelle on aurait frappé en creux les lettres à l’aide de poinçons, comme cela se faisait couramment pour reproduire les inscriptions en relief des médailles, des pièces de monnaie et des cloches (métallographie). Autant de techniques qui ont sûrement alimenté les réflexions de Gutenberg. Et la typographie, depuis le milieu du xve siècle à nos jours, ne faisant finalement que décliner nos lettres majuscules et nos lettres minuscules, en fonction des modes, des nouveaux besoins et des possibilités formelles permises par les techniques nouvelles, nous commencerons cet ouvrage en rappelant la façon dont se sont progressivement formés, en Occident, ces caractères que nous utilisons quotidiennement sans y penser.
L’origine de nos majuscules : la capitale romaine d’inscription 1. Des vestiges d’écriture, découverts dans la vallée de l’Indus (actuel Pakistan), pourraient avoir devancé l’écriture sumérienne, mais pour le moment on ne peut encore rien conclure. 2. Le lecteur intéressé par l’origine des écritures trouvera dans la bibliographie les références d’un certain nombre d’ouvrages traitant ce sujet en détail.
otre écriture occidentale – dont l’origine se situe en Mésopotamie et plus particulièrement dans la région de SumerB (actuel sud de l’Irak), 3 500 ans environ avant notre ère – se simplifia au fil du temps pour évoluer des notations pictographiques, cunéiformes, hiéroglyphiques, syllabiques, aux notations alphabétiques C. Notre alphabet provient de l’alphabet linéaire phénicien qui apparut vers 1100 avant notre ère [fig. 1]. Il se composait de 22 signes, tous des consonnes ou semiconsonnes (ce qui est sujsant pour noter les langues sémitiques). Les Phéniciens exportèrent leur alphabet chez les peuples avec lesquels ils étaient en relation commerciale sur le pourtour méditerranéen. C’est ainsi que les Grecs l’adoptèrent vers 900/800 avant notre ère [fig. 2 et 3] et en retinrent le nom des lettres (aleph = alpha, beth = bêta, d’où notre terme alphabet). Ils ajoutèrent un certain nombre de signes pour noter les voyelles (qu’ils inventèrent alors), nombreuses dans l’articulation de leurs diférents idiomes. Les Grecs transmirent leur alphabet aux Étrusques qui, à leur tour, le transmirent aux Romains au vie siècle avant notre ère [fig. 4].
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Fig. 1. Extrait de l’inscription du sarcophage d’Ahiram, roi de Byblos, xie siècle av. notre ère (musée de Beyrouth). Cette épitaphe est le texte le plus ancien qui nous soit parvenu en alphabet phénicien, dont sont issus presque tous les alphabets du monde.
3. Épigraphique. Qui a trait à l’épigraphie, science qui a pour objet l’étude des inscriptions.
Fig. 3. Inscription en grec, Égypte, vers 230 avant notre ère. Le dessin des lettres s’est considérablement ajné. Les lettres sont inscrites dans un quadrillage linéaire et le texte n’est pas destiné à une lecture quotidienne pratique, mais avant tout aux dieux.
Fig. 5. Inscription d’une stèle votive, iiie-ive siècle de notre ère. La gravure est peu profonde car la lecture se fait à hauteur d’homme. [Photo Ch. Thioc, Musée gallo-romain, Lyon-Fourvière, département du Rhône.]
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Fig. 2. Inscription en grec archaïque, viiie siècle avant notre ère.
Fig. 4. Fragment d’une épitaphe romaine, iiie siècle avant notre ère. Le tracé est encore maladroit. [Rome, musée de la Civilisation romaine.]
Les Romains, comme les autres peuples du bassin méditerranéen de cette époque, écrivaient en lettres capitales les textes ojciels calligraphiés dans les livres ou gravés dans la pierre ou le métal. Mais ils utilisaient, parallèlement et à usage privé, une écriture enlevée, appelée cursive romaine, qui ne nous concerne pas ici, mais dont nous allons bientôt parler au sujet de la formation des minuscules [fig. 18]. Le tracé de la capitale romaine d’inscription, appelée également capitale épigraphique D, ou encore capitalis monumentalis, est d’abord archaïque; il évolue lentement, et c’est dans le courant des deux premiers siècles de notre ère qu’il atteindra la perfection. L’inscription gravée sur le socle de la colonne Trajane, à Rome, en est l’illustration par excellence [fig. 6]. Le dessin des lettres était d’abord tracé sur la pierre avec un calame ou à la craie. Ensuite, le graveur suivait ce tracé en accentuant plus ou moins la profondeur de la gravure en fonction de la distance de lecture, c’est-à-dire de l’éloignement de l’œil du lecteur [fig. 5 et 7], car la lisibilité du texte gravé dépendait pour une part des ombres produites par les rayons du soleil. Dans les régions méditerranéennes, le soleil monte haut ; il en résulte que
Fig. 6. À Rome, avec l’inscription figurant sur le socle de la colonne Trajane (an 113 de notre ère), la capitale romaine d’inscription atteint une lisibilité et une élégance encore jamais égalées. Cette graphie achevée servira de modèle déjà pour les inscriptions romaines des siècles qui vont suivre, mais également pour bien des créateurs de caractères jusqu’à nos jours.
les formes d’écriture révèlent l’esprit propre à chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances et acquisitions d’une Époque. Caractère numérisé : le Trajan, créé par Carol Twombly en 1989. © Adobe.
les ombres provenant des tracés horizontaux sont plus longues, verticalement parlant, que celles provenant des tracés autres, ce qui défigure l’harmonie du dessin des lettres. On compensa cet inconvénient en réduisant la hauteur des tracés horizontaux. Les formes fondamentales de la capitalis monumentalis n’ont guère varié et restent, 2000 ans plus tard, celles de nos majuscules actuelles. Quels que soient les styles des caractères qui ont suivi, le « noyau dur » de chaque lettre fait ressortir une grande convergence de la silhouette E, qu’il s’agisse des majuscules ou des minuscules.
4. Adrian Frutiger développe cela dans À bâtons rompus.
Fig. 7. Arc de Titus à Rome, ier siècle de notre ère. Plus l’inscription de la capitalis monumentalis est haut placée, plus la dimension des lettres est grande et la gravure profonde, pour permettre une bonne lecture tenant compte de l’éloignement de l’œil du lecteur.
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L’origine de nos majuscules : la capitale romaine d’inscription
Fig. 8. Pierre tombale d’un légionnaire tombé à la bataille de Varus, en 53. Observez la liberté du positionnement de certaines lettres, tant pour la beauté que pour faire entrer le texte dans la surface d’écriture. [Musée de Bonn.]
Fig. 9. Pierre tombale d’un joueur de flûte grec. iie siècle. [Musée de Cologne.]
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Fig. 10. Pierre votive. ier siècle. [Musée de Cologne.]
Fig. 11. Gravée dans le bronze en 48 de notre ère, la Table claudienne [ici, reproduction partielle] note le texte d’un discours que l’empereur Claude prononça au sénat romain en faveur des nobles gaulois, discours leur permettant d’avoir accès aux magistratures sénatoriales. La gravure est peu profonde; la hauteur des lettres est de 12 mm. [Photo Christian Thioc, Musée gallo-romain, Lyon-Fourvière, département du Rhône.]
Fig. 12. Bouclier de Brennus. Arles, IRPA.
Fig. 12. Pierre tombale d’Ocellio. [Musée de Cologne.]
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L’origine de nos minuscules : l’écriture carolingienne a fixation du dessin de nos lettres minuscules est le résultat d’un processus qui aura duré un bon millénaire. Dans les derniers siècles avant J.-C. et les tout premiers siècles après, les Romains calligraphiaient leurs livresB sur papyrus ou parchemin (qui venait d’être inventé) en rustica (capitale rustiqueC) [fig. 14 et 15] dont le ductus D [fig. 17] est relativement rapide. Héritière directe de l’alphabet sous sa forme ancienne, c’est l’écriture livresque romaine traditionnelle. De très nombreuses publications ont été écrites avec ce type d’écriture qui survit encore très bien dans l’Antiquité tardive, bien que d’autres types d’écritures livresques la concurrencent, comme l’onciale et la semi-onciale. Parallèlement, les Romains utilisaient, pour leurs besoins quotidiens, une écriture à main levée, la cursive romaine [fig. 18] dans laquelle apparaissent des formes minuscules qui se sont considérablement modifiées au cours des siècles. Cette cursive romaine se caractérise par un grand nombre de ligatures et d’abréviations. On la traçait sur tablettes de cire avec un stylet, et sur papyrus avec une plume d’oiseau ou un calame [fig. 16] ; on l’a même retrouvée sous forme de grajtis humoristiques ou politiques (pour des élections, par exemple), ou même franchement coquins, sur les murs de Pompéi.
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1. Livre. Des siècles déjà avant notre ère, le livre avait la forme d’une bande réalisée en feuilles de papyrus (parfois de parchemin) collées les unes au bout des autres, enroulée autour d’un bâton, et qu’on appelle volumen. Un volumen de 16 cm de haut sur 3 ou 4 mètres de long est déjà un gros livre. Le papyrus ne se pliant pas, car il se casse, ne peut se conserver que roulé. Puis, sans doute au ier siècle, à Rome, apparaît le codex (pluriel : codices), c’est-à-dire le principe de notre livre actuel réalisé par superposition de feuilles pliées et cousues ensemble (parchemin, puis papier). Le codex se développe surtout par les besoins en reproduction de textes des chrétiens et sa production ne sera supérieure au volumen que dans le courant du ve s.
Fig. 14. Capitale rustique : Virgile, l’Énéide, manuscrit du ive siècle. [Bibliothèque du Vatican.]
[Michel Melot.]
2. Rustique. Ce terme a été donné à cette écriture pour traduire sa graphie non soignée, non géométrique, du moins par rapport à la précision formelle du tracé de la capitale épigraphique. 3. Ductus. C’est l’ordre précis du tracé des traits et des mouvements de la main pour réaliser les diférentes séquences du dessin complet de chaque lettre (voir fig. 17).
Fig. 15. Capitale rustique. Inscription électorale peinte au pinceau sur un mur à Pompéi en 79, l’année de l’éruption volcanique.
piwϧjsvqiwϧhʎÙgvmxyviϧxÙqsmkrirxϧhiϧpʎiwtvmxϧtvstviϧhiϧgleuyiϧwmÚgpiə ippiwϧwsrxϧpiϧvijpixϧhiwϧgsrremwwergiwϧɶϧeguymwmxmsrwϧhʎyriϧÙtsuyiə Caractère numérisé s’inspirant de la capitale rustique : le Virgile, créé par Franck Jalleau en 1997.
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Fig. 17. La confrontation de différentes graphies relevées au long des siècles permet de comprendre la lente transformation de la capitale romaine rustica (apparue au ier siècle avant notre ère) à la lettre minuscule. Les flèches numérotées (en couleur) représentent le ductus. Pour aller plus vite, celui-ci s’est progressivement simplifié et a donné naissance à quelque chose de tout à fait diférent des lettres capitales en usage : les minuscules. On se servit progressivement des versions majuscule (issue de la capitale romaine) et minuscule de chacune des lettres de l’alphabet pour donner à l’écriture de nouvelles possibilités d’expression.
Fig. 16. L’épouse de Terentius Néo tient dans ses mains un stylet et des tablettes de cire. Son mari, lui, tient un rouleau de papyrus sur lequel on écrivait à l’aide d’une plume ou d’un calame. [Fresque provenant des ruines de Pompéi.]
Fig. 18. Exemple de cursive romaine deuxième époque. Lettre adressée par Vitalis à Achillius, gouverneur romain de Phénicie, pour lui recommander un chargé de mission de passage. Feuille de papyrus carrée, 27 x 27 cm, Égypte, entre 317 et 324. Cette lettre a été dictée à un scribe; Vitalis a ajouté de sa main le post-scriptum. Transcription des cinq dernières lignesde la lettre: inimitabili religioni tuae trado ut eundem praeter euntem more honestatis tuae benigne et humane respicere digneris juro enim salutem communem et infantum nostrorum quod enim eodem minime petente benivolentiae eundem insinuendum putavi Post-scriptum : domine dulcissime et vere amantissime beatum te meique amantem semper gaudear
Traduction : … je le confie à ton inimitable délicatesse, afin que lors de son passage tu daignes, avec ta noblesse d’âme coutumière, jeter sur lui un regard de bienveillance et d’humanité. Oui, je le jure par notre salut commun et celui de nos enfants, c’est bien sans que l’intéressé demande quoi que ce soit que j’ai jugé bon de le recommander à ta bienveillance. Seigneur très doux et vraiment débordant d’amitié, ce sera toujours une joie pour moi que tu sois heureux et lié avec moi d’amitié. Séquence réalisée avec l’aide remarquable de Louis Holtz.
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L’origine de nos minuscules : l’écriture carolingienne
1. Paléographie. Du grec paléo, ancien, et graphein, écrire : science qui étudie les écritures anciennes.
Apparaît alors une nouvelle écriture livresque, très soignée, tout en rondeur : l’onciale [fig. 19], puis encore une autre : la semi-onciale [fig. 20] dans laquelle apparaissent des formes minuscules. Ces deux créations calligraphiques jalonnent la reprise de l’activité intellectuelle dès la fin du iiie siècle et le début du ive, lors de la réunification de l’Empire par Dioclétien, puis par la dynastie constantinienne. Ces deux écritures sont des créations parallèles : la semi-onciale n’est pas une forme simplifiée de l’onciale et ne descend pas d’elle, comme on l’a longtemps pensé. La paléographie B latine date actuellement (nous sommes en 2004) la quadrata (capitale carrée) [fig. 21] du vie siècle (auparavant on la datait de deux bons siècles plus tôt), à l’époque de la Renaissance ostrogothique en Italie. Cette écriture trop parfaite n’est qu’une imitation tardive sur matière souple (papyrus ou parchemin) de la capitale épigraphique et n’est pas représentative de l’écriture romaine ; en efet, il s’agirait plutôt d’une «mode » graphique d’un court moment donné, pendant quelques décades, pas plus. Les livres calligraphiés dans cette capitale carrée ne sont pas nombreux, et ce sont toujours des ouvrages de luxe dont la graphie est très soignée.
Fig. 19. Onciale romaine : Évangéliaire de Prüm, scriptorium de Saint-Martin-de-Tours, manuscrit du ixe siècle. [Staatsbibliothek de Berlin, ms. lat. theol. fol. 733, p. 5 verso.]
les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. elles sont le reflet des connaissances et acquisitions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant d’une onciale romaine : l’Omnia, créé par Karlgeorg Hoefer en 1990. © Linotype-Hell AG.
Fig. 20. Semi-onciale. Concilia minora Galliae, manuscrit viie-viiie siècle. [Staatsbibliothek de Berlin, ms. Phill. 1745, p. 111 verso, partie inférieure.]
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Fig. 21. Quadrata ou capitale carrée : les Géorgiques de Virgile, manuscrit du vie siècle. [Staatsbibliothek de Berlin, ms. lat. fol. 416, p. 2 recto.]
Après la chute de Rome (476), puis les grandes invasionsB, commence cette époque que l’on appelle le haut Moyen Âge. Les contrées d’Europe occidentale, qui étaient unifiées sous l’Empire romain, sont maintenant compartimentées sous des pouvoirs indépendants, ce qui entraîne une baisse des échanges tant intellectuels que commerciaux. Dans ce contexte, sont apparues des écritures dites à tort « nationales ». En fait, ce sont simplement des traitements locaux de la même cursive romaine du Bas-Empire [fig. 18]. Ces principales écritures sont : l’écriture mérovingienne en Gaule, l’écriture wisigothique dans la péninsule ibérique, la cursive de l’Italie du Nord, appelée parfois «écriture lombarde », l’écriture anglo-saxonne en Angleterre, et la semionciale irlandaise en Irlande [fig. 23 à 28]. Elles ont conservé de la cursive romaine, dont elles sont donc issues, des abréviations et des ligatures qui rendent le déchifrement dijcile. Leur usage, dans les chancelleries des pays concernés, n’empêchait pas l’utilisation de la rustica, de l’onciale et de la semi-onciale dans l’écriture de livres qui demeuraient les standards classiques, et il n’est pas rare de voir cohabiter deux ou trois types d’écriture dans un même document [fig. 35 et 36]. Ces écritures évoluèrent, chacune de son côté, en fonction des cultures des peuples qui les pratiquaient.
Fig. 22. Codex aureus, Aix-la-Chapelle, vers 800. Sur ce document, le centaure est calligraphié en capitale rustica et la légende, en bas, en minuscule « caroline » (écriture que nous allons très bientôt découvrir). Taille réduite.
1. À partir de 407, d’innombrables tribus germaniques dévastent la Gaule. Les Alains, les Suèves et les Vandales pénètrent en Espagne ; ces derniers poursuivent leur route en Afrique du Nord et fondent un royaume, dont Carthage (Tunis) est la capitale, et sera détruit en 533. Les Alamans s’établissent entre le Rhin et la Saône, les Burgondes dans la vallée du Rhône. En 412, les Wisigoths s’emparent de la Gaule méridionale puis fondent un royaume en Espagne, qui ne tombera qu’au viie siècle sous les coups des Arabes. En 438, les Francs, conduits par Clodion, s’emparent des pays entre le Rhin et la Somme ; après Clovis (465-511) ils dominent la totalité de la Gaule.
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L’origine de nos minuscules : l’écriture carolingienne
1. Véhiculaire. Adj. Se dit d’une langue utilisée par des groupes d’individus de langues maternelles différentes pour communiquer entre eux. 2. Vernaculaire. Adj. Du latin vernaculus, indigène. Qui est propre au pays. Langue parlée par les indigènes d’un pays, par opposition aux langues véhiculaires.
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Fig. 23. Écriture anglo-saxonne, Épîtres de saint Paul, écrit à Werder sur la Ruhr au viiie siècle. [Staatsbibliothek de Berlin.]
Fig. 24. Écriture mérovingienne. « Ruche » de chancellerie sur un diplôme de Charles II le Chauve daté du 25 avril 854. [Archives départementales, Paris.]
Fig. 25. Cursive de l’Italie du Nord, appelée parfois «écriture lombarde», viiie siècle. [Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 7530.]
Fig. 26. Écriture mérovingienne, viie siècle. Extrait d’un manuscrit de Grégoire de Tours. [Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 7655.]
À cette époque, le latin était la seule langue écrite en Occident, depuis qu’il y avait à nouveau une administration, et cela dans tous les royaumes d’Occident qui avaient sagement adopté, à leur profit, le système administratif de l’Empire romain disparu ; la seule langue écrite, mais dans diférentes écritures. Le latin est un, par excellence, ce qui lui permet de jouer le rôle de langue véhiculaireB, de vecteur de communication entre les lettrés, dans les relations politiques, diplomatiques, etc., rôle qu’il conserva jusqu’à la fin du xviie siècle, lorsque le français devint langue diplomatique internationale. D’autre part, en ce qui concerne le langage, le latin qui avait été relativement parlé dans tout l’Empire romain, était remplacé, çà et là, par des langues romanes vernaculaires C qui s’en éloignaient progressivement. En 771, Charlemagne (742-814) se retrouve seul roi des Francs à la tête d’un vaste empire. Lui et ses principaux conseillers (dont Albinus Flaccus Alcuin, un moine anglais très érudit, originaire d’York, qu’il a rencontré à Rome) ont voulu stopper la décadence du latin et séparer nettement, par le retour à l’école, par l’étude de la gram-
Fig. 27. Écriture wisigothique, ixe siècle. Commentaire de saint Ambroise sur l’évangile de saint Luc. [Staatsbibliothek de Berlin.]
Fig. 28. Semi-onciale irlandaise, viiie siècle. Extrait du psautier de Salaberga. [Staatsbibliothek de Berlin, Ham. 553, p. 41 recto.]
maire et des arts libéraux, la langue des lettrés et des gens cultivés, de ces dialectes 1. Diglossie. Du grec diglôssos, romans de plus en plus en usage aux quatre coins de l’empire. bilingue. En 813, au concile de Tours, par exemple, il est enjoint aux prédicateurs de s’adres- Situation de bilind’un ser aux fidèles, dans leurs prêches, en romana rustica lingua, c’est-à-dire dans leur guisme individu ou d’une langue de tous les jours. Les prières, elles, restent en latin, un latin que les fidèles communauté, dans continuaient à comprendre (le Pater, le Credo, etc.), par un phénomène de diglossieB, laquelle une des deux langues a un alors qu’ils s’exprimaient en roman (langue fractionnée en de multiples dialectes) statut sociopolitique inférieur. dans leur vie courante. Ce renouveau culturel s’accompagne de la naissance de la caroline, phénomène complexe qu’il ne faut pas simplifier. Avant même le règne de Charlemagne, on trouve dans le scriptorium de Saint-Martin de Tours (qui sera longtemps à la pointe de l’évolution de l’écriture) des écritures qui manifestent déjà toutes les caractéristiques de la future caroline: tendance à l’indépendance des lettres par importante réduction des ligatures et diminution des abréviations, ce qui fait que chaque lettre se détache relativement bien de ses voisines, d’où une lisibilité accrue et un certain confort de lecture, du moins par rapport aux écritures «régionales» qui la précédaient. La généralisation de l’espace entre les mots n’interviendra que quelques siècles plus tard avec l’apparition des gothiques primitives, et celle de la ponctuation encore plus tard. La caroline est d’abord un phénomène global et de type culturel qui a fait tache d’huile, une sorte de «phénomène de mode», dans la mesure où cette écriture a été adoptée par les lettrés de la cour, qui, peu à peu, l’ont importée dans les institutions à la tête desquelles ils étaient nommés (évêchés, monastères, comtés). Contrairement à ce que l’on dit parfois, la caroline n’a jamais été une écriture politiquement imposée lors du renouveau culturel carolingien sous l’égide d’Alcuin, dans le Fig. 29. « Faites attention à vos doigts, écrit en but de faciliter la communication, dans l’ensemble de l’emmarge un moine de l’abbaye de Saint-Aignan. Ne les posez pas sur mon écriture. Vous ne savez pas pire d’abord. La lisibilité de la caroline en est une heureuse ce que c’est que d’écrire. C’est une corvée écraconséquence, c’est sûr, mais elle vient a posteriori. On notera sante, elle vous courbe le dos, vous obscurcit les e yeux, vous brise l’estomac et les côtes. » qu’au viii siècle, et même encore plus tard, les chancelleries
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carolingiennes continuent à rédiger leurs actes en « minuscules mérovingiennes » [fig. 24, 26 et 30]. Cette écriture carolingienne, dite caroline, créée il y a plus de douze siècles [fig. 32 à 36] est l’ancêtre du caractère typographique que vous êtes en train de lire. À noter cependant, et ceci est important, qu’elle ne concerne que les minuscules ; nos majuscules étant issues des capitales épigraphiques romaines, comme on le voit sur les fig. 33, 34, 35 et 36. La caroline atteignit sa maturité au cours du ixe siècle, puis elle subit les changements du temps… et se modifie progressivement. Dès le ixe siècle, on voit en efet apparaître en Angleterre des écritures dont le dessin des lettres s’étroitise (thème souvent abordé par Nina Catach lors de nos conversations). Au xiie siècle, on ne pouvait déjà plus parler d’écriture carolingienne, mais de gothique primitive qui, elle aussi, va évoluer et principalement dans les pays germaniques qui l’utiliseront. Les écritures gothiques usitées au xive siècle serviront de modèles formels aux premiers caractères typographiques en Europe du Nord, et plus particulièrement en Allemagne d’abord, avec Johann Gutenberg, Fust et Schöfer. Nous verrons cela dans le chapitre suivant.
Fig. 30. Document de chancellerie écrit en écriture mérovingienne, sur lequel figure le monogramme de Charlemagne. viiie siècle.
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Fig. 32. Écriture carolingienne. Cette écriture, qui ne concerne que les seules minuscules, atteindra sa maturité au cours du ixe siècle. Les mots ne sont pas encore bien séparés par des espaces, mais sa simplicité formelle, la réduction du nombre des ligatures, celle des abréviations et la présence d’un début de ponctuation [fig. 33, 34, 35, 36] lui procurent une lisibilité encore jamais égalée. Elle fut rapidement adoptée par le monde séculier comme par le monde religieux, et demeura presque inchangée pendant plus de trois siècles. Elle donna, à partir du xiie siècle, une uniformité aux différentes écritures gothiques d’Europe occidentale qui commencèrent à lui succéder.
fin viiie s. Fig. 31. Sculpture sur ivoire, vers 960. Saint Grégoire écrit sous la dictée du SaintEsprit qui, sous la forme d’une colombe, lui murmure à l’oreille la parole divine. En dessous, trois scribes du monastère écrivent avec des plumes d’oie, celui du centre tenant une corne contenant l’encre.
Monogramme de Charlemagne.
[Kunsthistorisches Museum, Vienne.]
Les formes d’écri+ure +émoignent de l’espri+ propre de chaque siècle. Elles son+ le refle+ des connaissances & acquisi+ions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant de la caroline : le Caroolix, créé par Xavier Dupré en 1998. © FontFont.
minuscule wisigothique, viie s.
Chronologie des diférentes écritures qui aboutissent à la caroline
minuscule lombarde, viie s.
aïq ue , 90 étr 0a usq v. J .-C ue , 60 . 0a v. J lat .-C in . 50 0 a archa v. J ï .-C que, .
rustica, 50 av. J.-C.
et ard car oli n
car oli
onciale romaine, iiie s. semi-onciale, ive s.
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00
av. J.-C .
cursives romaines
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s.
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s.
minuscule mérovingienne, viie s.
Les dates indiquées dans le tableau ci-contre ne sont que des repères indiquant l’apparition des écritures concernées. Certaines ont été en usage pendant plusieurs siècles, comme la rustica et l’onciale par exemple.
capitale romaine d’inscription, 100 av. J.-C.
semi-onciale irlandaise, viie s.
minuscule anglo-saxonne, viiie s.
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L’origine de nos minuscules : l’écriture carolingienne Ci-contre : Fig. 33. Écriture carolingienne. Évangéliaire réalisé vers 850 à Saint-Amandles-Eaux (Nord), échelle telle, y compris les marges. [Bibliothèque municipale de Lyon, fonds ancien, ms 431, f. 131 vo et 132 ro.]
Ci-dessous : Fig. 34. Écriture carolingienne. Quatre lignes superbement calligraphiées, provenant des Morceaux choisis des sermons de saint Augustin. Manuscrit de Salzbourg, ixe siècle. Échelle telle. [Staatsbibliothek de Berlin, ms. Ham. 53, p. 24 v°.]
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Fig. 35. Écriture carolingienne. Évangéliaire de Prüm, réalisé au monastère de Saint-Martin-de-Tours au ixe siècle. Ce manuscrit est un parfait exemple de l’écriture carolingienne à son apogée. Reproduction du texte à la taille réelle, les marges sont ici un peu réduites. Vous remarquerez que les lettrines marginales sont des capitales romaines et que la 7e ligne, qui démarre un chapitre, est calligraphiée en onciale. [Staatsbibliothek de Berlin, ms. lat. theol. fol. 733, p. 28 recto.]
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Fig. 36. Écriture carolingienne. Benedictionale de Saint-Aethelwold, écrit en Angleterre au xe siècle. Bibliothèque du duc de Devonshire. Reproduction du texte à la taille réelle. La dimension de l’écriture indique que le texte était destiné à être proclamé, donc lu à une certaine distance. C’est en effet un livre liturgique contenant différentes bénédictions formulées par le prêtre au cours des offices religieux. Vous remarquerez que la première ligne ainsi que les deux Amen sont calligraphiés en onciale et que ENEDICAT ET est issu de la capitale romaine.
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La fabrication du papier « à la forme» u temps de Gutenberg, la difusion du papier en Europe avait depuis longtemps ouvert la voie à l’imprimerie. En efet, depuis la fin du xive siècle, les copistes le substituaient couramment au parchemin quand ils transcrivaient les manuscrits. En permettant d’abaisser le prix des livres, le papier avait permis d’atteindre une clientèle de lecteurs plus vaste que par le passé. Le papier a été inventé par les Chinois, sous la dynastie des Han, quelque 200 ans avant notre ère. On pense que l’idée de fabriquer du papier pourrait provenir de l’observation attentive du travail des guêpes et des frelons qui raclent du vieux bois avec leurs mandibules, le mélangent à leur salive pour donner ce genre de carton dont ils font leurs nids. Le papier chinois, à ses origines, était fabriqué à partir du broyage très fin de la matière première (soie, tissus divers, bambous, écorce de mûrier) à l’aide du pilon et du mortier, mélangée à beaucoup d’eau. La pulpe ainsi obtenue était déposée dans de grands cadres et mise à sécher à l’air et au soleil. Il a d’abord été utilisé pour la réalisation de cloisonnages dans les habitations et pour celle de vêtements éphémères de fêtes religieuses. Puis, dans le courant du ive siècle de notre ère, le papier devint, après amélioration, un support d’écriture manuscrite, puis d’imprimerie qui venait d’être inventée en Chine et en Corée. La recette de fabrication se propagea lentement en suivant la route de la soie et pénétra dans le monde musulman depuis l’Asie centrale (Samarkand, vers 750). Progressivement, il atteint Chiraz (en Iran), puis Bagdad, Damas, Le Caire (xe siècle), Tripoli, Tunis, Fez (1100) et passe en Espagne musulmane. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, allant en pèlerinage à Saint-Jacques-deCompostelle (xiie siècle) y remarque des livres réalisés en papier. D’Espagne, la fabrication du papier passa en Italie (Fabriano, 1276) qui améliora le procédé. Ensuite, les moulins à papier se répandirent rapidement dans toute l’Europe. Vers 1300 : dans le VelayForez; 1320 : Cologne et Mayence ; 1326 : moulin Richard de Bas à Ambert (Puy-de-Dôme), etc. Selon certains auteurs (mais d’autres ne sont pas convaincus car on manque de preuves sujsantes pour être tout à fait objectif, les archives concernées de la ville de Strasbourg ayant été détruites), l’un des premiers associés de Gutenberg, Andreas Heilmann, dont on va beaucoup parler dans le prochain chapitre, aurait tenu en bail en 1441 un moulin à papier appartenant à la ville de Strasbourg et situé près du couvent de Saint-Arbogast, à proximité de Strasbourg. Dans cette conjecture, on peut se demander si Heilmann n’exploitait pas déjà ce moulin en 1438 et si ce n’est pas là le motif qui décida Gutenberg à s’associer avec lui et à se fixer dans ce quartier, ou si, au contraire, Heilmann décida d’exploiter le moulin pour fournir du papier à l’inventeur. En tout cas, le rapprochement de ces deux industries est significatif.
A
Fig. 37. Sur cette gravure sur bois du xvie siècle, de Jost Amman, on reconnaît des roues à aubes (par les fenêtres), le moulin proprement dit avec son arbre de transmission et ses fiches, les piles à maillets et les cuves, l’« ouvreur » au travail devant la cuve de pâte à papier et la «forme» qu’il tient en mains, et derrière lui : la presse à vis. [Beschreibung aller Stände, Francfort, 1568.]
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Les illustrations de cette séquence n’ont d’autre objet que de montrer la fabrication du papier, feuille à feuille, telle qu’elle se pratiquait du temps de Gutenberg. De nos jours, bien sûr, la fabrication du papier est industrialisée et n’a plus rien à voir avec celle du papier fabriqué à la main, qui reste aujourd’hui du domaine de l’écomusée. En France, il existe deux écomusées qui vous permettront de mieux comprendre sa fabrication, en voyant travailler des professionnels comme on l’a fait pendant des siècles : • En Auvergne, le moulin de la Combe-Basse, Richard-de-Bas, 63600 Ambert. • En Provence, le moulin Vallis Closa, chemin de la Fontaine, 84800 Fontaine-de-Vaucluse (25 km à l’est d’Avignon). De plus, à Bâle, se trouve le fameux musée suisse du papier et de la typographie : • Basler Papiermühle, St-Alban-Tal 37, ch-4052 Basel.
étendoirs
étendoirs
étendoirs
étendoirs
stockage et tri des chifons arrivée de l’eau
broyage des chifons par l’action des «piles à maillets»
roue à aubes
cuve à pulpe presse à vis
axe de rotation
Fig. 38. Coupe d’un moulin à papier traditionnel, actionné par la force hydraulique.
vis en bois
cuve contenant la pulpe de papier
roue à aubes
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maillets
fiches cabestan « porse »
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cuves
Fig. 39. Fabrication de la pâte à papier. Sur l’axe (arbre de couche appelé chapabre) entraîné par la roue à aubes, sont fixées de grosses fiches de bois qui soulèvent puis laissent retomber les maillets cloutés à leur extrémité qui broient, pendant 36 heures ou plus, les chifons mouillés dans une eau non calcaire dans des cuves (appelées piles), les transformant progressivement en une fine bouillie onctueuse et douce. La « pâte de chifes», c’est-à-dire de chiffons, toujours de matière végétale (chanvre, lin ou coton) et jamais de matière animale (comme la laine ou la soie), passe par au moins trois cuves successives dont les lourds maillets sont munis d’un cloutage tranchant de plus en plus fin.
La pâte ainsi obtenue est ensuite jetée dans une cuve dont l’eau est maintenue légèrement réchaufée. C’est alors que commence le travail du papetier (voir page 29). Fig. 40. Le pressage. Le tas « porse », c’est-à-dire le tas constitué de feuilles de papier, encore à l’état de pulpe molle, empilées et séparées les unes des autres par un feutre, est alors fortement pressé à bras pour éliminer le maximum d’eau. On peut penser que Gutenberg s’est inspiré du principe de ces presses à vis utilisées en papeterie (elles-mêmes utilisées depuis fort longtemps pour presser le vin) pour réaliser ses presses d’imprimerie.
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La fabrication du papier « à la forme »
forme
Fig. 41.
Fig. 42.
forme
Fig. 41, 42, 43 et 44. La «forme» ou moule, qui sert à puiser la pâte dans la cuve, est constituée d’un cadre qui réunit et maintient une série de pièces de bois dont une des arêtes est taillée de manière très vive ; ces baguettes au profil en forme de goutte d’eau sont les «pontuseaux » (fig. 43 : disposés verticalement) dont le rôle est de soutenir les « vergeures» (fig. 41 : horizontales). Les vergeures, afin de former un tapis résistant, sont reliées entre elles par les fils de «chaînette» qui enserrent successivement chacune d’elles. Généralement, les fils de chaînette correspondent à l’arête des pontuseaux. Le but est de former un plan filtrant, qui sera ligaturé aux pontuseaux, aussi parfait et solide que possible. Par-dessus, un cadre appelé «couverte» coiffe la forme.
couverte
pâte à papier chaînette filigrane vergeure
Fig. 43. cadre
pontuseaux
filigrane, fil de laiton cousu ou soudé
feuillard de laiton
Fig. 45. Les filigranes sont constitués de fils de laiton cousus ou soudés aux vergeures. Le diamètre de ce fil de laiton fait qu’il y a moins de pâte à papier dans l’épaisseur de la feuille à cet endroit, et qu’ils apparaissent en clair quand on regarde celle-ci par transparence. Ils ont d’abord été utilisés comme marques de fabrique des diférents moulins à papier. Plus tard, ils servirent également à indiquer les formats des feuilles de papier normalisés. Les premiers filigranes apparurent en Italie dès le xiiie siècle à Fabriano. Le premier français est probablement celui représentant les armes de Bar-le-Duc (les deux poissons [bars] accolés) au xive siècle (ci-dessus à gauche).
pointe laiton chassis en bois fruitier
chaînette fil de cuivre vergeure fil de laiton
pontuseau Fig. 44.
Fig. 46. Filigrane d’une feuille de papier vergé, vu par transparence
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Fig. 47. Cette illustration montre bien la façon dont est ligaturé le filigrane sur les vergeures.
Photo Jean-Louis Estève.
couverte
Autrefois, le contremaître d’un moulin à papier était appelé gouverneur. Certains moulins fabriquaient, entre autres sortes de papier, du papier monnaie. De nos jours, ce titre perdure dans le titre de « gouverneur de la Banque de France ».
Fig. 48. La fabrication du papier. Illustration de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris, milieu du xviiie siècle.
Fig. 49. L’ouvreur, après l’avoir plongée dans la cuve, retire la forme remplie de pâte à papier. Il imprime un mouvement de va-et-vient dans les deux sens pour égaliser la pulpe dans la couverte et entremêler les fibres de cellulose. Une grande partie de l’eau s’écoule à travers le treillage constitué par les vergeures.
Fig. 50. Le « couchage » consiste à retourner la forme sur un feutre qui recouvre la feuille de papier précédente, pour y déposer la nouvelle feuille. Puis la « porse » est fortement pressée ; elle se compose de quelque 200 feuilles et autant de feutres intercalaires. Le cabestan fournit environ 40 tonnes de pression (voir page 27). Les figures 38 à 41, 43, 44 et 47, sont extraites du Petit guide pédagogique sur le papier, réalisé par Jean Delluègue, conservateur du Musée historique du papier Richard de Bas, à Ambert, et édité par l’association La Feuille blanche.
Fig. 51. L’opération de pressage a débarrassé les feuilles de papier de la quasi-totalité de leur eau et a lié entre elles les fibrilles de cellulose. On « lève» alors les feuilles, empilant les feuilles d’un côté et les feutres d’un autre.
Fig. 52. Enfin, les feuilles sont mises à sécher aux courants d’air dans l’étendoir. Examinées par transparence, les feuilles montrent un système d’empreintes rectilignes dues aux vergeures (voir fig. 46).
Les figures 49 à 52 proviennent du moulin Vallis Clausa à Fontainede-Vaucluse.
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La xylographie B epuis longtemps, les imagiers savaient graver des blocs de bois en relief, parfois de grandes dimensions, qu’ils imprimaient sur des étofes ; l’impression s’obtenait en positionnant sur le tissu la gravure préalablement encrée à la détrempe (encre non grasse) que l’on tamponnait au moyen d’un frottonC. La difusion du papier en Europe allait permettre de répandre ces images à meilleur compte. Dès la fin du xive siècle, on tirait par milliers d’exemplaires des images de sainteté et de dévotion, des images profanes et des cartes à jouer, que l’on vendait dans les foires et que les col2. Frotton. Boule de crin pétri, porteurs allaient vendre jusqu’au fond des campagnes. Puis on eut l’idée d’accompaenveloppée d’un gner ces images de textes assez brefs, parfois en latin, le plus souvent en langue vullinge. gaire. On obtenait ainsi de petits livrets destinés à l’édification des fidèles, comme l’Apocalypse [fig. 55.], l’Ars Moriendi (l’Art de bien mourir) [fig. 59 et 60.] ou la Biblia pauperum (Bible des pauvres) [fig. 57 et 58.]. Ces livrets, d’une quarantaine de feuillets xive et xve s. au plus, et d’un format fermé de l’ordre de 16 x 22 cm, devaient connaître un grand succès. Certains étaient ensuite coloriés manuellement. On composa également d’autres ouvrages, qui cette fois ne comprenaient que du texte : des abécédaires et des 3. Donat. grammaires latines, comme le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu ou le DonatD Traité de gram[fig. 53.] qui avaient joui d’une grande vogue au Moyen Âge alors qu’ils étaient manusmaire latine. crits. Ces images xylographiées comme ces livrets xylographiques ne comportent Vient de Aelius Donatius, son généralement pas de date. Ils ont été imprimés dans le courant du xve siècle, et cerauteur du ive s. tains bien après l’invention de la typographie. Des historiens estiment que les preet précepteur de saint Jérôme. mières éditions de certains livrets, en particulier de l’Apocalypse et de la Bible des pauvres, peuvent avoir été réalisées dès les années 1430 ou même un peu plus tôt, peut-être dès 1420. L’attribution de cette date de 1420-1430 signifie que les plus anciens livrets tabellairesE, qui nous sont parvenus, sont par conséquent antérieurs 4. Tabellaire. Adj., vient du latin aux premières recherches de Gutenberg. Et si on les date seulement d’à partir de 1440 tabellarius, tableau, (date qui fait l’unanimité), ils restent de toute façon antérieurs aux premiers impritabella, tablette. Impression més au moyen de caractères mobiles qui nous sont parvenus. Il faut donc admettre, tabellaire : jusqu’à preuve du contraire, que ces impressions xylographiques ont précédé, au impression réalisée moins de quelques années, l’apparition des premiers textes imprimés en typographie. à partir d’une planche de bois gravé. Retenons encore que les deux techniques – xylographie et typographie – furent employées conjointement jusque dans les années 1480. 1. Xylographie. Du grec xulon, bois, et graphein, graver. Procédé d’impression obtenue à partir d’une planche de bois gravé en relief.
D
Fig. 53. Planche de bois ayant servi à l’impression d’un donat xylographique au xve siècle. La gravure est donc réalisée en relief et à l’envers, pour apparaître à l’endroit après impression sur feuille de papier ou parchemin. [Bibliothèque nationale de France].
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Fig. 54. Le bois Protat. Fac-similé d’une épreuve du plus ancien bois gravé connu en Occident. On le date des environs de 1370. Ce bois a été découvert en 1898 chez un antiquaire de Saône-et-Loire, par Jules Protat, maître imprimeur à Mâcon ; il avait été trouvé dans les matériaux de démolition d’un très vieux bâtiment. Il s’agit de la partie droite d’une crucifixion : on reconnaît en haut un montant de la croix et un bras du Christ. Le centurion dans la banderolle appelée phylactère (qui joue le même rôle que celui de nos bulles de BD), déclare en désignant le Christ qu’on devine : «Vere filius Dei erat iste. » (C’était vraiment le fils de Dieu.) La dimension supposée du bois gravé est de 60 cm de hauteur pour 70 cm de largeur. Il aurait probablement servi à imprimer des étofes, étant donné qu’à cette époque le format des feuilles de papier n’excédait pas ± 40 x 50 cm, mais on pouvait également assembler par collage plusieurs feuilles de papier imprimées.
Fig. 55. Livre xylographique : Apocalypse de saint Jean, Pays-Bas, vers 1462, exemplaire colorié. Chaque page contient deux scènes superposées alors que le texte, réduit à des extraits, figure à l’intérieur des compositions.
Fig. 56. Colporteur de livrets xylographiques [peinture à l’huile anonyme].
[Bibliothèque nationale de France, fol. xi verso – xii recto.]
Fig. 57 et 58. Les Bibles des pauvres, dit René Billoux dans sa Chronologie des Arts graphiques, paraissent avoir reçu ce nom, non parce qu’elles étaient destinées aux personnes pauvres, mais parce qu’elles devaient servir de guide, pour leurs prédications, aux ecclésiastiques inférieurs des couvents et des ordres: les chartreux et les bénédictins s’appelaient eux-mêmes pauperes Christi (les pauvres du Christ). Il existe cependant une Bible des Pauvres, dont le titre véritable est Figurae typicae veteris atque antitypicae novi testamenti [ci-dessus], qui paraît bien avoir été éditée à l’usage de ceux qui n’avaient pas les moyens d’acheter une Bible manuscrite ; c’est un ouvrage de 40 feuillets imprimés au recto seulement et contrecollés, chaque page comprenant trois illustrations traitant d’un même sujet tiré de la Bible : celle du milieu ( figura typica) concerne le Nouveau Testament, les deux autres qui l’encadrent ( figurae antitypicae) se rapportent à l’Ancien Testament. Par exemple, ci-dessus, la page de gauche traite du sacrifice : image de gauche, celui d’Abraham (Gn 22, 1-19) ; celle du centre, celui du Christ sur la croix ; celle de droite, le serpent d’airain (Nb 21, 8-9). La page de droite traite de la tentation : l’image de gauche illustre la scène où Esaü vend son droit d’aînesse à son frère Jacob contre un plat de lentilles (Gn 25, 29-34) ; l’image du centre : le Christ tenté par le démon au désert (Lc 4, 1-13); l’image de droite: la tentation d’Ève et d’Adam au Paradis terrestre (Gn 3, 1-7).
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Exemple de livret xylographique : Ars Moriendi On compte aujourd’hui une quarantaine de livrets xylographiques répertoriés. Pas plus, et toutes éditions confondues. Les tirages semblent avoir été de 20 à 50 exemplaires (?) par édition, mais ils ont été souvent réédités au fur et à mesure de la demande. Le format de page était environ celui de notre actuel A5, ou un peu plus grand.
Fig. 59 et 60. Ars Moriendi (l’Art de bien mourir) est un livret xylographique du xve siècle. Il se compose de 24 feuilles imprimées d’un seul côté à l’encre noire, collées l’une contre l’autre verso contre verso, ce qui était courant à l’époque pour ce genre d’ouvrage. Le sujet en est le suivant : des parents et amis assistent un chrétien en train de mourir. Satan, l’esprit du Mal, arrive pour tenter le moribond dans le but de s’emparer de son âme [ci-dessus]. Mais voici que survient un ange qui, par ses conseils et des textes tirés des livres saints, remémore au chrétien mourant les valeurs spirituelles chrétiennes [ci-dessous]. Le démon, vaincu, se retire et l’ange emporte une âme de plus auprès de Dieu, au Paradis. La plus ancienne édition de l’Ars Moriendi aurait été, pense-t-on, imprimée à Haarlem dans les années 1430-1435, mais ce n’est pas certain. D’autres éditions ont été ensuite imprimées en Allemagne et en France (l’Art du morier, vers 1480).
Pour en savoir davantage sur ces deux ouvrages xylographiques et dont nous ne montrons ici que des extraits, voir Ars bene Moriendi prédédé de Exercitium super Pater noster, notices de Benjamin Pifteau, Plein Chant, imprimeuréditeur de la Petite librairie du xixe siècle, Bassac, 1998.
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Exemple de livret xylographique : Exercitium super Pater noster On pense que l’exemplaire existant à la Bibliothèque nationale de France est le seul exemplaire qui aurait survécu.
Fig. 61. Adveniat regnum tuum [Que ton règne arrive]. Un ange et un moine prient à la porte d’une forteresse en flammes qui représente le purgatoire. Un ange vient délivrer une âme, un autre apporte à un méchant de célestes consolations. Sous la forteresse se trouve le lac infernal dans lequel nagent les Juifs, les païens et les mauvais chrétiens. Dans une banderolle on lit: «Que ton règne arrive, Tout-Puissant, pour les pauvres captifs du purgatoire.»
Fig. 62. Fiat voluntas tua sicut in celo et in terra [Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel]. « Qui stat videat ne cadat. » [Que celui qui est debout prenne garde de tomber] dit un ange, en guise d’avertissement aux hommes. Malgré ses conseils, les Juifs, les païens et les mauvais chrétiens n’ont pas obéi à Dieu : ils seront damnés et leurs jours s’écouleront au milieu des tourments et des feux dévorants de l’enfer.
Fig. 63. Et dimitte nobis debita nostra sicut et nos… [Et pardonnenous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés.] De la blessure du Christ (en haut à gauche) s’échappe du sang que l’on recueille dans un bassin que des hommes puisent avec des coupes; d’autres ofrent le breuvage à Dieu qui contemple le sacrifice de son fils. En fait, cette scène fait référence à la quête du Saint-Graal.
Fig. 64. Sed libera nos a malo [Mais délivre-nous du Mal] Ce dessin devait produire un grand efet de terreur sur les imaginations superstitieuses du peuple. Il représente l’Enfer où des damnés, parmi lesquels on distingue un moine, un roi, un évêque, un cardinal, cuisent dans une grande cuve. Un démon enfonce, à coups de maillet, un pieu dans la poitrine d’une damnée.
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L’impression métallographique
1. Typographie. Vient des racines grecques tupos, caractère, et graphein, écrire. Littéralement : écrire avec des caractères. Ce mot n’est entré dans l’usage courant que dans le courant du xvie s.
ntre la planche de bois gravé en relief et les caractères métalliques indépendants, mobiles et réutilisables (c’est-à-dire la composition typographiqueB), il exista probablement, pendant quelque temps, un procédé autre, une étape que l’on peut considérer comme intermédiaire. En efet les orfèvres, les graveurs de sceaux et de médailles, les fondeurs, utilisaient des poinçons de métal dur (un poinçon par lettre ou signe) pour graver en creux une inscription (lettre par lettre) ou un motif décoratif dans un métal plus mou. Ils constituaient ainsi une sorte de matrice dans laquelle ils coulaient du métal en fusion et obtenaient une empreinte en relief [fig. 65 et 66]. On a donné le nom de « métallographie » à ce procédé. Les fondeurs de métaux, en particulier les fabricants de cloches, utilisent aujourd’hui cette même technique (poinçon et coulée) pour fabriquer dans de la terre argileuse ou du sable fin compacté des matrices en creux dans lesquelles ils coulent le métal, ce qui donne des inscriptions en relief après le démoulage.
E
A.HERENY COMMVNS Fig. 65. Technique dite « coulée de métal en moule ». Ci-dessus : pièce moulée en bronze pour marquer la poterie, trouvée à Pompéi.
vers 1400
2. La métallographie utilisée pour imprimer des petits ouvrages ne fait pas l’unanimité des historiens. Ce qui montre à quel point nous ignorons de choses sur les débuts de l’imprimerie.
Fig. 66. Sceau des poissonniers de Bruges, xiie siècle.
Certains érudits, comme Maurice Audin (le créateur du Musée de l’Imprimerie de Lyon), pensent que ce procédé aurait pu être utilisé au xve siècle pour créer la forme imprimante métallique en relief qui aurait permis d’imprimer certains petits livrets, en remplacement du bois gravé en relief C [fig. 67 et 68]. Ainsi en serait-il des deux exemplaires d’un traité de grammaire, appelé Doctrinale, que l’abbé de l’église SaintAubert de Cambrai fait acheter l’un à Bruges en 1445 et l’autre à Valenciennes en 1451, et dont on dit qu’ils avaient été « jetés en moule ».
Fig. 67 et 68. Reconstitution à titre de test, par l’Imprimerie nationale, d’une matrice en cuivre obtenue par frappes juxtaposées de poinçons (photo de gauche) et du bloc de plomb en relief qui en est issu après moulage (photo de droite). Le résultat n’est guère convaincant. Maurice Audin explique en quoi dut consister le procédé de métallographie : « On gravait des poinçons de lettres en relief et à l’envers à l’extrémité d’une mince tige d’acier. Ces poinçons étaient enfoncés successivement selon leur ordre pour former mots et phrases dans une plaque de sable de mouleur, d’argile ou de cuivre. Ainsi se formaient peu à peu lignes et page frappées en creux (photo de gauche). Dans cette matrice de la page, on coulait un alliage de plomb, d’étain et d’antimoine. Au démoulage, on obtenait un bloc de métal (photo de droite) qui, en principe, devait avoir les mêmes propriétés que le bloc xylographique. Le gain de temps ainsi obtenu était considérable, mais le résultat fut médiocre : le bloc moulé présentait des imperfections dues surtout au défaut d’alignement horizontal des lettres et à la déformation que, pour les petits corps surtout, la frappe de chacune de ces lettres faisait subir à la précédente. » [Maurice Audin, Histoire de l’imprimerie, page 88. Voir la bibliographie.]
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Ainsi en serait-il également, toujours selon Maurice Audin, du « procédé d’écrire artificiellement » (ars scribendi artificialiter) découvert par l’énigmatique Prokop Waldvoghel de Bragansis, un orfèvre originaire de Prague. En voici l’histoire : en 1890, l’abbé Requin découvre dans les archives notariales d’Avignon, une série de contrats, datés de 1444 à 1446, passés régulièrement devant notaire entre ce Waldvoghel et diférents habitants de la ville d’Avignon et des environs. Il leur fournit des instruments de bois, des formes d’étain, des lettres de fer constituant des alphabets latins et hébraïques (qui semblent bien être des poinçons), ainsi qu’un instrument d’acier, dans lequel Maurice Audin croit reconnaître le moule métallique caractéristique de la métallographie. Dans un cas comme dans l’autre (l’afaire de Cambrai et celle d’Avignon), il est dijcile de se prononcer. Nous n’avons plus les deux exemplaires du Doctrinale que l’abbé de Saint-Aubert de Cambrai avait fait acheter, et si le notaire d’Avignon atteste bien que Prokop Waldvoghel connaissait un procédé permettant « d’écrire artificiellement», on ne possède aucun texte qui aurait été imprimé avec. Quoi qu’il en soit, les dates de ces documents sont fort intéressantes : en efet ceux de Cambrai remontent à 1445 et 1451, et ceux d’Avignon à 1444-1446. Or c’est précisément dans ces années-là que Gutenberg réalise ses premiers caractères mobiles. À cette époque, la réalisation des livres manuscrits, alors copiés à la chaîne (la pecia : chaque copiste réalisait le même cahier en un certain nombre d’exemplaires, les livres entiers étant ensuite assemblés et vendus par des marchands libraires spécialisés), ne pouvait plus suivre la demande, principalement pour les besoins des étudiants des universités qui se multipliaient alors dans toute l’Europe. C’est pourquoi, la recherche pour arriver à reproduire l’écrit d’une façon industrielle était en exploration simultanément dans plusieurs pays. Elle était dans « l’air du temps » et se réalisait – on s’en doute – dans le plus grand secret, chaque compétiteur voulant évidemment être le premier à résoudre le problème ; Gutenberg était l’un de ceux-là. Une tradition, qui apparaît pour la première fois plus de cent ans après les événements qu’elle rapporte, attribue la paternité de l’art typographique à un habitant de la ville hollandaise de Haarlem : Laurentz Janszoon, surnommé le Koster (le sacristain). Le premier, il se serait servi de caractères de métal fondu pour imprimer mécaniquement du texte. Ce qui discrédite cette déclaration, c’est l’extravagance de la suite du récit qui précise que l’ojcine de Laurentz Janszoon aurait été complètement dévalisée pendant la messe de minuit à Noël, alors que toute la famille était à l’ojce, par un ouvrier de la maison, selon les uns, ou par le frère aîné de Gutenberg (un Gensfleisch donc), selon les autres. Le temps de cette messe, le voleur enlève tout : caractères, presse et ustensiles divers, et s’enfuit en Allemagne, justement à Mayence, où, vers 1442, il aurait imprimé, avec les appareils volés, un Doctrinale et une autre pièce de peu de pages. Toujours est-il que cette opération aurait complètement ruiné la manufacture de ce malheureux Koster. B Ce récit paraît d’autant plus farfelu quand on le rapproche d’un autre et qui, lui, raconte que l’imprimerie aurait été inventée à Strasbourg, en 1440, par Johann Mentelin, et qu’un de ses serviteurs, nommé Gensfleisch, lui aurait dérobé ses caractères métalliques, les aurait transportés à Mayence et vendus à Gutenberg. Mentelin en meurt de chagrin et son mauvais serviteur devient aveugle. Johann Mentelin est en efet le premier des imprimeurs strasbourgeois [page 76], mais son premier livre est daté de 1459, alors que les premiers imprimés typographiques de Gutenberg sont antérieurs d’une quinzaine d’années.
1. Antoine-Augustin Renouard s’explique longuement sur cette histoire à la fin du second tome de la seconde édition des Annales de l’imprimerie des Estienne, publiée à Paris en 1843. Voir la bibliographie.
De ces histoires, on retiendra qu’à Haarlem comme à Strasbourg, mais également dans une vingtaine de villes de France, de Belgique, d’Allemagne et d’Italie, on a revendiqué, pour sa cité, la gloire d’avoir vu naître l’imprimerie.
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CHAPITRE II
Johann Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg Parler de Gutenberg est malaisé: il existe tellement d’incertitudes sur sa vie et sur ce qu’il a réellement réalisé, et à quelles dates, que les chercheurs ne peuvent conclure objectivement que par de fortes probabilités, rarement par des certitudes. L’histoire commence mal: on ne connaît même pas sa date de naissance. On la situe à la fin du xive siècle entre 1394 et 1399, voire 1406, à Mayence, en Allemagne. Il vit à Strasbourg une dizaine d’années, de 1434 à 1444, et se consacre à des travaux de recherche industrielle, comme la taille de pierres précieuses et d’autres sujets tenus dans le plus grand secret, que l’on a toute raison de croire orientés vers la reproduction de textes, travaux pour lesquels il emprunte beaucoup d’argent. Mais à quels résultats est-il parvenu à Strasbourg avec sa presse? On n’en sait rien. Puis on perd sa trace pendant plus de quatre ans. En 1448, il réapparaît à Mayence où il emprunte à nouveau de grosses sommes d’argent et poursuit ses recherches toujours dans le plus grand secret (il est vrai qu’alors il n’était pas le seul à chercher à reproduire le texte industriellement). Peu d’années après son retour, sont imprimés à Mayence quelques petits documents, maladroits sans doute, mais qui marquent indubitablement la vraie naissance de l’imprimerie typographique. Puis, en octobre 1454, est vendu à la foire de Francfort ce chef-d’œuvre typographique qu’est la Bible à 42 lignes, qu’il a réalisée avec ses associés, Johann Fust et Peter Schöfer, desquels il ne tardera pas à se séparer. Aucune des publications qu’il a dû réaliser ne porte le nom de l’imprimeur ni même la date d’impression, ce qui pose de multiples problèmes d’attribution et de chronologie de datation. Il n’y a pas une signature de Gutenberg, pas un colophon (appelé aujourd’hui «achevé d’imprimer») qui nous donnerait la minuscule information que nous aimerions tant posséder. Rien. Cette «nouvelle technologie» étant si absorbante qu’on n’y a même pas pensé, semble-t-il; on avait plus important à faire. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’on eut l’idée de faire figurer ces si précieuses mentions (Psautier de Mayence, en 1457, réalisé par Johann Fust et Peter Schöfer après leur séparation d’avec Gutenberg).
Le contexte socio-économique la fin du xive siècle, quand est né Gutenberg, les pays européens commencent à se remettre d’une longue période de troubles et de famines dues à de mauvaises récoltes et commencent à se repeupler à la suite de la mort de près d’un tiers de leur population, provoquée par une importante épidémie de peste, dite «la Grande Peste du xive siècle». Venant d’Asie, celle-ci arrive en Europe par le port de Marseille à la fin de 1347, puis se propage l’année suivante dans la plus grande partie de la France, de l’Italie et de l’Espagne. En 1349, elle atteint l’Angleterre et l’Allemagne. D’où le désastre économique provoqué par ces calamités et le manque de bras pour les travaux dans tous les domaines, en ville comme à la campagne. La remontée démographique est déjà sensible à la fin du siècle, mais elle ne sera véritablement rattrapée qu’un siècle plus tard, c’est-à-dire à la fin du xve siècle, vers 1500. La forte poussée de l’inflation, qui découle des conséquences de la peste, provoque d’importantes hausses des salaires et la recherche d’innovations techniques profitables à une économie de type libéral qui est en train de naître. L’esprit d’entreprise et la concurrence favorisent la recherche industrielle destinée à la production mécavers 1400 nique de fabrication d’objets divers, ce qui est nouveau. À partir du début du xve siècle, l’Allemagne (surtout l’Allemagne du Sud : Augsbourg, Nuremberg) s’en sort bien. Elle réalise des avancées technologiques significatives, en particulier en métallurgie comme dans le domaine militaire (artillerie) et dans le travail de précision du métal (couteaux, rasoirs, serrures, etc.). On construit des hauts fourneaux ; la production métallique se perfectionne et prend de l’essor. On voit apparaître la première machine à polir les pierres précieuses pour laquelle on a besoin de trois disques : le premier de plomb, le deuxième d’étain et le troisième de cuivre. De même se développent l’orfèvrerie et l’horlogerie. Ces avancées techniques vont de pair avec la mise en place d’un système financier, voire déjà monétaire, car pour réaliser ces recherches et ces investissements lourds, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Le système financier germanique s’organise et se développe. En Allemagne comme en Italie, en France, en Angleterre, en Hollande (alors appelée les « Anciens Pays-Bas »), partout on cherche, partout on imagine. En cette fin du xive siècle et ce début du xve de nouveaux métiers sont en train d’apparaître. Nous nous situons dans cette période intermédiaire entre le Moyen Âge finissant et la Renaissance qui va bientôt suivre, d’abord en Italie. Dans le christianisme, le livre a toujours tenu une grande place. Benoît de Nursie (vers 480-547) avait fondé en Italie une nouvelle organisation du monachisme occidental, établie sur une règle (dite « règle de saint Benoît ») qui découpe la journée du moine en un tiers du temps pour la prière dont l’ojce de chœur, un tiers pour le travail et un tiers pour le sommeil. Dans l’ordre des bénédictins, la copie des livres occupe une grande partie du temps de travail des moines. La lectio divina (lecture divine) doit être approfondie et fondée – dit la règle (saint Benoît, Regula, 9, Fig. 69. Affichette sur parchemin vantant le savoir-faire du maître 8) – « sur les commentaires qu’en ont faits les calligraphe Johannes von Hagen. Allemagne, vers 1400. 35 x 54 cm. Pères catholiques, réputés et orthodoxes ». Les Genre de document publicitaire avant l’heure. [Staatsbibliothek de Berlin.]
À
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clercs ont donc besoin de plus en plus de livres. Les dominicains et surtout les bénédictinsB s’y consacrent longuement. Puis, avec la création et la multiplication des universités au Moyen Âge (Bologne en 1100, Paris [la Sorbonne] en 1150, Heidelberg en 1386, etc.), la vie intellectuelle a besoin de plus en plus de livres traitant de sujets tant religieux que profanes, comme le droit, la médecine et les sciences naturelles, mais également des ouvrages davantage destinés à la société laïque comme le Roman de la rose et le Roman de Renart, des fabliaux, des calendriers, etc. Les bibliothèques universitaires se développent. La promotion sociale demande maintenant de savoir lire et écrire, d’être instruit. À partir du xiiie siècle, la réalisation des livres manuscrits et leurs copies se pratiquent de plus en plus dans le monde laïc, à l’extérieur des monastères, le plus souvent à l’ombre des universités qui accueillent de plus en plus d’étudiants de toutes conditions sociales. Les besoins deviennent tels qu’on en vient à une véritable organisation en série de la production : plusieurs copistes (souvent des étudiants désargentés) recopient des dizaines de fois un seul et même cahier et ce n’est qu’en fin d’opération que les différents cahiers d’un même ouvrage sont assemblés par le vendeur d’exemplaires complets. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre que la recherche pour réaliser et reproduire les livres industriellement était « dans l’air du temps»: c’était devenu une nécessité. Dans plusieurs pays d’Europe, des chercheurs essayaient de résoudre ce problème.
1. L’expression « un travail de bénédictin », qui signifie un travail long et complexe, voire fastidieux, provient de la renommée de sérieux que les bénédictins se sont faite dans cette spécialité.
Fig. 70. Manuscrit sur parchemin, calligraphié en gothique primitive (écriture intermédiaire entre la caroline et la gothique Textura) et sur lequel ont été ajoutés des commentaires et des notes dans les marges et entre les lignes. xiie siècle. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
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Le contexte politique ar le traité de Verdun, en 843, l’empire de Charlemagne est divisé en trois royaumes, entre ses trois petits-fils. Le royaume de France, dont le premier roi (qui est né à Francfort-sur-le-Main) est Charles II le Chauve (823-877), est constitué de la Neustrie, c’est-à-dire environ du tiers ouest de l’empire (Francia occidentalis). Vers 1100, à la suite de partages et de conflits, le royaume de France est réduit à l’Île-deFrance puis s’agrandira progressivement au long des siècles par des mariages, des alliances et parfois des combats. Louis XI (1423-1483), puis le cardinal de Richelieu (1585-1642), chef du conseil du roi Louis XIII, ont renforcé l’autorité royale et la centralisation du royaume. La Révolution française parachèvera la centralisation de la Nation. Le Comtat venaissin a été rattaché à la France en 1791; la Savoie et le comté de Nice en 1860.
P
Fig. 71. Charles II le Chauve.
843
Fig. 72. Maximilien Ier, gravure d’après Albrecht Dürer, 1518.
vers 1400
L’histoire de l’Allemagne est diférente. Par ce même traité de Verdun, naît le royaume de Germanie qui devient une monarchie élective. En 962, le roi Otton Ier le Grand (912-973), ayant conquis l’Italie, se fit couronner empereur à l’exemple de Charlemagne, et, dès lors, ce royaume s’appela le Saint Empire romain germanique (il disparaîtra en 1806 par l’entreprise de Napoléon Ier). L’autorité des empereurs a toujours été plus théorique que réelle. Les électeurs (au nombre de sept : trois ecclésiastiques [dont l’archevêque de Mayence : c’est nécessaire de le signaler ici pour comprendre la suite des événements] et quatre princes laïques) ainsi que les grands vassaux immédiats restaient de fait indépendants. L’Allemagne demeura longtemps un État fédéral dans toute la force du terme, ce qu’elle est à nouveau aujourd’hui avec ses 16 Länder. La puissance impériale, portée à son apogée par l’empereur Maximilien Ier (1459-1519), fut ébranlée au xvie siècle par les luttes religieuses et politiques, nées de la Réforme, qui séparèrent nettement les États du Nord, protestants luthériens, des États du Sud, catholiques. À l’époque de Gutenberg, l’Allemagne n’était donc pas un État centralisé comme la France, mais une fédération de royaumes (comme la Bavière) et de principautés de toutes importances. Les grandes villes jouissaient d’une certaine liberté et se gouvernaient elles-mêmes (dont Mayence et Strasbourg qui nous intéressent, ici, en premier lieu), avec les luttes pour le pouvoir que l’on imagine. Mayence, même pour l’époque, n’est pas une grande ville (moins de 6 000 habitants), mais elle a presque le même prestige dans l’Empire que des villes comme Erfurt, Nuremberg ou Strasbourg (20 000 à 25 000 habitants) ou peut-être même que Cologne (30 000 habitants). Elle dispose de pouvoirs avec des élections au conseil municipal. Mayence est une ville riche et cela principalement par sa position géographique : elle est située au confluent du Rhin et du Main, venu de Francfort, et, au-delà, ce sont les riches relations de commerçe avec Bamberg et Nuremberg. Cette position géographique est un croisement de passages nord-sud et est-ouest depuis l’Antiquité, position qui favorise commerce, échanges et brassage d’idées de toutes sortes. Mayence, comme bien d’autres villes, exige des droits démesurés sur la navigation fluviale. La ville est industrieuse. Elle s’est spécialisée dans l’orfèvrerie et le tissu. Mayence est également un archevêché important. L’archevêque, riche et puissant, est en même temps prince politique et l’un des trois électeurs ecclésiastiques de l’Empire, ami et fidèle de l’empereur qu’il accueille souvent dans sa résidence d’Eltville, non loin de Mayence. Il gère non seulement les afaires religieuses de son archevêché, mais également toute l’organisation civile. Premier employeur de la région, il dispose des leviers économiques et se trouve être le premier client de ses sujets. Il contrôle l’organisation administrative qui paie les fonctionnaires de la cité, au nombre desquels ont constamment figuré les ancêtres de Gutenberg.
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Fig. 73, 74, 75. En même temps que se développent les productions industrielles et que le commerce prend un essor jusque-là inconnu, les activités bancaires organisent les marchés financiers qui soutiennent les activités des négociants.
L’organisation de la classe des possédants mayençais dérive directement des structures moyenâgeuses. Il y a d’abord les membres du gouvernement archiépiscopal : ils contrôlent les lois, les règlements, les douanes, la monnaie, la finance ; ce sont les maîtres de Mayence. Ils sont parents ou proches de l’archevêque qui ne peut rien sans eux, mais ils ne peuvent rien sans lui : leurs intérêts sont liés. C’est dans cette classe gouvernementale qu’est née, au xiiie siècle, la classe des patriciens, c’est-à-dire des anciens (le père de Johann Gutenberg, Friele Gensfleisch zur Laden, fait partie de cette classe des patriciens). Ceux-ci sont des négociants en gros ; ils ont le monopole des métaux précieux et des tissus et gagnent leur argent sans fabriquer de leurs mains, besogne qu’ils laissent aux groupes socialement inférieurs. Ils ont droit automatiquement à la moitié des sièges de conseillers et exercent les hautes fonctions municipales. La seconde classe est représentée par les marchands et les artisans (qu’il ne faut pas confondre avec les classes miséreuses), regroupés dans des organisations professionnelles: les guildes et les corporations. Celles-ci, ne jouissant que d’une représentation formelle dans le conseil municipal, ne disposaient pratiquement jamais de postes de responsabilité et reprochaient aux patriciens la mauvaise gestion financière de la ville et surtout les privilèges exorbitants qu’ils s’étaient octroyés. D’où de temps à autre de violents conflits entre les patriciens et les guildes. On en venait parfois au conflit armé, les patriciens devant alors défendre leurs intérêts les armes à la main. C’était de fait une guerre civile larvée. Dans les situations les plus critiques, les patriciens s’exilaient de Mayence pour vivre un temps dans leurs propriétés loin de la ville, laissant celle-ci en l’état, sinon dans la dijculté, le temps que l’archevêque tempère les choses, et l’on repartait sur un compromis qui ne satisfaisait personne. C’est pourquoi la tension entre les deux classes restait toujours omniprésente. C’est à l’occasion d’une telle circonstance particulièrement violente que Johann Gutenberg s’en alla à Strasbourg, en 1434 B, mais il y resta dix ans ! C’est dans ce laps de temps, qui représente quand même un bon morceau de la vie d’un homme, qu’il arrivera (après diférentes activités tournant peu ou prou autour de la typographie, comme nous allons le voir) ou bien à l’invention du moule à fondre des caractères indépendants, ou bien – plus probablement – à l’étape juste avant (on ne saura jamais le fin mot de l’histoire).
1. À titre de repère, le roi de France Charles VI est sacré à Reims avec l’aide de Jeanne d’Arc en 1429. Née en 1412, celle-ci est brûlée à Rouen en 1431.
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Les années de jeunesse elon toute probabilité, Johann Gutenberg est né à Mayence aux environs de 1400. Il est issu d’une famille de patriciens de longue date. Son père, Friele Gensfleisch zur Laden (vers 1350-1419), était bourgeois (sans doute grossiste en tissus) et maître de comptes de Mayence. Il a d’abord eu une fille d’un premier mariage, prénommée Patze. Puis il se remaria avec Else Wirich (vers 1360 / 1365-1433) qui était la fille d’un commerçant mayençais. De cette seconde union naquirent trois enfants : une fille, Else, qui doit être l’aînée, puis deux garçons, Friele Gensfleisch, prénommé comme son père, puis notre Johann, que l’on pense être le petit dernier.
S
Au Moyen Âge, en Allemagne, comme en France d’ailleurs, les gens ne portaient pas encore de patronyme, ils n’avaient qu’un seul nom qui était en fait leur « nom de baptême», c’est-à-dire leur prénom. Pour les diférencier, on ajoutait un complément toponymique : Jean du val (le Jean qui habitait dans le vallon), Jean du pré (le Jean qui habitait dans le pré). Ces toponymes se transformèrent progressivement en patronymes et donnèrent plus tard : Jean Duval, Jean Dupré, etc.
1. On a longtemps rapporté que le Gutenberghof était un immeuble provenant du côté maternel, ce qui finalement est erroné.
vers 1420
2. Guy Bechtel, Gutenberg, p. 170.
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Dans la vallée rhénane, les patriciens prenaient le nom de leur habitation qui était généralement une très grande maison (Hof en allemand : domaine, hôtel particulier, métairie). Quand ils en possédaient plusieurs, ils accolaient les noms des différentes propriétés pour bien attester leur puissance, comme cela se pratiquait d’ailleurs avec les titres nobiliaires. Le Hof zur Laden, le Hof zum Gensfleisch (dont tous les membres mâles de la famille portent le nom en premier lieu, y compris notre Johann) et le Hof zum Gutenberg (où habitaient ses parents), sont donc les noms de demeures de la famille paternelleB. Ces bâtiments n’existent plus : ils ont d’abord été malmenés par les troupes françaises en 1793, mais, à cette date, le Gutenberghof avait déjà été détruit lors de l’invasion suédoise en 1630, et, pour finir, le bâtiment reconstruit brûla en 1895. Les trois demeures (ou ce qu’elles étaient devenues) disparurent lors du bombardement des Alliés qui détruisit le centre de Mayence en 1942. Dans les archives que nous possédons (dont les écrits d’historiens d’avant ces démolitions), notre inventeur est appelé Johann Gensfleisch, Johann Gensfleisch dit Gutenberg, le plus souvent Johann Gutenberg, suivi parfois de de Mayence (von Mainz). De son enfance et de son adolescence, nous ne connaissons rien. Seuls quelques indices dans les actes notariés permettent aux historiens d’émettre quelques probabilités, mais ce ne sont pas des preuves. Un fils de patricien devait aller à l’école, c’est évident. Son activité ultérieure atteste également qu’il n’était pas un illettré, loin de là. Il a donc fait ses études élémentaires, et probablement à Mayence. Ensuite nous ignorons celles qu’il a pu suivre, mais ce qui est certain et défait une idée tenace (Gutenberg aurait reçu une formation d’orfèvre) c’est que, de par son appartenance à la classe des patriciens, il n’a pas pu étudier l’orfèvrerie, c’est-à-dire faire des études d’artisanat ; pour cela il aurait fallu qu’il fasse partie d’une autre classe sociale : celle des guildes. Au-delà de ses 15-16 ans, on pense qu’il a dû faire des études supérieures dans la brillante université d’Erfurt, comme beaucoup de jeunes Mayençais le faisaient alors (Mayence ne possédait pas d’université), ou bien encore à Eltville où la famille possédait une propriété. « Ce qui n’empêche nullement qu’il a pu avoir du goût pour le métal et la mécanique (comme le roi de France Louis XVI), qu’il ait imaginé peu à peu ce qu’on en pouvait tirer (comme raisonne n’importe quel ingénieur), qu’il ait fréquenté par besoin des gens dont c’était le métier (comme tout chef d’entreprise, et il en fut certainement un), qu’enfin même, si l’on y tient, il ait plus tard mis la main à de telles activités. Il n’en demeure pas moins très irrationnel, contraire aux coutumes de l’époque, de penser qu’il ait pu être élevé et instruit dans des disciplines manuelles C.»
Fig. 76. Place de la cathédrale de Mayence. Gravure du xixe siècle.
Le père de Gutenberg meurt en 1419. Dans les années 1428-1430, la guerre larvée entre les patriciens et les guildes repart de plus belle. Les deux frères Gensfleisch, Friele et Johann, sont pris dans la violence des rivalités politiques locales. Comme pour tous les patriciens, leurs biens et leur existence même sont menacés, et, comme la plupart d’entre eux, ils ont pris les devants et ont probablement quitté la ville en septembre 1428, s’exilant volontairement. Selon toute vraisemblance, les deux frères se sont alors réfugiés à Strasbourg, ville dans laquelle ils avaient quelques intérêts, des appuis et sans doute de la famille. Et puis, cette ville de 25 000 habitants (quatre à cinq fois la population de Mayence) est agréable. On y vit bien, on y mange bien, le vin est bon. Il y règne un esprit commercial dynamique. Depuis 1390, c’est-à-dire depuis une quarantaine d’années, c’est une république citadine libre. À partir de 1432, les guildes ont la majorité au sénat de la ville avec les deux tiers des voix. Strasbourg est d’esprit libéral; la tension entre les classes sociales, si elle est présente, n’a pas la virulence de celle de Mayence.
1428
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La période strasbourgeoise n 1430, une amnistie permet aux patriciens de rentrer à Mayence. Johann Gutenberg reste à Strasbourg, puis on perd sa trace pendant quatre ans, du moins aucune archive ne mentionne sa présence ici ou là. Certaines hypothèses ont été émises, mais sans preuve : il aurait pu aller à Haguenau dans un de ces ateliers qui fabriquaient des manuscrits à la chaîne ; il aurait pu aller à Bâle chez des monnayeursB; cette ville, où l’Église organisa un concile en 1431, connaissait alors une grande activité. Plus vraisemblablement est-il resté à Strasbourg.
E
1. Albrecht Kapr, Johann Gutenberg, Berck, München, 1988, p. 54-60.
On ne peut suivre sa trace que par ce que nous rapportent les archives, du moins ce qu’il en reste, car celles de Strasbourg ont soufert pendant la Révolution française et celles de sa bibliothèque municipale ont brûlé lors du siège de 1870 par les « Prussiens ». Fort heureusement, dans les siècles précédents, des historiens et chercheurs avaient réalisé des copies de ces pièces historiques, ou, du moins, mentionné certains contenus dans leurs travaux. Il s’est d’ailleurs passé la même chose pour les archives de Mayence, en grande partie détruites en 1942. C’est ainsi qu’on apprend, par ces archives, qu’au début 1434 Gutenberg attaque en justice un ojcier municipal de Mayence qui passait à Strasbourg (un dirigeant des guildes, l’ennemi en somme !), au sujet d’une rente de 310 florins (c’est une grosse somme) que la ville de Mayence lui devait, et le fait même jeter en prison quelques jours ; puis des gens interviennent et les choses finissent par s’arranger diplomatiquement. Plus étonnant pour nous : en 1436, une certaine Ennelin zur der Iserin Thür (Annette à la Porte de Fer) porta plainte contre Gutenberg devant le tribunal ecclésiastique de Strasbourg pour rupture de promesse de mariage. La plainte est aujourd’hui perdue. Gutenberg s’est-il marié avec cette noble patricienne, a-t-il eu des enfants ? Tout n’est que supposition et Fig. 77. Johann Gutenberg jeune. on pense plutôt qu’il est resté célibataire. Mais une Œuvre d’un peintre allemand inconnu, xviie s. pièce découverte seulement en 1908 (par Wencker) [Bibliothèque du Congrès de Washington.] nous apprend que lors du procès avec dame Ennelin, un témoin de celle-ci, nommé Claus Schott, cordonnier strasbourgeois, mit Gutenberg en forte colère au point que ce dernier le traita de « pauvre type dans le besoin, menant une pauvre et misérable vie de mensonges et de tromperies ». Le cordonnier n’entendit pas se laisser traiter de la sorte et porta plainte à son tour contre Gutenberg pour injures. À la mort de sa mère, en 1433, Gutenberg avait hérité d’un capital considérable. Son nom est mentionné plusieurs fois dans le Registre de la taxe des vins, et l’on sait qu’il en achetait beaucoup: le 9 juillet 1439, par exemple, il en a acheté 1924 litres. C’était pour son usage et celui de ses associés, dont nous allons maintenant parler.
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Gutenberg s’était installé dans une maison, un peu en dehors de la ville, dans le faubourg Saint-Arbogast, près du couvent de ce nom, sur les bords de l’Ill. Il avait un serviteur nommé Lorentz Beildeck, qui était marié. Dans le plus grand secret, il se livrait à des travaux dont la diversité sujt déjà à nous éclairer sur l’ingéniosité et l’habileté du personnage. Il était en relation avec des orfèvres strasbourgeois, dont l’un d’eux, Andreas Heilmann (qui possédait un moulin à papier dans la régionB), habitait dans la même maison que lui. Les pièces d’un procès que lui intentèrent, en 1439, les deux frères de l’un de ses trois associés (Andreas Dritzehn), qui venait de décéder de la peste à la Noël 1438, nous permettent de comprendre un peu, mais pas vraiment, les travaux auxquels s’est livré Gutenberg à Strasbourg. 1. Un nommé Andreas Dritzehn, un bourgeois strasbourgeois, peu fortuné, mais de bonne famille, avait conclu un arrangement avec Gutenberg qui s’engageait à lui apprendre le moyen de polir les pierres précieuses, moyennant un tarif d’apprentissage substantiel. Ce qui fut fait.
1. Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, p. 56.
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2. Puis Gutenberg s’entendit avec un nommé Hans Rife (qui n’était pas le premier 1438 venu puisqu’il était le bailli de la ville de Lichtenau, de l’autre côté du Rhin), qui avait des fonds, pour former une société dans le but de fabriquer, en grandes quantités, des miroirs de pèlerinage que les deux associés devaient mettre en vente au grand pèlerinage d’Aix-la-Chapelle. Fondé au début du xiiie siècle, il se tenait tous les sept ans et devait avoir lieu en 1439. Ce pèlerinage, qui durait plusieurs mois, faisait akuer des dizaines et des dizaines de milliers de fidèles. Un marché miraculeux ! Très demandés, ces miroirs, d’après ce que nous en savons (c’est-à-dire peu de chose), étaient des petits objets que les pèlerins fixaient à leur chapeau ou leur habit. C’était des sortes de badges en métal, constitués d’un cadre moulé représentant en relief des scènes religieuses, sur lequel était fixé un petit miroir. Ces fameux miroirs étaient censés capter les ondes vertueuses émises par les quatre reliques (exposées à un balcon de la tour de la cathédrale) que les fidèles ne pouvaient apercevoir que de loin : • des fragments de la robe de la Vierge Marie ; • des morceaux de langes de l’Enfant Jésus • et du tissu qui ceignait ses reins sur la croix ; Fig. 78. Saint Sibaud porte un « miroir » • enfin un fragment du linge qui aurait enveloppé la tête coupée au milieu de son chapeau. (Peinture anonyme, Nuremberg, 1487.) de saint Jean le Baptiste. Revenus chez eux, les pèlerins bénéficiaient du rayonnement bénéfique des reliques capté par les miroirs. Acheter un miroir était également apporter la preuve d’avoir fait le pèlerinage. Depuis l’Antiquité les miroirs étaient fabriqués en métal poli. L’étamage des glaces est une invention qui ne date que du xvie siècle. Cependant, à partir du xiiie siècle, on fixa des feuilles d’étain derrière des plaques de verre au moyen d’une colle transparente et l’on obtint ainsi une réflexion des objets plus claire que celle donnée par le métal poli. On ne se servait pas encore de l’amalgame du mercure et de l’étain. Gutenberg a donc dû imaginer un petit atelier de métallurgie et de mécanique pour fabriquer industriellement ce genre d’objets (que d’autres fabriquaient artisanalement) probablement d’une façon qui pouvait avoir, peu ou prou, quelque chose en commun avec la métallographie ; restait ensuite à y fixer le petit miroir (si miroir il y avait, on ne sait pas au juste). Gutenberg et Hans Rife avaient prévu de se partager les bénéfices de la façon suivante : deux tiers pour l’inventeur et technicien (Gutenberg) et un tiers pour le financier. C’était une superbe opération commerciale permettant de faire entrer beaucoup d’argent en quelques mois.
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La période strasbourgeoise
Fig. 79. Ville de Strasbourg. Gravure de Matthieu et Gaspard Merian, éditée par J. H. Lochner dans Geographische Bilder Lust von Elsas, Nuremberg, 1750.
Andreas Dritzehn, l’apprenti en polissage de pierres, demande alors à faire partie de l’association. Puis un ami de Gutenberg, Anthon Heilmann, qui était prêtre et doyen à Strasbourg, demande la même chose pour son frère Andreas, celui qui habitait dans la même maison que Gutenberg et était orfèvre de son métier. C’est ainsi que quatre personnes fondèrent la société pour fabriquer ces miroirs ; la répartition des bénéfices s’organisa diféremment, Gutenberg s’en réservant 50 %. Ils se mettent au travail et prennent alors conscience que le pèlerinage n’aura lieu que l’année suivante, en 1440! L’un des associés, sans doute Gutenberg lui-même, s’est trompé dans les calculs et il leur faudra attendre longtemps avant qu’ils puissent toucher les bénéfices de l’afaire. Les trois associés demandent alors à Gutenberg de faire autre chose en attendant. 3. Un témoin du procès raconte comment ils firent leur reconversion : « Alors qu’ils étaient dans l’association, Andreas Heilmann et Andreas Dritzehn étaient venus chez Gutenberg à Saint-Arbogast, et là ils virent qu’il avait caché certains arts qu’il n’était pas obligé de leur montrer. Cela ne leur plut pas et, là-dessus, ils ont dissous l’association et en ont commencé entre eux une autre. » Cela indique qu’en même temps que Gutenberg participait à l’opération des miroirs, il travaillait chez lui, plus ou moins secrètement, sur d’autres projets techniques qui ne nous sont pas détaillés. L’homme n’était jamais à court de ressources. On entrait dans la troisième opération, la plus mystérieuse. Finalement, Gutenberg accepta de faire entrer ses trois associés (de l’opération des miroirs) dans cette nouvelle activité, mais moyennant un apport d’argent de chacun et selon un nouveau contrat bien compliqué sur le plan juridique. L’association, commencée en été 1438, aurait une durée de cinq années, soit jusqu’en 1443. Une clause concernant le cas où l’un d’eux viendrait à mourir stipulait que les héritiers du décédé recevraient 100 gulden, mais qu’ils n’auraient aucun droit dans la société et qu’on ne leur révélerait pas les secrets. Alors que tout est d’aplomb, Andreas Dritzehn meurt !
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L’objet du procès n’était pas de décrire les activités techniques de la société, mais de trancher sur la recevabilité de la demande des deux frères d’Andreas Dritzehn, Claus et Jörge, qui voulaient reprendre les actions de leur frère décédé ; même s’il fut inévitable que, lors du procès, on parla plus ou moins technique pour se repérer, mais sans plus. Des témoignages que nous connaissons (d’autres sont perdus à tout jamais), le moins que l’on puisse dire c’est que les commentaires ne sont pas explicites en ce qui concerne l’activité des quatre associés, de façon à pouvoir en déduire l’état d’avancement des travaux de recherche qui aboutirent à la typographie. Les réponses sont trop vagues et ne nous renseignent guère. Il y a trois raisons à cela: déjà le secret commercial (ce que tout le monde comprend, même au procès); ensuite parce que l’activité exercée doit être quelque chose de nouveau, pour une part du moins, et pour la description de laquelle le vocabulaire adéquat n’existe pas encore ; enfin, Gutenberg et ses associés craignent d’être accusés de sorcellerie, ce qui fait supposer un état d’avancement non négligeable vers l’invention finale, quelque chose qui peut alors paraître «pas très catholique». On retrouve en efet, chez les premiers prototypographes, dans les décades suivantes, cette même inquiétude, car l’Église alors se méfiait des conséquences de l’imprimerie typographique qui pouvaient nuire à son autorité. Mais assez vite elle comprit les avantages qu’elle en pouvait tirer ; Martin Luther, au siècle suivant, également d’ailleurs.
1439
Le procès, s’il ne nous renseigne pas sur le but de la troisième entreprise de Gutenberg à Strasbourg, nous indique au moins une partie de l’outillage qui était employé. Le plus important paraît être une presse à imprimer (Gutenberg avait exigé de ne la montrer à personne) qui devait être en bois puisque c’est un menuisier, Conrad Sasbach, qui l’avait fabriquée, sur les indications de Gutenberg. Elle fonctionnait au domicile du défunt et dès l’annonce du décès, Gutenberg y envoie son serviteur, Lorentz Beildeck, brouiller les cartes afin que personne ne sache ce que c’est. Andreas Heilmann eut la même idée et envoya le menuisier, qui l’avait construite et qui connaissait donc bien « la chose », accomplir la même mission : «Alors, vas-y, sors les pièces de la presse et sépare les unes des autres, ainsi personne ne saura ce que c’est. » Le témoignage de Lorentz Beildeck nous laisse sur notre faim: après avoir invité Claus Dritzehn (l’un des deux frères du défunt) à ne montrer la presse en l’état actuel à Fig. 80. L’église Saint-Arbogast, à Strasbourg. C’est dans ce quartier que vécut Gutenberg de 1434 à 1444. personne, il lui demande d’aller l’ouvrir avec les deux petites vis (mit den zweyen würbelinB): alors les pièces (stücke) tomberaient séparées. Ces pièces, il devrait les 1. Les actes du procès sont rédigés en alsacien poser dans ou sur la presse, ainsi personne ne pourrait ende l’époque. Ce n’est qu’à partir de la fin du xvie s. suite ni voir ni comprendre. La presse était donc fermée et que les langues germaniques portent une capitale quelque chose était donc « sous presse ». Il s’agit en fait de initiale sur les substantifs. quatre «pièces » mais nous ne savons pas de quoi il s’agit. Au procès, personne ne chercha à en savoir davantage, peut-être parce que chaque protagoniste en était bien informé. Le 12 décembre 1439 (près d’un an après le décès), le procès se terminait par la sentence attendue : la demande des deux frères Dritzehn était rejetée. Conformément à 1439 la clause du contrat, ils recevaient 100 gulden auxquels il fallait retrancher les 85 gulden non encore acquittés par le défunt. Il restait donc à verser 15 gulden aux deux frères d’Andreas Dritzehn. « Pendant le procès on a parlé d’une activité et d’une asso-
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La période strasbourgeoise
1. Guy Bechtel, Gutenberg, p. 233.
2. Claus et Jörge Dritzehn ne parvenant pas à se mettre d’accord pour la succession de leur frère Andreas, allèrent à leur tour devant les tribunaux.
1444
ciation qu’un assistant non informé dans la salle d’audience aurait été bien incapable de nommer ou même de situer dans l’éventail des professions d’alors. On en avait parlé en long et en large sans que nous comprenions. Aurait-on les témoignages perdus qui manquent au dossier, en saurait-on plus ? C’est fort douteux. Au soir du procès, pour un simple historien comme nous perdu dans le public, la question était et demeure: à Strasbourg, au cours du second semestre 1438, sous la dénomination Art et entreprise, avec beaucoup d’argent, une presse, du plomb, des “pièces”, des “formes” et des “outils”, qu’avaient donc bien pu usiner et fabriquer Gutenberg et ses associésB?» Les trois associés restants n’ont sans doute pas repris la fabrication des miroirs de pèlerinage, trop passionnés par cette troisième activité. Nous ne savons pas si, à Strasbourg, Gutenberg a pratiqué l’imprimerie à caractères mobiles, sans doute étaitce encore un peu trop tôt, mais guère. Par contre on a tout lieu de croire qu’il a sans doute imprimé sur sa presse (dont il est l’inventeur) des feuilles et des livrets selon le procédé métallographique, qui commençait à se pratiquer en Hollande et dans la vallée rhénane (aucune impression métallographique ne nous est parvenue). Parallèlement, dans le secret absolu qu’il exigeait, avec du plomb, une presse, un outillage de taille et l’idée de « la multiplication des livres grands et petits » (d’après un témoignage lors d’un procès en 1446 au sujet des livres ou impressions que possédait Andreas Dritzehn, celui qui faisait fonctionner la presse qui était à son domicileC), Gutenberg persévérait très probablement à concevoir l’imprimerie à caractères mobiles dans son tout premier stade. On travaillait assurément à la fabrication de l’outillage. Produisait-on déjà ? Début 1444, Gutenberg est encore à Strasbourg : une taxe du vin le mentionne une dernière fois le 12 mars de cette année. Ensuite on perd sa trace pendant plus de quatre ans.
Fig. 81. Reconstitution théorique du premier atelier de Gutenberg, au Gutenberg Museum, à Mayence.
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Mayence, les débuts de la typographie
Fig. 82. Fragment du Jugement dernier (Weltgericht), seul vestige typographié d’une œuvre d’abord calligraphiée au xive s. et appelée Sibyllenbuch, contenant le récit du Jugement dernier (recto). On le date actuellement des années 1453-1454. [Gutenberg Museum, Mainz.]
n retrouve la trace de Gutenberg à Mayence, en 1448. En efet, le 17 octobre, un de ses cousins, Arnold Gelthuss zum Echtzeler, lui fait obtenir et cautionne un prêt de 150 gulden (de l’ordre de 46 000 euros B, valeur 2003) auprès de deux prêteurs, «pour son usage et satisfaction ». Gutenberg a regagné la maison familiale, le Gutenberghof, que son beau-frère vient de lui céder avant de partir s’installer à Francfort. Il a donc un logement, la maison est grande et sa vie quotidienne est financée par des revenus. Poursuivant son idée, il emprunte cet argent pour un investissement de taille moyenne, par exemple l’impression de petites publications.
O
Plus rien ne le retenait à Strasbourg: le contrat avec ses associés avait pris fin en 1443; à l’automne 1444, des combats avec les ArmagnacsC dévastaient les faubourgs de la ville et celui de Saint-Arbogast fut ravagé par des hordes de mercenaires. À Mayence, Gutenberg a certainement dû retrouver le menuisier, Conrad Sasbach, qui avait construit sa presse à imprimer à Strasbourg et était venu s’installer à Mayence au printemps ou en été 1444; peut-être même avaient-ils quitté Strasbourg ensemble. Gutenberg y laissera quelques dettes qu’il ne remboursera jamais complètement. Il a toute la place qu’il veut pour installer son nouvel atelier au Gutenberghof et Sasbach a dû lui construire une nouvelle presse, encore plus performante. Quand il arrive à Mayence, on constate que l’impression au moyen de caractères mobiles était au point ou le fut très vite après. Sur le plan politique, Gutenberg s’est assagi, il n’est plus le patricien quelque peu hautain qu’il était dix ans auparavant. Son séjour à Strasbourg y est sans doute pour quelque chose : il a pu se rendre compte que la ville était bien gérée par des artisans et des commerçants issus des guildes et des corporations; la fréquentation des orfèvres, menuisiers et gens du peuple avec lesquels il a travaillé, qu’il a dirigés, lui aura sans doute rabattu de sa superbe. En tout cas, pendant une dizaine d’années il ne se mêlera pas de politique et se consacrera uniquement à son art.
1448 1. Je me suis permis de donner des équivalences en euros (ce qui reste toujours approximatif, mais donne néanmoins un ordre de grandeur), à partir de chiffres donnés en francs par Jacques Guignard, historien, dans son livre Gutenberg et son œuvre, texte de trois conférences qu’il donna à l’École Estienne les 5, 12 et 19 mars 1958. ©École Estienne 1963. 2. Durant la guerre de Cent Ans (13371453) qui opposa la France et l’Angleterre, la faction des Armagnacs, parti de la maison d’Orléans, s’opposa aux Bourguignons sous les règnes de Charles VI et de Charles VII.
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Mayence, les débuts de la typographie
Fig. 83. Page d’un Donat à 27 lignes, conservée à la Bibliothèque nationale de France. Elle daterait des années 1454-1458 et a été réemployée pour consolider la couverture d’un livre de compte de la ville de Mayence.
Les formes d‘ériture témoignent de l‘esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d‘une époque. Caractère numérisé s’inspirant de ces tout premiers caractères typographiques : le Bamberg, qui s’inspire du caractère utilisé dans la Bible à 36 lignes, imprimée par Pfister à Bamberg vers 1459-1461. © Digital Type Foundry, 1991.
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Fig. 84. Unique fragment du Calendrier astronomique, daté de 1458 environ. [Wiesbaden, Landesbibliothek.]
On date les plus anciens fragments qui nous sont parvenus d’éditions indiscutablement réalisées au moyen de « l’art nouveau », généralement de quelques années après que l’on eut retrouvé la trace de Gutenberg à Mayence. Ces précieuses reliques représentent des caractères plus ou moins bien alignés, fondus plus ou moins régulièrement, et ces imperfections mêmes montrent qu’il s’agit bien de productions débutantes. Nous aurions là les premiers tâtonnements de l’imprimerie typographique, et, comme nous l’avons déjà dit, ces premières impressions ne sont malheureusement ni datées ni signées. Parmi les premiers ouvrages réalisés avec le DK-type B, citons : 1. Trois éditions diférentes de Donat (grammaire latine), imprimées sur vélin et composées à vingt-sept lignes par page sur une colonne. Il en subsiste plusieurs fragments. Celui, conservé à la Bibliothèque nationale de France, a été découvert dans les archives de la ville de Mayence et daterait des années 1454-1458 [fig. 83]. (Le réemploi de documents calligraphiés ou typographiés, pour recouvrir ou renforcer l’épaisseur de couvertures de livres réalisés postérieurement, n’était pas rare et a permis de retrouver des documents que l’on croyait perdus à tout jamais. Voir la fig. 87.)
1. DK-type. Voir l’explication page suivante.
2. Un fragment de poème sur le Jugement dernier (Weltgericht) appartenant à une œuvre du xive siècle appelée Sibyllenbuch (le Livre de Sibylle) [fig. 82]. Ce fragment de papier (9 x 12,5 cm) a été découvert à Mayence et est aujourd’hui conservé au Gutenberg Museum à Mayence. On le date des années 1453-1454. 3. Le fragment du Calendrier astronomique [fig. 84], qui est en fait une table planétaire. Il s’agit de deux feuillets découverts en 1901 par Gottfried Zedler à la bibliothèque de Wiesbaden, dans la couverture d’un vieux lectionnaire de l’abbaye de Schönau (Nassau). On le date aujourd’hui de 1458 environ (Guy Bechtel), entre la Bible à 42 lignes (1454) et la Bible à 36 lignes (vers 1460), alors qu’on l’avait longtemps daté de dix ans plus tôt. 4. Le Calendrier turc, dont le titre exact est Une exhortation de la chrétienté contre les Turcs, fait pour l’année 1455 et qui mentionne une petite victoire des chrétiens contre les Turcs dont la nouvelle n’est parvenue à Francfort que le 6 décembre 1454. Par ailleurs, le texte se termine par des vœux de bonne année (Eyn gut selig nuwe jar) qui placent la publication sans doute avant le début de 1455. L’impression a donc probablement dû être efectuée entre le 6 et le 31 décembre 1454.
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Fig. 85. Bible à 36 lignes exposée au musée Plantin-Moretus à Anvers. Elle se compose de trois grands volumes in-folio. Cet exemplaire complet, l’un des 15 qui existent encore au monde, est le seul que possède la Belgique.
Pendant presque dix ans, les premières impressions utilisent sinon exactement la même police de caractères typographiques, du moins des caractères très voisins, Gutenberg les perfectionnant sans cesse. Ces caractères forment ce qu’on appelle le « DK-type », car utilisés pour les premières impressions mayençaises que furent ces Donats et ces Kalender (calendriers, en allemand). Malgré son tracé maladroit et son pouvoir d’impression très inégal, le DK-type marque cependant la vraie naissance de l’imprimerie. Plus tard, on le retrouve à nouveau, plus perfectionné, dans la « Bible à 36 lignes » (dite B36) [fig. 85], imprimée à Bamberg (au nord de Nuremberg), avec l’aide d’Albrecht Pfister, secrétaire du prince-évêque de Bamberg, Georg von Schaumberg, entre 1459 et 1461, sans doute avec l’aide de compagnons de Gutenberg.
Fig. 86. Note figurant sur le troisième volume de la bible à 36 lignes conservée au musée Plantin-Moretus: elle mentionne que cette bible fut offerte en 1514 par le couvent des Augustins de Nuremberg à sa nouvelle institution d’Anvers.
Fig. 87. Ce manuscrit sur parchemin, datant du xiie s., a été réemployé pour former la couverture (ici, mise à plat) d’un dossier administratif. Dans les surfaces non utilisées du parchemin, un certain Dubuys a écrit le titre suivant: «Règlement général des monnaies. À commencer en janvier 1578.» [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
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Ci-dessous : DK-type dans le Donat de 27 lignes de la Bibliothèque nationale de France ( voir fig. 83).
Ci-dessous : DK-type dans le Calendrier astronomique, imprimé vers 1448 (voir fig. 84).
Ci-dessous : DK-type dans le Calendrier turc, premier livre complet, imprimé entre le 6 et le 31 décembre 1454.
Fig. 88. Les caractères du DK-type relevés par Gottfried Zedler, dans Die älteste Gutenbergtype, Mayence, 1902.
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Première pause: la technique typographique Ici commence la première pause, consacrée à la technique typographique. 1. En métal ou en sable très fin et compacté.
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Le génie proprement dit de l’invention ne réside pas dans l’idée de graver un poinçon, puis de l’enfoncer dans un supportB dans le but d’obtenir une matrice dans laquelle on coulera un métal pour obtenir une forme qui, après encrage, permettra d’imprimer sur papier ou vélin ; les médailleurs utilisaient ce principe depuis des siècles, et la métallographie sans doute depuis peu. Décomposer le bloc imprimant en petites pièces métalliques indépendantes (chacune portant une lettre ou un signe), Coster s’y était très probablement essayé, à Haarlem, mais chaque pièce aurait alors été moulée à l’unité dans du sable, ce qui exclut une fabrication en séries. À la combinaison de ces techniques connues, Gutenberg (après avoir tâtonné pendant des années) en ajoute une, qui n’imprime pas, mais qui change tout : le moule manuel à fondre les caractères. Toute l’invention est là. Ainsi est résolu le problème jusqu’alors resté sans solution satisfaisante à Haarlem, à Strasbourg ou ailleurs : pouvoir fabriquer ces petites pièces métalliques facilement et rapidement, et leur donner rigoureusement une même hauteur (la « hauteur en papier »), ce qui permet de les imprimer ensemble après leur assemblage en mots et en lignes.
> [1]
Fig. 89. 2. Lors d’un colloque sur les incunables, à Londres, en 2000, puis à New York en 2001, Paul Needham et Blaise Agüera y Arcas ont émis l’hypothèse que certains types de la B42 auraient pu être constitués de deux morceaux accolés. Ils émettent également l’idée qu’on n’aurait pas frappé les matrices avec des poinçons avant Nicolas Jenson (1470), mais qu’auparavant les matrices auraient été gravées en creux dans le cuivre (le compte rendu a été publié par les soins de Kristian Jensen). 3. Type. Vient du grec tupos, caractère. D’où le mot typographie qui signifie littéralement «écrire avec des caractères» (en différenciation d’écrire à la main à l’aide d’un calame ou une plume d’oiseau).
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[1]
[2]
[3]
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[5]
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La fabrication des types se déroule en trois temps C : 1. À l’extrémité d’une tige d’acier, on grave en relief un caractère à l’envers : c’est le poinçon [1]. La gravure achevée, le poinçon est trempé pour le rendre résistant. 2. Par pression, on enfonce le poinçon dans un métal plus doux : du cuivre [2]. Le caractère est alors inscrit en creux et à l’endroit dans cette matrice. Le parallélépipède de cuivre est déformé par la pression exercée [3] ; il est ensuite équarri [4]. 3. On coule dans la matrice (que l’on a positionnée dans le fond du moule [5], voir ci-dessus et en haut de la page suivante) un métal encore plus doux : du plomb. Le plomb typographique est en fusion à 300°C, il durcit en quelques secondes et se démoule de suite. Au démoulage, on obtient le caractère en relief et à l’envers [6], et on en moule ainsi de grandes quantités. Il faut répéter cette opération pour chacune des lettres minuscules, pour chacune des lettres capitales, pour chacun des signes de ponctuation, pour chacun des chifres. Chaque caractère fait donc l’objet d’un bloc de plomb indépendant qu’on appelle un « type » D [6]. Plus tard, on réalisera cette suite d’opérations : • par caractère (exemple : le garamond, le bodoni…) ; • par corps (c’est-à-dire par taille) : corps 6, 8, 10, 12, 16, 24… • par attribut : maigre, maigre italique, gras, gras italique… À vrai dire, on ne sait pas exactement comment étaient constitués les premiers moules de fonte au xve siècle et quelle allure avaient les types. Le moule et les types avec masselotte, représentés en fig. 90, datent du xviie siècle. Mais on a trouvé dans la Saône, à Lyon, peu après 1870, des caractères gothiques du xve siècle. Ces types possèdent à peu près tous un biseau de pied et un talon, ce qui permettait, par limage, de régler la « hauteur en papier » [fig. 94 à 96], et certains d’entre eux sont percés d’un trou rond ou d’une fente exécutés individuellement après moulage, fournissant la preuve qu’au xve siècle on les maintenait par une tige pour former les lignes.
1. La fonte des types Ces deux pièces métalliques, qui coulissent, permettent de régler la largeur des types en fonction de la largeur des lettres : un m est plus large qu’un i. La coque en bois permet de tenir le moule sans se brûler les doigts.
On verse le plomb par cet orifice à l’aide d’une cuillère.
L’arçon permet le verrouillage/ déverrouillage du système. La matrice, qui porte l’empreinte du caractère en creux, se trouve dans le fond. Voir le dessin [5], page de gauche.
La masselotte détachée est jetée dans le plomb en fusion, dans le creuset.
[5]
Fig. 91. Sur cette gravure sur bois de Jost Amman, 1574, on voit le fondeur de caractères auprès du creuset contenant le plomb en fusion. Il travaille assis. De sa main gauche, il tient le moule de fonte et, de sa main droite, il verse à la cuillère le plomb dans l’ouverture située dans la partie supérieure du moule. Les types sont donc moulés verticalement, la matrice contenant l’empreinte en creux du caractère se trouvant en bas. On fondait un même caractère en un certain nombre d’exemplaires, puis on passait à la fonte d’un autre caractère. Au temps de Gutenberg, la production devait être d’un type par minute, soit 600 types par jour. Au xviie siècle, un bon fondeur réalisait quatre types par minute.
Masselotte
✄ Type [6] sortant du moule avec sa masselotte qui sera de suite coupée.
Ce cran sert à déterminer, au doigt, le sens de la lettre.
Type
Fig. 90. Moule manuel de fonte de caractères et « types » avec leurs masselottes de fonderie.
[6]
Gravure de la lettre
[Le moule reproduit ci-dessus appartient à Adrian Frutiger.]
Fig. 94.
Fig. 92.
Types déplacés. Fig. 92 : avec trou rond, fig. 93 : avec trou rectangulaire. Il s’agit d’empreintes insolites que l’on découvre sur certains incunables et qui ont été proFig. 93. duites de la façon suivante : à la suite d’un incident technique, un type s’est trouvé posé à plat sur une page de caractères en cours d’impression ; le pressier ne s’en est pas rendu compte de suite, si bien que quelques feuilles ont été imprimées et portent l’empreinte de la face latérale du type. [Marius Audin, Somme typo-
Fig. 95.
graphique, tome I, page 145, et Maurice Audin, Histoire de l’imprimerie, page 105.]
Fig. 94. Un type lyonnais du xve siècle ; on se rend compte de la qualité toute relative du moulage. Fig. 95 : type lyonnais percé d’un trou rond. Fig. 96 : type lyonnais percé d’un trou rectangulaire. [Musée de l’Imprimerie de Lyon.]
Fig. 96.
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Première pause: la technique typographique
Fig. 97. Imprimerie. Atelier de composition typograhique. «À gauche, le compositeur dispose les types qui se trouvent dans les cassetins de la casse dans le composteur qu’il tient dans la main gauche. Il regarde le manuscrit qui est fixé devant lui. Au centre, un autre compositeur transporte la ligne justifiée de son composteur dans la galée. À droite, un autre personnage, après avoir imposé deux pages in-folio dans le châssis, les taque avec le taquoir qu’il tient de la main gauche, pour abaisser toutes les lettres également. » [L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, milieu du xviiie siècle.]
2. La composition des textes Fig. 98. Composteur actuel. C’est dans ce petit appareil, que l’on tient de la main gauche (fig. 97 et 103), que l’on compose les lignes, caractère par caractère. [Photo H.H. / les mille univers, Bourges.]
Fig. 99. Casse. Les caractères d’une même police typographique étaient toujours rangés aux mêmes endroits, dans des petits casiers appelés cassetins. Les bas de casse, ou lettres minuscules, doivent leur nom du fait d’être rangés en bas de la casse. [Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.]
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Fig. 100. Une casse de nos jours. Le principe reste le même, l’organisation des cassetins a varié d’une époque à une autre, d’un pays à un autre, d’une langue à une autre (caractères latins, grecs, hébraïques…). [Photo H.H./les mille univers, Bourges.]
Fig. 101. Les lignes de texte composées sont mises en attente et liées provisoirement avec une ficelle. [Photo H.H./ les mille univers, Bourges.]
Fig. 102. Forme imprimante. Composition plomb enserrée dans son châssis. La mise en page est réalisée sur le marbre, les divers éléments de texte et d’illustrations sont ajustés puis bloqués dans ces cadres métalliques [fig. 104 et 105]. Le titre de cette couverture est ici : « Une HistoirE en typographiE ». [Photo H.H./les mille univers, Bourges.]
Fig. 103 et 104. À gauche, composition typographique dans le composteur. À droite, imposition des pages dans les formes. Vers 1950.
Fig. 105. En premier plan : imposition des pages dans les formes. Vers 1950.
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Première pause: la technique typographique 3. L’impression
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▼ 3
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feuille de papier
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Fig. 107. Schéma d’une presse à deux coups. [Illustration extraite de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.]
La presse à platine à deux coups 1 2 3 4 5
Vis sans fin. Platine, qui vient presser le tympan. Forme contenant la composition en plomb. Tympan qui supporte la feuille de papier. Frisquette qui protège les marges de la feuille de papier d’éventuelles macules d’encre. 6 Levier (actionné horizontalement) permettant de descendre puis de remonter la platine.
Fig. 106. Musée de l’Imprimerie de Lyon : reconstitution de la presse à deux coups du xve siècle.
L’impression en deux coups
premier coup
second coup
Impression du recto
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second coup
Impression du verso Fig. 108.
1. On appelle incunables (du latin incunabulum, berceau) les livres réalisés en typographie jusqu’à la fin de l’année 1500.
premier coup
Fig. 108. Tant que les presses ont été construites en bois, la pression exercée par la platine n’était pas sujsante pour imprimer la totalité de la surface de la forme en un seul coup. On l’imprimait donc en deux temps: dans le premier, on positionnait la première moitié de la forme sous la platine, on pressait, on relevait la platine; puis on avançait encore la forme pour positionner sa seconde moitié sous la platine, on pressait à nouveau, on relevait la platine, reculait complètement la forme, relevait le tympan puis la frisquette, retirait la feuille imprimée, encrait à nouveau la composition, mettait une nouvelle feuille en place, refermait la frisquette et le tympan, et ainsi de suite pendant dix à douze heures par jour. Dans les premiers temps de la typographie, on devait imprimer de l’ordre de 1000 pages par jour et par presse, avec deux techniciens: l’encreur et le pressier, c’est-à-dire que la cadence était de 80 à 100 pages par heure (pauses-cafénon comprises!). Illustration extraite de La Science pratique de l’imprimerie, Martin Dominique Fertel, Saint-Omer, 1723. Bibliothèque de l’auteur.]
Une fois assemblés dans le format de la surface à imprimer – ce qui constitue la « forme » [fig. 97, 102, 104 et 105] – les types se retrouvent tous sur le même plan horizontal (ils ont tous la même « hauteur en papier »). Ils sont alors encrés et déposent leur empreinte sur la feuille de papier, ou le vélin, par la pression verticale de haut en bas exercée par la platine. Le travail d’impression achevé, la forme est démontée et les types, après avoir été nettoyés, sont distribués dans les cassetins (petits compartiments, chacun correspondant à un caractère donné) [fig. 99, 100 et 103] de la casse [fig. 99, 100 et 103 également] pour être disponibles lors de la prochaine composition. Mais les types ne sont pas éternels. Ils finissent par s’user – et cette usure sera précieuse par la suite pour dater la chronologie de fabrication d’incunablesB réalisés avec les mêmes caractères. Dans les tout débuts de l’imprimerie typographique, les caractères s’usaient d’autant plus vite que le mélange métallique dont ils étaient constitués n’était pas encore au point, il était trop mou. Le « plomb typographique » constitué d’un certain dosage de plomb, d’étain et d’antimoine, mettra quelque temps à se trouver, empiriquement. C’est l’antimoine qui apporte la dureté à l’alliage.
Fig. 110. Imprimerie. L’atelier d’impression. «À gauche, un compagnon imprimeur positionne une feuille de papier blanc sur le tympan de la presse. À ses côtés, un autre ouvrier encre la forme. Ensuite, le premier rabat la frisquette sur le tympan et celui-ci sur la forme. Ensuite, saisissant de la main droite le manche du barreau et de sa gauche la manivelle, il fait glisser le train de la presse sous la platine qui foule le tympan et par conséquent la feuille sur la forme, il imprime de cette manière la première moitié de forme, c’est là le premier coup; ensuite, ayant lâché le barreau, il continue de tourner la manivelle pour faire glisser le train de la presse jusqu’à la seconde moitié sous la platine, c’est le second coup, et la feuille est imprimée. À droite, l’ouvrier tire le barreau pour imprimer le premier coup. Il tient le manche du barreau de la main droite le bras tendu, le corps penché en arrière. Pour être encore plus en force, il étend la jambe droite en avant, le pié étant posé sur le plan incliné qui est en dessous de la presse, pour qu’il y trouve un appui solide. On nomme ce plan incliné marche-pié.» [Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris, milieu du xviiie siècle.] Nous sommes, là, déjà trois siècles après Gutenberg.
Fig. 111. Gravure sur bois extraite de La Grant Danse macabre des hommes, imprimée en 1499 à Lyon par Mathieu Husz. La présence de la mort, tout au long des métiers décrits dans l’ouvrage, rappelle simplement la précarité de la vie. C’est la gravure d’un atelier d’imprimerie la plus ancienne qui nous est parvenue.
Fig. 112. Sur cette gravure représentant une imprimerie du début du xvie siècle, on distingue, à droite, la composition typographique et, au centre, la presse à vis, avec au premier plan le pressier et, derrière lui, l’encreur qui tient dans ses mains les deux balles (boules de crin enveloppées d’un linge) qui servent à remettre un peu d’encre sur les caractères de la forme pour l’impression de chaque feuille nouvelle. Cette configuration restera sensiblement la même jusque dans le courant du xixe siècle, avec l’invention de la machine à vapeur et les débuts de l’industrialisation.
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Ici se termine la première pause, consacrée à la technique typographique.
La Bible à 42 lignes
Fig. 113. Bible à 42 lignes, dite «Bible de Gutenberg», Mayence, 1452-1454. Elle se compose de deux grands volumes in-folio. [Gutenberg Museum, Mayence, Inv. 130.]
1449
ans le courant de l’année 1449, Johann Gutenberg intéresse à ses travaux un certain Johann Fust, un riche bourgeois de Mayence de sa génération. Sans doute, homme de transition dans une époque de transition, ce bourgeois est-il représentatif du capitalisme naissant qui préfère investir, risquer et payer de sa personne, au lieu de se contenter de toucher les rentes du placement de son argent. En tout cas, l’inventeur a su le passionner et le convaincre. Mais Fust n’a pas de liquidités tout en étant riche, car à cette époque la fortune demeurait essentiellement immobilière. Ce qui fait que l’argent qu’il prêtera à Gutenberg, il l’aura emprunté au préalable.
D
Dans les derniers mois de 1449 ou les premiers de 1450, Gutenberg lui emprunte 800 gulden « ou environ », la somme est importante. C’est pour la réalisation de « l’œuvre des livres » (das Werk der Bücher) et celle des outils (cet outillage devait servir à Fust de gage pour le prêt). Avec cet argent, on a d’abord dû fabriquer les presses, ainsi que tout l’appareil typographique en plomb de la Bible à 42 lignes, qui n’est plus le DKtype mais un caractère déjà plus rajné et un peu plus petit, ce qui permet d’obtenir davantage de lignes par colonne : de 36 on passe à 42, autrement dit on gagne 6 lignes de texte par colonne, soit 12 lignes par page. Deux ans plus tard, il lui emprunte à nouveau 800 gulden pour «finir l’œuvre », couvrir les frais d’entretien, les salaires du personnel, le loyer, le parchemin, le papier, l’encre, etc. En somme, l’opération est bien entrée dans sa phase productive. Trois personnes se trouvaient à la tête de cette révolutionnaire entreprise de réalisation de livres. D’abord Gutenberg, bien sûr, l’ingénieur technicien inventeur. Ensuite, ce Johann Fust, le financier de l’entreprise; c’est un homme cultivé, rajné, qui aime cette activité livresque. Enfin, un homme plus jeune, de la génération suivante, Peter Schöfer. Ce dernier a vu le jour dans le village de Gernsheim, sur le
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Fig. 114. Le colophon calligraphié par Peter Schöffer à la fin de la copie qu’il a faite de l’Organon d’Aristote. On lit : « Ici se terminent tous les livres de la Logique, tant ancienne que nouvelle, achevés par moi Petrus de Gernsheyn alias de Mayence, année 1449, dans la très glorieuse université de Paris. »
Fig. 115. Gutenberg entouré de Johann Fust et du jeune Peter Schöfer. [Tableau de Corneille Seghers (1814-1866), Gutenberg in zune Drukkerij. Musée Plantin-Moretus, Anvers.]
Rhin, vers 1425, et a été élevé dans la famille Fust comme un fils de la famille. En 1444-1448, il est étudiant à l’université d’Erfurt et en 1449 il étudie à la Sorbonne à Paris. On a longtemps conservé le manuscrit qu’il recopia cette année-là, l’Organon d’Aristote contenant l’ancienne et la nouvelle Logique. Ce manuscrit disparut dans l’incendie de la bibliothèque de Strasbourg, entre le 24 et le 27 août 1870, quand les troupes du général Werder bombardèrent la ville assiégée. Il subsiste une reproduction du colophon (ancêtre de l’« achevé d’imprimer », mention indiquant le nom de l’imprimeur, la date, le lieu d’impression et éventuellement d’autres indications) de ce manuscrit, exécutée sur cuivre au xviiie siècle [fig. 114 ci-dessus]. Peter Schöfer épousa la fille de Johann Fust, Christina, sans doute après la mort de celui-ci qui survint en 1466, deux ans avant celle de Gutenberg. La Bible à 42 lignes se présente sous la forme de deux grands volumes in-folio comprenant respectivement 324 et 319 feuillets, soit 1 286 pages en tout. Le tirage total est estimé de 180 à 200 exemplaires, dont 50 sur vélin et les autres sur papier. Aujourd’hui, de par le monde, il en subsiste 37 exemplaires sur papier et 12 sur vélin. L’œuvre est colossale. Elle comprend 2 564 colonnes, chacune d’environ 1 310 caractères, soit un total de plus de 3 350 000 caractères. L’appareil alphabétique comporte 53 capitales et 246 minuscules ou signes autres. Les lettres sont parfaitement imprimées avec une encre brillante et bien noire. On estime que son impression aura duré environ trois ans, qu’elle aura nécessité la présence conjointe de quatre presses, tandis que six compositeursB et une douzaine de pressiers auront travaillé dans l’atelier. Ce chef-d’œuvre reproduit au plus près le rendu du livre manuscrit de l’époque. Pour ce faire, outre les caractères reproduisant les ligatures et les abréviations que nous allons maintenant voir, les lettrines et les enluminures étaient laissées en blanc pour être réalisées ensuite manuellement par des enlumineurs de métier, en fonction des désirs de chaque acheteur et de l’argent qu’il voulait y mettre.
Fig. 116. Gutenberg, Fust et Schöfer. [Reproduction en « filets typographiques » par Monpied, Paris, 1849.]
1452 1. D’abord deux, puis quatre assez vite, et enfin six.
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La Bible à 42 lignes
Fig. 117. Recensement des 299 caractères utilisés dans la B 42 : capitales, minuscules, ligatures, abréviations et signes d’usage. [D’après Gottfried Zedler, dans Die älteste Gutenbergtype, Mayence, 1902.]
Fig. 118. Comparaison, taille réelle, du DK-type (en haut) et des caractères de la B 42 (en bas). Les initiales en couleur étaient rajoutées à la main après impression, comme on le faisait pour les livres manuscrits. [Dans Gutenberg, Guy Bechtel, page 396.]
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Fig. 119. Johann Gutenberg dans son atelier. [Similigravure d’après une estampe en héliogravure, gravée par Auguste Ledoux , Paris, vers 1850.]
Lettres normales :
Lettres de liaison diminuées à gauche :
Lettres de liaison pointues en haut :
Formes variées d’une même lettre :
r
s
v
x
y
Ligatures :
ba bu da pe si st ss sum Lettres en forme de potence :
f
f s ss
Lettres indiquant une abréviation qui la suit (par exemple, le trait horizontal abrège un m ou un n) :
Abréviations et notes tironiennes B encore en usage au xve s. :
que cum et Fig. 120. Bible à 42 lignes. La complexité de la composition typographique de cet ouvrage est un tour de force. L’utilisation des ligatures, abréviations, lettres diminuées à gauche, lettres pointues en haut, etc., avait comme but d’obtenir une justification convenable du texte à droite, sans jouer sur la modulation des blancs entre les mots. En fait, il s’agissait de s’approcher au mieux du rendu calligraphique des livres manuscrits de l’époque.
us
notes tironiennes
Fig. 121. Les diférents groupes du système typographique mis en œuvre dans la Bible à 42 lignes. Quelques exemples. [D’après Aloys Ruppel, Die Technik Gutenbergs und ihre Vorstufen, 1961.] 1. Les notes tironiennes sont des signes qui font penser à ceux de notre sténographie. Ils ont été inventés par Tiron, qui fut esclave afranchi et secrétaire de Cicéron, orateur latin au Ier siècle avant notre ère.
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La Bible à 42 lignes La B 42 ne porte donc aucune date et aucune signature. En ce qui concerne la date de l’achèvement de l’impression, on s’est longtemps basé sur les précieuses mentions manuscrites, en latin, qu’un enlumineur a écrites à la fin de chacun des deux volumes de l’exemplaire papier possédé par la Bibliothèque nationale de France. L’enlumineur, en efet, nous apprend qu’il s’appelle Heinrich Cremer, qu’il est vicaire de la collégiale de Saint-Étienne de Mayence, qu’il a achevé de rubriquer et de relier le premier volume de la Bible en la fête de saint Barthélemy de l’année 1456, c’est-à-dire le 24 août, et le second volume le jour de l’Assomption, c’est-à-dire le 15 août de la même année. Étant donné que cette opération est longue et demande des mois de travail, on s’accordait pour dater la fin de l’impression de l’ouvrage « au milieu de l’année 1455 ou à peu près ».
Fig. 122. Souscription de Heinrich Cremer, à la fin du second volume de la Bible à 42 lignes possédée par la Bibliothèque nationale de France, et datée du 15 août 1456.
1. Erich Meuthen, « Ein neues frühes Quellezeugnis (zu Oktober 1454) für den ältesten Bibeldruck », dans Gutenberg Jahrbuch, 1982, p. 108-118.
2. Guy Bechtel, Gutenberg, p. 432.
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Mais, en 1982, un historien allemand mentionne un documentB déjà signalé au xixe siècle (mais on n’y fit alors guère attention) : il s’agit d’une lettre qu’Enea Silvio Piccolomini, évêque de Sienne et futur pape Pie II, a écrite au cardinal espagnol Juan de Carvajal, légat papal en Allemagne et en Hongrie. Piccolomini l’informe que, de passage à Francfort en octobre 1454, il a lui-même vu, avec grand étonnement, des cahiers d’une Bible mise à la vente publique. Il ajoute que plusieurs témoins lui ont confirmé que « 158 exemplaires étaient achevés, mais que d’autres disaient 180 ». Il précise que «la qualité d’écriture est très nette et très correcte, nulle part fautive, et qu’on peut lire sans peine et sans lunettes». Il regrette cependant de ne pas en avoir acheté un exemplaire. Le reste de la lettre ne fait aucun doute sur l’identification de la B 42. Autrement dit, si celle-ci était en vente en octobre 1454 (soit un à deux ans avant ce que l’on pensait), la fin de l’impression a eu lieu en septembre au plus tard. À la suite de quoi, des calculs tenant compte de paramètres techniques de faisabilité permettent d’établir que le début de l’impression a dû commencer fin 1451, ou plus sûrement début 1452. « La Bible à 42 lignes est une somme de diversités, voire d’irrégularités, d’exceptions, d’anomalies, de contradictions, parfois même d’étrangetés de fabrication. Cela tient sans doute au fait que, même si elle s’eforça d’utiliser division du travail et rationalisation technique, même si à certains égards elle annonça l’industrialisation du livre, elle fut produite au jour le jour, encore artisanalement, par des gens qui devaient résoudre des problèmes entièrement nouveaux. Leur travail montre des hésitations, des repentirs, quelquefois des à-peu-près. Aussi, quelque partie ou élément de cette Bible souvent décrite comme parfaite qu’on veuille étudier, on n’en peut fournir une description univoque. Ce qui fit problème à l’époque de son impression, demeure souvent question pour nous C.»
La séparation de Fust et Gutenberg
2 1
3 4
Fig. 123. Frontispice d’un ouvrage sur l’art typographique daté de 1639. Au centre, les portraits de Gutenberg et de Fust. En haut, l’archevêque de Mayence d’alors, Anselme Casimir. En bas, on distingue : 1 et 2 = presses d’imprimerie avec chacune ses deux servants; 3 = deux correcteurs assis à leur table ; 4 = deux compositeurs devant leur casse.
in 1454 ou début 1455, les exemplaires de la B42 étant à peine écoulés, rien ne va plus entre les deux associés : Fust attaque Gutenberg en justice, il lui réclame le remboursement de ses prêts. Le procès a lieu en 1455 ; plusieurs pièces d’archives sont malheureusement perdues, dont la sentence datée du 6 novembre 1455. Au long des siècles, on en aura écrit des choses sur ce sujet : Fust aurait été une fripouille et aurait profité d’un Gutenberg sans défense (!). Aujourd’hui, on pense plutôt que, dans cette afaire, il n’y a pas eu de voleur et pas de volé, mais que le fond de la discorde repose sur une impossibilité coexistentielle entre deux fortes personnalités, et dont le catalyseur est assurément une déconvenue financière. En efet, si tous les exemplaires de la B42 se sont vendus rapidement et ont apporté beaucoup d’argent, quand on a fait les comptes: les entrées étaient inférieures aux dépenses. C’est du moins l’opinion générale, mais toujours sans preuve.
F
1455
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La séparation de Fust et Gutenberg Fig. 124. Psautier de Mayence, édité par Fust et Schöfer en 1457. La lettre B initiale est gravée sur métal. Taille réduite. [Bibliothèque nationale de France.]
Ce psautier a été imprimé en trichromie : noir + rouge + bleu, en un seul passage machine. Pour ce faire, on retirait les éléments devant être imprimés en rouge et en bleu, on encrait la composition restante en noir, puis on remettait en place les autres éléments et les encrait respectivement et délicatement en rouge et en bleu, enfin on imprimait la page en un seul passage. Dans l’histoire de l’imprimerie on n’a jamais fait plus compliqué : ce fut d’ailleurs la seule expérience de ce genre. S’il est juste de s’émerveiller devant cette recherche dominée par la passion du beau, on mesure aussi la mégalomanie de Johann Fust, épris de sublime, épris de chefs-d’œuvre à un prix inabordable. On mesure également la distance qui séparait Fust de Gutenberg en ce qui concerne la finalité de l’imprimerie typographique. [Gutenberg Museum, Mayence.]
Fust est un esthète, un bourgeois aisé et rajné, et un perfectionniste. C’est sans doute lui qui a voulu cette réalisation graphiquement si élaborée de la B42 et souhaité son impression en deux couleurs (le noir du texte, plus un vermillon pour la rubrication des lettres initiales) qui a bien été commencée sur les premiers feuillets des tout premiers exemplaires, mais qu’on a dû rapidement abandonner (raison technique ? raison financière ?). Pour Fust, le but de l’invention c’est de réaliser de superbes ouvrages à la façon des livres manuscrits enluminés que l’on produisait de son temps et qui se vendaient fort chers: on n’inventait rien, on se contentait de reproduire avec cette nouvelle technique ce qui existait au préalable ; c’est une vision « passéiste». En efet, à la suite de sa séparation avec Gutenberg, Fust crée une nouvelle imprimerie avec Peter Schöfer, son futur gendre, et ce qui confirme son état d’esprit quelque peu mégalomane, c’est que le premier grand ouvrage qu’ils produisent (le fameux Psautier de Mayence, terminé le 14 août 1457, soit deux ans seulement après la séparation) est une œuvre encore plus somptueuse que la B42, qui a demandé un travail considérable, et qui, à nouveau, ne boucle pas financièrement. Ce n’est qu’ensuite qu’ils produiront des ouvrages moins luxueux, mais qui resteront toujours de bonne tenue. Mais pour le moment, Johann Fust a emprunté des sommes considérables pour « l’œuvre des livres » avec Gutenberg et il a des obligations de remboursement. Gutenberg, nous l’avons vu, n’était pas d’un caractère facile, loin de là. C’est un pratique, un technicien, un chercheur passionné par son art en métallurgie. Pour réaliser ce qu’il imagine, il faut beaucoup d’argent. Il a d’abord dépensé sa fortune personnelle et conservé de quoi vivre simplement. Il a emprunté de l’argent et a fait des associations de travail, à Strasbourg puis à Mayence, dans les règles d’alors, en toute légalité. Certains projets, c’est vrai, ont mal tourné. Tant qu’il a pu rembourser ses dettes, il l’a fait. Dans quelques cas, c’est vrai également, il n’a pas tenu (ou pu tenir) ses engagements et a vraiment mis en grande dijculté les personnes qui s’étaient portées caution de ses emprunts… Ce qui l’intéresse, c’est le principe même de la multiplication de textes en grandes quantités et à bon marché. Le fonctionnel passe avant le luxueux. Ce qui l’intéresse, c’est que son système trouve sa place et fonctionne.
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Pour Gutenberg, l’impression des indulgences de 1454 et celles de 1455 (voir pages suivantes), qui, avant d’être imprimées, ont dû (comme bien d’autres petits documents auparavant) être reproduites à la main des milliers de fois dans la chrétienté, illustre l’exemple parfait de la finalité de son invention, qui est avant tout utilitaire, rapide et évite bien de la peine. La beauté du dessin des caractères, celle des mises en pages et des «mises en livres » ne sont pas sa première préoccupation. Il ne s’adresse pas, comme Fust, aux esthètes. On peut dire que sa vision est « moderne » dans le sens où elle apporte quelque chose qui n’existait pas alors, qu’elle ouvre vers le futur et qu’on retrouvera, par exemple, au xixe siècle dans la presse à grands tirages. Après l’élan de sympathie réciproque de leur rencontre, c’est pendant les quelques années qu’auront duré la préparation technique puis l’impression de la B42, que les divergences de caractères et de finalité du travail, entre les deux personnages, se manifesteront. Un idéaliste artiste d’un côté qui a apporté l’argent, et un inventeur pratique de l’autre qui doit finalement se soumettre. L’échec financier, comme toujours, fera crever l’abcès. Ce que nous disent les pièces du procès qui nous sont parvenues, c’est que ni les arguments de Fust ni ceux de Gutenberg n’étaient juridiquement entièrement recevables. On a donc trouvé un compromis. Ils se séparent, mais Gutenberg peut continuer à faire fonctionner une imprimerie réduite: il a conservé le caractère du DK-type, dont il se servira encore des années, et on a dû lui laisser au moins une presse B. Fust, de son côté, crée donc une nouvelle imprimerie et s’associe avec Peter Schöfer. Ils héritent du caractère de la B42. Le jeune Schöffer s’est lancé avec l’enthousiasme de ses 25-30 ans dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une « nouvelle technologie », et c’en était bien une. Pour lui, comme pour tous ceux qui ont travaillé avec Gutenberg, l’imprimerie n’a plus de secret: chacun est capable d’en monter une (et c’est d’ailleurs ce qui se passera bientôt, après 1462, quand les typographes de Mayence se disperseront à travers l’Europe). Peter Schöfer est d’autant plus à son aise dans cette nouvelle imprimerie, où il est chez lui, qu’il a déjà dû jouer un rôle non négligeable dans diférentes mises au point techniques du temps de la B42, et cela dès son retour de la Sorbonne ; ce devait être un jeune homme particulièrement astucieux et inventif, qui a pu s’exprimer avec d’autant plus de liberté qu’il était lié ou apparenté à la famille Fust. On pense, par exemple, que c’est lui qui aurait finalisé le moule manuel à fondre les caractères. Sans être calligraphe de métier, il était doué pour dessiner de belles lettres : on s’en rend bien compte avec son colophon du manuscrit d’Aristote [fig. 114], si bien qu’il n’est pas impossible qu’il ait lui-même dessiné les caractères de la B42 et ceux qu’il utilisera par la suite, comme les deux polices de caractères du Psautier de Mayence (Psalterium romanum cum cantinis, hymnis) [fig. 125] dont tous les exemplaires ont été imprimés sur vélin.
1. Alors que son premier emprunt de 800 florins, à Fust, était gagé sur le matériel.
1457
Fig. 125. Un des deux caractères typographiques du Psautier de Mayence, réalisé par Fust et Schöfer en 1457. Vous remarquerez la précision du dessin des lettres et les progrès réalisés dans le moulage des types.
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Les Indulgences de 1454 et de 1455
Fig. 126. Indulgence à 31 lignes (I31), avec extrémité droite non alignée. Gutenberg, 1454? Taille réelle. Hauteur des lignes: 96 mm. Le caractère typographique est d’un modèle encore jamais vu en imprimerie. Il n’appartient plus à la famille de la gothique Textura comme le DK-type ou le caractère de la B 42, qui utilisent de gros modules noirs et anguleux, mais relèvent de la « bâtarde de gothique », une écriture beaucoup plus petite à l’imitation de la cursive qu’on trouvait alors dans les documents manuscrits courants (lettres, actes notariés, etc.). Par contre, nous retrouvons ici le DK-type, celui utilisé dans le Calendrier turc en 1454, dans les caractères de titres. Quant aux lettrines, elles ne sont ni de bois, ni en métal coulé comme les types de plomb, mais paraissent gravées sur de petits clichés, ce qui est nouveau. Ces lettrines sont au nombre de trois par indulgence: un U (commençant le mot Universis) et deux M (commençant le mot Misereatur). Mais la I31 utilise un V (Vniversis).
’impression des Indulgences [fig. 126 et 127] illustre parfaitement bien la raison d’être que Gutenberg se faisait de l’imprimerie typographique. En voici le contexte. À cette époque, les Turcs menaçaient le flanc sud-est de l’Europe. Avant même la chute de Constantinople en 1453, le danger montait. Dès 1451, le pape Nicolas V avait proclamé une indulgence plénière, valable pour trois années (du 1er mai 1452 au 30 avril 1455) pour tous ceux qui concourraient financièrement à la défense de l’île de Chypre, menacée par l’envahisseur. En fait il s’agissait de remettre les péchés en échange d’un don d’argent. Dans le diocèse de Mayence, comme partout ailleurs, les prêtres vendaient des billets manuscrits qu’on appelle par facilité indulgences, mais dont la vraie dénomination était confessionalia, c’est-à-dire « billets de confession ». Deux formules figurent sur le document : une pour les bien portants et l’autre pour ceux qui se trouvaient à l’article de la mort. Un tel texte était nécessairement long. Pour copier des milliers d’indulgences, il fallait aux copistes des centaines d’heures, d’autant que la demande était forte en ces temps d’insécurité. On laissait simplement des espaces blancs pour ajouter, le moment venu, le nom du bénéficiaire de l’indulgence et la date.
L
Fig. 127. Le pape Nicolas V (1398-1455).
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Fig. 128. Indulgence à 30 lignes (I30), avec extrémité droite alignée. Fust et Schöfer, 1455? Taille réelle. Hauteur des lignes: 90 mm. La bâtarde de gothique est nouvelle. Elle se distingue de la précédente par plus d’élégance, plus de rondeur; elle est utilisée plus habilement. La composition est plus soignée, presque au carré. Le caractère des titres est celui utilisé dans la B42. Les lettrines sont également des clichés.
Puis un jour, à l’archevêché de Mayence sans doute, au début de 1454, on pensa à utiliser ce nouveau procédé qui permettait de reproduire un texte «très lisiblement et très correctement», rapidement, en grandes quantités, et dont on commençait à parler. L’invention de Gutenberg allait rendre d’immenses services dans ce genre de tâches répétitives, sans intérêt pour le copiste, et qui ne demandaient aucune qualité esthétique particulière.
Fig. 128 bis. Johann Gutenberg.
On est bien incapable de savoir si les deux modèles d’Indulgences ont été réalisés par Gutenberg seul ou par Fust seul, après leur séparation, ou bien ensemble avant leur séparation, ou bien encore si Gutenberg a fait la I 31 et Fust la I30 après leur séparation. Elles sont toutes imprimées sur vélin. À ce jour, cinquante indulgences mayençaises imprimées en 1454-1455 ont été retrouvées, dont quarante et une du type I 31 et seulement neuf du type I 30.
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Les principales publications attribuées à Gutenberg
Fig. 129. Portrait présumé de Gutenberg, gravé au burin, dans l’ouvrage d’André Thevet, les Vrais pourtraicts des hommes illustres, grecs, latins et payens, Paris, 1584. On ne veut pas de mal au graveur, mais on ne portait pas la barbe à la cour de l’archevêque de Mayence, le bonnet est à la mode polonaise ; quant à la matrice tenue dans la main gauche, le graveur ne connaît manifestement pas le sujet ! Sans doute sont-ce là les raisons de l’air ahuri de ce soi-disant Gutenberg.
Fig. 130. Le colophon de la première édition du Catholicon (œuvre collective écrite en 1286, mais dite du dominicain génois Johannes Balbus de Janua), sans mentionner le nom de l’imprimeur, rend grâce à Dieu d’avoir choisi l’Allemagne pour révéler l’art typographique, et indique que l’ouvrage a été imprimé à Mayence en 1460, date qui est remise en question : l’ouvrage semble avoir été volontairement antidaté de 7 à 8 ans. Pourquoi ? Peut-être parce qu’un accord passé entre Gutenberg et l’archevêché de Mayence interdisait d’utiliser les caractères de Gutenberg en dehors de Mayence. Il fallait donc dater les ouvrages d’avant cet accord. C’est, du moins, la thèse la plus admise de nos jours. [Bibliothèque nationale de France.]
G
utenberg continua à produire des petites publications populaires, qui durent lui rapporter de quoi vivre et payer ses employés, et d’autres plus importantes comme : • Un petit imprimé, calendrier pseudo-médical où l’astrologie a bonne place. On le nomme Calendrier des saignées (Aderlasskalender) ou encore Calendrier des purges (Laxierkalendar), car il indique les jours les plus favorables pour pratiquer ces opérations pour l’année 1457. Il a dû être imprimé quelque temps avant la fin de 1456. Le caractère utilisé est le premier état du DK-type, à peine amélioré. [Bibliothèque nationale de France.]
• Dans le deuxième état du DK-type, sont imprimées en 1456 une version latine (Bulla contra Turcos) et une version allemande (Die bulla widder die Turcken) d’un appel du pape Calixte III à participer, au moins financièrement, à la croisade pour résister à l’invasion turque. Ouvrage de 14 feuillets au format 140 x 210 mm. [Coll. Scheide et Staatsbibliothek de Berlin.]
• Dans le deuxième état du DK-type encore, un autre livret de dix feuillets, qu’on date aussi de 1457, Provinciale romanum, indiquant la liste des provinces ecclésiastiques situées dans le monde entier. Il a été découvert à Kiev en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale. [Bibliothèque de l’Académie des sciences de Kiev.] • Dans le troisième état du DK-type, qui fait son apparition vers 1458, le Calendrier astronomique [fig. 84], dont nous avons déjà parlé. • Un certain nombre de Donats, à 27 [fig. 83], 28, 29 ou 30 lignes à la page, parurent à peu près à la même époque, sans que l’on puisse les situer dans le temps les uns par rapport aux autres.
vers 1460
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• Et bien entendu, la Bible à 36 lignes [fig. 85] dont nous avons également déjà parlé, que l’on date entre 1459 et 1461. Deux arguments plaident en faveur de la paternité de Gutenberg : d’une part sa composition typographique, réalisée dans le troisième et
dernier état du DK-type, qui est ici largement perfectionné, refondu et avec de nombreuses ligatures nouvelles, et, d’autre part, l’encre utilisée dont l’analyse du cyclotron du campus de Davis (Californie), sans prouver qu’elle était identique à celle utilisée pour la B42, a démontré qu’elle lui ressemblait beaucoup. On pense que cette Bible fut imprimée, non pas à Mayence, mais à Bamberg, car les dix sortes de papier utilisées étaient toutes fréquentes dans cette ville, alors que la plupart d’entre elles étaient inconnues à Mayence. Nombre des exemplaires connus ont possédé des reliures d’époque réalisées à Bamberg et ont appartenu à des monastères situés dans les environs de cette ville. Il est également possible que le prince-évêque de Bamberg, Georg von Schaumburg, nommé en 1458, envieux des réalisations de Mayence, ait invité Gutenberg à venir dans sa ville réaliser une édition privée de la Bible, dont il aurait assuré le financement et acheté la quasi-totalité des exemplaires. La fabrication a pu avoir lieu chez Albrecht Pfister, secrétaire du prince-évêque, aidé de compagnons de Gutenberg bien rodés au métier. Celui-ci, qui a passé la soixantaine, est peut-être venu superviser l’opération sur place, mais s’est-il peut-être aussi contenté de fournir matériel, conseils et personnel qualifié. • On cite encore le Catholicon [fig. 130], un gros in-folio de 746 pages à 66 lignes chacune, comme ayant été réalisé par ou avec Gutenberg. C’est une sorte de grande encyclopédie latine, contenant à la fois un dictionnaire et une grammaire. Sa première rédaction (manuscrite) date de 1286. Ce Catholicon a eu trois éditions réalisées sur trois presses diférentes, toutes datées « des années 1460B », et sans mention de lieu d’impression. Ont-elles été réalisées à la suite l’une de l’autre, dans un laps de temps assez court entre chacune d’elles, mais bien plus tard ? Ce n’est pas impossible quand on sait maintenant que deux des trois papiers utilisés n’étaient pas fabriqués avant 1468, et qu’il n’aurait pas été réaliste de conserver pendant près de dix ans les formes des 746 pages, représentant sept tonnes de plomb. On parle également du «groupe du Catholicon» qui contient quatre ouvrages supplémentaires. Ces cinq ouvrages ont en commun d’être réalisés avec un caractère fruste, dérivé de celui de l’Indulgence à 31 lignes, attribué généralement à Gutenberg. Sans doute, ces éditions ont-elles été la réalisation, vers la fin de la décennie, d’un regroupement d’éditeurs-imprimeurs qui avaient alors de bonnes raisons de rester anonymes et de brouiller les pistes en antidatant ces ouvrages.
1. Cette expression, courante aujourd’hui chez nous, est d’origine anglo-saxonne (the sixties), ici : 1460-1469. À cette époque elle n’existait pas. Écrire annis M cccclx, qui signifie « dans les années 1460 » ne signifie alors rien, la seule forme en usage à l’époque aurait été anno M cccclx, année 1460. Il ne peut s’agir d’une erreur, car elle aurait été corrigée dans les 2 autres éditions. On a plutôt afaire ici à une ambiguïté voulue, à un brouillage volontaire. Pour quelle raison ? Probablement parce qu’on enfreint un accord passé avec l’archevêché qui interdisait que les caractères de Gutenberg soient utilisés à l’extérieur de la ville de Mayence.
Fig. 131. Colophon, imprimé au vermillon, du livre de Jean de Turrecremato, Expositio super toto psalterio, imprimé à Mayence par Peter Schöfer en 1474. Ce dernier faisait toujours figurer sa marque typographique. Reproduction réduite. [Musée Plantin-Moretus, Anvers. R.32.4.]
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La dispersion des imprimeurs mayençais. La mort de Gutenberg
1462
Fig. 132. L’archevêque Adolph II von Nassau.
1. 400 morts plus 800 expulsés, pour une population inférieure à 6 000 habitants.
2. Konrad Humery, chef des Guildes de Mayence, devint possesseur du matériel d’imprimerie de Gutenberg avant la mort de ce dernier.
1468 1499
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n 1462, la guerre civile, engendrée par la rivalité de deux archevêques, va modifier les conditions de vie d’un grand nombre de Mayençais et provoquer la dispersion des imprimeurs de Mayence vers d’autres villes, tant en Allemagne que dans d’autres pays d’Europe, où ils fondèrent de nouveaux ateliers typographiques. Partout en Europe, les premiers imprimeurs portent des noms germaniques, sauf de rares exceptions comme Nicolas Jenson qui partit s’installer à Venise et dont nous parlerons plus loin. C’en est bien fini du secret que la profession avait cultivé depuis près d’un quart de siècle. Cet événement peu banal marque le début de l’imprimerie moderne, en même temps que son internationalisation. Les troubles trouvent leur origine, en 1459, dans l’élection d’un nouvel archevêqueprince électeur, Diether von Isenburg. Ce prélat, assez démagogue et violent, à peine élu, entreprend une guerre contre le prince Frédéric du Palatinat et la perd. Le pape d’alors est Pie II, ce Silvio Piccolomini qui avait vu les cahiers de la Bible à 42 lignes mis en vente à Francfort en octobre 1454. Il s’inquiète des pouvoirs de ce nouvel archevêque, pressent un sujet indocile, pose des conditions, fait traîner en longueur la confirmation de son élection et finit par l’excommunier. En août 1461, ce pape nomme d’ojce un nouvel archevêque, Adolph II de Nassau, celui-là même sur lequel Diether von Isenburg l’avait emporté à l’élection. Après de longues palabres et échanges de libelles (imprimés à Mayence) entre les deux archevêques, les 600 cavaliers et 400 fantassins, qui constituent la petite armée d’Adolph de Nassau, investissent Mayence par surprise, dans la nuit du 27 au 28 octobre 1462. Diether von Isenburg n’a que le temps de prendre la fuite. Les combats sont rudes, 400 Mayençais y trouveront la mort (dont Jakob Fust, le frère de Johann) et 150 maisons seront détruites. La répression est terrible : on pille les biens des riches, les entrepôts de tissus et les cofres de l’hôtel de ville, on s’empare des biens des Juifs et des guildes. C’est un pillage général, Mayence est mise à sac, perd toutes ses franchises et doit se soumettre au seul pouvoir de l’archevêque vainqueur. Huit cents habitants seront expulsésB, on confisque leurs biens. Gutenberg et sa famille sont victimes de ces exactions. La maison familiale, le Gutenberghof, est saisie et ne reviendra jamais dans le patrimoine des Gensfleisch. Gutenberg doit s’exiler quelque temps, sans doute une fois de plus à Eltville.
E
Il prend de l’âge ; certains le disent plus ou moins aveugle à la fin de sa vie. À 65 ou 68 ans, Gutenberg ne peut plus continuer d’exercer son métier d’imprimeur dans le plein sens du terme. Il a plutôt dû passer la main et donne des derniers conseils, peutêtre aux mystérieux éditeurs-imprimeurs du «groupe du Catholicon» qui utilisent ce caractère descendant de la petite bâtarde gothique de l’Indulgence à 31 lignes. Un hommage public va lui être rendu en 1465, trois ans avant sa mort. L’archevêque, Adolph de Nassau, auprès duquel des amis ont dû intervenir, dont le docteur Konrad HumeryC, reconnaît ses compétences, le reçoit comme courtisan dans sa maison et lui accorde une pension annuelle en nature (vivres et vêtements) pour services rendus, et ce jusqu’à la fin de ses jours. Johann Gutenberg est mort en 1468, probablement à Mayence, probablement le 3 février. Plus de 30 ans après, cette mention paraît dans un ouvrage de Marsilius, sans rapport avec l’inventeur, édité par un lointain parent de Gutenberg à Mayence en 1499, De Oratio complectens dictiones: « En souvenir du nom de Johann Gensfleisch, découvreur de l’art d’imprimerie, auquel chaque pays et chaque langue sont immensément redevables, et dont les os reposent heureusement dans l’église Saint-François de Mayence. » En 1793, cette église fut détruite par un bombardement des troupes de la jeune République française et la tombe de Gutenberg disparut. On pourrait voir là une dernière ironie du sort à cet homme de génie qui, ayant doté l’humanité d’une invention prodigieuse, n’a laissé son nom sur aucune publication.
Sur l’emplacement de l’église détruite passe maintenant une rue, elle porte le nom de Schöferstraße (rue Schöfer). En fait, Mayence a parfaitement rendu justice à son héros : outre le musée de renommée internationale (le Gutenberg Museum), s’y trouve une très belle place Gutenberg qui jouxte la cathédrale, décorée d’une statue de l’inventeur. Cette place est bordée par deux rues parallèles, l’une dédiée à Schöfer et l’autre à Fust (Fuststraße), ce qui est équitable. Diférents témoignages reconnaissent à Gutenberg la paternité de la typographie comme, par exemple, celui des trois prototypographes germaniques : Ulrich Gering, Martin Krantz et Michael Friburger, qui, à partir de 1470, animèrent la première imprimerie en France, à Paris (nous y reviendrons). Tous trois avaient appris leur métier dans les ateliers de Mayence et témoignaient que « l’imprimerie typographique avait été inventée par un nommé Jean, dit Gutenberg ». Johann Fust est mort à Paris, en 1466, deux années avant Gutenberg par conséquent. Peter Schöfer, qui a eu un rôle novateur certain tout au long de sa vie, déjà même quand il travaillait aux côtés de Gutenberg, dirigea alors seul l’atelier et on rapporte qu’il fut un imprimeur de qualité. En 147o, il publia le premier catalogue de livres oferts à la vente. Outre le fameux Psautier de Mayence de 1457, il publia de nombreux livres, principalement religieux, dont une bible à 48 lignes (1462). On peut lui reprocher qu’en se mettant superbement en valeur et en occultant volontairement le nom de Gutenberg, dans ses colophons par exemple, on pouvait en déduire qu’il était l’inventeur de l’imprimerie. Il mourut en 1502. Son fils, Johann, lui succéda. En 15o5, dans sa dédicace à l’empereur Maximilien Ier, en tête des Histoires de l’auteur latin Tite-Live, ouvrage traduit en allemand qu’il imprime, il déclare, comme pris de remords, trois ans après la mort de son père, que «ce livre a été achevé d’imprimer dans cette humble ville de Mayence où, en l’an 144o, l’art admirable de l’imprimerie a été premièrement inventé par l’ingénieux Johann Gutenberg et postérieurement parachevé par le savoir, les capitaux et les travaux de Johann Fust et Peter Schöffer ». Ce qui semble bien avoir été la réalité.
1470 À titre de repère, en France, Louis XI meurt en 1483, son fils, le roi Charles VIII, commence les guerres d’Italie et meurt sans héritier en 1498. Son cousin Louis XII est roi de France de 1498 à 1515. Puis vient François Ier qui joua un rôle très important au xvie siècle, en ce qui concerne la langue française et la typographie.
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Transcription (les lettres en couleur correspondent aux abréviations utilisées dans la reproduction ci-contre) : Quantum litterarum studiosi Germanis debeant / nullo satis dicendi genere exprimi posset. Namque/a Joanne Gutenberg Zumiungen equiti Magun/tiae rheni solerti ingenio librorum Imprimendorum/ratio 1440 inventa; hoc tempore in omnes fere orbis par / tes propagatur ; qua omnis antiquitas parvo aerae compa / rata, posterioribus infinitis voluminibus legitur.
Fig. 133. Chronique d’Eusèbe, imprimée à Venise par Erhard Ratdolt en 1483. Ce passage mentionne Gutenberg. Taille réelle. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Traduction: On ne saurait assez dire quelle grande dette les passionnés des livres ont envers l’Allemagne. C’est en efet à l’esprit ingénieux de Johann Gutenberg zum Jungen, chevalier de Mayence sur le Rhin, que l’on doit l’invention, en 1440, d’un procédé pour imprimer les livres qui, depuis cette époque, s’est répandu dans presque toutes les parties du monde et grâce auquel toute œuvre auparavant réalisée pour un nombre de lecteurs restreint peut désormais être reproduite en une infinité d’exemplaires. [Merci à Marie-Hélène Tesnière et à Annie Berthier, de la Bibliothèque nationale de France, pour la transcription et la traduction de ce texte.]
ADRESSE UTILE : Gutenberg Museum, Liebfrauenplatz 5, D-55116 Mainz. Au lecteur qui désirerait en connaître beaucoup plus sur Gutenberg, je recommande vivement la lecture de l’ouvrage de Guy Bechtel, Gutenberg et l’invention de l’imprimerie, Fayard, Paris, 1992, isbn 2-213-02865-6. Ce remarquable travail d’historien, de 700 pages, qui tient compte des dernières connaissances (1992), rend plus ou moins caduques la plupart des études réalisées antérieurement. Il m’a été indispensable pour actualiser mes connaissances et réaliser ce chapitre.
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CHAPITRE III
L’ère des incunables Incunabula typographiæ (Les berceaux de la typographie) fut le titre d’un ouvrage de Benghem, publié à Amsterdam en 1688. Au siècle suivant, le bibliographe français, Philippe Labbé, employa ce mot incunable pour désigner les livres réalisés en typographie «jusqu’à la fin de l’année 1500», définition qui a été conservée. Mais précisons qu’à cette époque, l’Occident est régi par le calendrier julien, créé par Jules César en 46 avant notre ère. Depuis l’an 532 de notre ère, l’année julienne débutait le 1 er mars, sur proposition du moine Denys le Petit au pape Jean II, mois commémorant l’Incarnation du Christ (le 25 mars). Janvier et février devinrent alors les derniers mois de l’année. Mais le 1 er janvier fut rétabli premier jour de l’année par l’édit de Roussillon, le 9 août 1564, sous le règne de Charles IX, et ne prit efet que trois ans plus tard, en 1567. L’année julienne était un peu trop forte par rapport à l’année tropique, si bien qu’en 1582 l’équinoxe de printemps avait rétrogradé de 10 jours. Le pape Grégoire XIII ordonna que le lendemain du jeudi 4 octobre de cette année s’appelle vendredi 15 octobre. En France, le calendrier grégorien est appliqué en décembre: on passa du dimanche 9 au lendemain, lundi 20 décembre 1582. De 532 à 1567, janvier et février sont donc les derniers mois de l’année; après cette date ils redeviennent les premiers. Ce qui fait que lorsqu’on dit que les incunables concernent les livres réalisés en typographie jusqu’à la fin de l’année 1500 (vieux style [vs]), cela signifie: réalisés avant le 1er mars de l’année 1501 (nouveau style [ns]). De même, les indications datées de janvier et février, dans les livres imprimés jusqu’en 1567, ne correspondent pas non plus à notre actuel calendrier. Il faut le savoir. L’expansion très rapide des imprimeries dans toute l’Europe s’est faite comme toute invention nouvelle, c’est-à-dire sans se rendre compte des changements d’acquisition de la connaissance et des bouleversements de la société qu’elle engendrait (c’est toujours après que l’on tire les conclusions): avant Gutenberg, on devait voyager pour aller voir et étudier un livre existant en un seul exemplaire, à tel endroit; après il était possible de posséder plusieurs versions imprimées d’un même sujet… et de les comparer. Ce qui a tout changé!
La dispersion des typographes en Europe 1462
1. Faust : autre orthographe de Fust.
vers 1460
n octobre 1462, à l’époque du sac de Mayence, n’existait-il dans cette ville que les ateliers typographiques de Gutenberg et de Fust et Schöfer ? ou bien en existaitil d’autres ? On ne sait au juste. En tout cas le moment fut particulièrement dijcile pour les professionnels de « l’art nouveau ». L’historien Jean Patrice Auguste Madden, né à Versailles en 1808, agrégé de l’Université, auteur d’études renommées sur l’imprimerie typographique et mentionné par Marius Audin dans sa Somme typographique, relate qu’« Ulrich Zell appartenait à l’atelier de Schöfer et FaustB, et, dès la prise de Mayence par les troupes d’Adolf de Nassau, il dut comme les autres s’enfuir d’une ville où la maison de ses maîtres venait d’être réduite en cendres […] et dès la fin de 1462, il arrivait à Cologne ». De fait, à la suite des graves désordres causés par la guerre des deux archevêques, ce sont tous les compagnons des ateliers qui ont dû s’enfuir, après avoir été déliés du serment de pas révéler le secret de l’imprimerie typographique : certains se sont alors répandus dans les villes de l’Empire, d’autres sont descendus vers l’Italie avec laquelle l’Allemagne entretenait de bons rapports, et en particulier à Venise où elle possédait un important comptoir commercial. Cependant, depuis deux ou trois ans, il existait une imprimerie à Bamberg, avec Albrecht Pfister, et, à Strasbourg, celle de Jean Mentelin (1410-1478). Ce dernier paraît avoir débuté par la publication d’une bible latine, entre 1459 et 1460. Ce fut un remarquable imprimeur. On lui a attribué l’impression d’une quarantaine de volumes, dont 37 sont de grands in-folio. En 1447, Jean Mentelin fut reçu bourgeois de Strasbourg, et en 1466 l’empereur Frédéric lui accorda des lettres de noblesse. Il eut deux filles et maria chacune d’elles à un imprimeur : l’une à Martin Schott qui exerça à Strasbourg de 1481 à 1498, et l’autre à Adolf Rusch qui exerça également à Strasbourg et à la même époque que son beau-père, mais dans une imprimerie à lui. « Messire Jean Mentelin, imprimeur, est mort le samedi d’après la conception de la Vierge Marie [qui se célèbre le 8 décembre], l’an 1478, et on a tinté la grande cloche en son honneur, le lendemain dimanche au soir », dit le registre des glas funèbres de la cathédrale de Strasbourg. Son gendre, Adolf Rusch, est qualifié par les bibliographes allemands Drucker mit dem bizarren R (imprimeur à l’R bizarre). Il est le premier imprimeur germanique à utiliser un caractère romain, car le type à l’R bizarre est un romain incontestable. Voici cette fameuse lettre :
E
Fig. 134. Jean Mentelin, gravure de Michel Rösler, 1478 ? [Collection F. Roch-Scholtzer, Nuremberg.]
Fig. 136. Peut-être la première fonte connue en caractères romains : celle à l’« R » bizarre, d’Adolf Rusch. Date controversée, mais estimée entre 1467 et 1473.
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Fig. 135. Le « R » bizarre, d’Adolf Rusch. Dans la reproduction ci-dessous, on en voit un, juste après le troisième pied de mouche. Ce signe est le pied de mouche. Il s’agit de la lettre C, pour caput en latin, la tête. Il est alors ajouté à la main dans les espaces laissés blancs dans la composition typographique. Au xve siècle, le pied de mouche a encore la même fonction dans l’imprimerie typographique que celle qu’il a dans le livre manuscrit : il indique une nouvelle séquence du discours, que nous traduisons de nos jours par le début d’un nouveau paragraphe. Au Moyen Âge, le parchemin coûtait cher et on n’allait pas à la ligne par économie du support d’écriture. Un peu plus tard, le pied de mouche fera l’objet d’un type en plomb particulier. Au xvie siècle, on adoptera le retour à la ligne pour matérialiser un nouveau paragraphe, configuration que nous utilisons aujourd’hui.
Lubeck 1475
•
Oxford 1479
•
Westminster 1476
•
Haarlem 1483
•
•
Louvain 1475
• Bruges 1475
•
Erfurt 1475
•
Cologne 1464 MAYENCE vers 1445 Spire
•
Paris 1470
•
•
•
Angers 1476
Troyes 1483
Chablis 1478
•
Poitiers 1479
•
•
Albi Toulouse 1479 1471
• • •
Bamberg 1457
•
•
Caen 1480
•
Prague 1478
•
Nuremberg 1470
Augsbourg 1468
Strasbourg 1458
• Munich 1500
•
Bâle 1468
Genève 1478
• 1473 • Lyon • Vienne 1478
Milan 1478
Trévise 1470 Venise 1469
•
•
•
Gênes 1474
•
• •
Bologne 1471 Florence 1471 Foligno 1469
Barcelone 1474
•
• • •
Rome 1467 Subiaco 1465
Naples 1471
•
Fig. 137. La diffusion de l’imprimerie typographique en Europe, à la suite du sac de Mayence.
Fig. 138 et 139. Ces deux gravures sur bois font partie du folklore typographique traditionnel. On y voit ces prototypographes 1 germaniques, arpentant dans la souffrance, le mauvais temps (et pourquoi pas aussi les loups !) les routes de l’Europe à la recherche de travail. Ces personnages ont bien existé et ont permis une diffusion rapide de l’imprimerie typographique. Ils emportent dans leurs bagages un outillage rudimentaire (des caractères en plomb, de l’encre, du papier, etc.) qui permettait de composer et d’imprimer au frotton des feuilles volantes et à la rigueur des petits livrets. Johann Neumeister est l’un des plus connus de ces prototypographes nomades: en 1464 il est à Subiaco (près de Rome) puis à Foligno. Il retourne à Mayence, puis en 1469 il est à Bâle, en 1481 à Albi, en 1483 à Vienne et en 1485 à Lyon. À chaque étape, il a imprimé des documents signés de lui et datés. Il meurt en 1507.
1. Prototypographes. Nom donné aux premiers typographes du xve siècle. C’est de là qu’est venu le nom de prote donné aux chefs d’atelier des imprimeries.
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Deuxième pause : les écritures manuscrites en usage au début de l’imprimerie ous allons maintenant aborder les travaux des prototypographes, après le sac de Mayence. Que ce soit en Allemagne, en Italie, en France ou ailleurs, les gravures des premières polices de caractères en plomb se sont toujours inspirées du dessin des lettres des écritures manuscrites alors en usage dans chacun des pays concernés. Ces premières polices de caractères plomb sont toujours des fac-similés, plus ou moins fidèles d’ailleurs, de ces écritures manuscrites. Mais de quelles écritures s’agit-il ? Dans le chapitre précédent, nous avons vu que les premiers caractères créés par Johann Gutenberg : le DK-Type, qui a d’ailleurs servi un peu à tout et dont la version la plus élaborée a servi à composer la Bible à 36 lignes (vers 1459-1461), ainsi que le caractère un peu plus petit utilisé pour la Bible à 42 lignes (1452-1454), sont tous les deux inspirés d’écritures de gothiques textura de grands modules. Plus tard, nous avons vu que les deux caractères utilisés pour les Indulgences de 1454 et de 1455 sont des caractères de petits modules s’inspirant des gothiques bâtardes (voir plus loin). Cela ne s’est pas fait par hasard. Il faut en connaître les raisons pour comprendre la suite immédiate de notre histoire.
N
Ici commence la deuxième pause, consacrée aux écritures manuscrites en usage au début de l’imprimerie.
Le lignage des principales familles de gothiques manuscrites Ces écritures se tracent à la plume à bec large, ce qui permet ces fortes modulations des pleins et des déliés du tracé.
Fig. 140. ixe au xiie siècle. Gothique primitive encore assez ronde. C’est une écriture intermédiaire entre la Caroline et la Textura. (Voir fig. 61.)
Fig. 144. xive au xvie siècle. Gothique bâtarde. On lit en français : très puissant et mon très
Fig. 141. xiiie au xvie siècle. Gothique textura, qui se divise elle-même entre cinq types. On l’appelle également « lettre de forme ». C’est le prototype des caractères de Gutenberg.
Fig. 145. Fin xve au xviie siècle. Gothique Schwabacher. Jusqu’en 1941, écriture officielle de l’Allemagne.
Fig. 142. xive au xviie siècle. Gothique rotunda (ronde). On l’appelle également « lettre de somme ».
Fig. 146. xvie siècle. Gothique Fraktur.
Fig. 143. xiiie au xve siècle. Gothique cursive.
Ces reproductions représentent en fait des archétypes, car chaque écriture possédait un certain nombre de variantes selon les pays et les époques concernés. En typographie, ce fut la même chose, d’autant plus que pendant près d’un siècle chaque imprimeur gravait et fondait lui-même les caractères dont il avait besoin.
Les habitudes séculaires du livre manuscrit avaient réservé les écritures en gothique textura (à partir du xiiie siècle) aux ouvrages religieux et liturgiques (c’est la raison pour laquelle la B42, le Psautier de Mayence et la B 36, sont typographiés en textura), et parfois juridiques. Les gothiques cursives sont plutôt représentatives des écritures des actes notariés, administratifs et universitaires. Les plus anciennes gothiques cursives datent du courant du xiiie siècle; ce sont des écritures enlevées, le plus souvent calligraphiées à la plume d’oiseau fine. Les gothiques bâtardes sont des écritures soignées, mais plus enlevées que les textura et plus récentes (milieu du xive siècle) ; calligraphiées à la plume à bec large, elles sont utilisées pour les écritures commerciales, les sujets concernant la vie courante et, dans leurs graphies les plus élaborées, pour le livre de luxe. Mais ces usages variaient quelque peu d’une région à une autre et dans le temps, et n’étaient pas pour autant exclusifs.
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Fig. 147. Gothique textura manuscrite. Vie et miracles de saint Louis, Paris, vers 1330-1340, page 67 bas. La réglure est très apparente et les fins de ligne, à droite, sont alignées au plus près. [Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, Français 5716.]
Fig. 148. Gothique textura typographiée. Missel bénédictin, imprimé à Bamberg par Johann Sensenschmidt en 1481. Le montage des types dans les formes oblige un alignement vertical rigoureux des deux extrémités des lignes.
La textura (gothique du Nord), dont nous avons vu bien des reproductions dans le chapitre précédent, est également appelée « lettre de forme » à cause, dit-on, de ses traits anguleux qui rendent compliqué et long le tracé de ces lettres. Les Italiens n’ont jamais apprécié la textura dont la rigidité ne correspondait pas à leur sensibilité latine. C’était pour eux une écriture « barbare ». Seule, la rotunda (ci-dessous), plus tardive et par sa relative douceur, eut quelques grâces à leurs yeux.
xiiie-xvie s.
Fig. 149. Rotunda manuscrite. Missel provenant d’Italie, fin du xve siècle. Taille réelle. On remarque, comme ci-dessus, la réglure qui servait au copiste à aligner ses lettres.
La rotunda (gothique du Sud), dite « lettre de somme », est une écriture dont les angles sont moins vifs que ceux des lettres de forme, voire franchement arrondis. Elle est moins sévère et plus lisible que la textura. Elle fut employée par les anciens imprimeurs pour les livres de scolastique et particulièrement pour la Somme B (d’où le nom) de saint Thomas d’Aquin, et pour des textes médicaux et philosophiques. Elle fut utilisée à Bologne pour des livres de droit, en caractères très petits. « Elle fut couramment utilisée en Italie, Espagne, France et un peu en Allemagne. Bien souvent les matrices étaient importées d’Italie. » [Précision de James Mosley.]
xive-xviie s. 1. Il n’était pas rare que le nom d’un caractère dérivât du nom du premier livre, ou d’un livre fameux, imprimé avec. Au xvie siècle, le nom de caractères de civilité, cursive de Robert Granjon (1557), sur laquelle nous reviendrons, provient des caractères utilisés dans l’ouvrage d’Érasme La Civilité puérile, qui les étrenna.
Fig. 150. Rotunda typographiée. Johann Herolt : Liber de eruditione Christi fidelium. Imprimé à Strasbourg par Georg Husner vers 1475. Les éléments, ici à la couleur, sont rajoutés manuellement après l’impression. [Staatsbibliothek de Berlin, incunable 2203, 6.]
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie xiiie-xve s.
La gothique cursive apparaît dans le courant du xiiie siècle. Elle dérive de la caroline et se personnalise sous l’influence de l’incessant brassage des étudiants et du travail des hommes de loi et des écrivains publics, c’est-à-dire qu’elle prend forme hors des monastères et des chancelleries, ce qui est un phénomène nouveau. L’écriture se démocratise. Dans les facultés, les cours, notés sous la dictée des maîtres, le sont le plus souvent dans cette écriture nouvelle et l’on comprend aisément que le geste devait être rapide et ne permettait pas l’exécution des « écritures à main posée et appliquée » qui caractérise la textura et d’une façon plus générale toutes les écritures calligraphiées soignées de tous les temps, y compris à notre époque. Pour aller vite, on crée un grand nombre de ligatures. Ces dernières deviennent même un tel obstacle à la lecture des documents juridiques que l’on a procédé à la rédaction de dictionnaires d’abréviations.
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Fig. 151.
Fig. 152. Écriture gothique cursive. Inventaire de la «librairie» [bibliothèque] du Louvre, par Jean Le Bègue, 1413. Folio 10, verso. [Bibliothèque nationale de France.] Transcription: 1. C’est-à-dire : Item 133B, un livre couvert d’une chemise blanche de toile, de la Vie et des Pièce 133 Miracles de frère Pierre Thomas, jadis carmelistre et patriarche de [de l’inventaire]. Constentinoble, à ij [deux] fermouers d’argent dorez, escript de lettre formée en françois, commençant au ij e [deuxième] folio et mettre en mémoire, et au der[nier] mandement de notre dit Saint Père.
Fig. 153. Gothique cursive allemande. Wolfram von Eschenbach, Parzival. Fragment d’un manuscrit du xve siècle, taille réelle. [Staatsbibliothek de Berlin, Ms. Germ. fol 923, 41, p. 2 recto.]
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Fig. 154. Gothique cursive italienne. Ars notaria de Johannes de Bononia et de Domenicus Dominici. xve siècle. Taille réelle. [Staatsbibliothek de Berlin. Ms. Phill. 1770, p. 32 recto.]
Fig. 155. Gothique cursive. Lettre de Jeanne d’Arc aux habitants de Reims, datée du 6 août 1429, pour les mettre en garde contre un coup de main possible des Bourguignons (qui s’opposaient au sacre de Charles VII). C’est une des 6 lettres écrites par Jeanne d’Arc qui nous sont parvenues, ce qui atteste qu’elle était instruite, probablement de haut rang, et pas du tout la gentille et naïve petite bergère, fille de paysans lorrains. Reproduction réduite. [Archives nationales, AB XIX 3556 dr 1 (AE II 2857).]
Fig. 156. Texte calligraphié en gothique cursive, en français. Le Grant Testament de maistre François Villon, seconde moitié du xv e siècle. [Bibliothèque nationale de France.]
Fig. 157. Même texte typographié en caractère s’inspirant des gothiques bâtardes manuscrites. Seconde moitié du xv e siècle. [Bibliothèque nationale de France.]
Fig. 158. Gothique cursive du xvie siècle, dite « dégénérée ». [Archives nationales, Q1 513.]
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie xive-xvie s.
La gothique bâtarde est issue des écritures cursives gothiques des xiiie et xive siècles que nous venons de voir. Elle apparaît dans la seconde moitié du xive siècle, d’abord dans le nord de la France et les Pays-Bas où l’on trouve les plus beaux exemples réalisés à la cour des ducs de Bourgogne jusqu’au xvie siècle, sous l’appellation de «bâtarde flamande ». Ce terme de « bâtarde » n’a pas le sens péjoratif qu’il a aujourd’hui : à l’époque ce mot signifie intermédiaire ; dans notre cas, la gothique bâtarde est une écriture qui se situe entre la textura et les diverses gothiques cursives. Cette écriture est soignée, destinée au livre et au commerce, presque complètement dépourvue de boucles et de paraphes comme le sont les cursives gothiques. Elle se trace verticalement ou légèrement penchée à droite. Un fort contraste entre les pleins et les déliés, un certain maniérisme et une puissance graphique ajrmée lui confèrent beaucoup d’élégance. La bâtarde se répandit dans les diférents pays d’Europe qui l’adaptèrent selon leur sensibilité. On est très loin de la raideur de la textura.
Fig. 159. Bâtarde flamande, très en vogue à la cour des ducs de Bourgogne. C’est la plus élégante des bâtardes. Jean Froissart, Chroniques, vers 1470-1475. Reproduction réduite. [Bibliothèque nationale de France.]
Les formes d‘écriture témoignent de l‘esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d‘une époque. Caractère numérisé s’inspirant de la bâtarde flamande : Bâtarde bourguigonne, de Thierry Gouttenègre.
Fig. 160. Bâtarde espagnole. Anatomia, manuscrit espagnol du xve siècle, réduit. [Staatsbibliothek de Berlin, Ms. Hisp. qrt. 62, p. 22 ro.]
Fig. 161. Bâtarde allemande. Manuscrit extrait d’un livre ayant appartenu à l’empereur Maximilien Ier, vers 1467. Format réduit. [Bibliothèque nationale de Vienne.]
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Fig. 162. Bâtarde française. Guillaume Cretin, Débat entre deux dames sur le passer-tems des chiens et oyseaulx. Manuscrit du xve siècle. Reproduction réduite. [Staatsbibliothek de Berlin, Ms. Hap. 195, p. 2 verso.]
Lamentations d’Andromaque
Fig. 164. Bâtarde typographiée. Colophon de L’Istoire de la destruction de Troye la Grant (ci-contre). « Cy finit l’histoire de la destruction de Troie la Grande, mise par personnages par maître Jacques Milet et imprimée à Paris par Jean Bonhomme, libraire de l’université de Paris, le 12 mai 1484. » Reproduction taille réelle. [Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, p. 182. Imprimerie nationale, Paris, 1900.]
Transcription du texte ci-contre : Priam Levez-vous ma très douce amie Et venez voir votre mari Lequel a perdu la vie Dont j’ai le cœur triste et marri. Levez-vous, baisez votre ami, Jamais plus [vous] ne le baiserez. Levez-vous, belle, je vous prie, Approchez-vous, ainsi [vous] le verrez. (Alors, elle se lève et l’embrasse en disant)
Andromaque Hélas ! ainsi est-il bien advenu Le mal qu’en mon cœur je pensais. Hélas ! ainsi ai-je tout perdu : Mon ami, mon cœur et ma joie. Ainsi, suis-je maintenant en voie De désespoir, si Dieu ne m’aide
Fig. 163. Bâtarde typographiée. L’Istoire de la Destruction de Troye la Grant, mise par parsonnages [sic] par maistre Jacques Milet. Paris, atelier de L’Image Saint-Christophe, 1484. Reproduction réduite, l’échelle réelle étant celle de la fig. 164. C’est un des premiers livres avec figures gravées sur bois qui ont été réalisés à Paris et le seul exemplaire existant se trouve à la Staatsbibliothek de Dresde. [Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, page 188. Imprimerie nationale, Paris, 1900.] Bibliothèque de l’auteur.
Quand il faut que mon ami soit Mort devant moi, sans nul remède. Hélas ! fleur de chevalerie, Honneur de guerre et de prouesse, Non pareil chef de baronnie Et accroissement de noblesse, Renom de toute gentillesse, De tout le monde l’excellence. Pour vrai amour le cœur me blesse Quand [je] vous vois mort en ma présence. Lasse, pauvre veuve chétive, Ainsi es-tu bien mal favorisée par le sort. Plus suis-je soufrante et pensive Que femme qui ne fut jamais née. Ha ! destinée désordonnée, J’appelle de ta fausseté.
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie 1. On prononce « Schwabareur». En allemand, le ch placé après les voyelles a, o et u, se prononce r dur.
xve-xxe s.
Pendant que nous y sommes, terminons, ici, l’histoire peu banale de cette écriture.
La gothique SchwabacherB. Cette nouvelle écriture gothique ne serait que la transcription typographique de la bâtarde en Allemagne (voir fig. 161 qui n’est qu’un exemple de bâtarde allemande parmi d’autres). À l’origine, les cursives allemandes ne se diférencient guère de celles utilisées dans les autres pays européens, mais progressivement se sont élaborées des formes nationales dont la Schwabacher est la plus accomplie. On ne connaît pas l’origine de ce nom. On pourrait l’expliquer géographiquement, car diverses villes du sud de l’Allemagne se nomment Schwabach (Schwabacher signifiant dans ce cas « provenant de Schwabach »). Quoi qu’il en soit, cette appellation correspond à un caractère typographique bien défini qui la diférencie radicalement de la textura et de la Fraktur et permet de la reconnaître sans dijculté, de même que la gothique rotunda, dans son genre, se reconnaît aisément. Ce caractère est utilisé pour des ouvrages de sujets populaires ou des écrits en langue vulgaire (contrairement à la textura qui continue, par destination bien établie, à transcrire des textes religieux ou juridiques). L’écriture Schwabacher était donc habituelle chez des lecteurs qui n’étaient pas forcément des gens très instruits et ne parlaient pas forcément le latin, le langage véhiculaire des lettrés, et en laquelle ils identifièrent « l’âme allemande » et s’y retrouvaient bien. Ce phénomène nationaliste prit de l’extension à partir de la fin des guerres de Napoléon, et progressivement la Schwabacher devint naturellement la graphie nationale allemande, phénomène favorisé sous le chancelier Bismarck qui fonda l’unité allemande sous l’hégémonie prussienne. L’Empire allemand est proclamé à Versailles en 1871. Dans les écoles, les petits Allemands apprenaient à lire et à écrire en Schwabacher. La quasi-totalité des imprimés était typographiée dans cette écriture. Cela dura jusqu’au début de 1941. Le 3 janvier de cette année, en efet, une lettre circulaire du Führer Adolf Hitler mettait fin à l’usage de la Schwabacher, considérée soudainement comme écriture «juive » [voir fig. 172]. Dans leur délire antisémite, les nazis ont-ils amalgamé le rythme des pleins bien noirs qui caractérise les lettres gothiques et celui de l’hébreu carré? Ce ne fut sans doute qu’un mauvais prétexte, car plus le temps passait et plus l’Allemagne était handicapée par son écriture inexportable qu’elle était la seule à savoir lire. Pour faciliter ses relations internationales dans tous les domaines, il lui était de toute façon devenu indispensable d’adopter l’écriture des autres pays occidentaux.
Fig. 165. L’une des premières applications de la Schwabacher : Von den Sieben Todtsünden und den Sieben Tugenden, imprimé par Johann Bämler, Augsbourg, 1474. Taille réelle. [Staatsbibliothek de Berlin, incunable 68.]
Fig. 166 et 167. Deux exemples de caractères Schwabacher. À gauche : Peter Schöfer (l’associé de Fust, qui débuta chez Gutenberg) dans l’ouvrage Hortus Sanitatis, Mayence, 1485. À droite : chez Johann Schöfer (son fils qui lui succéda à l’imprimerie), Mayence, 1509.
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Fig. 168. Il s’agit ici d’une feuille volante éditée en 1525 sans nom d’imprimeur par les tenants de la Réforme protestante « qui sont de bons chrétiens» (à gauche), contre «les Romains et les Sophistes » à droite. Le pape, reconnaissable à sa tiare, est ligoté à une roue de supplice. On ne sait pas trop bien si le cardinal à chapeau, qui est derrière lui, le soutient ou s’il est également attaché à la roue, mais on se doute que «ceux de la religion», qui ont réalisé ce placard, ne leur vouent pas une estime particulière. On remarquera l’aspect bon enfant de cette écriture Schwabacher qui ne s’encombre pas de maniérismes et qui est comprise par un maximum (relatif pour l’époque, bien sûr) de lecteurs. À noter que la première ligne est typographiée en rotunda.
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie
Fig. 169. Les Malheurs du jeune Werther, première partie, Leipzig, 1774.
Fig. 170. Les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas, en allemand. Il s’agit d’une collection populaire, format : 9 x 14,5 cm. Vers 1900.
Fig. 171. Les Trois Mousquetaires. Agrandissement du texte pour bien voir le caractère. Voici d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis parlant allemand. À noter que cette police de caractères, comme celles figurant sur les deux couvertures en haut de page, possèdent certains empattements qui les éloignent de la pure Schwabacher des premiers temps et se rapprochent de ceux de la textura.
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Fig. 172. Décret nazi bannissant l’écriture Schwabacher comme « caractères juifs». 3 janvier 1941. C’est curieux qu’un texte aussi stupide puisse figurer sur un papier à lettres dont l’entête est typographié en caractères gothiques !
1941
NSDAP. Substitut du Führer. Munich, Maison Brune, pour le moment à Obersalzberg, le 3 janvier 1941. Enregistré le 9 janvier 1941. Lettre circulaire (à ne pas diffuser). À l’attention générale, je vous informe de la part du Führer: Il est faux de considérer ou qualifier l’écriture dite «gothique » comme étant allemande. En réalité, cette soi-disant écriture gothique n’est qu’une écriture constituée de lettres juives de Schwabach. De la même façon que bien plus tard ils ont mis la main sur la Presse, de même, dès le début de l’invention, les Juifs vivant en Allemagne possédaient déjà des imprimeries et grâce à leur forte influence ils ont introduit puissamment les caractères juifs Schwabacher. Aujourd’hui, au cours d’un entretien avec monsieur le Reichsleiter Amann et l’imprimeur Adolf Müller, le Führer a décidé que le caractère romain (Antiqua) sera dorénavant le caractère normal officiel. Progressivement, tous les produits imprimés seront refaits avec ce nouveau caractère. Dès que possible, cette écriture agréée deviendra la seule à être enseignée dans les écoles. L’usage des lettres juives Schwabacher sera supprimé dans le domaine public ; les certificats de travail pour les fonctionnaires, les plaques de rue, etc. seront désormais réalisés uniquement avec ce nouveau caractère officiel. Par ordre du Führer, monsieur le Reichsleiter Amann va prioritairement mettre en place le nouveau caractère pour tous les journaux et magazines actuellement difusés à l’étranger ou dont la difusion à l’étranger est demandée. Signé illisible, pour Herr Reichsleiter Martin Bormann.
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie 1. Fraktur est le mot allemand pour fracture, en français. Étant donné que dans la profession on désigne cette écriture par le mot allemand et que les substantifs, en allemand, portent une capitale initiale, je porte donc celle-ci dans mes écrits.
xvie s.
2. Il épousa Marie de Bourgogne (1477), la fille unique du dernier duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, et hérita des PaysBas et de la Bourgogne, dont il ne conserva que l’Artois et la Franche-Comté (1493) à l’issue d’une longue lutte contre Louis XI puis Charles VIII.
La FrakturB. Cette écriture aurait mieux sa place plus tard, lorsque nous serons au xvie siècle. Mais il est plus commode pour votre compréhension de la placer ici, de façon à regrouper les diférentes écritures de la famille des gothiques. La Fraktur est typiquement une écriture de culture germanique : elle s’exprime en Allemagne, en Autriche et en Suisse alémanique, principalement. Elle est née à Nuremberg, en Allemagne du Sud. Elle découle de la bâtarde et plus particulièrement de la Schwabacher au tracé assez rond, reprend certaines formes brisées de la textura et ajoute tout un jeu d’arabesques décoratives que les maîtres en écriture ont développées au xvie siècle. Son appellation dérive de la notion de rupture, cassure. Entre la naissance de la textura et celle de la Fraktur, près de quatre siècles se sont écoulés : ce ne sont donc plus du tout les mêmes sensibilités qui s’expriment. La Fraktur, d’abord calligraphique puis reprise en typographie, est une écriture magnifique qui annonce l’époque baroque. Les ascendantes des « longues du haut » comme les b, d, h, k et l sont parfois prolongées par des arabesques plus ou moins exubérantes. Le point sur le i se généralise. Elle devient l’écriture d’apparat de la cour les Habsbourg et l’écriture ojcielle de l’empire sous l’influence de l’empereur Maximilien Ier (1459-1519, et empereur de 1508 à 1519 C) qui porta le Saint Empire romain germanique au sommet de sa puissance, un peu ce que fera Louis XIV pour la France, au siècle suivant. À cette époque, les chancelleries italiennes et plus particulièrement la chancellerie vaticane utilisaient une écriture d’apparat somptueuse qui étonnait par son rajnement : la cancellaresca (écriture chancelière; nous en parlerons en son temps). Depuis Canossa (petit village italien en Émilie) où le 28 janvier 1077 le futur empereur germanique Henri IV dut, sous peine d’excommunication, se soumettre à l’autorité catholique et s’humilier (en chemise et nus pieds) devant le pape Grégoire VII, les relations entre la cour impériale et la papauté n’ont jamais été vraiment détendues. Le premier quart du xvie siècle est également l’époque des débuts de la Réforme, et son succès en Allemagne s’explique aussi, en partie du moins, par un état d’esprit ambiant hostile à la papauté, surtout en Allemagne du Nord. Bref, la cour d’Allemagne possède au xvie siècle une écriture rajnée qui exprime bien la culture germanique et qui fait le poids face à sa concurrente latine. Les premières applications de la Fraktur sont dues à un calligraphe bénédictin, Leonhard Wagner ; elles ont été publiées à Augsbourg en 1507 dans son ouvrage Proba centum scriptuarum. Mais c’est à Johann Neudörfer l’Ancien, l’un des plus grands calligraphes allemands, que l’on doit une publication imprimée et datée de 1519, qui montre les perfectionnements de cette écriture réalisés à cette date. Puis la Fraktur atteindra sa pleine maturité au milieu du xvie siècle. Elle permet d’infinies possibilités décoratives et beaucoup de subtiles fantaisies.
Fig. 173. Extrait de l’ouvrage du calligraphe bénédictin Leonhard Wagner, imprimé à Augsbourg en 1507. C’est la première publication imprimée connue, typographiée en Fraktur.
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Fig. 174. Arc de triomphe d’Albrecht Dürer en l’honneur de l’empereur Maximilien Ier. Dédicace au bord inférieur du tableau (extrait). Ce texte a d’abord été gravé sur bois (ce qui permet ces arabesques) puis imprimé en xylographie. [D’après F. Lippmann et R. Dohme, Druckschriften des 15. bis 18. Jahrhundert, pl. 13.]
Les formes d‘écriture témoignent de l‘esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d‘une époque. Fraktur numérisée : Fette Fraktur créée par Arnold Boecklin. © Linotype.
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Fig. 176. Distinction des archétypes des principaux types de la grande famille des gothiques : • Écritures d’abord calligraphiques, ayant été traduites typographiquement sans grandes différences de tracés : 1. Textura : deux pleins droits. 2. Fraktur : un plein droit et l’autre courbe. 3. Schwabacher : deux pleins courbes. 4a. Rotunda : un plein courbe et l’autre droit et allure générale verticale. 4b. Rotunda : deux pleins courbes, haste courte et très inclinée sur l’horizontale. Fig. 175. Mira Calligraphiae Monumenta. Manuscrit réalisé sur parchemin, de 151 folios et de format 12,5 x 16,5 cm, calligraphié en 1561 par Georg Bocskay, scribe à la cour des Habsbourg, en gothique Fraktur, pour l’empereur d’Autriche Ferdinand Ier. Les enluminures ont été réalisées par le Flamand Georg Hopefnagel. [Jean-Paul Getty Museum, folio 101, recto.]
• Écritures d’abord calligraphiques, ayant été à l’origine de caractères typographiques de tracés assez différents : 5. Gothique cursive puis 6. Bâtarde. Les documents calligraphiés (et même typographiés) correspondent rarement à un archétype pur. Par exemple, dans la fig. 175, ci-contre, on constate des formes Schwabacher dans les 4 premières lignes du haut (lettres d), et des formes Fraktur dans la 4e ligne (lettre g avec arabesque qui n’a rien à voir avec la Schwabacher). On retrouve ce même phénomène de cohabitation dans la fig. 174.
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie viiie–xiiie s.
1. Bernhard Bischof, Paléographie de l’Antiquité romaine et du Moyen Âge occidental.
Parallèlement à l’épanouissement de ces écritures gothiques dans les pays de l’Europe du Nord, dont la France au xve siècle faisait culturellement partie, en Italie une écriture originale était utilisée dans les monastères : l’écriture bénéventine. Elle est issue d’une minuscule ronde, riche en ligatures, de type précarolingien et plus précisément d’une de ces écritures qui ont succédé aux écritures lombardes [fig. 25] qui ont fait suite à la cursive romaine [fig. 18]. Cette ancêtre de la bénéventine est très probablement née à Nonantola (près de Modène), pour finalement migrer en Italie du Sud où elle fut utilisée pendant environ cinq siècles, de la fin du viiie siècle jusqu’au xiiie. Ses centres principaux furent les monastères bénédictins du Mont-Cassin, de Bénévent (d’où le nom) et de Bari. Ce type d’écriture développa ses caractères particuliers au long des siècles, se difusa en Campanie, à l’exception sans doute de Naples. Sa pleine originalité se manifeste dès le xe siècle et tend à adopter des formes rondes et rapides avec un tracé mou assez large. À l’intérieur de l’écriture livresque bénéventine apparaissent plusieurs styles locaux. Le plus connu est celui du Mont-Cassin. Au début, les traits et les courbes étaient mous et leur épaisseur était à peine marquée [fig. 177], puis on finit par aboutir à un jeu rajné de traits courts où alternent les graisses et les maigres [fig. 178, 179]. L’attraction exercée par le Mont-Cassin et son rayonnement dans tout le monde bénédictin ont créé des relations qui ont influencé les traditions particulières de l’écriture en usage dans d’autres régions européennes. C’est ainsi qu’au xe siècle, on peut reconnaître l’influence d’un scribe bénéventin à Fleury-sur-Loire ; on en rencontre une autre dans le nord de la France au xie siècleB.
Fig. 177. Écriture bénéventine, xie siècle. Évangéliaire. Taille réelle. [Bibliothèque du Vatican.]
Transcription : cum angelo multitudo celestis militie laudantium Deum et dicentium : Gloria in altissimis Deo et in terra pax hominibus bo[ne
Fig. 178. Écriture bénéventine, xiie siècle. Romualdo Salernitano. Taille réelle. [Bibliothèque du Vatican.]
Transcription : ut esset speculum omnibus gentibus. Templa quoque que infra arcem fuere, que ad memoriam aucere possum, sunt hec. In summitate arcis super porticum Crinorum, fuit templum lovis et Menete, sicut
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Fig. 179. Écriture bénéventine sur parchemin. Lectionnaire de Zadar, xie siècle. Format réel : 18,5 x 28,5 cm. [Bodleian Library, Oxford.]
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie
1. Le Grand Schisme d’Occident. Dissension dans l’Église catholique de 1378 à 1429, pendant laquelle il y eut plusieurs papes à la fois, les uns séjournant à Rome et les autres en Avignon. 2. « Pétrarque, conformément aux explications qu’il donna à Boccace, dans une lettre du 11 avril 1337, fait l’éloge de l’écriture caroline et condamne l’écriture livresque gothique telle qu’elle était pratiquée au nord des Alpes. Il énonce le principe d’une rénovation du style graphique par une recherche de clarté et de visibilité. Mais il n’opéra pas pour autant une révolution brutale.» Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne, page 21.
1402
Dès le début du xve siècle, en Italie et particulièrement en Toscane, un mouvement intellectuel et culturel nouveau commence à se dessiner. Il fait renaître les valeurs de l’Antiquité grecque et romaine, étudie les textes anciens avec un regard neuf et dégagé de tout dogme ou parti pris. La libre critique de la raison, la curiosité intellectuelle pour les valeurs humaines en sont les raisons : d’où le nom d’humanisme que l’on a donné à ce mouvement. Ce phénomène, pris dans sa globalité et que l’on nommera Renaissance, prétend remplacer la vie brutale et autoritaire du Moyen Âge, rompre avec la scolastique et renouer avec les valeurs de la culture classique. L’Italie a d’autant plus les mains libres à cette époque qu’elle n’est pas en guerre, qu’elle ne cesse de développer sa prospérité sous l’influence du commerce international (comme celui des épices, via Venise) et celle des grandes familles politiques et de mécènes que sont les Médicis, les Visconti, les Este, les Sforza, etc. Elle sera, deux siècles durant, l’école de l’Europe pour le rajnement de la culture. Mais quand le Grand Schisme d’OccidentB prend fin en 1429, la France est financièrement afaiblie et déchirée par les luttes entre Armagnacs et Bourguignons, l’Angleterre par la guerre des Deux-Roses et les cantons suisses par leur résistance contre les Habsbourg. De plus, comme nous l’avons vu, les épidémies de grande peste (un tiers de la population de l’Europe occidentale en était mort) et les famines du xive siècle avaient provoqué la grave crise économique qui en découlait. En Italie, les humanistesC redécouvrent l’écriture carolingienne qui avait été occultée par les écritures gothiques pendant quelques siècles, ces minuscules rondes, bien séparées les unes des autres et utilisant peu de ligatures, au contraire des bénéventines si alambiquées. Avec l’écriture carolingienne, ils redécouvrent également les majuscules calligraphiées des manuscrits des xe et xie siècles, qui s’inspirent des capitales romaines d’inscription et qu’ils retrouvent sur les inscriptions lapidaires auxquelles ils prêtent alors une attention nouvelle. La brillante université de Bologne, toujours curieuse de nouveautés, influencera l’humanisme italien naissant. Pétrarque (13041374) fut l’un de ses brillants sujets; il y étudia les textes anciens et les manuscrits carolingiens qui inspirèrent son écriture à la fin de sa vie, notamment dans sa De vita Caesaris, 1373-1374. Mais c’est le notaire florentin Poggio Bracciolini (1380-1459) qui, le premier, donna à partir de 1402 le modèle d’une véritable minuscule humanistique droite : la lettera antica formata. Son De verecundia est l’ouvrage le plus ancien calligraphié entièrement dans cette nouvelle écriture. De plus, Poggio forme de nombreux scribes dans son scriptorium, d’où l’expansion rapide de cette écriture qui fut bien accueillie des humanistes et plus généralement des lettrés italiens de l’époque. Cette écriture, dite humanistique, a été à son début un phénomène de mode, phénomène permettant de marquer sa diférence philosophique.
Ci-contre, fig. 180 . Écriture de Poggio Bracciolini dans Cicéron, Catilinaires, feuillet 121. Taille réelle.
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Fig. 181. Lettera antica formata. Pontificale, calligraphié à Milan à la fin du xve siècle et magnifiquement décoré par Maestro BF. Ce manuscrit a appartenu à la famille Sforza. Reproduction taille réelle. [Bergame, Biblioteca Civica « Angelo Mai », Cassaf. 2.11).]
Fig. 182. Lettera antica formata. Solinus Caïus Julius, De Mirabilibus mundi, imprimé à Parme en 1480 par Andra Portilia. Cet incunable a ceci d’exceptionnel, c’est qu’il lui manque le dernier cahier typographié, qui a alors été réalisé à la main [ci-contre]. Reproduction agrandie. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
Les formes d‘écriture témoignent de l‘esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d‘une époque. Caractère numérisé s’inspirant de la lettera antica formata : Solinus, créé par Ladislas Mandel en 2000, à partir du caractère manuscrit du De Mirabilibus mundi.
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie
Fig. 183. Lettera antica formata. Cæsar, De bello gallico, écriture humanistique manuscrite, xve siècle. Berlin, Ms. Phill. 1884, Bl. 85 verso. Taille réelle.
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Fig. 184. Typographie humanistique. S. Antonino, Confessionale «Omnis mortalium cura» o Specchio di coscienza. Trattato dell’escomunicazione. Imprimé sur parchemin à Bologne en 1472 par Baldassare Azzoguidi. Taille réelle. En bas de page, l’illustration et les notes ont été rajoutées à la main. [Brescia, Biblioteca Civica Queriniana, incunable FV 1.]
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie On retrouvera ce même phénomène de choix typographique marquant sa diférence philosophique, un siècle plus tard en France, alors en pleine guerre de religion, quand le «goût typographique à la mode» est passé, en à peine 20 ans, de la bonne et bien classique gothique bâtarde aux caractères romains, c’est-à-dire aux caractères humanistiques « verticaux », issus de l’écriture humanistique.
1416
Ces écritures humanistiques en lettera antica formata [fig. 180 à fig. 183] ont servi de modèles aux dessins des premiers caractères typographiques réalisés en Italie [fig. 184], comme nous allons le développer bientôt. Néanmoins, et dès 1416, Niccolo de Niccoli, ami et protecteur de Poggio Bracciolini, invente une écriture cursive, qu’on appelle lettera antica corsiva. Au début elle est peu inclinée, possède des traits de liaison et ses lettres sont resserrées, mais avec les années et sous l’influence de la vitesse d’écriture elle acquiert une cursivité ajrmée. Cette écriture, rapide à tracer, sera prisée des étudiants qui notent les cours que dictent les maîtres. La lettera antica formata et la lettera antica corsiva sont les deux styles d’écriture manuscrite utilisés habituellement par les lettrés des xve et xvie siècles. Ils caractérisent l’humanisme et la Renaissance italienne puis, plus tard, la Renaissance française.
Fig. 185. Spécimen d’écriture cursive de Niccolo de Niccoli, Florence, 1431. Taille un peu agrandie.
Fig. 186. Écriture de Niccolo de Niccoli, dans Marcellin, Histoire de Rome. Taille réelle.
Les formes d‘écriture témoignent de l‘esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d‘une époque. Caractère numérisé s’inspirant de la lettera antica corsiva : Laura cursif, créé par Ladislas Mandel en 2001.
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Fig. 187. Lettera antica corsiva déjà influencée par la cancellaresca. In lode di Caterina Cornaro, Venise, fin du xve siècle. Reproduction agrandie. [Bergame, Biblioteca Civica « Angelo Mai», Cassaf. 3.1]
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Deuxième pause : les écritures en usage au début de l’imprimerie fin xve – xvie siècle
Gerhardt Mercator.
Fig. 188. Cancellaresca formata. Giovannantonio Tagliente. Fragment d’une lettre adressée au doge de Venise en 1491. [Venise, Archivio di Stato.]
Fig. 189. Cancellaresca corsiva. Giambattista Palatino. Deux pages de son livre Libro Nuovo d’Imparare A Scrivere. Taille réduite. La première des 10 éditions fut imprimée à Rome en 1540 et la dernière à Venise en 1588.
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En terminant la présentation des écritures manuscrites gothiques en usage au début de l’imprimerie, nous avons vu (pages 88 et 89) que la Fraktur, écriture du xvie siècle et dernière de la série des gothiques, était devenue l’écriture d’apparat de la cour des Habsbourg et l’écriture ojcielle du Saint Empire romain germanique, sous l’influence de l’empereur Maximilien I er. De même, en terminant cette présentation des écritures humanistiques, il serait dommage de ne pas présenter sa concurrente italienne, la cancellaresca (écriture de chancellerie, ou chancelière). Cette écriture a vu le jour au xvie siècle également, en continuation des écritures humanistiques et je n’entrerai pas dans les discussions des paléographes pour en soutenir l’origine. Dans le courant du xve siècle, la chancellerie papale utilisait, à son usage exclusif, une lettera de brevi (lettre des brefs) relativement sobre et dépourvue de paraphes, forme plus épurée que la lettera antica corsiva. Puis, diférents grands calligraphes, presque tous italiens, maîtres en écriture, travaillant bien souvent pour les chancelleries des princes de ce temps, se prennent au jeu et développent, chacun selon son style, cette écriture si distinguée. Ces premiers calligraphes italiens se nomment Giovannantonio Tagliente (début xvie siècle), Ludovico degli Arrighi (mort en 1527), dit le Vincentino, Giambattista Palatino (1515-1575). Gerhardt Mercator (1512-1594), lui, est originaire d’Anvers. Ils seront bientôt suivis par des calligraphes de la génération suivante, dans diférents pays – dont la France avec Louis Barbedor (1580-1670) et Louis Senault, entre autres –, qui développèrent d’autres écritures et seront à l’origine de ces fameuses écritures calligraphiques des xviie, xviiie et xixe siècles que sont la ronde, la financière, la bâtarde, la coulée, l’anglaise, etc.
Fig. 190. Cancellaresca corsiva. Calligraphie sur vélin par Bernardino Cataneo, format 20,5 x 14 cm, 1545.
Les formes D‘écriture témoignent De l‘esprit propre De chaque siècLE. Ees sont le reflet Des connaissances & acquisitions D‘une époquE. Caractère numérisé s’inspirant de la Cancellaresca corsiva : Poetica, créé par Robert Slimbach en 1992, © Abobe.
Fig. 191. Cancellaresca corsiva. Ludovico degli Arrighi, épreuves de deux pages xylographiées de son livre La Operina… da imparare di scrivere littera Cancellaresca, Rome, 1522. Taille réduite.
Ici se termine la deuxième pause, consacrée aux écritures manuscrites en usage au début de l’imprimerie.
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Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz La première imprimerie en Italie
1465 1. Ils sont aidés en cela par Giovanni Andrea De Bussi, évêque d’Aleria, en Corse, et secrétaire du cardinal allemand Nicolas de Cues.
2. Lactance (Firmianus Lactantius, première moitié du iiie siècle-début du ive) n’était pas un grand théologien ni un grand orateur. Mais, tenu pour le « Cicéron chrétien», il soutenait que les auteurs anciens avaient perçu une part de la vérité. D’où son succès chez les humanistes, notamment à Rome. 3. En 390 avant notre ère, les oies qui se trouvaient dans la forteresse romaine en haut de la colline du Capitole, investie de nuit par des Gaulois, réveillèrent par leurs cris les assiégés sans défiance, ce qui permit de repousser l’assaut nocturne. 4. Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne (xive-xviie s.), page 29.
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la suite du sac de Mayence (27-28 octobre 1462) et des désordres qui s’ensuivirent, les premiers typographes à s’installer en Italie sont les deux Allemands Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz, au début de 1465, soit deux bonnes années après les événements. Ils installent une petite imprimerie tout près de Rome au monastère de Subiaco B, la première donc installée en Italie. Ces imprimeurs, comme ceux qui arrivèrent dans les années suivantes, ont tous été formés à l’école germanique qui utilisait des caractères gothiques. En Italie, ils se trouvèrent confrontés à un singulier problème culturel que personne n’avait prévu. En efet, la plupart de ces caractères gothiques n’étaient guère prisés des humanistes italiens : ils écrivaient en humanistique les œuvres des auteurs classiques sorties de l’oubli, avant tout pour donner à ces textes une connotation de liberté philosophique n’ayant rien à voir avec les autres écritures connotant, elles, d’autres domaines (textes religieux, commerciaux, notariaux, etc.). Pour cette même raison, ces humanistes entendaient bien que les transcriptions typographiques reflètent cette même facture graphique. Or, la typographie humanistique n’existait pas (encore). Cependant, le marché nouveau s’avérait important et bien des humanistes firent venir en Italie des typographes en quête de travail et leur trouvèrent des bailleurs de fonds. Se posait également le problème de mises en pages nouvelles radicalement diférentes des mises en pages alors en usage (avec texte principal entouré de gloses, lettres rubriquées, lettrines manuscrites et encadrements de pages enluminés, etc.) qui, elles, émanaient de la longue tradition séculaire des livres manuscrits [voir fig. 346 et 347, pages 196 et 197]. Ce n’est que progressivement que le livre se modifia pour acquérir au xvie siècle l’essentiel des caractéristiques que nous lui connaissons aujourd’hui.
À
Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz exercèrent d’abord deux années au monastère de Subiaco. Pendant ces deux années, ils publièrent diférents gros ouvrages dont des Épîtres de Cicéron, les Œuvres de LactanceC (1465) et le De civitate Dei de saint Augustin. Puis ils transférèrent leur atelier à Rome (1467), « in domo Petri de Maximo ». Ils y trouvèrent Ulrich Hahn qui les avait de peu précédés ; ce Bavarois, ancien compagnon d’Albrecht Pfister à Bamberg (voir en page 52), y avait déjà publié les Meditationes du cardinal Torquemada, illustrées de bois gravés. Son nom, Hahn, signifiant coq en allemand, l’évêque Campani, en 1471, a pris plaisir à écrire cette tirade : « Ô toi la gardienne du temple de Jupiter Capitolin, toi qui, par le bruit de tes ailes et de tes cris, mis en fuite le coq gaulois D, pauvre oie, tremble à ton tour, voici venir Ulrich cet autre coq qui enseigne à se passer de tes plumes. Sa presse imprime en un jour ce que ta plume n’écrirait en un an… » « Dès lors, les deux équipes qui s’étaient spécialisées l’une et l’autre dans l’édition des textes de l’Antiquité païenne et chrétienne se livraient à une concurrence acharnée. Mais le marché n’était pas encore organisé et il n’existait pas de réseaux de distribution pour ce produit de série qu’était devenu le livre. D’où une crise de surproduction. Finalement, Hahn s’orienta vers l’édition de mandements, de brefs et autres documents pontificaux, ou encore de missels, tandis que Sweynheim et Pannartz demandaient en 1473 l’aide du pape Sixte IV. La supplique qu’ils adressèrent à cette occasion nous apprend qu’ils exécutaient normalement des tirages de l’ordre de 275 exemplaires et possédaient un stock de 12475 feuilles invendues. Bussi écrivait au pape que l’atelier regorgeait de feuilles imprimées mais manquait du nécessaire, et les subsides pontificaux ne firent que reculer de peu les échéances : les deux imprimeurs durent dissoudre leur association quelques mois plus tard. Leur œuvre n’en avait pas moins été considérable E. » Elle réunit 25 beaux livres, éditions princeps, totalisant un tirage de plus de 10 000 exemplaires. Les caractères typographiques humanistiques verticaux (en diférenciation des italiques), dont les premiers furent réalisés par Sweynheim, Pannartz et Hahn à Rome, sont depuis appelés « romains ». Voilà l’origine de l’expression.
Fig. 192. De civitate Dei, imprimée par Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz à Subiaco en 1465. Taille réelle. Ce romain est encore bien marqué par l’épaisseur et l’étroitisation du tracé des lettres qui caractérisent les gothiques avec lesquelles ces typographes travaillaient en Allemagne. À l’intérieur de la lettrine P apparaît un petit p en noir : cette configuration était destinée à l’enlumineur, qui ajoutait ensuite à la main les lettrines et pieds de mouche (ici en couleur), pour lui éviter de se tromper. On retrouve la même façon de procéder sur la figure 195, mais là le petit q est en partie recouvert par la lettrine Q.
Fig. 193. Œuvres de Lactance, imprimées par Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz à Rome en 1468. Taille réelle. Le tracé des lettres est plus fin et plus arrondi que celui de la fig. 192, franchement italianisé, proche de l’écriture humanistique manuscrite.
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Les frères Jean et Wendelin de Spire La première imprimerie à Venise
vers 1468
1. Speyer est une ville allemande située au sud de Mayence. Comme bien souvent à l’époque, le nom des deux frères est un toponyme. Francis Thibaudeau signale que l’invention du foliotage, c’est-à-dire la numérotation des feuillets, daterait de l’édition du Tacite de Jean de Spire, Venise, 1469. La Lettre d’imprimerie, tome 1, page 86.
’est à Venise que l’imprimerie se développa alors et prit un essor encore jamais égalé. La cité des doges, alors toute puissante, était devenue la ville commerciale la plus prospère et la plus jalousée d’Europe. Elle s’était faite protectrice de son université et avait même interdit à sa jeunesse d’aller faire ses études ailleurs. Le marché potentiel de l’imprimé était particulièrement important. En 1468, le premier imprimeur à s’installer à Venise est l’Allemand Jean de Spire B. Il est secondé par son frère Wendelin. Ils sont peut-être arrivés en Italie avec Sweynheim et Pannartz, auraient peut-être même vécu quelque temps à Subiaco et à Rome, mais n’y seraient pas restés longtemps. Toujours est-il que, courant 1469, ils sont à Venise et y créent une imprimerie. Le 18 septembre de cette même année, Jean, qui dirige l’afaire, obtient du Sénat de la république de Venise (qui n’a peut-être pas bien pris conscience de ce qu’il accordait) une exclusivité d’imprimer pour cinq ans. Mais quelques mois plus tard il meurt. Son frère Wendelin continue l’œuvre entreprise mais n’obtient pas la reconduction du monopole dont Jean avait bénéficié. Ce qui permit à d’autres typographes, qui arrivaient alors dans la ville, de créer leur imprimerie, parmi lesquels Nicolas Jenson dont nous allons maintenant parler. Si l’on compare les caractères des figures 192 et 195, on se rend compte que le tracé des minuscules est ressemblant et encore typé gothique. Par contre, chez Schweynheim et Pannartz les majuscules sont déjà des capitales humanistiques issues des écritures romaines d’inscription (de même dans la figure 193, mais là c’est logique), alors qu’elles sont toujours des initiales gothiques traditionnelles chez Wendelin de Spire.
C
Fig. 194. François Pétrarque, Canzoniere Trionfi, impression sur parchemin, Venise, Wendelin de Spire, 1470. Décoration en couleur (sur l’original) d’Antonio Griffo. La typographie est parfaitement humanistique. Taille réduite. [Brescia, Biblioteca Civica Queriniana, incunable GV15.]
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Fig. 195. Venise, Wendelin von Speyer. Robertus Carracciolus : Quadragesimale de pænitentia, 1472. Taille réelle. [D’après F. Lippmann et R. Dohme : Druckschriften des 15. bis 18. Jahrhundert, pl. 49.]
On remarquera que le caractère romain de la figure 194, bien que réalisé deux ans auparavant, est franchement humanistique, parce qu’il exprime un texte de Pétrarque, un humaniste, alors que celui ci-dessus est une gothique de la famille des rotunda, parce que le sujet est religieux, comme le voulait alors la tradition.
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L’atelier de la Sorbonne La première imprimerie à Paris et en France lors que Nicolas Jenson s’installait à Venise, en France, le roi Louis XI, malmené par son cousin Charles le Téméraire, quatrième et dernier duc de Bourgogne, avait bien d’autres préoccupations en tête que l’établissement de l’imprimerie dans son royaume, bien qu’il finît par reconnaître ses avantages et la protégea. Illustre dans le monde entier, la Sorbonne, à Paris, était ouverte aux étudiants de toutes nations, mais ne se confondait pas avec la faculté de théologie, ni avec l’Université. Les sorbonnistes, dont le proviseur désigné assurait la direction, portaient le costume ecclésiastique et prenaient leurs repas en commun. Parmi les maîtres faisant partie de la société de la maison de Sorbonne, se trouvait Jean Heynlin, dit de La PierreB, ancien recteur de l’Université de Paris, grand ami des livres, originaire des bords du Rhin, en relations avec les imprimeurs de Mayence et de Rome. Dans sa bibliothèque privée, il possédait quelques-uns des incunables des premiers temps. Désireux de faire profiter les professeurs et les étudiants des avantages qualitatifs de l’imprimerie (invention alors toute nouvelle, qui – rappelons-le – permettait de multiplier les livres d’études en mettant à la portée de tous des textes corrects [ce qui était alors prodigieux], au lieu des habituelles copies défectueuses que livraient les scribes ignorants et négligents), il fit part de son idée à l’un de ses plus éminents collègues et ami, le Savoyard Guillaume Fichet, professeur de belles-lettres et de rhétorique, qui partagea ses vues. Ces deux personnages d’exception se connaissaient bien : entre 1465 et 1472, les charges de prieur et de bibliothécaire de la Sorbonne leur furent confiées.
A
1. Jean Heynlin était surnommé de La Pierre à cause de son lieu de naissance, Stein (pierre en allemand, traduit par lapis en latin), village du grandduché de Bade. Il fit des études à Leipzig, Paris, Bâle. Revenu à Paris, il fut élu (1467) puis réélu prieur de Sorbonne (1470).
1470
2. Ces premiers types ont été copiés sur le Speculum vitæ humanæ imprimé en 1468, et sur le Cæsar de 1469.
Heynlin se chargea de trouver dans son pays des ouvriers typographes. Trois compagnons répondirent à son appel. D’abord Michel Friburger, de Colmar en Alsace, maître ès arts, qui avait fait des études avec Heynlin à l’université de Bâle. Les deux autres étaient de simples ouvriers: Ulrich Gering, originaire de Constance, et Martin Krantz, qui était peut-être originaire de Stein, du même village que le prieur de Sorbonne. Tous trois arrivèrent à Paris dans les premiers mois de l’année 1470 et se mirent au travail. Il s’agissait d’abord de créer de toutes pièces le matériel d’imprimerie nécessaire au fonctionnement d’un atelier typographique, car, comme on s’en doute, il fallait tout fabriquer ex nihilo. C’est le recteur, Jean Heynlin, qui avait fourni le modèle du caractère à graver. Il l’avait choisi parmi les impressions de Sweynheim et Pannartz, de Rome, qu’il possédait C. Ayant mauvaise vue et voulant relire lui-même les épreuves, il avait retenu un gros caractère rond et bien lisible, ne fatiguant pas les yeux, et d’environ 14 points de nos actuelles mesures typographiques (points Didot). Voici cet alphabet :
[Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, page 20.]
Fig. 214. L’unique caractère typographique de l’atelier de la Sorbonne. Taille réelle. Vous remarquez qu’à cette époque, il n’existe que le romain de graisse normale, donc pas encore de caractères italiques, ni de caractères gras. Les trois lignes du bas sont les ligatures (lettres liées) et des abréviations qui étaient couramment utilisées dans l’écriture manuscrite. Il ne faut pas perdre de vue, qu’à ses débuts et graphiquement parlant, la typographie n’avait d’autre but que reproduire au plus près ce qui se réalisait manuellement à l’époque.
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Espace prévu pour recevoir les armoiries de l’acheteur.
Fig. 215. Ci-dessus. Première page du premier livre imprimé en France, à la Sorbonne, les Lettres de Gasparino Barzizza de Bergame. Ici, taille réelle. Gasparino Barzizza, qui professait en Italie une génération avant Guillaume Fichet, avait pour modèle l’œuvre de Cicéron et pour doctrine la lecture des textes plutôt que l’apprentissage des règles. C’est pour enseigner à ses élèves la pratique de la composition en prose et de l’art épistolaire qu’il avait constitué un recueil manuscrit de ses lettres. Le choix de ce texte répond à un besoin pratique, universitaire, significatif de l’orientation estudiantine donnée à l’atelier débutant. Matériellement, le premier livre parisien est un in-quarto modeste de 118 feuillets (236 pages), tiré à environ une centaine d’exemplaires. La partie imprimée a besoin d’un complément (plus ou moins élaboré) réalisé à la main par des enlumineurs de métier : cela va de la simple lettrine à l’encadrement richement colorié comme ci-dessus, chaque acheteur fortuné faisant compléter et décorer son exemplaire selon ses goûts et les moyens financiers qu’il voulait mettre. Les étudiants devaient probablement ajouter simplement les grandes lettrines.
Fig. 216. Ci-contre, à droite. Réduction de la partie typographique de la même page présentée ci-dessus. Tout le reste est ajouté manuellement, c’est-à-dire qu’on est encore très proche du fac-similé du livre manuscrit, ce qui, en 1470, est normal.
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L’atelier de la Sorbonne
1. Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre & le texte, page 167.
Si incertains que restent en définitive le lieu où Heynlin a recruté les imprimeurs et les ateliers dans lesquels ceux-ci ont fait leur apprentissage, la technique ne diférait guère d’une imprimerie à l’autre : elle requérait obligatoirement des poinçons, des matrices et des moules nécessaires à la fabrication des caractères, du papier, de l’encre, des châssis et une presse à imprimer. Le papier était fabriqué en France depuis plus d’un siècle et c’est en Champagne que les promoteurs de l’imprimerie s’approvisionneront. Les filigranes de leurs papiers, aux formes d’Y gothique, de pot, d’ancre, de sirène ou de licorne, sont en efet parfaitement identifiables. Un menuisier expert aux presses à vin pouvait fabriquer la presse typographique sous la conduite d’un imprimeur habile. Mais toutes les opérations de fonderie ne peuvent, semble-t-il, avoir été exécutées à Paris pendant le court délai compris entre le retour de Heynlin, en février 1470, et la sortie du premier livre, soit avant la fin de l’année. Il faut supposer qu’à tout le moins moules et matrices ont été importés par les imprimeurs allemands, les poinçons ayant été gravés antérieurement sur commande du sorbonniste. La gravure de caractères est de durée variable : un poinçon peut être exécuté en quelques heures ou demander plusieurs jours de travail. Cent dix poinçons au moins ont été nécessaires pour la fabrication des caractères de la Sorbonne. En outre, les matrices devaient être non seulement frappées, mais minutieusement « justifiées » avant d’être utilisées. Enfin la fonte et la finition des caractères devaient exiger environ cinq mois (voir Fournier le Jeune, Manuel typographique, Paris, 1764-1766). Ces poinçons proviennent-ils alors de l’ojcine strasbourgeoise d’Adolf Rusch, dit « imprimeur à l’R bizarre » [voir page 76], qui devait précisément en proposer à Johannes Amerbach de Bâle quelques années plus tard ? La présence dans la bibliothèque de Heynlin d’une impression de Rusch en caractères romains, antérieure au 20 juillet 1467, permet d’avancer une telle hypothèse. Confrontée avec les autres romains de son époque, la lettre un peu hybride de la Sorbonne porte en efet, pour reprendre la formule de Harry Carter, « comme l’estampille d’une école de l’Allemagne du Sud B ».
Fig. 217. À la dernière page de l’ouvrage viennent ces huit vers à la gloire de Paris, lumière des lettres. L’ouvrage n’est pas daté. Le prénom de chacun des trois prototypographes est mentionné à l’avant-dernière ligne. Taille réelle.
Traduction : De même que le soleil répand partout sa lumière, ainsi Paris, capitale du royaume, nourricière des muses, tu verses la science sur le monde. Reçois donc en récompense cet art d’écrire presque divin qu’inventa la Germanie. Voici le premier livre produit par cette industrie sur la terre de France et dans tes propres édifices. Les maîtres Michel, Ulrich et Martin, qui l’ont imprimé, en feront encore d’autres.
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Autre précision : le lieu où se trouvait l’imprimerie. C’est une ancienne tradition qui situe dans les locaux de la Sorbonne le premier atelier typographique parisien. Aucun des livres imprimés alors à Paris ne comporte d’indication précise à ce sujet. Mais André Chevillier, bibliothécaire du collège et par conséquent bien informé sur le passé de la maison, écrivait en 1694 : « Il reste à montrer que ce fut dans le collège de la Sorbonne que ces premiers livres ont été imprimés. On l’a toujours cru dans cette maison; la vérité de ce fait s’y est conservée par tradition des anciens docteurs qui y ont demeuré successivement. » Plus loin, il déclare : « Ce fut dans le même endroit où nos trois premiers imprimeurs avaient travaillé que Gérard Morrhy, Allemand, établit son imprimerie et dressa ses presses soixante ans après. » Or, Gérard Morrhy, ou Morrhe, a indiqué sur ses diverses impressions son adresse de façon plus précise : « au collège de Sorbonne… dans la rue de la Sorbonne… au cloître Saint-Benoît B». Il s’agirait donc d’une maison ayant appartenu au collège, dans la rue de la Sorbonne, alors rue particulière, fermée par deux portes, et non pas d’un local situé dans l’enceinte même du collège de Sorbonne.
1. André Chevillier, L’Origine de l’imprimerie de Paris, Paris, 1694, p. 48. Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, Paris, 1900, pages 57-60. Le couvent SaintBenoît-le-Bétourné était situé à la hauteur de ce qui serait le 109 de la rue Saint-Jacques. Mais aujourd’hui, dans cette rue, on saute du 75 au 121, et, entre les deux, passe la rue des Écoles. [Information d’Annie Berthier, de la BnF.]
Fig. 218. Lettre de Guillaume Fichet à Jean Heynlin, imprimée et placée en tête du volume. Ce texte, outre qu’il met en valeur le rôle initial du prieur de Sorbonne pour la mise en place de la première imprimerie parisienne, est intéressant dans le sens qu’il permet de dater l’ouvrage avec certitude. On sait, en efet, qu’Heynlin fut deux fois prieur de Sorbonne : une première fois en 1467 et la seconde en 1470. La première date ne peut convenir pour la raison que Fichet, qui se qualifie de docteur en théologie (voir le souligné à la couleur), n’avait pas encore obtenu ce grade. Le livre a donc été imprimé pendant le second priorat de Jean Heynlin, commencé exactement le 25 mars 1470, probablement à la fin de l’été. Reproduction taille réelle.
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L’atelier de la Sorbonne
Fig. 219. Première page du deuxième livre imprimé à Paris, De Orthographia, de Gasparino Barzizza de Bergame. Date non imprimée, mais estimée à fin décembre 1470.
À la fin de cette même année 1470, sortait un deuxième ouvrage du même auteur, Gasparino Barzizza de Bergame, De Orthographia. Il a le même format que les Lettres et utilise évidemment le même caractère, mais il comporte un nombre de pages presque double. Comme le précédent, ce manuel s’adresse aux étudiants et à leurs maîtres, et traite de l’orthographe latine. En fin de volume, Guillaume Fichet ajouta un texte de Guarini de Vérone sur les diphtongues et un petit traité de sa composition sur les signes de ponctuation et leur bon usage. Fichet présenta le premier exemplaire à son élève et ami Robert Gaguin et joignit une lettre datée des calendes de janvier, c’est-à-dire du 31 décembre, lettre qui fut ensuite imprimée et ajoutée à quelques exemplaires. Dans celle-ci, il mentionne le témoignage des trois prototypographes rendant compte du rôle de Gutenberg dans l’invention de l’imprimerie, témoignage cité à la fin du chapitre consacré à l’inventeur, page 73, mais placé, ici, dans son contexte. Fichet célèbre la renaissance des lettres dans l’université de Paris et l’arrivée dans la capitale des premiers imprimeurs.
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Ce texte, qui est surtout célèbre pour avoir fourni l’un des premiers témoignages connus sur Gutenberg, a une signification plus importante. Le rédacteur y semble en efet extrêmement conscient du bouleversement apporté dans le monde par l’imprimerie: «[…] L’étude des humanités devra un puissant foyer de lumières à cette nouvelle espèce de libraires sortis de la Germanie, comme d’un cheval de Troie, pour se répandre sur tous les points du monde civilisé. On raconte un peu partout que c’est en effet aux environs de Mayence que vivait ce Jean, dit Gutenberg, qui le premier a inventé l’art de l’imprimerie grâce auquel, sans emploi de roseau ni de plume, mais au moyen de caractères métalliques, des livres sont fabriqués rapidement, correctement et élégamment. […] L’invention de Gutenberg […] nous a donné des caractères à l’aide desquels tout ce qui se dit ou se pense peut être immédiatement écrit, récrit et livré à la postérité. […] Je ne dois pas oublier nos typographes, qui font déjà mieux que le maître en le dépassant, dont les chefs sont Ulrich, Michel et Martin. Ils ont commencé par imprimer les Lettres de Gasparino de Bergame, et les voilà qui se hâtent de terminer l’Orthographe du même auteur, soigneusement corrigée par le même Jean Heynlin, ouvrage excellent à mon avis, non seulement pour l’instruction de la jeunesse, mais qui servira beaucoup aux études des plus savants B. » Les premiers éditeurs parisiens, Heynlin et Fichet, ont, les premiers, compris le rôle civilisateur que l’imprimerie était appelée à jouer en relevant le niveau des études. Dédaignant les clameurs de la puissante corporation des écrivains et des copistes, que la nouvelle invention allait ruiner, ils avaient, de leur initiative privée, fait venir de la région où l’imprimerie avait pris naissance, des élèves de Gutenberg et les avaient installés auprès d’eux, au centre même des études, dans l’enceinte de la Sorbonne.
1. Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre & le texte, page 174 Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, pages 25, 26.
Au mois d’octobre 1472, Jean Heynlin est reçu docteur en théologie et se consacre dorénavant à l’enseignement pendant les deux années suivantes, jusqu’à son départ de Paris. De son côté, Guillaume Fichet, ulcéré par des déboires avec le roi Louis XI, quittera de lui-même définitivement la Sorbonne en septembre de cette même année 1472 et gagnera Rome où il continua sa carrière. Privés désormais de leurs directeurs, Friburger, Gering et Krantz continuent cependant à travailler à la Sorbonne, où ils impriment encore quelques livres dont les Bucoliques, les Géorgiques et l’Énéide de Virgile. Mais leur hébergement dans les locaux de la Sorbonne devenant incertain, ils quittent le collège, pour s’installer non loin de là, rue Saint-Jacques, à l’enseigne du «Soleil d’or », leur nouvelle imprimerie. L’atelier de la Sorbonne aura quand même réalisé 22 ouvrages en deux ans et demi et son fonctionnement n’aura rien coûté au collège; ses dépenses, en efet, ont toujours été financées par des mécènes, protecteurs de Guillaume Fichet et de Jean Heyndin, comme le cardinal de Rolin, le duc Jean de Bourbon et Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, au nom de la cité.
Fig. 220. Ulrich Gering. Gravure en taille douce par L. Boudan (xviie siècle), d’après un tableau de l’époque, aujourd’hui disparu, qui se trouvait au collège de Montaigu.
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L’atelier du Soleil d’Or près avoir quitté les locaux de la Sorbonne, les imprimeurs s’installèrent, pour leur propre compte, dans une maison de la rue Saint-Jacques, non loin de l’église Saint-Benoît. L’atelier prend l’enseigne du Soleil d’Or. Ils renouvellent leur matériel et, à partir de 1473, utilisent un caractère plus familier des lecteurs, s’inspirant des bâtardes gothiques manuscrites. De même, leur afaire devant maintenant se sujre financièrement, ils choisissent d’éditer, de préférence aux œuvres prônées par Fichet et Heynlin, des textes philosophiques, scolastiques et moraux de vente plus facile. Le premier livre daté, imprimé avec ce nouveau caractère, est le Manipulus Curatorum ou Manuel des Curés, par Guy de Montrocher, achevé d’imprimer le 21 mai 1473.
A
Toutes ces reproductions de caractères de la fin du xve siècle, sont évidemment reprises dans « le Claudin». Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tomes I à IV. [Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 221. La deuxième fonte réalisée en France et étrennée avec le Manipulus Curatorum, atelier du Soleil d’Or, 1473. Taille réelle. Il s’agit d’un retour aux caractères gothiques, ce qui est particulièrement évident avec les lettres capitales. Comparez avec l’alphabet de la fig. 214, page 124.
En dernière page (voir ci-contre) il est mentionné le nom entier des trois imprimeurs : Michel Friburger est nommé Michel de Colmar (Michæl de Columbaria), son lieu de naissance, et les deux autres ne sont plus désignés par leur seul prénom, ce qui fut le cas jusqu’à présent. Chronologiquement, c’est ce document qui nous apprend que le patronyme d’Ulrich était Gering et celui de Martin, Krantz. Dans les épigrammes figurant en fin des livres qu’ils imprimèrent ensuite, on ne sait trop où se situe la vantardise de bon aloi, et où la persuasion commerciale. Par exemple, dans les Commentaires de Duns Scot… on lit : « Et maintenant, si tu désires savoir, lecteur complaisant, d’où te vient ce livre imprimé en si beaux caractères, apprends qu’il a été exécuté à Paris et revu auparavant par des hommes savants. Grâce à eux, Michel et Martin, originaires d’Allemagne, ainsi qu’Ulrich, multiplient les moyens de s’instruire. Tu peux avec raison appeler heureuses les formes de ces imprimeurs qui, de tous les meilleurs ouvrages, font ainsi de beaux livres. Ne regrette donc pas de donner un prix convenable pour celui-ci. C’est la savante et royale Ville de Paris qui l’a imprimé. » Ou encore, dans la Summa Pisana, ou Somme de frère Barthélémy de Pise (1474) : « Toi qui désires acquérir la gloire éternelle, aie soin d’avoir toujours auprès de toi la Somme de Barthélémy, que Martin, Ulrich et Michel, cordialement unis, te livrent si bien imprimée. Nés en Allemagne, ils ont maintenant Lutèce pour mère nourricière. Le monde entier admire leurs œuvres. Celle-ci est supérieure aux autres, si tu sais reconnaître qu’elle te procurera la paix éternelle de l’âme. »
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Fig. 222. Fac-similé de la dernière page du Manipulus Curatorum. Elle contient la mention du lieu d’impression, le nom entier des imprimeurs (flèches) et la date (21 mai 1473). Taille réelle. L’ouvrage est un petit in-folio, de 87 feuillets (174 pages) composés sur deux colonnes de 40 lignes à la page.
En février 1474, Louis XI devait reconnaître leur valeur en leur accordant des lettres de naturalisation, ce qui, entre autres avantages, permettait « à leurs femmes, enfants et autres leurs héritiers » de leur succéder. Sinon, à leur mort, leurs biens seraient revenus au fisc en vertu du « droit d’aubaine ». Seul, Gering se fixera définitivement à Paris où il continuera d’imprimer pendant près d’un quart de siècle.
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La première bible imprimée en France Atelier du Soleil d’Or ne bible latine, la première imprimée en France, a été réalisée au Soleil d’Or, en deux volumes in-folio qui totalisent plus de 1 000 pages composées sur deux colonnes de 48 lignes chacune. Le texte a été composé avec un nouveau caractère beaucoup plus gros que celui avec lequel les associés travaillaient depuis qu’ils s’étaient installés rue Saint-Jacques. On considère que cet ouvrage est la plus belle réalisation parmi ceux jusque-là produits par ces trois prototypographes.
U
1476 1. Signature. Numérotation portée en bas de la première page de chaque cahier: Aj, Aij, Aiij, Bj, Bij, c’est-à-dire A1, A2, A3, B1, B2, B3, etc. Cette configuration nouvelle permettait au relieur de positionner les cahiers, imprimés et pliés, les uns sur les autres dans le bon ordre, sans se tromper, avant de les coudre ensemble. Voir page 157. 2. Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, pages 75-76.
En fin de volume, le texte (en latin, bien sûr) peut se traduire ainsi : « Déjà, depuis trois lustres, Louis XI avait régné sur la France lorsque Ulrich, Martin et Michel, originaires de Teutonie, par leur art m’ont mis en cette figure à Paris, après une vigilante correction. Le Soleil d’Or, en la rue Saint-Jacques, m’ofre en vente. » Un lustre comprenant 5 années, trois lustres équivalent donc à 15 ans. Or comme les trois lustres sont déjà écoulés (Jam tribus lustris… rexerat), c’est dans la seizième année du règne de Louis XI, entre le 22 juillet 1476 et le 22 juillet 1477, que la Bible a été terminée. De fait, elle l’a même été avant le début de 1477, car à partir du 4 janvier de cette année 1477, cette imprimerie a porté les signatures B en bas des cahiers C. Vous remarquerez également l’insistance à dire et redire en toute occasion qu’un texte imprimé est bien plus fiable qu’une version manuscrite qui peut être trufée de fautes et d’oublis par les copistes : « […] après une vigilante correction. » Page 130, nous avions déjà : « […] ce livre imprimé […] a été revu auparavant par des hommes savants. » À cette époque, ce genre de remarque revient souvent. La qualité des textes imprimés était un argument commercial de poids en faveur de l’imprimerie et, pour ce faire, chez les bons imprimeurs (car il y en eut également des mauvais), les textes étaient d’abord relus, éventuellement corrigés, puis préparés pour la composition typographique, et, dès l’impression, les premières feuilles étaient tout de suite relues par des correcteurs professionnels et, s’il le fallait, on corrigeait les fautes en changeant les types de plomb sur la presse même. Il n’était pas rare que certains textes de base, comme ceux provenant de l’Antiquité grecque ou romaine, soient « rewrités » par des hommes de l’art, à partir de la comparaison de plusieurs copies d’un même texte (et parfois même d’époques diférentes) pour en débusquer les coquilles qui s’y étaient glissées, et retrouver le texte original, du moins le texte le plus plausible possible.
Fig. 223. Alphabet utilisé pour la première bible imprimée en France, au Soleil d’Or, 1476. Ce caractère avait déjà servi pour l’impression d’un Speculum Vitæ humanæ, de Rodrigo, évêque de Zamora, en date du 1er août 1475. Taille réelle. Il s’agit d’un caractère de 15 points, une gothique de forme arrondie, qui présente cette singularité que les capitales sont en caractères romains dont les formes sont copiées sur les premiers types de la Sorbonne.
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Fig. 224. Première bible imprimée en France. Atelier du Soleil d’Or, Paris, 1476. Taille réduite. La taille réelle des caractères étant celle de la fig. 223, ci-contre.
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L’atelier du Soleil d’Or À partir du mois d’octobre 1477, les colophons des ouvrages ne mentionnent plus les noms de Martin Krantz et de Michel Friburger. Ils disparaissent de la scène tous les deux, et Ulrich Gering reste seul pour continuer à diriger l’imprimerie. Il est probable (d’après Chevillier) qu’après l’été 1477, les deux associés de Gering retournèrent en Allemagne : ils étaient mariés et avaient là-bas des enfants, leur absence ne pouvait pas durer trop longtemps. Gering, qui était célibataire, n’avait pas les mêmes raisons de retourner dans son pays natal. C’était le plus jeune des trois. Pendant les six années de leur association, rue Saint-Jacques, Gering, Krantz et Friburger ont produit une trentaine de livres, dont 18 de format in-folio. Resté seul à la tête de l’atelier, Gering fit graver deux corps d’un nouveau caractère, des purs romains d’une régularité remarquable, de corps cicero (environ 11 points Didot) et saint-augustin (12 à 13 points Didot), mais ces alphabets ne comportent plus les signes de ponctuation préconisés par Fichet. Voici le saint-augustin :
Fig. 225. Le saint-augustin qu’Ulrich Gering fit graver fin 1477 ou au tout début 1478. Taille réelle.
1494
1. René Billoux, Encyclopédie chronologique des arts graphiques, Paris, janvier 1943.
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Puis, il y eut des années sombres. En 1475, trois jeunes compagnons quittent l’imprimerie pour fonder la leur : ce sera l’atelier du Souket Vert, commercialement très dynamique et qui fera de l’ombre au Soleil d’Or. En 1479, Gering s’associe avec un certain Guillaume Maynial, mais la collaboration ne marche pas et ne semble pas avoir duré au-delà de 1480 ; Maynial s’établit un peu plus tard à son compte. À Paris, les imprimeries commencent à se multiplier. Puis, on ne sait pas trop bien ce qui se passe pendant plusieurs années. On a l’impression que Gering a ou aurait voulu quitter son métier d’imprimeur pour celui de libraire. En 1484, son enseigne du Soleil d’Or est transférée dans la rue de la Sorbonne et se trouve maintenant attenante au collège. Elle produit, mais pendant 10 ans, le nom de Gering ne figure plus dans les colophons des livres imprimés au Soleil d’Or. En 1494, nous le voyons travailler avec un nouveau venu. Il s’associe avec Berthold Rambolt, de Strasbourg, et à partir de ce moment ses presses reprennent une activité plus importante et son nom réapparaît dans les colophons. L’atelier incorpore à ses impressions des illustrations et des initiales historiées sur bois gravé, dont le procédé commençait à se répandre (nous y reviendrons). « Né à Munster (Suisse) en 1440, Ulrich Gering devait décéder à Paris le 23 août 1510. Son nom reste comme étant celui du père de la typographie parisienne B.»
Fig. 227. Sur cette gravure, figurent les deux associés de l’atelier du Soleil d’Or : Rambold est à gauche et Gering à droite. Taille réduite.
Fig. 226. Ce beau psautier avec plain-chant, noté à l’usage de Paris, imprimé en rouge et noir, utilise un alphabet franchement gothique textura, d’environ 13 points. Taille réelle. Gering et Rambolt, fidèles à la tradition dont nous avons déjà parlé, utilisent un caractère gothique pour les missels, psautiers et livres d’heures.
Fig. 228. Quelques grandes lettres ornées de Gering et Rambolt. Gravures sur bois à usage de lettrines. Taille réelle.
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L’atelier du Souket Vert partir de 1475, des compagnons imprimeurs, formés par les trois prototypographes du Soleil d’Or, se sont séparés de ces derniers pour former une nouvelle imprimerie : l’atelier du Souket Vert, qui fonctionna de 1475 à 1484. Au départ, ils étaient au moins trois : Gaspar, Russangis et Guillaume Tardif (qui devait préparer les copies et corriger les épreuves). Ils s’étaient établis dans cette même rue Saint-Jacques, du même côté de la rue et à une quarantaine de mètres plus haut ! Les voisins vivaient-ils en bon voisinage ? On peut en douter. Sitôt qu’une édition du Soleil d’Or avait quelque succès de vente, presque immédiatement après il en paraissait une autre au Souket Vert. Au début, et comme le faisaient leurs anciens patrons, les compagnons du Souket Vert n’indiquaient pas leur adresse dans leurs éditions. Puis, un jour, ils mentionnèrent: « Au Souket Vert, rue Saint-Jacques. » Un peu plus tard, ils précisèrent davantage : «Au Souket Vert, rue Saint-Jacques, près le couvent des Frères Prêcheurs, au-delà de SaintBenoît. » Au Soleil d’Or, on n’allait pas laisser le public acheteur se tromper d’adresse, alors on précisa : « Au Soleil d’Or, rue Saint-Jacques, auprès de l’église Saint-Benoît. » En 1476, un colophon nous apprend que l’atelier est dirigé par Louis Symonel, originaire de Bourges et qu’il a appris son métier à Paris, tout comme Richard Blandin d’Évreux et Jean Symon. Russangis était Parisien. En fait, c’est un atelier coopératif et c’est le premier atelier typographique réellement français. Il déploya une grande activité, réalisa des impressions de belle qualité comme des grammaires, des vocabulaires, des ouvrages de rhétorique. Commercialement dynamique et inventif, le Souket Vert fit une concurrence acharnée aux autres ateliers.
À
Fig. 229. Grammaire, de Guillaume Tardif. Conjugaison du verbe amare (aimer, en latin). Atelier du Souket Vert, 1475. C’est le premier livre imprimé à Paris avec des mots français.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration ’est à Lyon et en 1478, que sont apparues, en France, les premières illustrations dans le livre. La ville avait reçu l’invention en 1473 (trois ans après Paris). Elle était située à un carrefour de routes économiques entre l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne et le reste du royaume, et représentait l’un des centres les plus dynamiques de notre pays : ses foires réputées ouvraient à tous les marchands des comptoirs fort bien garnis, et c’est ainsi que, de bonne heure, elle eut connaissance des premiers livres imprimés en Rhénanie, à Cologne et à Bâle.
C
Ici commence la quatrième pause, consacrée à la gravure d’illustration.
Sans vouloir m’étendre outre mesure sur les illustrations dans le livre, car cet ouvrage traite avant tout de typographie, il convient cependant d’en expliquer le phénomène. Ce qu’il faut retenir, c’est que grâce à l’addition de gravures sur bois imprimées avec le texte (que ce soit des lettrines ou des illustrations) le livre est en train de trouver son identité et va progressivement devenir techniquement autonome. Bientôt le produit fini n’aura plus besoin du complément graphique qu’apportaient les enlumineurs de métier, il se sujra à lui-même. Que des livres, de piété par exemple, soient décorés manuellement et que chaque exemplaire soit diférent des autres : cela est sans conséquence. Mais à partir du moment où tous les exemplaires d’une édition sont parfaitement identiques, on va pouvoir publier des livres illustrés traitant de sujets de toutes disciplines (scientifiques et techniques, entre autres) et permettre la confrontation et le débat entre spécialistes, chacun sachant exactement de quoi l’on parle, ce qui permet de progresser. C’est un pas en avant fondamental dans le mécanisme de la progression des connaissances.
Fig. 230. Les toutes premières illustrations dans un livre en France. Il s’agit de dessins techniques d’outils de chirurgie. G. de Chauliac, Guidon de la practique en cyrurgie (Guide de la pratique en chirurgie), imprimé par Barthélémy Buyer, à Lyon, en 1478. Les instruments sont représentés en «ombres chinoises ». Taille réduite.
Fig. 230 bis. Pour comparaison : Traité de chirurgie d’al-Zahrâwî, planche d’instruments. Maghreb, xvie siècle. [Bibliothèque nationale de France.]
Fig. 231. La première gravure d’illustration dans un livre en France. Le Mirouer de la Redemption de l’umain lignaige (Miroir de la Rédemption de l’humain lignage), imprimé à Lyon par Martin Husz en 1478. Les gravures sur bois lui avaient été prêtées par Bernard Richel, de Bâle. Ce livre fut imprimé environ cinq mois après le Guidon de la practique en cyrurgie. Taille réduite.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration Ces gravures, d’abord sur bois puis sur cuivre, pouvaient être imprimées en même temps que les compositions des textes en plomb, pour la bonne raison qu’elles procèdent du même système : les sujets à transposer sur la feuille de papier sont des surfaces en relief ; le seul problème étant de bien régler la « hauteur en papier », c’est-à-dire le bon alignement horizontal de ces diférentes surfaces imprimables juxtaposées. Les toutes premières gravures sur bois sont maladroites, puis, assez rapidement, le dessin s’ajne au bénéfice d’illustrations de réelle qualité graphique : la technique fonctionnant maintenant bien, on fait appel à des illustrateurs (pour le dessin) et à des graveurs sur bois professionnels, ce qui donne au livre un crédit indiscutable. À cette époque, le copyright et les droits d’auteur n’existant pas, on copie allégrement les illustrations publiées chez l’imprimeur concurrent ; parfois on a un petit scrupule, alors on copie en inversant l’image ; d’autres fois on s’en inspire. Mais on se prête également et confraternellement les gravures, d’un imprimeur à un autre, et parfois même d’un pays à un autre. Assez rapidement on perfectionne l’aspect décoratif en composant des illustrations constituées de modules indépendants juxtaposés, de formats diférents, que l’on positionne à volonté. L’illustration principale correspond au discours ; autour on place ces modules pour un efet décoratif « qui en jette », c’est astucieux et, la plupart du temps, ce n’est pas vilain.
Fig. 232 et 233. Voici les premières gravures sur bois imprimées à Paris. Atelier Jean Du Pré, 1479. Il s’agit du Missale Parisiense (Missel de Paris), un grand in-folio (ces deux reproductions sont donc ici très réduites). Au milieu du volume, juste avant le Canon de la messe, figurent ces deux illustrations sur deux pleines pages se faisant face : Dieu le Père tout-puissant dans sa gloire, entouré des symboles des quatre évangélistes, et son Fils crucifié, entouré de la Vierge et de saint Jean. Sur certains exemplaires, ces deux gravures ont été coloriées à la main.
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Fig. 235. Ystoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse. Imprimé par Martin Havard, Lyon, vers 1494. Gravure sur bois, taille réduite.
Fig. 234. L’Abuzé en court. Comment l’abusé fut mené à l’hôpital. Imprimé par Pierre Caron, Paris, vers 1495. Gravure sur bois, taille réduite.
Fig. 236. Le bain. Gravure sur bois extraite d’un almanach imprimé à Augsbourg en 1495. Taille réduite.
Fig. 237. La Farce de Maître Pathelin. Pathelin discute avec le drapier. Gravure sur bois. Taille réduite. Imprimé par Germain Bineaut, Paris, 20 décembre 1490.
Fig. 238. L’Entrée du roi notre sire à Rome. Entre 1492 et 1495, pendant l’expédition de Charles VIII en Italie, on publia une sorte de bulletin donnant des renseignements sur la situation des troupes. La lettrine L et l’illustration sont des gravures sur bois. Le reste du titre est typographié. Taille réduite. Atelier de Pierre Caron. [Bibliothèque nationale de France.]
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Quatrième pause: la gravure d’illustration Guy ou Guyot (comme on écrivait alors ce prénom) Marchant est, avec Jean Du Pré, l’un des imprimeurs parisiens qui a le plus développé l’art de l’illustration dans le livre. La première édition de la Danse macabre des Hommes parut le 20 janvier 1490. Toute l’échelle sociale du temps défile : depuis le Pape et l’Empereur au Hallebardier et le Fou, en passant par le Maître d’école et l’Homme d’armes ou le Moine et l’Usurier… Le succès fut tel, que le 10 avril de la même année Guy Marchant sortait la Danse macabre des Femmes, construite sur le même modèle. Chaque gravure est suivie d’un texte composé sur deux colonnes, comme on le voit sur la fig. 244. (Ces reproductions sont très réduites.)
Fig. 239. La Danse macabre des Hommes : le Pape et l’Empereur.
Fig. 240. La Danse macabre des Hommes : le Moine et l’Usurier.
Fig. 241. La Danse macabre des Femmes : la Religieuse et la Sorcière.
Fig. 242. La Danse macabre des Femmes : la Femme d’accueil et la Nourrice.
Fig. 243.
Ici est la Danse macabre des femmes toute historiée et augmentée de nouveaux personnages, avec plusieurs dits moraux en latin et français, qui sont enseignements de bien vivre pour bien mourir. La lettrine I est un bois gravé. Le texte, à sa droite, est typographié.
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Mathieu (ou Mathias) Husz, « maistre en l’art de impression », succéda à Martin Husz à Lyon. Il était son frère ou son cousin, et originaire de Botwar en Wurtemberg. Datée du 18 février 1499, La Grant Danse macabre des hommes et des femmes historiée s’inspire des gravures sur bois des éditions de Guy Marchant et ajoute des scènes. Parmi ces dernières, je me dois de reproduire la séquence concernant ma profession des métiers du livre, dont la partie de gauche est reproduite en page 59 de cet ouvrage. Non seulement il s’agit de la plus ancienne gravure connue d’une imprimerie, mais c’est fort probablement la reproduction de l’atelier même de Mathieu Husz.
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Fig. 244. Mathieu Husz, La Grant Danse macabre des hommes et des femmes historiée, Lyon, 18 février 1499. Thème de cette illustration: Les Imprimeurs et le Libraire. Taille réduite. Les « pieds de mouche» sont, ici, des types en plomb, ils ne sont donc pas ajoutés manuellement au pinceau.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France, tome I, page 192.
Fig. 245. Jean Bonhomme, Atelier de l’Image Saint-Christophe. Illustration pleine page extraite de la traduction française du Livre des ruraulx prouffitz du labour des champs, de Pierre de Crescens, Paris, 15 octobre 1486. Taille réelle. Le dessin et la gravure sur bois ont atteint, ici, leur pleine maturité. Cet ouvrage est destiné aux gens de la campagne, pour lesquels il fallait, avant tout, parler aux yeux par l’image. Les figures représentent les diverses occupations de la vie des champs. On reconnaît le grefage et la construction d’un bâtiment, la basse-cour et la culture de la vigne. Toutes ces figures sont empreintes d’un sentiment de réalisme qui frappe ; les poses des hommes et des bêtes sont naturelles, il n’y a rien d’exagéré ni de forcé. Les costumes nous renseignent de ce qu’ils étaient à l’époque. Le texte est typographié dans une gothique bâtarde habituelle à l’époque. La lettre « l » dans la réserve est une indication pour le rubricateur qui réalisera la lettrine décorative à la main (La vigne est bien connue par devers nous, mais…).
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Fig. 246. Le Kalendrier des Bergiers. Atelier de Guy Marchant. Diverses éditions se succèdent de 1491 à 1500, dont le contenu est augmenté à chaque édition. Ce petit in-folio, fort curieux pour le texte et les illustrations, était une sorte de petite encyclopédie des connaissances météorologiques, agricoles, médicales, hygiéniques et morales. Taille réduite. Ci-dessus: le tableau des planètes qui ont donné leur nom aux jours de la semaine, avec les signes du zodiaque. Ci-dessous, les tourments éternels destinés à quatre des sept péchés capitaux.
Fig. 247. Supplice des Gloutons et des Gloutonnes.
Fig. 248. Supplice des Paresseux et des Paresseuses.
Fig. 249. Supplice des Avaricieux et des Avaricieuses.
Fig. 250. Supplice des Luxurieux et des Luxurieuses.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Fig. 251. Les Fables d’Ésope en français, typographiées en gothique bâtarde. Atelier de Mathieu Husz et Jean Schabeler, Lyon, 15 mai 1485. Les illustrations et les lettrines de cet ouvrage sont des bois gravés. Taille réelle.
Voici quelques reproductions d’une série de gravures sur bois, illustrant l’édition française des Fables d’Ésope, datée de 1485, qui ont été remarquablement copiées pour l’édition allemande, datée de six ans plus tard. En ce qui concerne la fig. 252 (page ci-contre), vous remarquerez que les filets horizontaux, matérialisant le sol, ont été supprimés, probablement par choix graphique délibéré, ce qui donne de la légèreté à la version allemande car la gravure est placée au centre de la page avec du texte au-dessus et en dessous. Dans la version
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Fig. 252. Les Fables d’Ésope en allemand, typographiées en bâtarde allemande issue de la gothique Schwabacher. Atelier de Johannes Schönsperger, Augsbourg, 1491. Taille réelle.
française, le positionnement de la gravure en haut de page, juste sous un titre court (Cy commence la préface du premier livre d’Ésope), justifie ces traits horizontaux qui assoient l’image. Vous pouvez également profiter de ces magnifiques reproductions pour comparer les deux écritures typographiques. Vous constaterez que le dessin des lettres de la bâtarde allemande est, dans cette édition, nettement plus élaboré, «s’écoule» mieux et ofre un meilleur «confort de lecture» que la bâtarde française. Vous remarquerez encore que les deux lettrines A et R procèdent du même esprit graphique.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration Fig. 253. Les Fables d’Ésope en français. Suite. La vie histoire : Comment Xantus trouva sa femme dormant sur sa couche, les fesses découvertes. Atelier de Mathieu Husz et Jean Schabeler, Lyon, 15 mai 1485. Taille réduite.
La xie histoire : Comment Ésope appareilla les langues.
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Fig. 254. Les Fables d’Ésope en français. Suite. La vie fable est du loup et de l’aygnel. Atelier de Mathieu Husz et Jean Schabeler, Lyon, 15 mai 1485. Taille réduite.
Fig. 255. Les Fables d’Ésope en français. Suite. La xviie fable est du laboureur et de ses enfants. Taille réduite.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Fig. 256. Atelier de Topié et Heremberck. Recueil des histoires troyennes. Lyon, 10 octobre 1490. Gravure sur bois un peu réduite. Au milieu de cette remarquable tuerie, on reconnaît le cheval de Troie, la belle Hélène (au milieu en bas), la mort de Priam (en haut à gauche). On s’étripe de toutes les façons possibles, des cadavres flottent dans la rivière, des maisons brûlent. Ah ! que la guerre est belle ! Mais, vous remarquerez la maîtrise de l’artiste pour un sujet graphiquement si complexe pour cette technique de gravure et d’un tel format. Comme bien souvent, les costumes, l’architecture et les bateaux (Christophe Colomb découvre l’Amérique deux ans après la publication de cet ouvrage) sont à l’identique de ce qui existait au Moyen Âge, et non à l’époque de la Grèce ancienne.
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Fig. 257 et 258. Grant herbier en françois. Imprimé par Pierre Caron, Paris, vers 1495. Gravures sur bois, taille réelle.
Fig. 259. Atelier de Nicolas Wolff. Le Philonium de Valesc de Tarante, médecin de Montpellier. Volume in-quarto de 368 feuillets (736 pages). Lyon, 10 mars 1500. Le squelette est une gravure sur bois (page de gauche) dont chaque partie est marquée d’une lettre renvoyant à la nomenclature descriptive des os (page de droite). C’est une des plus anciennes représentations de l’ossature humaine dans un livre de médecine. Il s’agit donc ici de deux pages en vis-à-vis qui montrent le principe de la mise en pages de cet ouvrage novateur. Taille réduite.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Fig. 260. Grande initiale dans le titre de La Grant Danse macabre des hommes et des femmes historiée (voir page 141) . Atelier de Mathieu Husz, Lyon, 18 février 1499 (1500 ns). Taille réelle.
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La grande danse macabre des hommes et des femmes, historiée et augmentée de beaux dits en latin. Le débat du corps et de l’âme. La complainte de l’âme damnée. Exhortation de bien vivre et bien mourir. La vie du mauvais antéchrist. Les quinze signes. Le jugement.
Dans la dernière décennie du xve siècle, on grava sur bois de grandes et de très grandes capitales initiales historiées, positionnées au départ des ouvrages. Il s’agit d’une mode graphique, qui s’est rapidement répandue. Le dessin de la lettre, qui forme l’ossature du sujet, est d’inspiration calligraphique en traits de plume entrelaçés et supporte le plus souvent diférentes illustrations qui prennent la forme d’animaux stylisés, de grotesques, ou encore de personnages figuratifs. Sur la page de gauche, j’ai fait figurer l’une des plus belles de ces capitales initiales à l’échelle réelle, pour que vous goûtiez pleinement le phénomène : il ne s’agit pas d’une bricole. Ci-dessous, viennent d’autres initiales, réduites, qui rendent compte de ce mouvement graphique. Elles se copient carrément ou s’inspirent toutes plus ou moins les unes des autres.
Fig. 261. Les statuts synodaux du diocèse d’Amiens. Atelier de Jean Du Pré, Paris, vers 1499.
Fig. 264. La Mélusine. Mathieu Husz. Lyon, vers 1496. Il s’agit du même bois gravé que celui de la fig. 265, ce qui vous permet de comprendre comment on se servait de ces gravures, dans un autre contexte, en ajoutant tel ou tel texte.
Fig. 262. La Légende dorée en français, nouvellement imprimée à Paris. Atelier de Nicole de La Barre, 6 septembre 1499. Ève tenant la pomme de l’arbre du fruit défendu.
Fig. 265. La Légende dorée en français. Jean de Vingle. Lyon, 1499. Cette grande initiale L, qui faisait partie du matériel de Mathieu Husz, avait déjà été utilisée au moins à deux reprises : la Mer des Hystoires (1491) chez Jean Du Pré, et La Mélusine (vers 1496) chez Mathieu Husz.
Fig. 263. La Légende dorée en français, nouvellement imprimée à Paris. Atelier de Jean Du Pré, Paris, 1494.
Fig. 266. Les Complaintes et enseignements de François Guérin. Guillaume Mignard. Lyon, 1498. Une interprétation plus rustique que les deux figures précédentes.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Fig. 267. Lettres initiales ornées du Recueil des Hystoires troyennes. Gravures sur bois. Atelier de Topié et Heremberck, Lyon, 1490. Taille réelle. Il s’agit du même ouvrage illustré par la figure 256, page 148.
Fig. 268. Lettres initiales ornées de La Légende dorée en français. Atelier de Jean de Vingle, Lyon, 1504. Gravures sur bois. Taille un peu réduite.
Fig. 269. Lettres initiales ornées extraites de La Vie de Robert le Dyable. Atelier de Pierre Maréchal et Barnabé Chaussard, Lyon, 7 mai 1496. Gravures sur bois. Taille un peu réduite.
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Fig. 270. Cette grande lettre initiale historiée P, qui représente l’auteur en train d’écrire dans sa cellule, est extraite de La Mer des Hystoires, un grand in-folio imprimé à Lyon par Jean Du Pré en août 1491. Gravure sur bois. Taille réelle, pour que vous vous rendiez compte du rendu graphique. Une lettre initiale de cette dimension est quand même assez rare.
Fig. 271. Lettres initiales ornées extraites des Métamorphoses d’Ovide. Atelier d’André Bocard, Lyon, 6 septembre 1496. Gravures sur bois. Taille un peu réduite.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Bordures illustrées, constituées de modules mobiles que l’on positionne à volonté autour des illustrations principales et de textes typographiés. Certains éléments, créés pour un ouvrage donné, sont souvent par la suite réutilisés dans tel autre. On se les prête également d’un imprimeur à l’autre, à charge de réciprocité. Au début, les gravures se faisaient sur bois, mais à partir de 1481 on commence à graver sur cuivre, ce qui non seulement rend la forme imprimante plus résistante, mais permet une finesse et une précision des illustrations beaucoup plus grandes. Les gravures étaient réalisées à l’envers sur des petites plaques de cuivre de quelques millimètres d’épaisseur, puis fixées sur des pièces de bois, afin d’obtenir la même hauteur que celle des caractères en plomb. Fig. 272, ci-dessus, quelques-uns des sujets, ou histoires, qui ont servi dans les Heures à l’usaige de Rome, ouvrage imprimé par Jean Du Pré, et qui eut plusieurs éditions de grand tirage (pour l’époque), entre 1488 et 1495. Gravure sur cuivre. Taille un peu réduite. Fig. 273, ci-dessous, d’autres bordures illustrées, utilisées pour une autre édition du même ouvrage, intitulé Ces présentes Heures à l’usaige de Romme, imprimé par l’atelier de Philippe Pigouchet, à Paris, 22 août 1498. Gravure sur cuivre. Taille un peu réduite.
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Fig. 274. Taille réduite.
Fig. 275. Taille réduite.
Gravure sur bois et gravure sur cuivre. Ces quatre pages sont extraites des Heures à l’usaige de Rome, ouvrage imprimé par Jean Du Pré. Toutes ces gravures sont réalisées sur cuivre, sauf l’illustration principale de la fig. 274 qui représente la Trinité qui, elle, est sur bois. En mettant les fig. 274 et 275 côte à côte et en comparant le rendu des deux grandes illustrations principales, on se rend bien compte de la diférence de finesse entre les deux procédés de gravure. Certaines bordures illustrées se retrouvent sur ces deux pages, mais les légendes sont diférentes. La figure 276 représente des litanies de la Vierge, et la figure 277, le calendrier liturgique du mois de mai.
Fig. 276. Taille réduite.
Fig. 277. Taille réduite.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Fig. 278. Gravure sur bois. Taille un peu réduite. Atelier de Jean Du Pré, Paris, vers 1490.
Fig. 279. Gravure sur bois. Taille un peu réduite. Atelier de Jean Du Pré, Paris, vers 1490. Ces deux illustrations, publiées dans les Vigilles de la mort du feu Roy Charles septiesme, utilisent les mêmes bordures latérales, elles-mêmes provenant de livres d’heures.
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signature Fig. 280. Gravure sur bois. Taille un peu réduite. La «signature » nous indique que nous avons, ici, forcément afaire à un bas de page de droite. Atelier de Jacques Arnollet et Claude Dayne, Lyon, vers 1496.
Comment les Anglais amenèrent la pucelle à Rouen et la firent mourir. Finalement, les Anglais s’en allèrent Non pas en joyeuse manière Et à Rouen en amenèrent La pucelle pour prisonnière. Nous avons, ici, une autre édition des Vigilles de la mort du feu Roy Charles septiesme, éditée à Lyon quelque six années plus tard que celle de Jean Du Pré (fig. 278, page ci-contre). La gravure sur bois est d’une tout autre facture, beaucoup plus élaborée, et renseigne avec précision sur la manière de s’habiller à la fin du xve siècle en France. Dans ces deux éditions, si le texte et son positionnement restent les mêmes, la composition est réalisée dans deux bâtardes gothiques assez proches, du moins pour les minuscules, les capitales initiales étant de dessins franchement diférents. Les pieds de mouche ne sont ajoutés au pinceau ou à la plume : ce sont des caractères en plomb, qui commencent à apparaître (ils sont tous pareils).
Les « signatures » Ci-dessus [fig. 280], en bas de la page, figurent les deux lettres ei. Il s’agit d’une « signature », c’est-à-dire d’une numérotation portée en bas des pages de droite (les pages recto) de la première moitié de chaque cahier (jusqu’au pli central) pour permettre au relieur de superposer les cahiers dans le bon ordre (voir la note, en p. 132). Le premier cahier était numéroté: a (pour la première feuille), ai (c’est-à-dire a1, pour la deuxième feuille), aij (a2, pour la troisième feuille), aiij (a3, pour la quatrième feuille, etc.). Le second cahier était numéroté: b, bi, bij, biij, etc. Dans notre cas, ci-dessus, ei indique que nous avons afaire à la deuxième feuille du cinquième cahier de l’ouvrage (e étant la cinquième lettre de l’alphabet). Les croquis, ci-contre, correspondent à des cahiers de 2 feuilles in-quarto encartées (4 pages par face, soit 8 pages par feuille (4 recto + 4 verso). Le cahier a contient donc les pages 1 à 16, et le cahier b, les pages 17 à 32. Et ainsi de suite.
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Quatrième pause: la gravure d’illustration
Espace prévu pour recevoir les armoiries de l’acheteur.
Fig. 281. Exemple de page constituée d’une gravure principale, de bordures illustrées et d’un texte typographié agrémenté d’une lettrine. Missel de Verdun, atelier de Jean Du Pré, Paris, 28 novembre 1481. Taille réduite. Cette illustration, qui vient en première page du missel, est ornée d’une grande gravure représentant la célébration de la messe. Les physionomies des assistants sont vraies et bien rendues, le détail architectural du fond est très soigné. La finesse du dessin principal et des bordures mobiles laissent penser que ces gravures n’ont pas été réalisées sur bois, mais sur cuivre, procédé de gravure qui commençait à apparaître. Cette gravure, qu’on est convenu d’appeler la Messe de saint Grégoire, reparaît dans plusieurs missels imprimés vers la fin du xve siècle, et elle est passée dans diférents ateliers. En 1508, on la retrouve à Tours où elle est employée dans le Missel de SaintMartin. Puis elle revient à Paris, plus ou moins fatiguée par les tirages successifs et est encore utilisée jusque vers le milieu du xvie siècle.
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Fig. 282. Heures à l’usage de Rome, atelier d’Antoine Chappiel, Paris, un peu avant 1500. Gravure sur cuivre. Taille réelle. La page de gauche concerne la parabole du Riche et de Lazare. Les initiales, en couleur, sont ajoutées à la main. La page de droite est un exemple d’une page de texte entourée de bandeaux décoratifs.
Ici se termine la quatrième pause, consacrée à la gravure d’illustration.
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William Caxton La première imprimerie en Angleterre ombreux furent les livres de langue anglaise imprimés à Paris, à la fin du xve et au début du xvie siècle, pour le compte d’éditeurs londoniens, et destinés à la vente en Angleterre. On recense les noms d’une vingtaine d’imprimeurs parisiens qui s’étaient alors fait une spécialité d’approvisionner le marché. L’un d’eux imprimait même des ouvrages en langues anglaise, flamande et espagnole. Incontestablement, il y avait là un important marché potentiel. William Caxton (1421-1491) fut le premier Anglais à saisir cette opportunité. Il est né dans le comté de Kent ; ses origines sont flamandes. Il passe plus de trente ans aux Pays-Bas où il s’occupe de négoce. Puis, à partir de 1471 (il a 50 ans), il s’initie à Cologne au métier d’imprimeur, chez Ulrich Zell (croit-on). À partir de 1474, il publie ses premiers livres dans cette même ville, puis très vite fait imprimer à Bruges, en association avec Colard Mansion, dont le Recuyell of the historyes of Troye (Recueil des Histoires de Troie, traduit en anglais). En 1476, il revient en Angleterre et fonde à l’abbaye de Westminster, près de Londres, la première imprimerie de ce pays, à l’enseigne The Sign of Red Pale. Jusqu’à sa mort, il y imprime des livres certainement appréciables mais qui n’eurent jamais, sur le plan typographique, la qualité des impressions réalisées par les grands imprimeurs du continent. Ses caractères typographiques, achetés aux Pays-Bas, sont franchement laids. Ils se caractérisent par des formes anguleuses, encore proches des caractères gothiques qui s’utilisaient alors en Flandres, Brabant, Hollande et Zealand. Il faudra attendre 1716, pour que William CaslonB (1692-1766) installe à Londres la première fonderie typographique d’Angleterre. Les textes en français et principalement les traductions du français constituent une part importante de la production de Caxton : près du tiers des éditions recensées. Ces livres, destinés à l’entourage royal et à de riches marchands, appartenaient en majorité à la littérature courtoise, qu’avaient favorisée les seigneurs de la cour de Bourgogne, et jouissaient alors d’un prestige international. Le matériel de Caxton fut repris à sa mort, en 1491, par Wynkyn de Worde, natif d’Alsace, qui avait été son assistant.
N
1476
1. Ne pas confondre William Caxton et William Caslon. La confusion est classique.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant (et enjolivant) des caractères de William Caxton : le Caxton, © Letraset.
Fig. 283. L’imprimeur anglais William Caxton lisant des épreuves dans son atelier de Westminster. [In Encyclopédie chronologique des arts graphiques, par René Billoux, édité par l’auteur sous le patronage de la maison Ch. Lorilleux et Cie, Paris, 1943.]
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Fig. 284. Premier caractère utilisé par William Caxton, appelé « Caxton’s Type 1 », pour The Recuyell of the Historyes of Troye, premier livre imprimé en anglais. Caxton and Mansion, Bruges, vers 1475. Taille réelle.
Fig. 285. Caractère utilisé par William Caxton, appelé «Caxton’s Type 2», pour The Dicties or Sayengis of the Philosophres. Westminster, 1477. C’est le premier livre connu imprimé en Angleterre, mentionnant la date et le lieu d’impression. Taille réelle.
Fig. 287. Marque de W. Caxton.
Fig. 286. William Caxton, le Myrrour of the World, de Vincent Beauvais. Westminster, 1490, en caractère appelé « Caxton’s Type 4». Taille réelle.
Fig. 288. « Caxton’s Type 4», un «disagreeable, rough and more compact letter », utilisé pour le Godfrey of Boloyne, Westminster, 1481. Taille réelle. Voir également les caractères de Caxton de types 6 et 8, en page 171, fig. 312.
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La Chronique de Nuremberg chef-d’œuvre allemand de la fin du xve siècle 1. Du grec khronos, le temps. Histoire écrite suivant l’ordre du temps.
1493
2. Michael Wolgemut avait racheté l’atelier du peintre nurembergeois Hans Pleydenwurf, en 1473, et avait épousé sa veuve.
Fig. 289. Doktor Hartmann Schedel. Bois gravé, Bâle, vers 1567.
3. J’ai pu réaliser cette séquence à partir de l’exemplaire (latin) de mon ami François Richaudeau, dont le chien, Igor, venait de mettre en charpie le dos de la reliure !
Fig. 290. Anton Koberger.
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e genre « chronique B » date de la nuit des temps. L’une des plus anciennes de notre ère est celle d’Eusèbe (vers 265-339), évêque de Césarée, biographe de l’empereur Constantin, auteur d’une célèbre et précieuse Histoire ecclésiastique, achevée en 325, où il raconte l’établissement et les premiers progrès de l’Église. La Chronique de Nuremberg, ou Weltchronik, a été écrite par Hartmann Schedel, un docteur en médecine et humaniste allemand qui fit ses études à Leipzig et à Padoue. C’est une compilation de l’histoire du monde, depuis la Création jusqu’en 1493, et elle fut dès le départ conçue pour être imprimée sous la forme d’un grand in-folio de 600 pages, soit un format de 44 x 67 cm. Les quelque 650 gravures sur bois sont de l’atelier de Michael Wolgemut et de Wilhelm Pleydenwurf, son beau-filsC, où le jeune Albrecht Dürer était apprenti ; son père habitait d’ailleurs dans la même rue. Comme cela se pratiquait à l’époque, les illustrations de villes ou de personnages valent avant tout pour le principe et n’ont pas l’exigence de traduire les sujets avec exactitude [fig. 293 à 296]. La fig. 196, extraite d’ailleurs de cette chronique, page 104, représente la ville de Venise dans la mesure où l’on reconnaît son implantation dans une lagune, le palais des doges, l’église Saint-Marc et son campanile, mais tout le reste du décor est de pure imagination. Ces images servaient avant tout à baliser le discours, et c’est pourquoi on n’hésitait pas à faire figurer plusieurs fois le même bois dans le même ouvrage, en le complétant, à chaque figuration, d’une légende diférente. L’ouvrage a été réalisé en deux éditions : l’une en latin et l’autre en allemand, chacune dans un caractère gothique diférent [fig. 291 et 292], se mariant avec un singulier bonheur au style des illustrations. Pour ce faire, on a d’abord réalisé une maquette manuscrite (qui nous est miraculeusement conservée [fig. 297]) dans laquelle le texte a été écrit en son entier et déjà mis en place, page par page, avec un encombrement généralement proche de la facture typographique qui a suivi, ce qui permit de prévoir la dimension des gravures qui furent réalisées ensuite. Le contenu rend compte des faits marquants qui ont jalonné l’histoire du monde, reprenant et complétant des œuvres existantes. La compilation s’inspire des textes traditionnels et se caractérise par l’interprétation de l’histoire sacrée chrétienne, de l’humanisme et de l’esprit des grandes découvertes. L’impression des deux éditions a été réalisée en 1493 par Anton Koberger, le plus important imprimeur de Nuremberg de ce temps. Ce fut un best-seller de l’époque. Le colophon de l’édition latine (feuillet 323 recto) est daté du 12 juillet et celui de l’édition allemande du 23 décembre. Un certain nombre d’exemplaires furent coloriés à la demande des acheteurs. Aujourd’hui, de par le monde, on recense 800 exemplaires en latin D (pour un tirage estimé à 1 500 exemplaires) et 408 exemplaires en allemand (pour un tirage estimé à 1 000 exemplaires).
L
La ville impériale de Nuremberg, en 1490, était l’une des plus grandes villes d’Europe et comptait entre 45 000 à 50 000 habitants. L’empereur du Saint Empire romain germanique était alors de jeune Maximilien Ier. La puissance de la ville, due à son commerce dynamique, se développait à l’abri d’une double rangée de murailles terminée en 1450. Elle commerçait avec le nord et le sud de l’Allemagne, les Pays-Bas, la France et l’Italie, mais également avec la Scandinavie, la Pologne et la Bohême. Nuremberg travaillait l’acier et le cuivre, développait la mécanique fine et l’armement ; ses manufactures utilisaient la force hydraulique qui venait d’être inventée dans cette ville. Anton Koberger est né vers 1440, dans la classe sociale des patriciens, comme Johann Gutenberg à Mayence. Il se maria deux fois et eut en tout 25 enfants. Il maîtrisait le latin et probablement d’autres langues. Il créa son imprimerie en 1470 dans une vaste demeure qui lui venait de sa famille, imprimerie qui fut la deuxième créée à Nuremberg. Le bâtiment abritait également la librairie et sa grande famille et fut détruit par les bombardements des Alliés en 1945. Anton Koberger entretint de cordiales relations avec bon nombre d’humanistes de son temps, dont le docteur Hartmann Schedel, l’auteur de cette chronique. Il est mort en 1513.
Fig. 291. Chronique de Nuremberg, caractères typographiques rotunda utilisés pour l’édition latine. Taille réelle.
Fig. 292. Chronique de Nuremberg, caractères typographiques Schwabacher utilisés pour l’édition allemande. Taille réelle. Il est intéressant de remarquer que dès cette époque on avait conscience de typographier un même texte dans un caractère correspondant à chacune des langues, donc à chacune des cultures concernées. Ce problème reste le même aujourd’hui, interpelle le typographe travaillant sur son ordinateur et l’amène à réfléchir sur la finalité de son travail, en dépit de la « mondialisation » et de la soi-disant meilleure rentabilité.
Fig. 293 et 294. Le même portrait est censé représenter respectivement Balde et Lorenzo Valla.
Fig. 295 et 296. La même gravure est utilisée pour illustrer Vérone et Mantoue. Taille réduite. Comme un même bois gravé illustre Mayence [fig. 302], Bologne et Lyon.
163
La Chronique de Nuremberg
Fig. 297. Pour exemple : maquette du feuillet X recto de la Chronique de Nuremberg, édition latine. Taille réduite.
164
Fig. 298. Le même feuillet X recto imprimé. Le texte typographié et les gravures sur bois ont trouvé leur place, moyennant, dans cet exemple, quelques adaptations. Taille réduite.
165
La Chronique de Nuremberg
➊
➋
➌
Fig. 299 et fig. 300. Le combat de l’ange et de Balaam. À droite, on remarque que les gravures sur bois sont de trois styles graphiques diférents, ce qui laisse penser que nous avons là le travail de trois graveurs. Les spécialistes présument que la gravure n° 1 pourrait être de Michael Wolgemut, la gravure n° 2 d’Albrecht Dürer (dont Anton Koberger, l’imprimeur, était le parrain), et la gravure n° 3 de Wilhelm Pleydenwurff. Taille très réduite. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Fig. 301. La construction de l’arche de Noé. Taille très réduite.
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Fig. 302. Mayence. Cette même gravure est utilisée pour illustrer les villes de Bologne et de Lyon. Taille très réduite.
Fig. 303. Édition latine, feuillet xxxiiii recto. Verticalement : le lignage des rois d’Assyrie ; horizontalement : les rois de Crète, d’Athènes, de Tyr et de Thèbes. Le dessin de ces rois fait penser à celui figurant sur nos cartes à jouer. En bas, la ville de Corinthe. Taille réduite.
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Pour terminer ce xv e siècle fondateur
Fig. 304. Martin Schongauer (vers 1450-1491), Mise au tombeau, gravure sur cuivre. Taille un peu réduite. [Collection de l’auteur.]
artin Schongauer est contemporain d’Albrecht Dürer, dont nous venons de parler, puisque ce dernier était apprenti dans l’atelier qui réalisa les gravures de la Chronique de Nuremberg et en grava certainement quelques-unes [fig. 300]. Bien que sa vie fût courte, Schongauer fut, de son temps, un peintre et un graveur réputé. Il fait partie de la génération qui réalisa les premières gravures sur cuivre en taille-douce. On le disait pictorum gloria. Il est également considéré comme le premier peintre qui assure à ses gravures l’autorité d’une composition picturale [par exemple, fig. 304]. Dürer et Schongauer ne se sont jamais rencontrés. Quand Dürer fit le voyage à Colmar pour faire sa connaissance, Schongauer venait malheureusement de décéder.
M
1. Spécimen. Nom donné aux catalogues des fonderies typographiques.
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Mais, revenons à l’écriture typographique. À la même époque, Erhardt Ratdolt était un imprimeur allemand renommé. De retour de Venise, où il avait longtemps travaillé, il se fixa à Augsbourg et proposa à ses compatriotes, en 1486, une série de caractères d’excellente qualité, destinés principalement à l’impression de textes latins, les uns de type rotunda et les autres de type franchement romain. Les premiers d’entre eux ofrent une grande ressemblance avec les caractères utilisés pour l’édition latine de la Chronique de Nuremberg, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe que Koberger cherchait à utiliser, à des fins commerciales, une écriture largement répandue non seulement en Allemagne, mais également à travers l’Europe. Fig. 305. Ci-contre. Le SpécimenB des caractères typographiques d’Erhardt Ratdolt, Augsbourg, 1486. Il s’agit du premier spécimen de caractères connu, ancêtre des catalogues des fonderies typographiques des siècles suivants. Taille réelle.
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Pour terminer ce xv e siècle fondateur
Fig. 306. Exemple de caractère utilisé à Prague: une gothique Schwabacher bien noire. Taille réelle. Jan Kamp, Biblia Tschechisch (Bible tchèque), 1488.
Fig. 308. Exemple de caractère romain de belle qualité, utilisé en Espagne, par Fadrique de Basilea, pour l’édition latine des Stultiferae Naves, à Burgos, 1499. Taille très réduite.
Fig. 307. Caractère Ancienne Bâtarde, utilisée par Mansion (qui avait travaillé un temps avec William Caxton) à Bruges, 1484. Taille réelle. Le texte est en français. Ce beau caractère est directement issu de la bâtarde flamande, écriture manuscrite prisée à la cour des ducs de Bourgogne (voir fig. 159, page 82).
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Fig. 309. Exemple d’un élégant caractère gothique étroitisé, utilisé en Espagne par Pablo Hurus à Saragosse, 1496. Taille très réduite.
erminons ce chapitre consacré à l’ère des incunables, en expliquant ce que sont les lettres « tourneures », au nom si curieux, que nous avons rencontrées de temps à autre. En fait, il s’agit d’une mode qui reprend et développe (à la fin du xve siècle et au siècle suivant) ces lettres initiales décoratives, dont l’origine vient des diférentes variantes de l’écriture onciale des viie et viiie siècles [fig. 19, page 16], réutilisées comme lettrines à partir du xiie siècle dans les manuscrits. À l’époque, « tourneur » signifie simplement que le dessin est rond, arrondi, qu’il « tourne ». Les langues germaniques les nomment « lettres gothiques de monastères ». Les lettres tourneures sont parfois décorées (fleurs [fig. 312], animaux, etc.) et dans ce cas, on les appelle parfois « initiales lombardes », dont l’origine onciale est la même. Au début de l’impression typographique, ces lettres tourneures, utilisées en lettrines, sont ajoutées à la main au pinceau, dans les espaces laissés libres, comme nous l’avons vu assez souvent jusqu’à présent, et comme par exemple page ci-contre [fig. 306 et 307] ; puis, dans les dernières décennies du xve siècle, elles font parfois l’objet d’une gravure sur bois ou sur cuivre en relief ; et enfin on en fera des caractères en plomb, du moins pour les corps pas trop grands comme ceux proposés dans le spécimen d’Enschedé, ci-dessous [fig. 310 et 311].
T
Fig. 310. Lettres «tourneures» de corps saint-augustin flamand du xve siècle, 1470-1480 (mais ici très agrandies pour bien voir), parues dans le spécimen d’Enschedé, célèbre fondeur hollandais de caractères depuis 1703 (qui existe d’ailleurs toujours en 2004 à Zaltbommel, Pays-Bas), Haarlem, 1768.
Fig. 311. Lettres tourneures de corps gros-romain flamand du xve siècle, dans le spécimen d’Enschedé, Haarlem, 1768. Taille réelle.
Fig. 312. Initiale T en lettre tourneure fleurie et caractères utilisés par William Caxton pour Tretyse of Love, Westminster, 1493. Le texte est typographié dans une bâtarde appelée « Caxton’s Type 6 », une variante du type 2. Colonne de gauche, les deux dernières lignes sont en « Caxton’s Type 8», une lettre de forme de type conventionnel d’origine française. Taille réelle. (Voir aussi p. 160 et 161.)
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CHAPITRE IV
Alde Manuce Si Johannes Gutenberg est, par excellence, le personnage mythique du début de l’histoire du livre imprimé, dont le nom est connu de tous depuis l’école primaire, si Nicolas Jenson a marqué la typographie avec ses caractères «romains» que les lettrés humanistes ont adoptés pour distinguer leurs publications, Alde Manuce (ou Aldo Manutio) est la troisième grande figure de l’aventure livresque typographique. À la charnière du xve et du xvie siècle, il est l’artisan de l’imprimerie de la Renaissance humaniste dont tous les pays d’Europe s’inspireront rapidement. À partir de 1495 sortaient ses premières publications grecques consacrées à de grands écrivains classiques du ve siècle avant notre ère: Thucydide, Hérodote, Xénophon, Sophocle et Euripide, qui n’avaient, jusqu’alors, guère éveillé l’intérêt du monde de l’édition. Parmi les auteurs latins, il publia des œuvres de Virgile, Horace, Martial, Cicéron, Lucain, Stace, Ovide et Catulle. On lui doit, entre autres innovations techniques, l’invention des caractères italiques. Par ces cursives grecques et romaines, qui imitent l’écriture manuscrite des lettrés, il essayait de donner à ses textes imprimés l’allure familière des écritures manuscrites de son temps, dans le but de sortir la typographie de la torpeur stylistique dans laquelle elle se maintenait depuis la mort de Nicolas Jenson. On lui doit également, non pas l’invention (comme on le dit), mais l’application des livres de petit format (in-octavo) au monde séculier. Ces petits formats, en efet, n’étaient pas tout à fait une nouveauté: Nicolas Jenson, par exemple, avait déjà imprimé, à partir de 1470, de minuscules livres liturgiques; d’autres imprimeurs également, comme Lazarus de Soardis (en 1497) et Antonio di Zanoti (en 1498). Dans tous ces cas, il s’agissait de livres de prières, ou du moins de livres religieux. Alde, lui, utilise et généralise ces petits formats pour éditer les auteurs classiques grecs et latins. Le «livre de poche», au sens moderne, était né. La réussite commerciale d’Alde Manuce, son talent d’éditeur et le prestige qu’il avait déjà de son vivant, suscitèrent beaucoup d’ambitions et de jalousies, ainsi que de multiples contrefaçons, tant et si bien, qu’à la fin de sa vie (vers 65 ans), c’était un homme défait et dépouillé de toute illusion.
Alde Manuce Martin Lowry, Le Monde d’Alde Manuce. Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne (xive-xviie siècles). Daniel B. Updike, Printing Types, 1922-1937.
Vers 1490
Fig. 313. Portrait d’Alde Manuce l’Ancien (1450-1515). [Gravure anonyme, Bibliothèque nationale de France.]
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ous revenons maintenant à Venise, dans les années 1475-1476, soit cinq ans environ après la mort de Nicolas Jenson. L’imprimerie dans cette ville est devenue une importante industrie qui met sérieusement en péril la profession des copistes. Un dominicain, le frère Filippo di Strata, un réactionnaire caricatural, bataille contre les imprimeurs. Dans une longue lettre adressée au doge Niccolò Marcello, il vitupère contre les imprimeurs qui, selon lui, « ne sont que des fainéants, des domestiques chassés, aussi ignorants qu’ambitieux, qui passent leurs journées dans les fumées de l’ivresse à rêver de profits fabuleux, des intrus venus d’Allemagne pour priver d’emploi les honnêtes copistes italiens. Ils donnent un mauvais ton à la vie intellectuelle. La ville est maintenant remplie de livres au point qu’on ne peut plus faire trois pas dans la rue sans s’en faire proposer des brassées entières, comme chats en poches, pour deux ou trois sous. Les textes imprimés sont désespérants d’inexactitude, car préparés par d’ignares imbéciles, et jamais corrigés. L’existence de ces imprimeurs sujt à faire disparaître du marché les bons manuscrits et encourage les sots à se donner des airs de savants ». Un certain désenchantement vis-à-vis du monde de l’édition commença à se répandre à Venise vers les années 1490. « Le Français Nicolas Jenson fut longtemps célèbre parmi les Vénitiens. Après lui, la barbarie envahit cet art si noble», se plaignait un autre contemporain. Pour d’autres, « la découverte de l’imprimerie surpassait toutes les autres inventions humaines ; les œuvres les plus rares étaient maintenant à la disposition de tous, et chacun pouvait en goûter la sagesse ». Pour d’autres encore, « pourquoi privilégier désormais les hommes d’âge mûr quand les jeunes gens peuvent maintenant, grâce à l’imprimerie, acquérir un savoir et une expérience tout aussi étendus? » Ce qui n’est pas sans faire penser à ce qui se passe aujourd’hui dans notre société du début du xxie siècle, en conséquence de l’apparition de l’informatique. Rien de nouveau sous le soleil !
N
C’est dans ce contexte qu’Alde Manuce vécut les années de sa jeunesse. Il était né à Bassiano, près de Rome, vers 1450, et commença naturellement des études dans cette grande cité, pendant lesquelles il prit sans doute connaissance des ouvrages que Sweynheim et Pannartz (voir pages 100 et 101) venaient d’imprimer, et peut-être aussi de ceux de la Sorbonne. Il reçut là une solide formation de latiniste. On sait également qu’Alde étudia le grec à Ferrare un peu avant 1480, qu’il résida un temps à Carpi, où il fut précepteur des princes Alberto et Lionello Pio. Des mentions éparses nous montrent un Alde, avec ses quelque 30 ans, son caractère doux et sobre, lancé dans une carrière d’humaniste professionnel, en marge du monde universitaire, prêt à profiter des occasions qui se présenteraient à lui. « La formation et les valeurs d’Alde étaient en fait celles d’un courtisan. » (Martin Lowry.) Il avait pris conscience que la difusion des valeurs de l’humanisme était désormais possible et c’est ainsi qu’il s’installe comme imprimeur à Venise, alors capitale européenne de l’imprimerie, en 1489 ou 1490, âgé d’une quarantaine d’années. Ses premières productions datant de 1494 ou 1495, il faut donc croire que le travail préparatoire occupa plusieurs années, ce qui n’est pas pour étonner car on sait que la préparation d’une fonte de caractères grecs avait posé de sérieux problèmes techniques et financiers. Dès le départ la réussite éditoriale d’Alde fut soutenue par l’importante colonie d’exilés grecs de Venise (suite à la prise de Byzance par les Turcs) qui lui fournit des conseillers littéraires, des copistes et des correcteurs d’épreuves.
Fig. 314. Bible polyglotte, Alde Manuce, 1500. Caractère hébraïque. Taille réelle.
Fig. 315. Lascaris, Grammatica græca, Alde Manuce, Venise, octobre 1512. Taille réelle. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
[Bibliothèque nationale de France.]
Alde s’est passionné pour le grec à une époque où les livres en cette langue faisaient cruellement défaut à ceux qui en entreprenaient l’étude. Outre l’intérêt des sujets publiés – en latin, en grec et parfois en italien – l’originalité des impressions aldines concerne la beauté et la lisibilité des caractères typographiques. Pour ce faire, il travailla avec un nommé Francesco Grifo, dit François de Bologne, un énigmatique personnage dont le nom et l’identité demeurent incertains. Un colérique en tout cas, à la patience courte, qui se serait querellé souvent avec Alde. Les deux hommes travaillèrent ensemble une douzaine d’années et quand on parle de typographie aldine, c’est de l’art de Grifo qu’il s’agit. Celui-ci était considéré comme «un excellent graveur de caractères romains, grecs et hébraïques, un homme dont le génie ne connaissait pas d’égal parmi ses confrères ». Ce fut un spécialiste qui travaillait exclusivement pour l’imprimerie d’Alde, celui-ci recherchant toujours les artisans les plus compétents. Grifo grava d’abord plusieurs séries de poinçons de lettres grecques d’une grande élégance, et l’équipe sut résoudre, par un système de crénageB, le délicat problème de l’accentuation grecque. Il grava également six fontes de romains, qui reprennent et perfectionnent celles de Jenson, dont celle utilisée pour l’impression, en 1495, d’un petit ouvrage du cardinal Pietro Bembo, intitulé De Aetna [fig. 317]. D’une fonte à l’autre, l’allégement progressif des minuscules donne aux pages un aspect aéré et harmonieux que devait renforcer l’apparition, en 1499, de capitales délicates, inspirées des capitales romaines d’inscription [fig. 326]. « En apparence, le type romain utilisé dans De Aetna peut sembler simple, mais, à y regarder de près, on observe une diversité de caractères destinée à donner l’illusion de l’écrit C. »
1. Crénage. Voir explications en page 184.
2. Nicolas Barker, in Actes du colloque Claude Garamont, nov. 1993, à la BnF.
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Alde Manuce
Fig. 316. Lascaris, Erotemata (grammaire gréco-latine), Alde Manuce, fin février 1494. Taille réelle.
1. Voir «Les garaldes», dans la revue belge Imprivaria nos 6,7 et8 de l’année 1968.
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« Je crois qu’Alde, qui commença par des caractères grecs […], n’accorda pas moins d’importance à sa fabrication des lettres latines. Ne le voyons-nous pas recommencer plusieurs fois de suite ses précédents alphabets en faveur de formes le satisfaisant davantage. J’ai consacré de nombreuses pages à l’analyse de cette progression qualitativeB. C’est une besogne méticuleuse, tout en subtilités, que je ne puis restituer en quelques mots. Je passe en cinq ou six étapes du Lascaris (Erotemata) [fig. 316] au De Aetna [fig. 317] et au Poliphile [fig. 321 et 326], respectivement de 1494 à 1499. Le romain du premier nommé, le Lascaris (qui ne fut pas le premier imprimé [avec ce caractère] mais le deuxième ou le troisième), n’était pas satisfaisant et ne fut pas réutilisé. Les points sur les i sont figurés par des traits obliques, à la manière d’accents
Fig. 317. Cardinal de Bembo, De Aetna, Alde Manuce, Venise, 1495 Taille réelle.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant du romain gravé pour le De Aetna : le Bembo, créé par la Monotype vers 1925, en lui ajoutant une italique qui n’existait pas en 1495, mais dont nous nous servons aujourd’hui.
aigus. Les capitales N et M, entre autres, ont des empattements de tête (je devrais dire “obits”) coifants comme les humanes. J’attache une importance particulière à ce romain de l’Erotemata parce qu’il n’est pas encore garalde, comme le sera celui du De Aetna, mais déjà plus tout à fait humane. Alde est ainsi l’homme qui donna au romain son nouveau visage. […] Il fut influencé par “l’air du temps” qui le portait à un meilleur contraste pleins-déliés, avant d’arriver graduellement à un meilleur équilibre bas de casse / capitales par la réduction de la hauteur des secondes par rapport aux ascendantes, pour finir par s’inspirer, avec le Poliphile, des proportions préconisées par Felice Feliciano: la largeur du fût étant contenue dix fois dans la hauteur d’une capitale B.»
1. René Ponot, in Actes du colloque Claude Garamont, 1993, à la BnF.
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Alde Manuce
Fig. 318. L’ancre et le dauphin. La marque d’imprimeur d’Alde Manuce. 1. L’ouvrage fut imprimé à 300 exemplaires, ce qui, à cette époque, était un tirage habituel. Mais 10 ans après, la plus grande partie n’était toujours pas vendue. (Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre.)
De tous les livres produits par Alde Manuce, le plus célèbre est assurément le Discours du songe de Poliphile (Hypnerotomachia Polifili) de Francesco Colonna (un dominicain né vers 1433 et mort à Venise en 1527), publié dans un curieux mélange de latin et d’italien, en décembre 1499. Cette mystérieuse histoire initiatique est un roman d’amour (très probablement autobiographique, au style littéraire « codé »), étrange et voluptueux, associant la civilisation des Anciens aux plaisirs des sens, et mettant en valeur la sensualité de l’Antiquité face au christianisme. Le Poliphile utilise de très beaux caractères, dont des capitales taillées par Grifo employées pour la première fois, et dont les minuscules jusque-là en usage avaient été complétées. Cet ouvrage, édité à compte d’auteur et financé grâce aux subsides d’un magistrat de Vérone et ami de Francesco Colonna, Leonardo Grassi, semble avoir été un échec commercial B, ce qui peut s’expliquer par le sujet qui bousculait les mentalités de l’époque. Sa réalisation n’en constitue pas moins un chef-d’œuvre, si bien que, petit à petit, sa réputation ne cessa de grandir en Europe et particulièrement en France où il fut édité en français par Jacques Kerver, à Paris, en 1546, puis réédité pour son compte en 1553 et en 1561.
Les choses s’arrangèrent un peu plus tard, au point qu’il fut réédité en 1545 par Paolo Manuce (un fils d’Alde qui prit la suite de son père à l’imprimerie).
1499
Fig. 319. Figure érotique du Songe de Poliphile.
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Fig. 320. Le Songe de Poliphile, le sacrifice de l’âne à Priam, Alde Manuce, 1499.
Fig. 321. Le Songe de Poliphile, le Triomphe, Alde Manuce, 1499. Taille réelle.
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Alde Manuce
Fig. 322. L’italique d’Alde Manuce, gravée par Francesco Grifo, utilisée pour la première fois dans ce Virgile, l’un des tout premiers in-octavo. Venise, 1501. Taille réelle. On remarquera que les capitales sont encore en romain.
1501
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Alde innova, peu de temps après, en réalisant des ouvrages relativement bon marché, de petit format in-octavo, de maniement facile (les « libri portatiles »). Il s’agissait d’une collection qui se composait de classiques latins et de chefs-d’œuvre de la littérature italienne dans leurs textes les plus purs. Cette collection fut inaugurée par un Virgile, en 1501, qui utilise – pour la première fois dans l’histoire de la typographie – des caractères italiques, que Francesco Grifo venait de tailler. Le but était de reproduire l’écriture manuscrite enlevée que les étudiants pratiquaient pour consigner l’enseignement de leurs maîtres, et d’une façon plus générale celle des lettrés de l’époque. Le succès commercial fut immédiat, si bien que des rivaux d’Alde désiraient produire des livres semblables. Mais un privilège du Sénat de Venise et un autre du pape protégeaient l’éditeur.
Pour faire ces contrefaçons, il fallait être hors d’atteinte, territorialement parlant. Ce fut le cas de libraires originaires du Piémont, mais associés à des marchands vénitiens, qui avaient fondé la Compagnie lyonnaise d’Ivry (ou Ivrée) à la fin du xve siècle. Les volumes d’Alde, dès leur parution, furent reproduits à Lyon dans le même format et ligne pour ligne (ou presque). Le caractère qu’ils avaient fait graver, très proche de celui de Grifo, était agréable à l’œil et plus lisible, car Alde, dans son souci de reproduire exactement l’écriture, n’avait pas ménagé les ligatures [voir fig. 330, page 184] dont l’accumulation nuit au confort de lecture. Pour rester discrets, les contrefacteurs ne faisaient pas relire leurs épreuves par des correcteurs de métier, si bien que leurs impressions comportaient un certain nombre de coquilles. Alde Manuce, comme on peut s’en douter, n’apprécia pas cette concurrence déloyale et publia un Monitum, daté du 16 mars 1503, sous la forme d’un placard dans lequel il met en garde les acheteurs contre les fautes des éditions lyonnaises qu’il détaille. En 1508, à Lyon, le coupable se découvrit bêtement : un Suetonius (qui n’est pas une contrefaçon), de Gaspar Argilensis, fut imprimé avec le même caractère italique que celui des contrefaçons et signé du libraire-imprimeur Balthazar de Gabiano. Toutes les éditions coupables, réalisées avec ce même caractère, provenaient donc de son atelier. Mais qu’à cela ne tienne ! Gabiano continua les contrefaçons,
Fig. 323. L’italique gravée par Francesco Grifo, utilisée dans le Juvénal d’Alde Manuce, Venise, 1501. Taille réelle.
Fig. 324. Contrefaçon lyonnaise des caractères italiques du même Juvénal, 1501 ou 1502. Taille réelle. C’est la deuxième contrefaçon des imprimeurs lyonnais. Elle suit immédiatement celle du Virgile, ne contient pas de grec et on y trouve toutes les fautes citées par Alde dans son Monitum du 16 mars 1503.
Fig. 325. Extrait d’un Virgile, écrit en Italie vers 1500. Taille réelle.
certaines seront signées, à partir de 1514, d’un autre imprimeur lyonnais, Barthélemy Trotti (ou Trot), puis par Luxembourg de Gabiano, son propre neveu ! Les privilèges permettaient à l’investisseur (c’est-à-dire l’imprimeur ou le libraire) de rentabiliser, pendant un certain temps, l’énorme coût de son investissement en achat des métaux et le paiement de la main-d’œuvre pour la gravure et la fonte des caractères. Si bien que, quand Francesco Grifo B voulut vendre ses caractères les plus demandés à d’autres imprimeurs, comme les italiques dont il revendiquait la paternité, Alde s’y opposa fermement. Les deux hommes se querellèrent une fois de plus, et leur collaboration s’arrêta là, brusquement, en 1502. À partir de cette date, Alde ne fit plus réaliser de nouveaux caractères. Grifo, de son côté, s’établit comme éditeurtypographe-imprimeur ; il ne laissa aucun souvenir au-delà de 1518.
1. En 1516, Grifo défonça le crâne de son gendre avec une pièce de métal, peutêtre un poinçon, et fut poursuivi pour meurtre à Bologne. Nous ne connaissons pas la suite de l’histoire. On pense qu’il mourut en 1518, sans doute en condamnation de ce crime.
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Alde Manuce
Fig. 326. Le romain utilisé pour le Poliphile en 1499. Taille réelle. Ces nouvelles capitales, gravées par Grifo, sont utilisées pour la première fois dans cet ouvrage. Pour René Ponot (Les Garaldes, colloque Garamont, 1993, organisé par les Rencontres internationales de Lure à la BnF), les minuscules du Poliphile sont le résultat de diverses modifications subtiles apportées progressivement à celles du De Aetna (fig. 317, page 177). Il ne s’agirait donc pas d’une création typographique nouvelle, à proprement parler.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant du caractère du Poliphile de 1499 : le Poliphilus, à partir de la gravure réalisée par la Monotype en 1923, sous la supervision de Stanley Morison.
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Fig. 327. Recueil de textes catholiques en grec et en latin (ici, la fin de la Salutation angélique et le début du Symbole des Apôtres). Vous remarquerez que la latin prend moins de place que le grec, d’où ces espaces entre certains mots latins pour conserver le positionnement synoptique des deux langues. Alde Manuce, 1512. Taille réelle du texte. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Fig. 327 bis. L’italique de Francesco Grifo, imprimé par Alde Manuce en 1513. Taille réelle. Il s’agit de pages entières réalisées avec ce caractère. Aujourd’hui, on ne
typographierait plus un texte (en romain ou en italique) sur une justification si longue, pour un corps si petit et un interlignage aussi serré. La lecture est particulièrement fati-
gante. Le résultat optique global (appelé « gris typographique ») ne correspond pas aux critères de confort de lecture qui ont été étudiés et mesurés à partir du xviiie siècle.
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Alde Manuce CRÉNAGE Débordement d’une partie d’un caractère de son bloc métallique sur celui d’un caractère voisin. Cela concerne le plus souvent les accents sur les majuscules, le haut des ascendantes et le bas des descendantes des caractères italiques: comme
au lieu de
Fig. 328. Types en plomb de majuscules italiques crénées, vus du dessus : A accent grave, V avec débord et U tréma.
efa efa Fig. 329. Ci-dessus: le débord du V vient par-dessus le bloc plomb du À. À droite: le tréma du Ü vient pardessus le bas du bloc plomb du E. L’inconvénient de ces débords, de faible épaisseur, était leur fragilité : ils finissaient par se briser.
E Ü
Les types E et Ü vus de profil.
1. Attiré à Venise par l’imprimerie, il s’y était initié chez Nicolas Jenson et y posséda sa propre firme avant même l’arrivée d’Alde. (René Ponot.)
Fig. 330. L’italique de Francesco Grifo, pour le Virgile de 1501 comporte 68 ligatures qui éliminent les crénages et rendent moins fragile d’emploi un caractère qu’Alde va maintenant utiliser couramment pour les éditions de classiques latins en livres de poche. Ces combinaisons multi-lettres donnent son irrégularité à l’italique aldine et la garantissent de tout danger d’uniformité. Taille agrandie, pour bien voir.
L’entreprise, comme celle de Nicolas Jenson et de bien d’autres d’ailleurs, était une société d’actionnaires. Elle possédait un bon capital social ainsi qu’un bon réseau commercial. L’association regroupait trois hommes : Pierfrancesco Barbarigo (le fils de Marco et le neveu d’Agostino, qui avaient été récemment doges tous les deux) détenait la moitié du capital ; Andrea Torresano Di AnsolaB, qui était devenu vers 1490 un des principaux libraires-éditeurs de Venise, en détenait 40 %, et Alde Manuce 10 %. En 1505, Alde (alors âgé de quelque 55 ans) allait épouser Maria, la fille d’Andrea. Ils eurent plusieurs enfants, dont un fils, Pa0l0 (1513-1574) qui poursuivit l’œuvre de son père, auquel succéda à son tour le fils, Alde, dit le Jeune (1547-1597). Alde Manuce (l’Ancien), contrairement à ce que l’on pense couramment en conséquence de sa renommée et du prestige qu’il avait déjà de son vivant, fut loin d’avoir eu la pleine latitude de pouvoir financer tout ce qu’il aurait souhaité, n’eut jamais le dernier mot en matière de politique commerciale et dut constamment s’incliner devant ses riches partenaires actionnaires. En 1499, par exemple, il accompagna d’une lettre très amicale l’envoi gracieux d’un livre d’heures en grec et d’un « Nicandre » au secrétaire florentin Adriano Marcelli, s’excusant de ne pas pouvoir fournir à prix réduit les autres livres qu’Adriano avaient achetés, car « ils étaient réalisés en association avec d’autres». En 1505, Isabelle d’Este écrivit à Alde en termes très hautains pour lui dire qu’elle renvoyait les quatre exemplaires sur vélin qu’il lui avait fait parvenir, car elle estimait qu’ils valaient à peine la moitié du prix demandé par ses associés. Cependant, l’ojcine aldine était un incessant va-et-vient, un haut lieu de culture et de confrontation d’idées. Alde y accueillit son ami Érasme qui vint préparer chez lui une nouvelle édition des Adages, qui fut publiée en 1508. « Par contre, envers ses propres employés, il ne se montrait ni disponible ni compatissant. Quelles qu’aient été sa stature intellectuelle et ses qualités d’éditeur, il n’avait rien d’un ami du peuple. » (Martin Lowry.)
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Fig. 331. Jehan Groslier, trésorier des guerres, conseiller et secrétaire du roi Louis XII, bibliophile français renommé, chez l’imprimeur Alde Manuce, Venise, 1512. [Similigravure d’un tableau réalisé d’après une gravure sur cuivre de Léopold Flameng, graveur français, né à Bruxelles en 1831. In Encyclopédie chronologique des arts graphiques, par René Billoux, édité par l’auteur sous le patronage de la maison Ch. Lorilleux et Cie, Paris, 1943.]
Les années 1499 / 1505 marquent l’apogée de l’imprimerie aldine, ensuite des difficultés économiques perturbent l’économie et les marchés. L’activité de l’entreprise ralentit progressivement et à deux reprises, elle fut même arrêtée provisoirement. Si la carrière d’imprimeur d’Alde Manuce a duré environ 25 années, son grand œuvre n’aura été réalisé qu’en une dizaine, de 1495 à 1505 environ. Avec l’aide de techniciens de haute volée et de gros moyens financiers, il porta l’imprimerie à un niveau qualitatif encore jamais atteint. La réalisation de caractères complètement nouveaux, comme ces cursives grecques et latines, ainsi que les caractères hébraïques, exigeait un très haut niveau de technicité. La légèreté des «gris typographiques» des pages imprimées, l’élégance et la lisibilité des caractères, l’équilibre des mises en pages et l’association harmonieuse des textes et des illustrations, marquent un progrès considérable dans l’édition du livre et vont progressivement faire école. Alde Manuce meurt en 1515, vers 65 ans, épuisé. Il appartenait à une période de transition, mais quelle transition ! Son plus important apport typographique au monde du livre reste la création de ces cursives grecques et latines, c’est-à-dire les italiques typographiques.
1515
Après la disparition d’Alde, son entreprise perdit son dynamisme et son prestige. La situation des autres imprimeries n’était, il est vrai, guère plus enviable. Une fois de plus, comme après la mort de Nicolas Jenson, elles s’endormirent sur leurs lauriers. Cependant la France allait prendre le relais. Nous y retournons maintenant. Elle est en train de découvrir la Renaissance italienne par « les guerres d’Italie ».
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CHAPITRE V
Le xvie siècle Avec le xvie siècle, une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire du livre qui va mettre en place les caractéristiques de mise en texte et de mise en pages qui sont toujours les nôtres, au profit du confort de lecture. L’ère des incunables est bien terminée. Sur le plan typographique, les caractères romains et italiques prennent progressivement la place des gothiques, quels que soient les sujets traités. Ces gothiques resteront, encore un temps, utilisées pour les livres religieux et populaires comme le voulait la tradition du temps, mais l’uniformité graphique occidentale qu’avait présentée l’écriture des copistes (d’abord au temps de la renaissance carolingienne avec la caroline, puis au temps de la théologie médiévale avec les diférentes écritures gothiques) réapparaîtra dans la typographie quand se seront répandus les courants de la Renaissance. Ceux-ci passeront en premier lieu par la France, laquelle, dans le domaine typographique, acquerra à cette occasion la suprématie détenue précédemment par l’Allemagne, puis l’Italie. Aux xve et xvie siècles, pendant les guerres d’Italie, la péninsule servit de champ de bataille aux Français, aux Espagnols et aux Allemands. Finalement, la France, par le traité du CateauCambrésis, renonça à ses prétentions au-delà des Alpes, où les Espagnols, héritiers de Charles Quint, restèrent les maîtres, et cela pendant deux siècles. La lourde poigne de l’Inquisition espagnole s’abattit alors sur la péninsule, et la liberté d’exprimer la pensée, qui avait constitué la base intellectuelle de la Renaissance italienne, devint interdite. Il est de fait, qu’après 1527, on ne verra plus qu’occasionnellement, en Italie du moins, des hommes œuvrer à promouvoir les textes de l’Antiquité grecque et latine, qui avaient passionné les humanistes italiens pendant plus d’un siècle. De plus et à cette même époque, le commerce italien, qui avait donné aux grandes familles les moyens de protéger et de développer les arts et la vie culturelle, s’efondra rapidement lorsque les grands courants commerciaux se détournèrent vers l’Atlantique et le Nouveau Monde. En France, au contraire, c’est le moment où l’esprit nouveau s’empare de la pensée. Il fut servi par des imprimeurs-éditeurs érudits qui, pendant tout le xvie siècle valurent à la France de porter, à son tour, le flambeau de l’innovation; imprimeurs-éditeurs et graveurs de caractères dont nous allons évoquer les plus marquants.
Josse Bade Le premier grand imprimeur savant de Paris osse Bade van Asche est né en 1462 près de Gand. Il fait ses premières études chez les jérômites de cette ville, l’une des fondations des Frères de la Vie commune. Cette communauté pratiquait la Devotio Moderna, mouvement spirituel qui rejetait la philosophie scolastique et sa vanité, invitait à un retour aux sources : la Bible, le Nouveau Testament, et revenait aux Pères de l’Église : Jérôme, Augustin. On y étudiait les auteurs classiques et quelques modernes comme Pétrarque, L. Valla, B. Spagnuoli. Puis il se rend en Italie, selon l’usage de l’époque, et poursuit à Ferrare des études grecques et latines qu’il avait commencées à l’université de Louvain. Revenu en France avec un solide bagage, il enseigne ces deux langues à Valence, puis à Lyon où il s’installe, à 30 ans environ (1492), chez l’éditeur Johann Trechsel qui lui donne sa fille en mariage et lui confie la direction littéraire de l’imprimerie. La mort de Trechsel, en 1498, puis le remariage de sa veuve furent l’origine de dissensions. Josse Bade préfère alors prendre du champ et se rend à Paris. Dans les premiers mois de 1499, il s’installe chez Jean Petit, éditeur-imprimeur spécialisé dans l’édition des textes classiques. Mais trois ans après, en 1503, il fonde sa propre imprimerie qui fonctionnera jusqu’à sa mort, en 1537. En presque 34 ans, il imprima environ 700 volumes, principalement consacrés aux belles-lettres.
J
1503
1512
Imprimeur, auteur et éditeur, Josse Bade a multiplié les relations avec les savants et les humanistes : Jacques Lefèvre d’Étaples, Guillaume Budé, Beatus Rhenanus, Érasme dont il publia l’Éloge de la folie en 1512. Il accompagnera de ses propres commentaires la plupart des grands classiques : Horace, Cicéron, Virgile…, des œuvres de grands humanistes contemporains comme l’Italien Lorenzo Valla, et même celles d’auteurs chrétiens des premiers siècles de notre ère. Il eut quatre filles qui furent mariées à quatre imprimeurs comptant parmi les plus marquants de leur génération : Robert Ier Estienne, Michel de Vascosan, Jean de Roigny et Jacques Dupuy. Son fils, Conrad Bade (1520-1562), qui était protestant, transporta l’atelier parisien à Genève (1550) pour fuir les persécutions. Josse Bade est encore l’un des tout premiers imprimeurs à réintroduire en France les caractères romains, bien que timidement. Ceux-ci, après avoir été utilisés pour l’impression des premiers livres édités en France [voir pages 126 à 129], avaient été supplantés par les bâtardes, car les lecteurs étaient habitués à leur version manuscrite. Au début du xvie siècle, l’écriture humanistique, dont découlent les caractères romains, n’était encore pratiquée nulle part au royaume de France.
Fig. 332. Josse Bade. La Nef des folles. Adaptation écrite et imprimée par Josse Bade de La Nef des Fols, du Strasbourgeois Sébastien Brant (1457-1521) et imprimé à Paris en 1498, « ajn que les femmes le lisent plus à leur aise ». L’ouvrage est néanmoins destiné « aussi bien aux foulx hommes que aux folles femmes de ce monde ». La Nef des folles, Josse Bade, Paris, octobre 1505. Voir également l’édition espagnole de ce même récit (Burgos, 1499), fig. 308, page 170.
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Fig. 333. Guillaume Budé (1468-1540), Altera aeditio annotationum in pandectas. Josse Bade, Paris, mai 1532. Taille réduite.
Fig. 334. Jean Bertaud (né en 1502), Encomium trium Mariarum cum earundem cultus defensione adversus lutheranos. Josse Bade et Jean Du Pré, Paris, décembre 1529. Réduit. Cette gravure d’une imprimerie avec la devise Prelum Ascensianum est la marque d’imprimeur de Josse Bade.
Fig. 335. Portrait d’Érasme (vers 1469-1536), par Lucas Vorstermans. Gravure d’après Hans Holbein.
Fig. 336. Jacques Lefèvre d’Étaples (vers 1450-1536). Célèbre théologien humaniste et l’un des meilleurs représentants de l’humanisme chrétien.
Ci-contre : fig. 337. Page de titre des Tragédies de Sénèque, éditées par Érasme et d’autres érudits chez Josse Bade, à Paris, 1514.
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Henri Ier Estienne
vers 1500 1. La tradition rapporte qu’Henri Ier Estienne, fils cadet d’une famille noble de Lambesc, en Provence, aurait été déshérité par son père « pour avoir rompu la règle défendant aux nobles de pratiquer un métier ». Réf. Ambroise FirminDidot, Les Estienne, dans «La Nouvelle bibliothèque générale », publiée par MM. Firmin-Didot Frères, au xixe siècle. Réf. Les Estienne. Notes biographiques par Constant Pache, A. Leempoel éditeur, Bruxelles, 1909.
2. Henri Ier Estienne est le chef d’une illustre lignée d’imprimeurs dont le nom va occuper les annales pendant un siècle et demi.
aris est alors le deuxième centre typographique européen, après Venise. Trois imprimeurs-libraires y font figure de pionniers humanistes : Josse Bade, dont nous venons de parler et issu des milieux des Frères de la Vie commune, un temps lié à Érasme et lui-même savant auteur et éditeur de textes ; Henri Ier Estienne dont « on a peu de détails sur la vie » dit Ambroise Firmin-DidotB, qui le fait naître vers 1460 (mais Marius Audin et bien d’autres historiens en 1470), et on sait qu’il meurt vers 1520. Le troisième est Simon de Colines qui travaillait à l’imprimerie d’Henri Estienne, qui épouse sa veuve (Guyonne Viart) et dirige alors l’atelier. En ce temps-là, on ne fabriquait pas en France de caractères romains. Ces éditeurs qui imprimaient avec ces caractères étaient contraints de les faire venir de l’étranger et notamment de Bâle. Quand Simon de Colines prit la direction de l’imprimerie, il grava (ou fit graver) des caractères romains d’abord pour ses propres besoins. Le phénomène fit tache d’huile et amorça la modernisation de la typographie française.
P
Henri Ier Estienne C commence sa carrière d’imprimeur-libraire on ne sait pas quand, mais probablement en Provence, son pays d’origine. Dans les toutes dernières années du xve siècle (il a une trentaine d’années), il est à Paris et s’associe avec un certain Hygman, qui meurt d’ailleurs assez vite, en 1500, et dont il épouse la veuve (Guyonne Viart). Ensuite, pendant environ deux années, il exploite l’afaire avec un nommé Wolfgang Hopyl. En 1501 paraît le premier livre portant leurs deux noms, il s’agit d’une Introduction morale à l’éthique d’Aristote, par Jacques Lefèvre d’Étaples. Leur maison a pour enseigne des lapins, marque que Simon de Colines reprendra par la suite pour un temps [fig. 348]. C’est en 1502 que le nom d’Henri Estienne seul paraît pour la première fois, et l’imprimerie continuera de fonctionner jusqu’à sa mort, à la même adresse, rue du Clos-Bruneau, devenue plus tard rue Saint-Jean-de-Beauvais. Il eut trois garçons et une fille : François, Robert, Charles et Nicole, tous mineurs à sa mort et dont Simon de Colines, en épousant la veuve, devint le beau-père et le tuteur. C’est le cadet, Robert, qui assumera le maillon suivant et portera la typographie et l’imprimerie à un niveau encore jamais atteint. On le nommera Robert Ier Estienne et il deviendra le plus célèbre de cette dynastie d’imprimeurs. Alors que les autres imprimeries éditaient des livres de chevalerie, des ouvrages religieux et des missels, ceux sortis de chez Henri Estienne étaient principalement consacrés à la philosophie, aux mathématiques, à l’astronomie et d’une façon plus générale aux sciences, comme ceux de Josse Bade l’étaient aux belles-lettres. Sur les 121 titres qu’il signa (la plupart des in-quarto et d’une exécution soignée), le seul livre qu’il imprima en français est un Traité de géométrie. Les pages de titre des livres imprimés par Henri Estienne portent, pour emblème, les armes de l’université de Paris [voir figure 459, page 261]; il n’a pas de marque d’imprimeur proprement dite. En haut du blason, une main sortant des nuages tient un livre fermé, et au-dessous figurent trois fleurs de lis [fig. 339, 340 et 341, page 192]. Ce blason est associé à un décor de page sur lequel figurent parfois les initiales H et S (Henricus Stephanus) [fig. 339]. Parfois encore, ce blason est remplacé par deux arbres sur chacun desquels un aigle est perché.
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Fig. 338. Ci-contre. Jacques Lefèvre d’Étaples, Quincuplex Psalterium, Henri Estienne, Paris. Deux éditions : 1509 et 1513. Impression en noir et rouge. Taille ici un peu réduite. Cet in-folio est le chef-d’œuvre de cet imprimeur. Cinq versions diférentes des psaumes de la Bible, en latin, sont présentées en colonnes parallèles : les trois premières, Gallicum, Romanum et Hebraicum, et des commentaires viennent au-dessus sur une seule colonne de la totalité de la largeur de l’empagement. Les deux autres versions : Vetus et Conciliatum et d’autres commentaires viennent à la suite. La composition est compacte, en caractère romain de deux tailles diférentes (le sujet étant religieux, la tradition aurait voulu un caractère gothique). Les commentaires contiennent occasionnellement des caractères hébreux et grecs. Pour la première fois, le texte biblique est divisé en versets numérotés, alors que jusqu’à présent seuls l’étaient les chapitres. Henri Ier Estienne est l’inventeur de cette configuration typographique.
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Henri Ier Estienne
Fig. 339 (en haut) et 340. Décors de pages de titre de livres imprimés par Henri Ier Estienne. Les textes composés en plomb viennent dans les formes géométriques évidées.
Fig. 341. Eusebii Cæsariensis Episcopi Chronicon (La chronique d’Eusèbe, évêque de Césarée). Henri Estienne, Paris, octobre 1512. Taille réelle. [Bibliothèque de François Richaudeau.] Le genre «chronique » prit naissance en Mésopotamie, quelque 2 000 ans avant notre ère. Il s’agit de fixer les événements marquants pour en conserver la mémoire : en telle année, il s’est passé ceci, en telle autre, il s’est passé cela. C’est un outil de travail bien utile pour étudier le passé. Eusèbe (vers 265-339) est l’auteur de cette célèbre chronique où il raconte l’établissement et les débuts de l’Église jusqu’en 329. Depuis, elle a été reprise et complétée. C’est ainsi que saint Jérôme prit la relève pour les années 329-381, suivi par saint Tiro Prosper Aquitanus (382-448), Matteo Palmieri (449-1449), Mattia Palmieri (1450-1481) et Joannes Muvallis (1482-1512). Nous l’avons déjà rencontrée cette chronique d’Eusèbe : mais c’était alors celle imprimée par Erhard Ratdolt en 1483, à Venise. La fig. 133, page 73, mentionne en effet, à l’année 1440, Gutenberg comme l’inventeur de l’imprimerie, à Mayence. Cette version d’Henri Ier Estienne reprend celle de Ratdolt et la complète. Il l’a rééditée en 1518.
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Fig. 342. Chronique d’Eusèbe. Fin du même ouvrage venant en haut d’une page de gauche. On indique que la mise à jour de la chronique va jusqu’à l’année 1512, date de l’impression de cette édition. Joannes Muvallis indique ensuite que cette mise à jour prend la suite d’une autre datée de 1481. Suivent 36 errata et leur position. Ces indications de fautes de composition ne pouvaient que figurer en fin d’ouvrage, comme d’ailleurs les tables des matières, car l’impression se déroulait généralement du premier au dernier cahier, avec la dijculté supplémentaire de n’avoir à disposition qu’une petite quantité de caractères en plomb (car ils coûtaient fort cher), ce qui obligeait de démonter les formes des quelques cahiers précédents pour distribuer les caractères dans les casses pour le besoin de la composition des pages des cahiers suivants. Par la suite, on trouve des tables des matières en début d’ouvrage, ce qui est plus pratique pour le lecteur. Mais même dans ce cas, ce premier cahier (dans lequel on avait prévu le nombre de pages à cet efet) était forcément imprimé à la fin du travail, car c’était le seul moyen de connaître l’exacte pagination des pages imprimées.
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Fig. 343. Chronique d’Eusèbe. Fin du même ouvrage venant en bas de page de droite, vis-à-vis de la fig. 342. C’est le colophon en bonne et due forme: cette édition a été imprimée par Henri Estienne avec le maximum de soins, pour les besoins de lui-même et de ceux de son confrère Josse Bade, en l’année de l’Incarnation du Seigneur 1512. C’est donc une coédition. La réédition de 1518 sera réalisée au seul nom d’Henri Estienne.
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Henri Ier Estienne
Fig. 344. Albertus Pighius, Adversus prognosticatorum vulgus, qui annuas praedictiones edunt, & se astrologos mentiuntur, astrologiae defensio. In-quarto, Henri Estienne, Paris, 1518 vs [1519 ns]. Taille réelle.
On ne peut pas dire que les caractères romains utilisés par Henri Ier Estienne soient d’une beauté particulière, y compris ceux montrés sur les fig. 344 et 345 de cette double page. Ce sont de bonnes humanes du temps, un peu lourdes, mais elles bousculent alors énormément les traditions en France. Ce qui change également, c’est la mise en pages qui se simplifie et s’éloigne des lourds modèles du livre manuscrit des siècles précédents [voir p. 196 et 197]. C’est l’éternel conflit entre les anciens et les modernes, et à cette époque les raisons sont multiples et s’entrecroisent: expression philosophique des idées humanistes, traditions religieuses, début de la mise en valeur de la langue française…
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Fig. 345. Même ouvrage que la figure précédente. Taille réelle.
Les fig. 344 et 345 montrent de bons exemples de la typographie et la mise en pages «à la mode», à Paris, en 1518. Nous avons là le début du mouvement stylistique qui se cherche et se développera dans le courant du siècle. La lettrine sur fond noir «criblé» est une nouveauté. En comparaison, j’ai fait figurer sur la double page suivante (fig. 346 et 347) une réalisation intermédiaire intéressante pour comprendre les «états d’âme» qui ont lieu à cette époque. Il s’agit de deux pages en vis-à-vis: la fin du troisième livre et le début du quatrième livre des Géorgiques de Virgile, édité cette même année 1518.
La typographie est « moderne », dans le sens que les caractères sont romains et qu’on utilise l’italique. Par contre, la mise en pages est tout ce qu’il y a de plus traditionnel, telle qu’on la pratiquait des siècles auparavant. Taille un peu réduite. Le quatrième livre des Géorgiques relate que, dans la mythologie grecque, les nymphes, compagnes d’Eurydice, épouse d’Orphée, rendirent le berger Aristée responsable de sa mort et la vengèrent en faisant mourir ses abeilles. Prothée conseilla à Aristée d’immoler quatre taureaux et quatre génisses pour exorciser la punition. De ces cadavres s’échappèrent des abeilles qui réparèrent sa perte.
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Fig. 346.
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Fig. 347. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Simon de Colines 1520
1. Au début du siècle, il y eut bien des contrefacteurs pour copier la collection in-8° d’Alde Manuce imprimée en italique (p. 181) (Gabiano et Trot, à Lyon), mais cela n’est pas significatif « d’une introduction de l’italique en France».
imon de Colines (1475?-1546), qui secondait donc Henri Ier Estienne et prit la direction de l’imprimerie après sa mort en 1520, associa très vite les trois fils d’Estienne aux activités de l’entreprise. Nous en avons du moins la certitude pour Robert, qui partagea ses travaux et auquel il confia bientôt la direction de l’imprimerie. On ne connaît pas son lieu de naissance (peut-être Gentilly, au sud de Paris) ni son âge réel, mais il avait 45 à 50 ans lorsqu’il épousa la veuve d’Henri Ier Estienne, Guyonne Viart. Auparavant, il avait été marié, avait perdu sa femme qui lui avait donné un fils Nicolas (qui préféra le métier de laboureur) et une fille Geneviève. Il continua d’exercer jusqu’aux premiers mois de 1526 dans les locaux d’Estienne, rue Saint-Jean-de-Beauvais (c’est pendant ces cinq à six ans qu’il utilisa la marque avec les lapins [fig. 348]), puis jugeant son pupille apte, comme imprimeur, à voler de ses propres ailes, il lui remet l’ex-atelier paternel en 1526 ; Robert avait 23 ans. Il crée alors un nouvel atelier dans la même rue, à l’enseigne du Soleil d’Or, dans lequel il transporte une partie du matériel et s’y installe. À partir de 1527 il utilise la seconde marque, celle du Temps [fig. 349 et 350], qu’il conservera jusqu’à sa mort. Simon ne faillit pas aux traditions de la maison de son ancien patron en s’entourant des hommes les plus érudits et s’attachant à la correction la plus exigeante des textes.
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C’est au cours de la deuxième décennie du xvie siècle que l’influence d’Alde Manuce fut réellement perçue par l’imprimerie française, mais on s’inspira d’abord (plus ou moins bien) de ses caractères romains. En 1529, Simon de Colines introduit l’italique en FranceB. À cette époque on ne l’utilisait pas comme nous le faisons actuellement, c’est-à-dire, le plus souvent, comme un attribut typographique permettant de mettre en valeur quelques mots dans un texte en romain. Au xvie siècle, l’italique typographique (qui a été créée – rappelons-le – pour imiter l’écriture manuscrite à la mode des humanistes italiens, par Alde Manuce en 1501 à Venise [voir page 180]) était considérée comme un style à part entière et, de ce fait, était utilisée pour typographier de longs passages, voire des livres entiers (ce que reprend Simon de Colines [fig. 352]), en imitation de ce qui se pratiquait manuellement à la fin du xve siècle, en Italie. Simon de Colines, en plus de ses fonctions de libraire-imprimeur, a peut-être été graveur de poinçons (on ne sait au juste) ; du moins aura-t-il été un initiateur de caractères nouveaux. On lui doit, en particulier, la gravure de plusieurs italiques [fig. 352] et celle de trois polices de caractères grecs : la première date de 1528, la deuxième de 1534 [fig. 353] et la troisième de 1540. Ses caractères furent gravés pour ses propres besoins, mais également vendus à d’autres imprimeurs, dont Robert Estienne.
Fig. 348. La première marque de Simon de Colines, avec les lapins. 1521.
Fig. 349. La seconde marque de Simon de Colines, avec l’allégorie du Temps. 1527.
Fig. 350. Variante de la seconde marque, avec l’allégorie du Temps. 1546.
La devise fait allusion à la faux du temps : Hanc aciem sola retundit virtus, ou sa variante Virtus sola aciem retundit istam : Seule la vertu a émoussé cette lame.
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Fig. 351. Diodore de Sicile (vers 90-vers 20 avant notre ère), historien grec né à Agyrion (aujourd’hui Agirone, en Sicile), auteur de la célèbre Bibliothèque historique, histoire universelle dont 15 livres (sur 40) sont parvenus jusqu’à nous. Cet ouvrage, traduit du grec en latin par Poggio Florentino, comporte les six premiers livres. Simon de Colines, 1531. Format réel : 105 x 160 mm. D’après Renouard, cette italique a été utilisée pour la première fois en 1528 et sa gravure est attribuée à Simon de Colines en personne. [Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 352. Tout l’ouvrage est ainsi typographié en caractères italiques, dans l’esprit des livres manuscrits humanistes et estudiantins. Ici, taille réelle.
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Simon de Colines Pour couvrir la période qui va des années 1520 aux années 1570 environ, il n’est plus possible de suivre un schéma chronologique bien structuré, étant donné que cette période est très dense, que de nombreux personnages et de générations diférentes vont entrer en scène, se croiser, se côtoyer et interférer les uns avec les autres, autant en France qu’avec les pays voisins. De même, des raisons principalement politiques et religieuses vont influencer fortement la vie intellectuelle et quotidienne des acteurs qui ont fait la Renaissance française. Que le lecteur ne me tienne pas rigueur de ce désordre momentané.
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1. Noël Béda, représentant de la faculté de théologie de Paris, conservateur catholique impitoyable et craint, que peuvent remercier de son zèle fanatique toutes les personnes qu’il a envoyées au bûcher. 2. Philologie. Science qui étudie les langues au point de vue de la critique textuelle et de l’histoire littéraire. Dans notre cas, ce qui est en jeu c’est une possible remise en cause des versions officielles des textes catholiques. 3. L’expression date des guerres de religion au xvie siècle.
4. William Kemp, colloque Garamont, nov. 1993, à la BnF. 5. Pour la première fois, l’Ancien Testament est traduit en français directement de l’hébreu. Le Nouveau Testament, quant à lui, paru à Anvers en 1530, est emprunté presque entièrement à la traduction de Lefèvre d’Étaples.
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imon de Colines publie en décembre 1534 un Nouveau Testament en grec [fig. 353, ci-contre], composé avec sa deuxième fonte de caractères grecs, utilisée ici pour la première fois. Le texte de cet ouvrage est basé sur celui d’Érasme et inclut des leçons de sources manuscrites qui proviennent sans doute des cours donnés sur la Bible par les lecteurs royaux qui ont tant irrité Noël BédaB quelques mois plus tôt. Or cette date de parution tombe très mal: d’une part elle intervient quelques semaines après l’afaire des placards contre la messe, qui se déroula dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534 (nous en parlerons), dont les conséquences politiques et religieuses ne font que commencer, et d’autre part parce que Noël Béda qui avait publié ses censures concernant les œuvres de Luther et celles d’Érasme [fig. 413, page 233], vient de s’en prendre aux lecteurs royaux pour le grec et l’hébreu (nous en parlerons), qu’il accuse de vouloir se mêler de théologie dans leurs cours. Noël Béda ne supporte pas que des études philologiques C soient réalisées par des humanistes pressentis ne pas vraiment confesser la doctrine catholique ojcielle et s’intéressant peu ou prou aux écrits d’Érasme, de Luther et de Calvin, en somme par des personnes « pas très catholiquesD ». De plus, ce théologien, haï mais tout-puissant, subissait des sarcasmes au sujet d’un livre à teneur évangélique, La confession et raison de la foy, portant l’adresse « à Paris, Pierre de Vignolles » et prétendument écrit et envoyé au roi par lui-même. Béda dut rentrer à Paris pour se défendre contre cette supercherie. On sait depuis que ce livre fut imprimé à Genève en décembre 1533 par Pierre de Vingle, dit Pirot Picard (1495-1536), qui avait quitté Lyon quelques mois plus tôt pour la Suisse pour raison de sécurité (en France, il avait imprimé le Nouveau Testament en français, ce qui était interdit). C’est ce même imprimeur protestant qui imprimait les placards contre la messe quelques mois plus tard, à Neuchâtel où il venait de s’installer.
S
« Une vague d’hystérie et de persécutions a suivi l’afaire des placards et a emporté plusieurs libraires-imprimeurs humanistes, comme Antoine Augereau qui fut pendu puis brûlé, place Maubert à Paris, au crépuscule du 24 décembre 1534. Des libraires, comme Simon Du Bois et Jérôme Denis, recherchés au mois de janvier 1535, ont disparu sans laisser de trace. D’autres personnages, comme Clément Marot, poète et valet de chambre de François Ier, ont (momentanément) pris la fuite. Par contre, les trois grands libraires-imprimeurs parisiens humanistes, Simon de Colines, Robert Ier Estienne et Christian Wechel, entachés sinon d’évangélisme du moins d’érasmianisme, s’en sont bien tirés. À Paris cependant, il n’y aura plus d’éditions des Colloquia d’Érasme (ouvrage lourdement censuré par Noël Béda), même sans nom de libraire, ni d’éditions de la Bible en latin avec les commentaires de Lefèvre d’Étaples E. » Mais déjà aucune édition de la traduction française du Nouveau Testament de ce brillant humaniste [fig. 353-b] n’était parue à Paris depuis sa condamnation par la Sorbonne en 1525 et 1526, alors que, jusqu’en 1535, cette même traduction en français était imprimée à Alençon (terre de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier), Anvers, Lyon et Neuchâtel. Malgré l’interdiction de publier de la faculté de théologie de Louvain, la version complète de la Bible a vu le jour à Anvers en 1530, précédant de cinq ans la Bible réformée, traduite en françaisF par Pierre Robert Olivétan (pseudonyme de Louis Olivier [1506-1538]), cousin de Jean Calvin, imprimée par Pierre de Vingle, à Neuchâtel, et financée par les Vaudois des vallées du Piémont [fig. 353-a].
Fig. 353-a. Page de titre d’une des premières traductions de la Bible en français, imprimée à Neuchâtel par Pierre de Vingle, le 4 juin 1535. Cette Bible a d’abord été réalisée pour l’usage des Vaudois, avant d’être utilisée par d’autres chrétiens réformés francophones.
Fig. 353. Nouveau Testament imprimé en décembre 1534 par Simon de Colines, et composé avec sa deuxième fonte de grecs utilisée ici pour la première fois. Le texte est basé sur celui d’Érasme (qui avait été condamné par la Sorbonne quelques années auparavant) et contient des commentaires de lecteurs royaux que la faculté de théologie de Paris est justement en train d’attaquer. Format réel = 105 x 160 mm (in-octavo).
Fig. 353-d. Jacques Lefèvre d’Étaples.
Fig. 353-c. Portrait d’Érasme.
Ci-contre : fig. 353-b. Page de titre de la Bible traduite en français par Lefèvre d’Étaples et imprimée à Anvers en 1530.
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Simon de Colines uyonne Viart, veuve de Jean Hygman avant son mariage avec Henri Estienne (elle aura donc été mariée trois fois), avait eu plusieurs enfants de ce premier mariage dont une fille Geneviève qui épousa par la suite Regnault Chauldière qui devint libraireimprimeur. Par son mariage avec Geneviève Hygman, il était devenu le gendre par alliance de Simon de Colines. En 1539, à la suite d’un évident arrangement de famille, probablement consécutif au décès de Guyonne Viart, Simon de Colines cède son commerce de libraire à ce Regnault Chauldière, qui était libraire depuis 1509 et qui lui succède au Soleil d’Or. Simon déménage une dernière fois et s’installe « en la grand rue Sainct Marcel à l’enseigne des quatre évangelistes » dans une maison qui lui appartenait. C’est dans l’édition datée de 1539 de la Raison darchitecture antique que figure cette nouvelle adresse pour la première fois [ci-dessous et fig. 355, ci-contre].
G
Simon de Colines meurt en 1546. Philippe Renouard, historien fameux du xixe siècle, estime qu’« il avait produit au minimum 734 volumes durant sa vie » et ajoute que « ce nombre est certainement inférieur au nombre réel de ses impressions ; beaucoup d’entre elles ont dû nous échapper, comme le prouve la liste des éditions portées aux catalogues de 1546 et 1548, dans laquelle une cinquantaine de volumes paraissent encore devoir être attribués à Colines ». À Regnault Chauldière revint l’officine d’imprimerie qu’il exploita en société avec son fils Claude, jusqu’en 1551. À cette date, Claude se sépare alors de son père, emporte une partie du matériel et s’installe à Reims qui ne possédait pas encore d’imprimerie. Il y exerce jusqu’en 1557, puis revient à Paris pour reprendre l’établissement de son grand-père par alliance (Simon de Colines) et l’emblème du Temps.
1. René Ponot, « Simon de Colines », in la revue belge Imprivaria, n°6, septembre 1971.
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Alors que la quasi-totalité des imprimeurs se contentait d’user jusqu’à l’extrême limite les vieux caractères hérités des ateliers du xve siècle (lettres de somme, bâtardes et humanes), Simon de Colines œuvra au perfectionnement des formes typographiques qui aboutit au garamond final de son vivant, c’est-à-dire au style garalde. «Colines lança les garaldes. Je dis bien lança, car c’est chez lui et, jusqu’à preuve du contraire, chez aucun autre imprimeur, que l’on peut suivre le mieux cette mutation – analogue à celle antérieurement réalisée chez Alde – des humanes en garaldes B.» En l’espace d’une vingtaine d’années (1520-1540), et peut-être un peu moins, ce prestigieux caractère se trouve être le résultat conjugué de la collaboration intelligente et confraternelle de quatre personnages de haute volée : Simon de Colines, Robert Ier Estienne, Antoine Augereau et, bien sûr, Claude Garamont.
Fig. 354. Heures pour les laudes de la Vierge Marie. Simon de Colines pour Geofroy Tory, Paris, 1525.
Fig. 356. Avant-propos d’un ouvrage de Charles de Bouelles (1479-1566) en français, Livre singulier & utile, touchant l’art et la pratique de la géométrie. Simon de Colines, Paris, 1542.
Fig. 355. Diego de Sagredo, Raison d’architecture antique. Simon de Colines, Paris, 1539. C’est la première impression sur laquelle figure l’adresse de sa dernière installation « grand rue Sainct Marcel, à l’enseigne des quatre Évangélistes ».
Fig. 357. Page de titre d’un ouvrage de Charles de Bouelles. Simon de Colines, Paris, 1531. Vous remarquerez l’encadrement « théâtral », caractéristique de cette époque, et la simplification du titrage.
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Simon de Colines
Fig. 358. Oronce Finé (lecteur du roi pour les mathématiques), Quadrans astrolabicus. Page de titre sur fond « criblé » très à la mode à cette époque. Simon de Colines, Paris, 1534. Taille réelle. Observez le caractère qui est tout à fait une garalde.
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Fig. 359 et 360. Charles Estienne (1504?-1564), La dissection des parties du corps humain. C’est le dernier ouvrage imprimé par Simon de Colines, en 1546. Remarquez le caractère qui maintenant (et comme sur la figure 358) est tout à fait « garalde ».
Fig. 361. Texte de la figure 360 légèrement plus grand que l’original, pour bien voir. Trop agrandi, il ne signifierait plus rien, car, pour la meilleure lisibilité, la gravure d’une police d’un caractère donné comporte au moins trois dessins, chacun étant adapté à un groupe de corps : un dessin pour les petits corps (5, 6, 7), un autre pour les corps moyens (8 à 12) et un autre encore pour les grands corps (16 et plus). C’est le piège actuel de l’ordinateur qui, à partir d’un dessin unique (et généralement basé sur la lisibilité d’un corps 10 à 12), nous sort un corps 5 comme un corps 200. Ce qui n’est pas réaliste, et c’est un vrai problème typographique actuel. Ladislas Mandel aborde lucidement la question dans son ouvrage Du pouvoir de l’écriture (voir dans la bibliographie).
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Geofroy Tory armi le nom des personnages qui ont marqué l’évolution de l’écriture typographique, lors de la première moitié du xvie siècle français, celui de Geofroy B Tory est l’un de ceux qui est le mieux retenu. Cela tient sans doute à ce qu’on le rattache au titre poétique de son ouvrage, curieux et didactique, le Champ Fleury, dans lequel il explique ce qu’il désirait transmettre. C’est le seul ouvrage que Tory a écrit. Malgré des considérations théoriques souvent aventureuses et chimériques qui ne choquaient pas les contemporains, ce livre eut un grand retentissement, et certaines des propositions émises ont résisté à l’usure du temps et sont utilisées à notre époque. Geofroy Tory naquit à Bourges, au faubourg Saint-Privé, vers 1480. Ses parents sont vignerons et eurent de nombreux enfants. On pense que c’est un chanoine du lieu qui, ayant remarqué ses capacités, lui inculqua les notions d’instruction nécessaires pour continuer ses études à l’université de Bourges, qui était renommée. Il y apprend le latin, le grec et peut-être l’hébreu et suit les cours du Flamand De Rijcke. Il poursuit ses études en Italie, au collège de la Sapience à Rome, puis à l’université de Bologne où il a pour maître le remarquable philologue Philippe Béroalde (1453-1505), dont Josse Bade [page 188] avait également suivi les cours. En ce temps-là, quand on pouvait se le permettre, poursuivre ses études en Italie était ce qu’il y avait de mieux.
P 1. Dans ses ouvrages, Geofroy Tory orthographie toujours son prénom avec un seul f. Je ne vois donc pas de raison de lui en ajouter un second.
vers 1480
Fig. 362. Vitruve, Troisième Livre d’architecture. Cette planche fait voir les proportions du corps humain par rapport à un ensemble donné. Édition de Jean Baptiste Coignard, Paris, 1673. [Fac-similé de la Bibliothèque de l’Image, 1995, page 15.]
Fig. 363 et 364. Ludovico Vincentino degli Arrighi, construction géométrique de la capitale romaine. 1525. Calligraphe, imprimeur de renom et créateur de caractères italien. Il est le premier calligraphe à avoir imprimé des modèles de calligraphie dans deux manuels destinés aux scribes : La Operina (Rome, 1522) et Di modo di temperare la penna con le varie sorti di lettere (Rome, 1523) (voir fig. 191, page 99).
En Italie, il a étudié les travaux d’architecture de Vitruve (architecte romain du temps d’Auguste [fig. 362], les théories de Pythagore et leur symbolisme, et la géométrie d’Euclide. Il cite les géomètres Charles de Bouelles [fig. 356 et 357], Picard et chanoine de Noyon, auteur d’un Libellus de Mathematicis, Paris, 1509, et Léon-Battista Alberti (1404-1484), auteur des Libri de re ædificatoria decem, le mathématicien Lucas Pacioli (vers 1416-1492), auteur d’un De Divina Proportione. Il a pris connaissance de travaux de dessins géométriques de la lettre comme ceux du calligraphe Ludovico Vincentino degli Arrighi (vers 1475-1527) [fig. 363 et 364], d’Albrecht Dürer (1471-1528) [fig. 365 à 367] et de Léonard de Vinci (1452-1519), via Lucas Pacioli [fig. 368 et 369].
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Fig. 365 et 366. Albrecht Dürer, Underweysung der Messung mit dem Zirckel und Richtscheyt. Construction géométrique de la capitale romaine à la règle et au compas. Imprimé à Nuremberg en 1525.
Fig. 369. Étude bien connue de Léonard de Vinci, appelée « l’homme de Vitruve ».
Fig. 367. Albrecht Dürer. Construction géométrique de la lettre gothique (textura), à la règle et au compas. Nuremberg, 1528. Fig. 368. Lucas Pacioli, De Divina Proportione, partie consacrée à la construction de capitales monumentales, imprimé à Venise en 1509 par Paganinus de Paganinis.
En 1505, il rentre en France, cultivé, brillant. Il n’a que 25 ans, environ. À Paris on le voit professeur, commentateur des Anciens, et il y enseigne de 1507 à 1514. Le 2 décembre 1507, il signe l’épître dédicatoire de son premier livre, un Pomponius Mela, imprimé par Gilles de Gourmont, à un compatriote qui a réussi dans la vie : Philibert Babou, qui est valet de chambre du roi (Louis XII). En 1509, le voilà régent du collège du Plessis; certains prétendent que c’est cet ouvrage qui lui en ouvrit les portes. Il fut correcteur chez Henri Estienne et chez l’imprimeur-libraire Gilles de Gourmont, chez lequel il apprend l’art de l’imprimerie qui l’intéressait. Il apprend à dessiner avec le peintre Jean Perréal, lui aussi valet de chambre du roi. En 1511, il est (probablement)
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Geofroy Tory 1. C’est ce que pense Paul-Marie Grinevald dans son introduction du facsimilé du Champ Fleury (Bibliothèque de l’image, 1998), mais René Ponot n’en est pas tout à fait sûr (voir « Geofroy Tory», in la revue belge Imprivaria, n°6, septembre 1970). 2. Gustave Cohen, dans son avantpropos de la reproduction phototypique de l’édition de 1529, Charles Bosse éditeur, Paris, 1931.
régent du collège Coqueret B, puis, en 1513, du collège de Bourgogne où, dit-il, « pour lors ie regentoye ». Le collège Coqueret était un endroit privilégié : on sait que « la Brigade » l’animait. Cette jeune école poétique, groupée autour de Ronsard, prendra le nom de « la Pléiade » (1566). C’est également du collège Coqueret que serait sortie (1549) La Defence & illustration de la langue françoyse signée de Joachim du Bellay. En août 1512, la femme de Geofroy Tory, Perrette Le Hulin, donna le jour à leur unique enfant, Agnès, qui devait mourir dix ans plus tard. « Ce fut sans doute l’origine de la marque du Pot cassé, du « vase brisé », urne funéraire qui, traversée du toret ou foret des graveurs, en forme de croix et sommée d’une âme-enfant qui s’envole, fut la signature du père à l’esprit ulcéré, au bas du beau poème latin qu’il lui consacra en 1524C. » [fig. 370]
Tory retourne en Italie (1516), après la paix de Marignan, pour parfaire ses connaissances. Il est émerveillé par l’activité artistique prodigieuse des milieux romains, des « Italiens souverains en Perspective, Painture et Imagerie », parfaits architectes qui ont toujours « le Compas et la Reigle en la main ». Deux préoccupations nouvelles vont déterminer son activité dès son retour à Paris, en 1518 : l’architecture appliquée à la gravure, à la construction des capitales romaines. Il avait acquis un tel penchant pour l’art typographique qu’il rompit définitivement avec les collèges poussiéreux de naguère et se mit en tête de réaliser personnellement des éditions. Et comme le commerce des livres lui paraissait assez rentable, comme il estimait que ceux qui décoraient les livres et en établissaient la mise en pages – ce à quoi il se consacra d’abord – étaient tout aussi capables que d’autres de les vendre, Tory devint libraire. C’est ainsi que de 1518 à 1525, il tint boutique « sur le Petit-Pont près l’Hôtel-Dieu » et prit pour enseigne Le Pot cassé dont il modifiera le dessin plusieurs fois dans les années qui suivirent. Il fournit à Henri Estienne, puis à Simon de Colines, des gravures pour des livres d’heures avec encadrements « à l’antique », d’une grande pureté, faites d’arabesques et de vignettes [fig. 354, p. 203] inventées et gravées par lui, s’inspirant de ce qu’il avait assimilé en Italie. En 1520, paraît le Livre d’Heures de la Vierge, imprimé par Simon de Colines avec un privilège fort Fig. 370. Le Pot cassé : marque élogieux, toujours avec ses encadrements à l’antique qui sont alors fort pride Geofroy Tory. sés. Suivent d’autres ouvrages auxquels il participa, comme les Heures à l’usage de Rome (1524), réalisées «de compte à demi» avec Simon de Colines.
1529
3. Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne, page 199.
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Le manuscrit du Champ Fleury était terminé en 1526, puisqu’il obtenait le « privilège » (c’est-à-dire l’autorisation de publication du roi) le 5 septembre de cette année 1526. L’idée lui en était venue, indique-t-il au début de son texte, « dès l’an 1523 au matin de la fête des Rois ». C’est Gilles de Gourmont qui devait l’imprimer et qui l’imprima finalement, mais la fin de l’impression est datée du mercredi 28 avril 1529, près de trois ans plus tard. Quelles sont les raisons ? Dijcultés de gravure ? d’argent ? Nous n’en savons rien. « Le charme de ce livre qui compte parmi les chefs-d’œuvre de la Renaissance réside essentiellement dans ses illustrations, et son intérêt provient de l’originalité de son texte ainsi que du fourmillement des idées brassées D.» Tory n’est pas un « graphiste-typographe » comme on dirait aujourd’hui. Le caractère utilisé est médiocre ; c’est une humane qui manque d’élégance. Trente ans plus tôt à Venise, Alde Manuce faisait beaucoup mieux avec les caractères du De Aetna [fig. 317, p. 177] et surtout avec ceux du Songe de Poliphile [fig. 321 p. 179 et fig. 326 p. 182].
Fig. 371. La page de titre du Champ Fleury. Taille réelle.
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Geofroy Tory La mise en pages du Champ Fleury est dense, comme on avait l’habitude de faire depuis un bon demi-siècle, par contre elle est didactique par ses illustrations (qui sont des gravures sur bois) et par leur positionnement par rapport aux blocs-textes, qui bouscule allégrement la grille de mise en pages, au bénéfice de la démonstration.
1. Pour le confort de lecture, je transcris les citations de l’ouvrage en écriture française contemporaine.
L’ouvrage ne s’adresse manifestement pas aux typographes, mais aux personnes qui aiment les lettres, comme celles « qui dessinent des bagues d’or, des tapisseries, des vitres ou des peintures, et font figurer des lettres mal dessinéesB. » Il veut persuader le lecteur que « s’il voulait faire honneur à notre langue française, au moins qu’il ne la corrompît point ». C’est en même temps un traité de grammaire, un traité d’orthographe et un manuel de construction des lettres capitales. Il faut rappeler qu’à cette époque plus personne, pas plus en Italie qu’ailleurs, n’était capable de dessiner des capitales romaines avec la sensibilité, la vibration artistique, l’âme des gravures lapidaires des premiers siècles de notre ère. La tradition était perdue [voir fig. 372].
Fig. 372. Copie d’un fragment d’inscription provenant de la cathédrale de Pise, 1494. «L’esthétique des lettres et de la phrase est perdue, les proportions répondent à un système, tout comme l’empattement en forme de tromblon, qu’un dessinateur averti ne peut que regretter. Langage imparfait, emprunt de noblesse, où le dessinateur semble en général dirigé à l’aventure. Cette médiocrité émane cependant d’un artisan vivant au milieu de chefsd’œuvre mais n’éprouvant pas le besoin de les analyser. » (R.-H. Munsch, cité par René Ponot sans autre précision.)
Fig. 373. À titre de comparaison, fragment de l’inscription de la colonne Trajane, Rome, 113 de notre ère. La gravure lapidaire romaine atteint ici sa perfection formelle. Voir également la fig. 6 page 11.
Le Champ Fleury, ouvrage massif et puissant, se compose de trois parties, de trois « livres ». Le premier est à la fois une « Exhortation à mettre et ordonner la langue française par certaines règles de parler élégamment en bon et sain langage français» et l’un des premiers traités de grammaire française, dont le propos se développe en faisant appel à la mythologie, ce qui était prisé à l’époque. Il entend parler de lettres « attiques » soulignant par là l’héritage grec de l’alphabet latin, qui est le nôtre. Le deuxième livre traite de l’origine et des proportions des lettres capitales en fonction de celles du corps humain et du visage. Son argumentation qui frise souvent la naïveté atteint parfois le ridicule, comme l’interprétation qu’il donne de la barre de l’A, construit sur un carré quadrillé, « qui vient couvrir précisément le membre génital de l’homme pour dénoter que Pudicité et Chasteté de toutes choses sont requises à ceux qui demandent accès et entrée aux bonnes lettres, desquelles le A est l’entrée et la première lettre de tous les abécédaires ». [Voir la fig. 374, ci-contre.] Le troisième livre, quant à lui, traite de la construction géométrique des lettres capitales de l’alphabet, dans un carré ou un cercle, au moyen de la règle et du compas, selon des considérations curieusement ésotériques, ainsi que des réflexions concernant la prononciation. Puis le discours propose trois signes de ponctuation pour la langue française qu’il nomme « point Triangulaire », « point Crochu » et «point Quarré». Ces trois signes ont fait leur chemin puisque aujourd’hui ce sont ceux que nous appelons l’accent aigu, l’apostrophe et la cédille, et dont nous ne pourrions pas nous passer. Tory insiste à marquer la nécessité d’adjoindre des accents et des cédilles et de faire du français une langue « mise en ordonnée à certaines règles » comme le sont le grec, le latin et l’hébreu. Il s’étend sur les diférentes façons de prononcer une
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Fig. 374. Champ Fleury, deuxième livre, feuillet 18 verso. Taille réelle. La lecture de ces textes reproduits dans ce chapitre consacré à Geofroy Tory montre l’état rudimentaire dans lequel la langue française se trouvait à cette époque: orthographe, ponctuation, accentuation, etc. La lecture demande un peu d’habitude, mais déjà souvenez-vous que le petit trait horizontal placé sur une lettre – = homme, exeple – est une abréviation qui correspond à la suppression d’un m ou d’un n : home = exemple.
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Geofroy Tory
Fig. 375. Champ Fleury, deuxième livre, feuillet 21 verso. Taille réelle. Ordonnancement du O et du I au visage humain.
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même lettre, comparant ainsi la prononciation du latin à la française et à l’italienne. Ainsi, au feuillet 37 recto, à propos de la lettre C [fig. 376] : « Les Italiens […] prononcent le C mol et quasi comme si la syllabe où il est, était écrite avec un H aspiré, tant en latin qu’en leur langue. Et c’est seulement devant les deux vocales E et I, et devant la diphtongue AE en latin. Ils écrivent Ma done Felice a una cicatrice et ils prononcent Ma done Feliche a una chicatriche. En latin ils écrivent Cæsar, Celius et Cicero et ils prononcent Chæsar, Chelius et Chichero. » Et plus loin : « Toutefois, les Picards […] quand ils veulent dire Cela, Cecy, ils prononcent Chela et Chechy, comme s’il y avait en l’orthographe un H aspiré devant la vocale E et devant I. Au contraire, là où le bon Français écrit et prononce le dit H aspiré devant C et O, comme en disant Chanoine et Chose, le Picard dit Canoine et Cose. Le Français dit un Chien, un Chat et une Mouche, et le Picard prononce un Quien, un Cat et une Mouque. » Un peu plus loin encore, toujours à propos de la lettre C : « C devant O, en prononciation et langage français, parfois est solide comme disant Coquin, coquard, coq, coquillard. D’autre fois est exilé, comme en disant Garcon, macon, facon, francois et aultres semblables. »
Fig. 376. Feuillet 37 recto, à propos de la lettre C : « Les Italiens… »
Geofroy Tory, qui avait bien aimé les applications typographiques italiennes réussies du beau langage, est le premier à demander des règles pour le français, afin que chacun le prononce et le comprenne de la même façon. Il aspirait principalement à une codification de la langue française dont la notation exigerait la fixation de règles grammaticales et orthographiques nouvelles, conduisant à l’introduction de signes nouveaux dans l’écriture manuscrite et, bien entendu, dans la casse. Ce qui étonne toujours, c’est que la composition typographique du Champ Fleury, qui propose donc l’accent aigu, l’apostrophe et la cédille (les imprimeurs toulousains l’utilisaient dès 1488 pour la langue espagnole), ne comporte aucun de ces deux signes diacritiquesB, ni d’apostrophe. On comprend aisément que le caractère de l’éditeur n’en était pas doté. Le 28 avril 1529, Geofroy Tory n’était encore que libraire. Quand le 1er octobre de cette même année, il est éditeur et fait paraître son premier titre (une traduction « de latin en vulgaire françois de Maistre Geofroy Tory de Bourges de La Table de lancien C philosophe Cebes avec trente dialogues moraulx de Lucian… » publiée en société avec Jean Petit), il n’existe toujours pas de fontes du e accent aigu, de l’apostrophe et du c cédille. Il aurait sans doute pu en faire réaliser pour compléter ses casses, mais, manifestement, ce ne fut pas le cas.
1. Signe diacritique. Point, cédille, accent que l’on ajoute à une lettre pour en préciser la prononciation, ou pour diférencier deux mots ayant le même son, comme du et dû, mur et mûr. L’apostrophe n’est pas un signe diacritique : elle marque l’élision, c’est-à-dire la suppression d’une lettre, généralement un e. 2. Voici un bel exemple qui permet de mesurer le handicap de ne pas encore avoir l’apostrophe.
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Geofroy Tory
Fig. 377. Champ Fleury, deuxième livre, feuillet 23 verso, L’Homme scientifique. Taille réelle.
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La notion de « gloire humaine » est essentielle à l’esprit de la RenaissanceB. Geofroy Tory ne peut pas considérer une chose (lettre, forme, dessin) sans chercher à en imaginer un sens moral et une valeur symbolique et, en ceci, il est moins homme de la Renaissance que continuateur du Moyen Âge scolastique. La juste proportion des lettres capitales, provenant de la figure de l’homme dans diférentes positions, est pour Tory une grande découverte qu’il juge d’inspiration divine. «Geofroy Tory est, dans son art, un architecte et un constructeur, par son sens et son goût des proportions, de l’équilibre des masses, et l’alternance des droites, des courbes et des plans, du jeu de la lumière et des ombres. Il est aussi un mathématicien, un géomètre, dans son souci de donner une base numérique à ses lignes, et cela est d’un architecte encoreC. » C’est ce qui le rapprochait des travaux et des écrits d’Albrecht Dürer (Tory ne comprenait pas l’allemand, mais l’observation approfondie des dessins lui permettait de reconnaître la parenté des esprits) et de ceux de Léonard de Vinci : «Familiarise-toi d’abord avec la perspective, apprends ensuite à connaître les mesures de l’homme.» (Léonard de Vinci, Traité de la peinture.)
1. Voir la savoureuse saga de Robert Merle, Fortune de France, qui se déroule à cette époque. Éd. Plon, 1977-1983.
2. Gustave Cohen, dans son avantpropos de la reproduction phototypique de l’édition de 1529 du Champ Fleury.
Fig. 378. Champ Fleury, La fin du deuxième livre, feuillet 30 recto. Taille réelle.
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Fig. 379. Champ Fleury, troisième livre, feuillet 46 verso. Taille réelle. Construction de la lettre I et des lettres servant de nombres : V, L, M, C, D, Q et X.
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Fig. 380. Champ Fleury, troisième livre, feuillet 50 recto. Taille réelle. Construction de la lettre M. En bas: la façon de la prononcer.
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Fig. 381. Champ Fleury, troisième livre, feuillet 54 verso. Taille réelle. Voila le dessin des deux nobles compagnons Q et V (pour U). « Oultre plus, notez les centres servant à faire la queue de notre présente lettre Q que j’ai signé de A et B. Et sachez que le pied du Compas veut être assis sur A ou sur B qui sont dedans le V et chacune des deux lettres s’adresse à sa semblable pour faire le tour du compas.»
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Au feuillet 52 verso, Tory, tout à la joie de son écriture et certainement sans malice, a écrit cette précision naïve qui faire sourire : « Le Q est la seule lettre entre toutes les autres qui sort hors de ligne, et la raison est que jamais elle n’est utilisée avec une autre lettre sans avoir été préalablement jointe à un V qu’elle va quérir et embrasser par dessous comme son ordinaire compagnon et féal ami. »
L’ouvrage se termine en montrant diférentes polices de caractères, dont certaines, imaginaires, notamment les Lettres Utopiques & Volontaires, feuillet 78 [fig. 382], ne sont pas sans faire penser à certains travaux de recherche typographiques contemporains, par exemple ceux de Clotilde Olyf [fig.383] et ceux de Pierre di Sciullo [fig. 384].
Fig. 383. Caractères de recherche de Clotilde Olyff, réalisés dans les années 1990-1996, utilisés comme jeux pédagogiques dans des écoles.
Fig. 382. Champ Fleury, feuillet 78 recto. Taille réduite. Lettres Utopiques et Volontaires.
Fig. 384. Deux caractères de recherche de Pierre di Sciullo. Le Quantange (en haut), qui comprend 102 minuscules et 35 majuscules, est un caractère « orthographico-phonético-plastique » appliqué aux Français. Le Minimum romain et italique (en bas), d’une charpente « sobre », avec une minuscule en damier, rend possible une quarantaine de déformations qui changent les connotations ou réminiscences d’images et de tendances : années 1950 ou années 1920 ou avant-garde russe.
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1. « On peut se demander ce qui pouvait rendre les typographes si réticents lorsqu’il s’agissait d’accentuer un texte. Se trouvaientils face à des manuscrits mal préparés, étaient-ils gênés par la disposition de leurs casses qui n’étaient pas conçues pour contenir le matériel nécessaire ? Manquaientils de certains signes nouvellement taillés ? N’utilisaientils pas, pour marquer les accents et les apostrophes, des systèmes de parangonnage compliqués à réaliser, comme cela semble avoir souvent été le cas pour l’accentuation du grec en ses débuts ? »
À partir de 1529, le voilà donc éditeur et plus particulièrement éditeur d’art. Ses publications, réalisées en caractères romains, sont de petits ouvrages présentés et ornés avec un goût incontestable, dont beaucoup sont de poésie ou des traductions de textes classiques réalisées par Tory lui-même ou encore des pièces d’actualités. En 1531, François Ier lui accorde, pour dix ans, le monopole « des encadrements et des vignettes quelconques », sous peine d’excommunication pour les contrefacteurs. Ses éditions remportent un tel succès que, vers la fin de 1530, il est nommé imprimeur royal et reçoit en début 1533 la charge de libraire-juré. Le 7 juin de cette même année (soit peu de temps avant sa mort, vers 53 ans) paraît sa quatrième édition de L’Adolescence clémentine de Clément Marot, qui, pour la première fois, comporte certaines lettres accentuées. Les trois premières éditions (12 août et 13 novembre 1532, puis 12 février 1533) ne comportent que d’infimes modifications, mais la quatrième ajoute « certains accents notés » et encore d’une façon maladroite [fig. 385, ci-dessous]. « On remarquera la probable répulsion des compagnons typographes de Geofroy Tory lorsqu’il leur demanda de rompre avec la tradition» (ajoute René Ponot). Le conservatisme de la profession des typographes se concrétisera dans ce premier tiers du xvie siècle et encore plus tard, bien après l’édit de Villers-Cotterêts (1539), par une résistance à passer des bâtardes aux romains et une autre à utiliser les nouveaux signes de ponctuation et d’accentuation qui vont bientôt se développer B.
Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne.
Fig. 385. Page de titre de la quatrième édition de L’Adolescence clémentine de Clément Marot, imprimée en juin 1533 par Geofroy Tory, pour Pierre Rofet dit Le Faucheur. Taille réelle. Pour la première fois apparaissent en typographie du français le c cédille (2 fois), mais d’une façon bricolée : il s’agit d’une virgule placée après le c (le type n’existait pas encore), et une apostrophe mais placée d’une façon maladroite : q’uil au lieu de qu’il.
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Le 14 octobre 1533, Perrette Le Hulin, dans un contrat de location d’une boutique rue de la Juiverie, est dite « veuve de Geofroy Tory ». Et René Ponot de conclure : « Elle continua les diverses activités de son défunt mari, mais les embarras d’une exploitation aussi considérable l’incitèrent à céder, fin 1535, son fonds à Olivier Mallard qui conserva l’enseigne du Pot cassé. Certains auteurs les ont même mariés, mais ils oublient d’indiquer la source de leur information. » Le Champ Fleury fut réédité à Paris, en 1549, par Vivant Gaultherot, sous le titre L’art & science de la vraye proportion des Lettres Attiques ou Antiques, autrement dites romaines… Le format est plus petit (110 x 160 mm environ), le texte (modifié) est typographié dans une belle lettre romaine (entre les deux éditions, la typographie avait énormément évolué, comme nous le verrons plus loin), la plupart des gravures sont conservées et reproduites à la même échelle puisque ce sont les bois gravés de l’édition de 1529 qui ont été réutilisés malgré le format bien plus petit [fig. 386, ci-dessous].
1533
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Fig. 386. Page de titre de la réédition du Champ Fleury de 1549 par Vivant Gaultherot, sous le titre L’art & science de la vraye proportion des Lettres Attiques ou Antiques, autrement dites romaines… Taille réelle. [Bibliothèque de François Richaudeau.] Les lignes courbées proviennent de l’original qui est imprimé ainsi.
On utilise couramment l’apostrophe, ainsi que le c cédille (Françoise), le a accent grave (à préposition) et le e accent aigu en fin de mot (inventé). Dans les pages intérieures, il en est de même.
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1515-1547 : le règne de François Ier rançois Ier (1494-1547) était le fils de Charles de Valois-Orléans, comte d’Angoulême, et de Louise de Savoie. Âgé de 20 ans, il succédait le 1er janvier 1515 à son cousin et beau-père, le roi Louis XII, qui n’avait pas d’héritier mâle et dont il avait épousé la fille, Claude de France, l’année précédente. Ce monarque mesurait presque deux mètres, ce qui en faisait un géant à cette époque où la taille moyenne des gens était plus petite que maintenant. Il était le type même de l’homme élégant de la Renaissance, vigoureux, amateur de belles femmes et de belles choses. Mais en même temps, il avait hérité d’une intelligence un peu superficielle et d’un caractère inconstant et sujet aux emballements. Ce fut un monarque à la fois rajné et éclairé, mais également brutal, intransigeant et quelque peu despotique. Il était ambigu. Son règne débuta par sa première participation aux guerres d’Italie dans le but de reconquérir le duché de Milan que Louis XII venait de perdre (il l’avait reçu en héritage), ce que permit la victoire de Marignan. Ses diférents séjours en Italie lui firent découvrir l’excellence de la Renaissance italienne. Il en fut tant frappé d’admiration, qu’il n’eut de cesse d’en faire bénéficier son royaume. Et en efet, que ce soit en peinture, sculpture, architecture ou littérature (et imprimerie et typographie, qui nous intéressent ici), l’esprit de la Renaissance va transformer la France.
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Fig. 387. Benvenuto Cellini (1500-1571). Médaille à l’ejgie de François Ier, 1537.
1. On estime qu’un certain nombre de personnages qui nous intéressent ont perdu la vie en Italie, aspirés par les tourbillons de la guerre, comme probablement le calligraphe Ludovico Arrighi, dit le Vincentino (pages 99 et 206), lors du sac de Rome par les troupes de Charles Quint, en 1527. Il n’est pas impossible que Pierre Olivétan (p. 200) qui disparut en Italie en 1538, à 31 ans, ait subi un sort semblable.
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Sous le nom de «guerres d’Italie » sont regroupées les campagnes françaises réalisées entre 1494 (revendication du royaume de Naples par Charles VIII qui l’avait également reçu en héritage et comptait bien en disposer) et 1559 (traité du CateauCambrésis [près de Lille] entre Henri II et Philippe II d’Espagne, fils et héritier de Charles Quint, par lequel la France met fin à ses prétentions italiennes). L’Italie était alors constituée de plusieurs États ou royaumes, riches et dominant le commerce et les arts, et souvent en conflit entre eux. Pendant ces 65 ans de guerres à épisodes, vont intervenir les rois de France (Charles VIII, Louis XII, François Ier et son fils Henri II), d’Espagne, d’Angleterre, les Habsbourg, les papes, certaines grandes familles italiennes comme les Sforza à Milan, les Suisses (qui leur étaient alliés), les princes protestants allemands et même le Turc Soliman le Magnifique. Entre tous ces acteurs, des alliances vont s’établir et se défaire sans cesse, et l’on perdra à la bataille suivante le territoire que l’on avait obtenu lors de la précédente. On s’est battu en Lombardie, en Toscane, à Rome (qui fut mise à sac) et à Naples, mais également en Flandres, en Artois, en Bourgogne, en Provence, en Navarre. Tout cela coûta beaucoup d’argent à chacun des acteurs, des milliers de gens y laissèrent la vie dont bien des civils B, et cela pour aucun résultat notable, du moins pour la France, sinon cette découverte de la culture de la Renaissance italienne. Fig. 388. L’information pendant les guerres d’Italie : La prise et réduction de Naples et autres plusieurs fortes places… Naples tombe aux mains de Charles VIII. Après le 20 février 1495. [Bibliothèque nationale de France.]
L’empreinte la plus marquante du règne de François Ier se situe sur les plans intellectuel et artistique qui servent son goût du prestige et sa volonté politique d’ajrmer la grandeur du pouvoir royal. Sa cour est brillante et admirée en Europe. Le roi protège humanistes, musiciens, peintres et poètes : Lefèvre d’Étaples, Guillaume Budé, Clément Marot (qui est son valet de chambre), Ronsard, Joachim du Bellay, etc. Il soutient le travail des imprimeurs humanistes tels, à Paris, Simon de Colines, Geofroy Tory, Christian Wechel, Robert Estienne, etc., qui, non seulement font très bien leur travail d’imprimeur, mais apportent en amont de celui-ci toute une recherche concernant la qualité des textes à reproduire (latin, grec, hébreu et français), ainsi que ces nouvelles préoccupations que sont l’orthographe, la grammaire, l’accentuation, la ponctuation du français, et le perfectionnement formel du dessin des caractères typographiques. En France, un esprit nouveau s’empare de la pensée.
Fig. 389. Jacques Lefèvre d’Étaples, La Logique d’Aristote. Henri Estienne et Simon de Colines, Paris, 1520. Taille réduite. Comparez la mise en page avec celle de la fig. 341, page 192.
Fig. 390. Guillaume Budé, Summaire ou Épitome du livre de Asse. P. Vidoue pour Guillaume Du Pré, Paris, 1522. Réduit.
Reconnu de son vivant comme étant l’un des plus grands humanistes maîtrisant très bien le grec et le latin, savant et homme de lettres de la France du xvie siècle, Guillaume Budé (1468-1540) est à l’origine de ce qui deviendra plus tard le Collège de France. Proche du pouvoir, cultivé, il a la confiance du roi. En 1529, il lui demande de créer un collège où va enseigner l’élite des savants du royaume. Ce collège, sans lien avec l’université de Paris (et initialement sans demeure fixe), sera opérationnel l’année suivante sous le nom de « Collège des lecteurs royaux». Cette institution, qui comporte à ses débuts deux chaires de grec, deux d’hébreu et une de mathématiques, est conçue ouvertement comme le moyen de contourner les interdits lancés par les
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1515-1547 : le règne de François Ier théologiens de la Sorbonne à l’encontre de l’enseignement des langues grecque et hébraïque. Les conséquences en ce qui concerne la liberté de s’exprimer sont de taille : en efet, de même que les humanistes s’étaient rodés à étudier les auteurs classiques grecs et latins à partir de textes en grec et en latin, et d’en avoir fait l’analyse critique, de même ils estiment maintenant normal de pouvoir étudier les Écritures saintes dans leurs langues d’origine, c’est-à-dire l’hébreu et le grec, cela dans un esprit philologique critique pour mieux en comprendre le sens, quand ce n’est pas de débarrasser ces Écritures de tous les ajouts parasites et erreurs de copistes, insérés et additionnés au fil des siècles. Les théologiens de la Sorbonne estimaient que ces érudits se mêlaient de choses qui ne les concernaient pas et empiétaient sur leurs prérogatives. Au niveau des institutions culturelles, le Collège des lecteurs royaux fut une des innovations les plus importantes du règne de François Ier. Ce qui ajoutait à la tension, c’était bien sûr les progrès de la Réforme et principalement chez les gens influents et instruits. Le phénomène n’était plus marginal et commençait à inquiéter sérieusement l’Église de Rome.
Quand Martin Luther (1483-1546), qui était un moine catholique allemand, prêtre et docteur en théologie, ajche (selon la coutume universitaire de l’époque) le 31 octobre 1517 sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg (en Saxe) un programme de discussion publique comprenant 95 thèses (ajrmations) en latin, il s’agissait pour lui de dénoncer les abus du comportement du pape et des prélats (comme la vente d’indulgences pour financer la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, en échange d’une remise de peine des châtiments qui attendent le pécheur au Purgatoire). Le but était d’entamer un dialogue (qui n’eut jamais lieu) pour que l’Église catholique se ressaisisse, se « réforme » et retrouve la simplicité et l’humilité des premiers temps du christianisme. À ce moment, Luther ne pensait vraiment pas devenir le leader d’une nouvelle pensée chrétienne. Son œuvre fut poursuivie par Philip Schwarzerd, dit Melanchton (1497-1560). Les principes du luthéranisme (qui s’est principalement implanté en Allemagne et dans les pays de l’Europe du Nord, et avec l’appui des princes de ces pays) sont groupés dans le Livre de Concorde (1577), qui comprend la réunion de neuf Credo, dont la fameuse Confession d’Augsbourg (1530), et les deux Catéchismes de Luther. Fig. 391. Martin Luther, gravure de F. W. Bollinger, 1812, d’après un tableau de Lucas Cranach (1543).
Fig. 392. Titre de la première édition du Nouveau Testament traduit en allemand (1521-1522) par Luther au château de la Wartburg où le duc de Saxe l’avait placé pour le mettre hors de portée de l’Église et de l’empereur Charles Quint. Gravure sur bois en gothique Fraktur très à la mode en ce temps. Taille réduite.
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Fig. 393. Ulrich Zwingli (1484-1531), réformateur de Zurich. La Réforme, c’est en Suisse un grand mouvement de traductions de la Bible dans les langues vernaculaires: allemand, français, italien, romanche. [Zurich, Musée national.]
Fig. 394. Jean Calvin (1509-1564). Ses idées sont entièrement développées dans l’Institution de la religion chrétienne (1536). Elles s’opposent à celles de Luther sur deux points principaux : la théorie de l’eucharistie et celle de la prédestination. [Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam.]
Les Français, et plus généralement les francophones comme les Suisses romands, furent davantage concernés par l’œuvre de Jean CalvinB, né à Noyon, en Picardie, en 1. Le nom de son était Cauvin. 1509. Il fit de brillantes études à Paris (il suivit, entre autres, les cours de Guillaume père Mais la forme latiniBudé), Orléans et Bourges et apprit la philologie, la théologie et le droit. Il subit l’in- sée (à la mode au e fluence des idées réformées telles qu’elles circulaient parmi les humanistes français, en xvi siècle) étant devenue « Calvinus », particulier ceux qui se trouvaient dans la mouvance de Marguerite d’Angoulême, c’est la forme reine de Navarre et sœur de François Ier. C’est à Orléans, en 1533, qu’il se convertit aux « Calvin » qui resta. idées protestantes, et il dut se réfugier à Bâle l’année suivante. C’est là qu’il publie en latin (en 1536) puis en français l’Institution de la religion chrétienne, son œuvre la plus 1536 célèbre. La même année, il s’installe à Genève où il joue un rôle capital dans le renversement du catholicisme. À partir de 1541, il y institue un gouvernement théocratique rigoureux et fit de la ville une citadelle du protestantisme, que l’on appela alors «la Rome protestante ». Il condamna au bûcher pour hérésie, en 1553, le médecin et théologien d’origine espagnole Michel Servet (né en 1509 ou 1511 en Aragon) qui s’était réfugié à Genève pour fuir l’Inquisition catholique, alors qu’il vivait en France, à Vienne. Cet érudit (il lit le latin, le grec et l’hébreu) adhère à l’arianisme qui croit en un Dieu-Un (terme pour diférencier d’un Dieu trinitaire). Ce mouvement contestataire, issu des querelles qui ont agité les communautés chrétiennes, aux iiie et ive siècles, n’a jamais accepté les dogmes promulgués par l’Église catholique. Aujourd’hui, l’unitarisme qui a pris le relai, au nom de la raison, va dans le même sens de christianisme libéral. Michel Servet est l’auteur du De Trinitatis Erroribus (1531) (Des erreurs de la Trinité), premier ouvrage antitrinitaire depuis l’arianisme, du Dialogorum de Trinitate libri duo (1532) (Deux livres de dialogues sur la Trinité) et surtout du Christianismi Restitudo (1553) (Restauration du christianisme) qui est à l’origine de sa perte. Il a égaFig. 395. Michel Servet (1509-1553). Comme médecin, il est le premier, dans lement été correcteur d’imprimerie à Lyon, chez les frères Trechsel. le monde chrétien, à expliquer la circulaCalvin meurt à Genève en 1564 dans les bras de son fidèle disciple tion pulmonaire du sang, près d’un et successeur Théodore de Bèze (1519-1605). siècle avant l’Anglais Harvey.
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1515-1547 : le règne de François Ier En remettant en cause l’Église de Rome, c’est-à-dire l’organisation religieuse dominante en Europe occidentale depuis quelque 18 siècles, la Réforme bouleverse la vie dans bien des domaines. Ce n’était pas la première fois que l’Église devait faire front à de graves dissensions : la dernière en date avait été l’« hérésie » des cathares (nommés également albigeois), au xiie siècle, et elle avait fini par en venir à bout. À la même époque, elle avait également lutté contre les vaudois, ces disciples de Pierre (?) Vaud (ou Valdo), un riche marchand originaire de Lyon, qui donna son nom de « vaudois » au mouvement (qui n’a donc rien à voir avec le canton de Vaud en Suisse). Après s’être converti vers l’an 1170, il abandonna ses biens pour vivre dans la pauvreté et la perfection évangélique, et une petite communauté se rassembla bientôt autour de lui. Ainsi prit naissance le mouvement des « Pauvres de Lyon » qui prêchaient la pauvreté (comme saint François d’Assise, presque à la même époque). D’abord accueillis favorablement, les vaudois allaient bientôt se heurter à l’Église, sur le droit à la prédication et à la lecture de la Bible en langue vulgaire. Quand le moment arrive où la hiérarchie leur interdit toute activité laïque susceptible d’échapper à son contrôle, Pierre Vaud et les « Pauvres » refusent d’obéir. Expulsés de Lyon, non condamnés mais suspectés, ils partent poursuivre leur mission vers le Languedoc, entrent en contact avec la dissidence cathare et se heurtent à elle en déployant une activité polémique. Les idées de Vaud se répandent en Occitanie, sur les terres de l’Empire et en Lombardie. Confronté aux positions de plus en plus radicales du mouvement, le pouvoir ecclésiastique décide de le liquider comme les autres dissidences. Accusés de refus de soumission à la hiérarchie catholique, de schismatiques (concile de Vérone en 1184), puis d’hérétiques (concile du Latran en 1215), les vaudois sont persécutés et finissent par se donner une organisation ecclésiologique et théologique (Bergame, 1218). Ayant survécu aux coups de l’Inquisition catholique, ils adhèrent à la Réforme lors du synode de Chanforan (1532) et existent toujours à notre époque, au sein de l’Église réformée, notamment dans les hautes vallées du Piémont [fig. 396].
Fig. 396. Page de titre de l’Histoire générale des Églises évangéliques des vallées du Piémont ou vaudoises, de Jean Léger, publiée en Hollande, à Leyde, chez Jean Le Carpentier, en 1669.
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Après cinq ans de pressions, François Ier finit par autoriser un massacre de 3 000 vaudois dans le massif du Luberon (situé entre Cavaillon et Manosque), qui eut lieu entre le 15 et le 20 avril 1545. Profitant d’un passage par la Provence de troupes françaises qui revenaient d’Italie, le seigneur d’Oppède, le baron Maynier, par ailleurs président du parlement de Provence à Aix-en-Provence, leur fit exécuter la besogne. Quelque 600 rescapés furent envoyés aux galères. Les historiens rapportent que le roi, qui mourut deux ans plus tard, était tourmenté par ce massacre qu’il regrettait. Par la suite, le baron d’Oppède fut condamné pour exactions par le tribunal du roi Henri II, mais le pays avait été dévasté, sa population décimée et les vaudois éliminés.
Fig. 397. Montjustin. Dessin à la plume de Serge Young, été 1980.
J’ai toujours eu un petit faible pour ces vaudois pour la raison qu’à quelques kilomètres de chez moi se trouve le petit village de Montjustin, perché sur son contrefort du versant nord du Luberon. C’est l’un des villages que le sieur d’Oppède fit détruire de fond en comble après avoir fait périr tous ses habitants, et dans la région on en parle encore avec une certaine épouvante. En écrivant ces lignes, je peux voir Montjustin des fenêtres de mon bureau. Aujourd’hui c’est un village d’artistes : y vivent les peintres Serge Fiorio (qui est un cousin germain de Jean Giono) et Luc Gerbier, l’historien Pierre Citron, et y vivaient la poétesse Lucienne Desnoues et le photographe Henri Cartier-Bresson qui sont morts il y a quelques mois.
Fig. 398, ci-dessus. Le célèbre traité d’éducation d’Érasme, Institutio principis christiani (L’éducation du prince chrétien), écrit en 1516 pour le jeune prince Charles Quint, n’échappe pas non plus à la censure. Certains passages sont « caviardés », interdits de lecture par l’Église. Fig. 399, à gauche. Les commentaires d’Érasme sur les Élucubrations d’Eucher, évêque de Lyon, sont rageusement bifés par l’Inquisition. On peut lire dans la marge « auctor damnatus » (auteur damné). [La Maison d’Érasme, Bruxelles-Anderlecht.]
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Fig. 400. Jean Calvin, Christianae religionis Institutio, (L’institution de la religion chrétienne), imprimé à Bâle en 1536. Cet ouvrage est la clé de l’œuvre de Calvin. Il avait alors 27 ans. Taille réduite. « Les nombreuses publications de Calvin, tant latines que françaises, ont non seulement contribué à l’alphabétisation des pays touchés par la Réforme, mais ont aussi profondément influencé l’évolution du français comme langue du débat intellectuel.» [Encyclopédie du protestantisme, 1995, Éditions du Cerf, Paris / Labor et Fides, Genève.]
Fig. 400 bis. Albert Anker, Le Dimanche après-midi, 1862, ou « La lecture de la Bible en famille ». [Musée d’Art et d’Histoire, Neuchâtel.]
Au xvie siècle, selon les préceptes de l’Église catholique, il était interdit pour le commun des mortels de posséder une Bible chez soi, même en latin, de la lire et de l’étudier seul chez soi ou en famille. Il était périlleux pour les érudits et imprimeurslibraires d’éditer les Écritures saintes dans une langue autre que le latin. Il était interdit aux lecteurs royaux et autres humanistes d’enseigner leurs propres commentaires sur les textes sacrés et encore plus de les publier. L’étude du grec et de l’hébreu pouvait procurer bien des ennuis avec les théologiens de la Sorbonne, car ces connaissances permettaient une analyse critique des textes autorisés par l’Église. La Réforme, à l’inverse, a favorisé la difusion des Écritures saintes auprès du plus grand nombre. Les textes étaient traduits dans la langue des habitants et les livres, imprimés en très grand nombre, étaient conçus pour coûter le moins cher possible (la Bible traduite en allemand par Luther dépassa les 100000 exemplaires en dix ans, ce qui est considérable). Chaque famille protestante possédait ainsi sa Bible qui était étudiée avec le pasteur, puis lue et expliquée aux enfants par les parents. Ces ouvrages servaient également de support à l’alphabétisation des populations. Je voudrais préciser, ici, que les diférentes sensibilités religieuses qui s’expriment dans ce chapitre ne sont pas les miennes. J’essaie simplement d’évoquer, sans parti pris, les motivations des acteurs qui ont marqué cette époque complexe et qui ont influencé l’évolution de l’écriture typographique et le monde du livre au xvie siècle.
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Fig. 401. Page de la « Bible polyglotte d’Alcalá». Première grande édition polyglotte de l’Écriture à voir le jour, sous la direction du cardinal Ximénès. Collège trilingue de Saint-Ildefonse, à Alcalá de Hénarès (Nouvelle Castille), 1517-1521. Six volumes imprimés à 600 exemplaires chacun. Cette page concerne le début de la Genèse. Taille réduite.
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1515-1547 : le règne de François Ier Il est important de souligner le rôle de l’imprimerie dans la difusion et la réussite de la Réforme. Près de quatre siècles plus tôt, les cathares, qui n’ont pas pu profiter de ce média, et pour cause, ont été exterminés. Telle une arme nouvelle, l’imprimé est omniprésent dans l’afrontement entre l’Église catholique et ceux qui la combattent ou en prennent du recul : impression des bibles en langues vulgaires, bien sûr, mais également des placards divers [voir fig. 168 page 85 et fig. 414 page 235], des publications et commentaires des chefs de la Réforme, des humanistes et de ceux qui les soutenaient comme Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux et abbé de l’abbaye de SaintGermain-des-Prés, comme Marguerite d’Angoulême (Le Miroir de l’âme pécheresse [voir fig. 404, ci-dessous], dont « les vers évangéliques avaient attiré la colère de la Sorbonne » en 1533), comme les lecteurs royaux et bien d’autres gens.
Fig. 402. Clément Marot, Épitre familière de prier Dieu, imprimé par Antoine Augereau, Paris, 1533.
Fig. 404. Marguerite d’Angoulême, Le Miroir de l’âme pécheresse, imprimé par Antoine Augereau, Paris, 1533.
Fig. 405. Marguerite d’Angoulême, Marguerites de la Marguerite des princesses, imprimé par Jean de Tournes, Lyon, 1547.
Fig. 403. Clément Marot. Ci-contre : fig. 406. Les psaumes de David, mis en rime française par Clément Marot et Théodore de Bèze. 1535. C’est un exemplaire unique. Fig. 407. Sermons de Jean Calvin sur les dix commandements de la loi, 1559. [Bibliothèque de l’abbaye bénédictine de Ganagobie.]
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Ces ouvrages de petit format (± 80 x 130 mm : ils se mettent dans la poche et se cachent facilement), imprimés en grandes quantités, possédaient une couverture souple, pour ne pas coûter cher, et ont disparu au fil du temps. Les deux exemplaires ci-dessus sont parvenus jusqu’à nous pour avoir été recouverts d’une couverture en cuir.
Les bibles réformées ont d’abord été typographiées en caractères gothiques alors que des romains étaient déjà utilisés. Le peuple était plus accoutumé à ces bonnes bâtardes traditionnelles, aussi les réformateurs leur donnaient-ils la préférence. Cependant, ces bâtardes ne purent pas résister bien longtemps à la mode des caractères romains imposée à Genève par Jean Gérard, qui s’en servit en 1540 pour imprimer la Bible à l’épée [ci-contre]. Cette Bible est la réédition perfectionnée de la Bible d’Olivétan de 1535 [voir p. 200 et 201]. Toutes les éditions réformées qui suivirent se firent alors en romain.
Fig. 408. Nouveau Testament traduit en allemand par Luther, réimprimé (1523) par A. Petri à Bâle, quatre mois seulement après la parution de la première édition de Wittenberg en 1522.
Fig. 409. Page de titre de la Bible, traduite en allemand par Luther, publiée en 1534 à Bâle. Les ornements s’inspirent d’un dessin de Lucas Cranach, qui, comme Albrecht Dürer, mit son savoir-faire au service de la Réforme. Ci-contre : fig. 410. La traduction des Prophètes de 1529, à partir du texte hébreu, œuvre des « Prédicants » de Zurich, qui, dès 1525, se réunissaient chaque matin (sauf les jours de marché), à 8 heures, pour traduire et commenter la Bible.
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1515-1547 : le règne de François Ier Avec l’imprimerie, les dessinateurs et graveurs protestants s’en donnèrent à cœur joie pour manger du papiste, comme on peut s’en douter. Ces deux images allégoriques, parmi les plus montrables, ont été réalisées en Allemagne pour la propagande luthérienne. Ce sont des gravures sur bois réalisées par des artistes du xvie siècle inconnus.
Fig.411. Le bon et le mauvais pasteur. Le bon pasteur, c’est le Christ, saint Pierre à ses côtés, qui se tient devant la porte d’une modeste maison, indiquant que c’est là qu’est l’Église chrétienne. Le mauvais pasteur, c’est le pape qui, lui, s’est réfugié sur le haut du toit où deux princes viennent lui rendre hommage. Au-dessous, sur le toit d’un appentis, un moine semble indiquer du doigt aux passants que c’est là qu’il leur faut venir. Devant eux, un cardinal et un évêque font de même. Malheureusement les passants ne les écoutent pas et paraissent plutôt se diriger vers l’Église du Christ. Dans le fond, la foule des moutons toujours prête à se laisser tondre. [Image parue dans Les Mœurs et la Caricature en Allemagne, 1885.]
Fig.412. Luther triomphant. Les Bons sont à gauche et les Méchants à droite. Léon X est assis sur son siège apostolique tout au bord d’un abîme au fond duquel paraissent vainement vouloir l’empêcher de tomber des cardinaux à l’aide de fourches. Mais celles-ci cèdent et le trône va se renverser, rien qu’à l’aspect de Luther placé en face du pontife et tenant en main, dans la pose classique du réformateur, le livre grand ouvert de la Vérité. À gauche, aux pieds de Luther, les réformateurs tenant tous la plume de l’écrivain et le livre du réformé (la Bible). À droite, le ban et l’arrière-ban des défenseurs du catholicisme, armés du Saint Sacrement, de statues, d’épées, de croix, de goupillons, de bénitiers, de torches, tandis qu’au premier plan, les jésuites font face aux réformateurs. Dans le personnage placé au milieu, entre les deux partis – Staphylus Judas – il faut voir Charles Quint menant en laisse, contre les protestants, une hydre dont la gueule vomit des flammes, alors que sur sa croupe se trouve une écritoire dans laquelle un jésuite trempe sa plume.
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Du côté de l’Église catholique, l’utilisation de l’imprimerie est également fort prisée. Chacun des deux camps a bien compris les avantages qu’il pouvait tirer de la nouvelle invention et ne s’en prive pas. Et puis, c’était le média à la mode. La Sorbonne n’est pas en reste: dès 1526, c’est sous la forme d’un véritable livre que Noël Béda publie ses critiques des ouvrages d’Érasme [fig. 413, ci-dessous] (le procédé déplut au roi) et recommence en 1531. Josse Clichtove, qui fut disciple de Lefèvre d’Étaples, s’attaque le premier à Luther et aussi à Érasme dans son Antilutherus (imprimé par Simon de Colines en 1533). Suite à l’afaire des placards (voir pages suivantes), est publié Contre les tenebrions Lumieres evangéliques du vicaire général du Mans, Hangest (janvier 1535). Et ainsi de suite. Quelques années plus tard l’Index sera institué, pour quatre siècles.
Fig. 413. Recueil des «erreurs» relevées dans les œuvres théologiques d’Érasme, par Noël Béda, l’un de ses plus hargneux adversaires, syndic de la faculté de théologie de Paris. Édité par Josse Bade en 1526. [La Maison d’Érasme, Bruxelles-Anderlecht.]
Auteur damné.
Avec le recul du temps, et au-delà des débordements inévitables de la part des deux partis, on comprend que ce que l’humanisme a engendré et qui s’exprime alors, c’est le droit à une conscience et à des choix individuels philosophiques et religieux, par opposition à la conscience collective du Moyen Âge qui a été celle de l’Occident depuis des lustres et qui reste, à cette époque, celle de l’Église catholique. Ces libertés, qui eurent des hauts relatifs (par exemple pendant l’application de l’édit de Nantes, de 1598 à 1685) et des bas, ne furent efectives dans les faits qu’à la suite de la Déclaration des droits de l’homme à la Révolution française… quelque 250 ans plus tard.
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1515-1547 : le règne de François Ier ’attitude de François Ier vis-à-vis de la Réforme est d’abord plutôt indulgente. Il est influencé par sa sœur, Marguerite d’Angoulême, qui vit à la cour et qui, bien que catholique pratiquante, a de fortes sympathies pour les idées de la Réforme, comme d’ailleurs la plupart des humanistes. Mais il subit également les pressions des prélats et des théologiens, et, de plus, il ne veut surtout pas décevoir le pape Clément VII, un Médicis, car il a en tête de marier Henri, son fils cadet, à sa nièce : la jeune Catherine de Médicis (1519-1589). Tout se passe plutôt bien avec les protestants jusqu’à « l’afaire des placards contre la messe » qui sonne le début de leur répression, en France.
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1534
Ces « placards », une feuille volante de 37 x 25 cm, furent ajchés à Paris et dans les villes et châteaux de la Loire, et jusque sur la porte de la chambre à coucher du roi au château d’Amboise, la nuit du 17 au 18 octobre 1534. Ils insultent la religion catholique et le dogme de l’Eucharistie qui ajrme la présence réelle du corps du Christ dans l’hostie consacrée; le pape et le clergé sont dépeints comme une «couvée de vermine». Le titre annonce la teneur : Articles véritables sur les horribles, grands et insupportables abus de la messe papale, inventée directement contre la sainte Cène de Jésus Christ. J’invoque le ciel et la terre en témoignage de vérité contre cette pompeuse et orgueilleuse messe papale par laquelle le monde (si Dieu bientôt n’y remédie) est et sera totalement ruiné, abîmé, perdu et désolé, quand en icelle Notre-Seigneur est si outrageusement blasphémé et le peuple séduit et aveuglé, ce que plus on ne doit soufrir ni endurer… Le texte a été écrit par Antoine Marcourt, pasteur protestant à Neuchâtel, d’origine lyonnaise, et imprimé par Pierre de Vingle [voir p. 200 et 201] dans cette même ville. L’opinion du roi avait commencé à se modifier quand, en 1528 et 1530, des fanatiques protestants avaient brisé, à Paris, des statuettes pieuses. Il oscillait entre l’indulgence et la sévérité, mais cette afaire des placards le jette carrément dans la voie de l’intransigeance, et il ordonne la chasse aux hérétiques ; les imprimeurs fournirent évidemment des victimes de choix, comme Antoine Augereau [pages 274 à 283]. En outre, suite à l’apparition d’un second pamphlet protestant, le 13 janvier suivant (1535), l’atmosphère étant particulièrement tendue, François Ier interdit immédiatement, « sur peyne de la hart», toute composition nouvelle et toute réimpression dans le royaume. Autrement dit, on ne pouvait plus rien imprimer. Mais l’édit ne fut pas enregistré par le parlement de Paris et le roi finit par laisser la loi «en suspens et surséance », néanmoins l’édit est resté en vigueur jusqu’au 26 février. Le nombre des imprimeurs se trouva malgré tout limité à partir de cette date, et leur mise en tutelle fut complète (cela perdurera jusqu’à la Révolution française). Aucun exemplaire de ces placards ne subsista. Jusqu’au jour où, en 1943, un restaurateur de livres anciens en découvrit des fragments dans la reliure d’un livre du xvie siècle, appartenant à la Bibliothèque publique et universitaire de Berne. Avec les morceaux (qui avaient servi à donner de l’épaisseur à la couverture lors de sa fabrication quelque 400 ans plus tôt), on put reconstituer deux exemplaires entiers du fameux document. Aujourd’hui, l’un est conservé à la Bibliothèque nationale de France, et l’autre au Musée de l’Imprimerie à Lyon (reproduit ci-contre). En France, depuis ce 13 janvier 1535, l’impression des livres doit se faire obligatoirement avec l’autorisation ecclésiastique. En juin 1539, un édit déclare l’hérésie hors la loi. En juin 1540, une ordonnance de Fontainebleau réajrme la lutte contre l’hérésie. Le 3 août 1546, l’imprimeur Étienne Dolet est étranglé puis brûlé avec ses livres, à Paris. En octobre de la même année, à Meaux, des réformés sont arrêtés, jugés et brûlés.
Ci-contre: fig. 414. Le fameux «placard contre la messe », affiché à Paris et dans certains châteaux de la Loire, dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, marque le point de départ des persécutions exercées en France contre les protestants. Taille réduite. [Exemplaire du Musée de l’Imprimerie de Lyon.]
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1515-1547 : le règne de François Ier D’autres mesures prises par François Ier honorent davantage sa mémoire. En chargeant Guillaume Budé d’accroître et organiser sa bibliothèque royale, rassemblée au Louvre par Charles VIII, il constitua ce qui deviendra, après la Révolution, la Bibliothèque nationale de France. Les bibliothèques royales de Fontainebleau et de Blois constituaient alors des sortes d’annexes. En décidant, en 1537, de « faire mettre es mains de son aumônier ordinaire & du garde de la bibliothèque du château de Blois » (où il se rendait fréquemment) un exemplaire de tout ouvrage nouvellement imprimé, afin qu’on puisse « avoir recours aux dits livres si, de fortune, ils étaient ci-après perdus de la mémoire des hommes », il institua le premier « dépôt légal ». Dans le but de protéger aussi bien les producteurs que les acheteurs, il prescrit l’usage de marques typographiques sujsamment distinctes entre elles pour que nul ne risque de les confondre. Fig. 415. François Ier, Jean Clouet, [Musée du Louvre.]
1539
Le 25 août 1539, fut promulguée ce qu’on appelle « l’Ordonnance de Villers-Cotterêts » (du nom de l’agglomération, qui se trouve dans l’Aisne). En 192 articles, ce manuscrit actualise le droit français et annonce un certain nombre de dispositions nouvelles, dont celle-ci qui nous concerne particulièrement : le français devient la langue écrite officielle de la France. Dans un premier temps, pour les afaires de droit, il prend la suite du latin, mais très vite, sous l’influence des lettrés, des poètes et de certains imprimeurs, il s’impose au royaume dans tous les domaines. Art. 110. – Et afin qu’il n’y ait aucune cause de douter sur l’intelligence desdits arrests, nous voulons & ordonnons qu’ils soient faits & écrits si clairement, qu’il n’y ait ni puisse avoir aucune ambiguité ou incertitude, ni lieu à demander interprétation. Art. 111. – Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus lesdits arrests, nous voulons d’oresnavant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines & autres subalternes & inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, & autres quelconques actes & exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés & délivrés aux parties en langage maternel françois & non autrement. Ainsi donnons en mandement par cesdites présentes, à nos aimés et féaux les gens de nos cours de parlement à Paris, Tholose, Bordeaux, Dijon, Rouen, Dauphiné et Provence, nos justiciers, ojciers & tous autres qu’il appartiendra ; que nosdictes présentes ordonnances ils fassent lire, publier & enregistrer: icelles gardent, entretiennent & observent, facent garder, entretenir & observer de point en point selon leur forme & teneur, sans faire ni soufrir aucune chose estre faicte au contraire : car tel est nostre plaisir. Donné à Villiers-Cotterêts au mois d’aoust, l’an 1539, & de nostre règne, le 25.
Et scellé du grand scel du roi, en cire verte, pendant à laqs de soye. Extrait du Recueil général des anciennes lois françaises. [Archives nationales, Paris.]
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Fig. 416. Début de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, ou «Loi de Justice », promulguée en août 1539. [Centre historique des Archives nationales, Paris.]
Sous François Ier, il y eut d’autres personnages importants qui ont marqué la typographie, le monde du livre et la langue française qui vient d’être officialisée. Il s’agit principalement de Robert Ier Estienne et de son fils Henri II Estienne, d’Antoine Augereau et de son élève Claude Garamont, et d’Étienne Dolet. Mais il s’agit également de poètes et d’écrivains, comme François Rabelais, Clément Marot, Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Étienne Jodelle, Jean-Antoine de Baïf, Jacques Peletier du Mans et d’autres dont le nom est moins connu, qui ont réfléchi et tâtonné, et se sont même disputés sur la façon de construire notre langue qui, à cette époque, n’était qu’une langue vernaculaire insujsante pour se sujre à elle-même. Sous le règne de Louis XIV, 150 ans plus tard, le français devenait langue diplomatique internationale, supplantant le latin qu’il dépassait en précision, rôle qu’il a conservé jusqu’à la première guerre mondiale de 1914-1918. Nous allons maintenant aborder ce que chacun de ces personnages a apporté. Mais auparavant, nous allons faire une cinquième pause, consacrée à l’origine et à la formation du français.
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Cinquième pause: origine et formation du français Ici commence la cinquième pause, consacrée à l’origine et la formation du français.
uand on dit que le français descend du grec et du latin, on ne peut pas dire que c’est faux, mais ce n’est pas aussi vrai qu’on aurait tendance à le penser. Pendant un millénaire, nos ancêtres les Gaulois parlaient avant tout le gaulois, une langue celte qui a forcément laissé des traces, en particulier dans le nom de lieux (toponymes) et de personnes (patronymes). Par exemple, Lugdunum (Lyon), c’est le bourg dont le nom signifie en gaulois « Citadelle de Lug » (Lug était un dieu celte) ; un « Pont sur la Somme », c’est Samarobriva: Amiens. Des prénoms comme Arthur, Brice, Yolande ; des patronymes comme Blache, Breuil, Dubreuil, Bruguières, Couderc, Delanoé, Dunant, Turgot, Ussel, Uzel, Vassal, Vasseur, Verneuil, sont d’origine gauloise. Mais cette langue était avant tout orale car elle prônait la transmission des connaissances par la mémoire. Quant à des documents épigraphiques, nous ne disposons que de quelques dédicaces, inscriptions funéraires ou légendes monétaires, empruntant des caractères grecs, étrusques ou latins, selon les lieux et les époques, dont la plupart ne dépassent pas dix mots, ce qui est insujsant pour en faire l’étude. Les Latins appréciaient le gaulois qui était une langue expressive se prêtant aux plaisanteries et aux efets de conversation.
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Fig. 417. Pièces de monnaie celtes sur lesquelles figurent quelques caractères. Extrait du Secret des Celtes (que j’ai mis en pages, j’avais 28 ans), de Lancelot Lengyel, Robert Morel éditeur, 1969.
Fig. 418. Détail du calendrier gaulois gravé sur bronze au milieu du Ier siècle de notre ère, trouvé à Coligny (Ain) en 1897. L’année comporte 12 mois lunaires de 29 à 30 jours, divisés en deux parties par le mot ATENOUX. [Photo Ch. Thioc, Musée gallo-romain, Lyon-Fourvière, département du Rhône.]
1. C’est à peu près le moment où se fixait l’alphabet linéaire chez les Phéniciens (fig. 1 page 10).
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Vers 1100 avant notre ère B, à l’âge du bronze final, des Celtes, venus de l’est, débutent leur installation en Gaule. Vers – 800, le premier âge du fer (civilisation de Hallstatt) est apporté par une nouvelle vague. Elle vient du sud de l’Allemagne, poussée par des populations germaniques qui prennent sa place dans la haute vallée du Danube. Le brassage de ces nouveaux Celtes avec les populations installées en fait les Gaulois.
Vers 600 avant notre ère, une colonie de Grecs venus par la mer de la ville grecque de Phocée, les Phocéens, fonde Massalia (Marseille). Elle ouvre la voie au commerce entre Celtes et Méditerranéens. Au ier siècle avant notre ère, au moment de la conquête romaine, la Gaule était peuplée de 42 populations gauloises. Bien plus tard, avec la marche conquérante des légions romaines, l’apport du latin dans le gaulois s’est fait naturellement et progressivement : la Narbonnaise est romanisée près d’un siècle avant la Gaule Belgique. Cet apport de latin n’est pas la langue élaborée d’un Virgile ou d’un Cicéron (qui, chez nous, ne sera mis à l’honneur qu’à la Renaissance), mais un latin pratique, rustique, populaire : celui des soldats, des marchands et de l’administration. Comme toute langue, ce latin varia suivant le niveau social des locuteurs et a changé au cours des siècles, mais « l’identité des noms de personnes et de lieux sur tout le domaine gaulois conduit à penser qu’en dépit de ses variantes, la langue gauloise était comprise sur l’ensemble du territoire. Les Commentaires de César étayent cette idée car ils ne font jamais état de dijcultés de compréhension entre les chefs gaulois ou les délégués des diférentes nationsB». Selon nos connaissances actuelles, au commencement était le basque, très diférent des trois autres langues indo-européennes arrivées par la suite, qui ne l’ont pas fait disparaître et auxquelles il ne s’est jamais assimilé. D’abord est arrivé le gaulois des Celtes qui se sont répandus sur un territoire sensiblement correspondant à la France et la Belgique actuelles et ont buté sur l’océan Atlantique, là où finit la terre. Ensuite est arrivé le latin à partir du ier siècle avant notre ère. Le gaulois fut alors lentement supplanté par le latin parlé en Gaule, qu’on appelle le gallo-roman (qui n’a jamais été homogène de la Belgique à la Provence). Enfin, est arrivé le germain à la suite des grandes invasions qui ont suivi la chute de Rome (476). À son tour et à partir du vie siècle, le gallo-roman fut fortement imprégné des langues germaniques par les Francs venus du nord et les Alamans et les Burgondes qui entrent par le sud de l’Alsace. Cette influence linguistique germanique ne concernera qu’un bon tiers nord de la Gaule (hormis la Bretagne qui restera de culture celtique) et donnera plus tard la langue d’oïl (ancêtre de oui), le français. Au Sud, le gallo-roman sera moins afecté et donnera la langue d’oc, l’occitan. Dans le Sud-Ouest, le gallo-roman a repoussé le basque jusqu’à ses limites actuelles, étonnamment stables depuis le Moyen Âge.
1. Pierre Gastal, Sous le français, le gaulois, Éditions Le Sureau, 2002.
Fig. 419. Épitaphe chrétienne d’Ursus, datée de 493, trouvée à Lyon-Saint-Just. [Photo P. Plattier, Musée gallo-romain, Lyon-Fourvière, département du Rhône.]
Les conséquences de la conquête germanique sont très diférentes de celles des Romains. Habituellement, le conquérant impose sa culture, sa langue, ses usages aux peuples conquis. Les Germains réagissent tout autrement : cette culture romaine si élaborée, qu’ils enviaient depuis des siècles par-delà leurs frontières (matérialisées, en gros, par le Rhin et le Danube), ils l’adoptent pleinement et y transposent des termes empruntés à leur langue d’origine, des habitudes phonétiques, morphologiques et syntaxiques. Dans la langue française, il y a beaucoup de mots qui dérivent du vieux germain. Par exemple le mot allemand Fahne (drapeau) a donné en français fanion. Par exemple encore un certain nombre de noms et prénoms, comme Bernard : bern (ours) + hard (dur, fort), Richard : ric (puissant) + hard, et Édouard, Gérard, Médard… ; ou ceux se terminant en berht (brillant, illustre), comme Robert : hrod (gloire) + berht, et Albert, Imbert, Dagobert, Hubert, Fulbert, Lambert, Norbert, Gilbert…
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Cinquième pause: origine et formation du français C’est à la fin du xixe siècle que les recherches scientifiques sur l’histoire de la langue française mirent en évidence l’influence du germain sur le gallo-roman, mais à l’époque on n’en parla guère : après Sedan (1870) et avant 1918, c’est-à-dire au temps de la Prusse victorieuse, pouvait-on admettre que le français était une langue romane fortement germanisée ? Entre le ier et le ve siècle, parler latin est un facteur de promotion sociale, et c’est ainsi que le gaulois déclina progressivement. De plus, l’Église (qui sera à l’origine d’un latin régional, ancêtre des langues d’oc, d’oïl et des parlers franco-provençaux) lutte sans merci pour éliminer la religion druidique, par conséquent sa langue celte. Plus tard, à la fin du viiie siècle et au début du ixe, avec Charlemagne, a lieu ce qu’on appelle le renouveau culturel carolingien. Le latin, qui était devenu (avant la chute de Rome, en 470) une langue particulièrement élaborée, permettant d’exprimer la pensée la plus fine dans bien des domaines, s’est considérablement abâtardi et a été remplacé par diférentes langues vernaculaires, aucune ne permettant d’exprimer la totalité des concepts du temps, ce que permettait le latin. C’est pourquoi, ce renouveau culturel l’a remis à l’honneur, par des études de haut niveau, séparant nettement les dialectes romans de la langue dont se servaient les gens cultivés. Ces derniers utilisaient donc deux langues dans leur vie de tous les jours : un dialecte roman pour acheter leur pain chez le boulanger du quartier (si j’ose dire), et le latin régénéré, dans leur travail et leurs communications (ce que certains vivent aujourd’hui avec l’anglais).
1549
Au xve siècle, François Villon, que l’on considère comme notre plus grand poète du Moyen Âge, écrivit en français (Le Grant Testament Villon, Ballades…). Mais c’est à la Renaissance que l’on commence véritablement à considérer le français. Cela provient du fait qu’il abandonne le statut de «vulgaire » (étymologiquement, de vulgus, la multitude) pour devenir langue juridique (ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539), langue poétique (Joachim du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, en 1549, qui invite artistes et savants à composer leurs œuvres en français, dans le but de l’enrichir en usant plus largement de mots qui existent déjà et en forgeant des mots nouveaux), et enfin langue que l’on étudie et que l’on enseigne (premières grammaires).
Fig. 420. Le Grant Testament de François Villon (vers 1431-après 1465).
Fig. 421. François Rabelais (vers 1494-1553).
Fig. 422. Pierre de Ronsard (1524-1585).
Fig. 423. Joachim du Bellay crayon du xvie siècle (1522-1560).
Au sein du collège de Coqueret, autour de Ronsard et de Du Bellay, se forme peu à peu un cercle de poètes. Le groupe comptera bientôt sept membres essentiels : Ronsard, Du Bellay, Rémi Belleau, Baïf, Étienne Jodelle, Pontus de Thiard et le maître Dorat, ou Peletier du Mans… La composition de ce cénacle, d’abord surnommé la Brigade (terme désignant à l’époque une troupe militaire), varie selon les années, d’autres poètes venant s’y intégrer. Mais ils seront toujours sept. Ce chifre symbolique suscitera un souvenir littéraire dans l’esprit de Ronsard, chef de file de cette nouvelle école.
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Fig. 424. Page de titre de La Défense et illustration de la langue française, édition de 1561 imprimée par Frédéric Morel, à Paris. Les notes manuscrites sont d’Henri II Estienne.
Fig. 425. La Défense et illustration de la langue française, rédigé par Joachim du Bellay, en 1549, pour le groupe de la Pléiade. Édition princeps de 1549 imprimée par A. L’Angelier, à Paris, in-8°. [Bibliothèque nationale de France.]
[Bibliothèque municipale de Lyon.]
Fig. 426. Grammaire de Pierre de La Ramée (1518-1572), lecteur du roi Charles IX en l’université de Paris, imprimée à Paris, en 1572, par André Wechel. [Bibliothèque de François Richaudeau.] Converti au protestantisme en 1561, Pierre de La Ramée (appelé Ramus) fut assassiné lors de la Saint-Barthélemy.
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Cinquième pause: origine et formation du français
Fig. 427 et 428. Rabelais, Pantagruel, Lyon, Claude Noury, 1531. [Bibliothèque nationale de France.] Regardez bien la typographie des reproductions figurant sur cette page. En haut (1531-1533), les éditions du Pantagruel sont en bâtarde de gothique. En bas (1537-1538), le Gargantua et Le disciple de Pantagruel sont en romain. La mode a viré ; les jeux sont faits; le romain l’a emporté. En octobre 1533, l’ouvrage était condamné pour obscénité par la faculté de théologie de Paris. Tous les ouvrages de Rabelais, d’ailleurs, dont La vie inestimable du Grand Gargantua, père de Pantagruel, le Tiers Livre et le Quart Livre figurèrent sur le premier index édité par cette même faculté en 1543.
Fig. 429. Rabelais, Pantragruel, Lyon, François Juste, 1533, in 8° allongé. [Fac-similé d’après l’unique exemplaire détruit à Dresde, pendant la seconde guerre mondiale.]
François Rabelais (vers 1494-1553) fut d’abord moine, secrétaire d’un évêque en Poitou puis d’un cardinal à Rome, étudiant en médecine, docteur de la faculté de Montpellier, médecin à Lyon et à Metz. Ses ouvrages, sous le masque de la fable et de la truculence, célèbrent le vin, l’amour et le plaisir de vivre. Son Pantagruel paraît à Lyon en 1533. On y trouve des apostrophes et des trémas, des accents circonflexes et des accents aigus et quelques accents graves. Il en va de même pour le Gargantua, dont l’édition princeps date de 1535. La composition typographique se perfectionne. Fig. 430 et 431. François Rabelais, Gargantua, D. de Harsy, 1537. Fig. 432. François Rabelais, Le disciple de Pantagruel, 1538.
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Fig. 433, 434 et 435 (ci-dessous). Les Œuvres de Pierre de Ronsard gentilhomme vendômois, édition de 1567, Paris, Gabriel Buon. [Bibliothèque nationale de France.]
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uand vod Serez bien vieille, au Soir, à la chandelle, aHse auprès du feu, dévidant & filant, Direz, chantant me vers, en vod émerveillant : «Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! »
Lors, vod n’aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà Sod le labeur à demi Sommeillant, Qui au bruit de RonSard ne S’aille réveillant, BéniSSant votre nom de louange immortelle. Je Serai Sod la terre, &, fantôme Sans os, Par le ombre myrteux je prendrai mon repos : Vod Serez au foyer une vieille accroupie, Regrettant mon amour & votre fier dédain. Vivez, I m’en croyez, n’attendez à demain : Cueillez dès aujourd’hui le rose de la vie. Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, xliii typographié en Le Monde Livre Classic, de Jean-François Porchez.
Pierre de Ronsard (1524-1585), surnommé « le prince des poètes de la Renaissance », est à l’origine du groupe de poètes qui formèrent la Pléiade. De famille noble, Ronsard fut dès 1536, âgé de 12 ans, attaché comme page au service du dauphin François qui meurt peu de temps après. La vie le mène à séjourner quelque temps en Écosse (à la cour de Jacques Stuart), puis en Allemagne auprès de son cousin humaniste le diplomate Lazare de Baïf. À son retour une grave maladie le laisse « demi-sourd » et l’oblige à se retirer au château familial de la Possonnière, en Vendômois. Il se consacre alors à la poésie et s’illustre magnifiquement dans sa langue maternelle.
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Cinquième pause: origine et formation du français Au xvie siècle, des passionnés imaginaient des solutions pour exprimer le français, devenu la langue du royaume de France. Des fées, parfois farfelues, se penchaient sur le berceau du nouveau-né qui grandissait rapidement. Voici trois curieux projets : l’un pour l’orthographe (ci-dessous) qui enchanterait nos jeunes écoliers, et deux autres, de caractères nouveaux, pour traduire la prononciation du français. Depuis les dijciles balbutiements des tout premiers types diacritiques (voir L’Adolescence clémentine de Clément Marot, imprimée en 1533 par Geofroy Tory, page 220), les techniques ont bien évolué; l’accentuation et la ponctuation se sont généralisées. Sur la fig. 437, c’est l’indigestion.
Transcription en français du xxie siècle: Avant d’aller plus loin, je puis, ici, donner mon opinion concernant la désapprobation de ceux qui, rencontrant un même mot orthographié de manières diverses, condamnent témérairement l’une en approuvant l’autre, ou ambitieusement les condamnent toutes deux, pour prôner leur propre conception, comme ces mots tous bons et bien rédigés quand l’un écrit Jehan, l’autre Jean ; l’un cognoistre, l’autre congnoistre, l’autre connoistre ; l’un besogne, l’autre besoigne et l’autre besongne ; l’un faire, l’autre fère; l’un faict, l’autre fait ; l’un dict, l’autre dit ; l’un l’autre, l’autre l’aultre ; l’un soubz signé, l’autre soub-signé et l’autre sous-signé ; l’un cueur, l’autre cœur ; l’un onze, l’autre unze; l’un ceulx, l’autre ceux et l’autre ceus ; l’un quel-
cun, l’autre quelqu’un ; l’un benoit, l’autre benoict et l’autre benoist. Je ne sais toutefois où ils vont chercher cette s : l’un sçavoir, l’autre savoir et un million d’autres [mots] qui se peuvent orthographier en deux ou trois façons, toutes bonnes et fondées sur quelque raison. Il me semble donc que tels censeurs, ne considérant qu’un seul point de vue, estiment qu’il n’y ait qu’une orthographe pour chaque mot, comme s’il n’y avait qu’un seul chemin pour aller en un seul lieu, comme si l’on ne pouvait cuisiner des œufs que d’une manière et porter des chausses [culottes] que d’une façon : mais ils se trompent eux-mêmes, vu que les auteurs célèbres n’orthographient pas tous l’un comme l’autre. Je
ne dis pas que celui qui mettrait dans un mot n devant b, ou bien la lettre c pour s, ou mettrait dans un mot une lettre superflue sans raison, ou qui en ôterait une nécessaire et ferait quelque faute importante, ne méritât point d’être corrigé, de même qu’un pharmacien mériterait d’être réprimandé s’il mettait du beurre dans des griottes confites : mais il se gardera bien d’un tel quiproquo, vu qu’on s’en rendrait mieux compte par le goût que par le toucher. Aux lecteurs bénévoles. Si j’use de propos pour rire Mêlés à mes écrits, C’est pour vous pousser à les lire Et pour réjouir vos esprits.
Fig. 436. Claude Mermet, La Pratique de l’orthographe française. Fac-similé de l’édition de Lyon datée de 1583 chez Basile Bouquet, dont un seul exemplaire est connu (et de mauvaise qualité). Slatkine Reprints, Genève, 1973. [Exemplaire de l’auteur.] Ce qui caractérise cet ouvrage, c’est que ce Claude Mermet défend la pratique de plusieurs orthographes pour un même mot, « comme si l’on ne pouvait cuisiner des œufs que d’une manière ».
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Fig. 437. Grammaire de Pierre de La Ramée, imprimée à Paris par André Wechel, 1572. Nous venons de voir cette Grammaire (fig. 426, p. 241), mais, ici, c’est pour montrer que l’auteur propose une écriture nouvelle, avec des types d’un dessin nouveau, pour traduire la langue française et ses particularismes, de même que le grec possède des caractères qui permettent de le prononcer, et de même le latin avec les caractères romains. Cette écriture « permet de faire l’économie de bien des lettres latines superflues. Et si les Italiens et les Allemands envahissaient une autre fois la Gaule (comme ils ont fait au temps jadis), ils pourraient lire par nos livres ainsi écrits et prononcer notre langue, comme nous lisons et prononçons les langues hébraïque, grecque et latine, bien qu’il n’y ait plus de peuple ni hébreu, ni grec, ni latin ». Le traité de grammaire se poursuit, comme ci-contre, avec les deux écritures en visà-vis, jusqu’à la fin du volume. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Fig. 437 bis. Gros plan sur l’écriture, pour bien voir. « Il faudrait premièrement que l’un de vos condisciples N. Bergeron (qui a conjoint les bonnes lettres avec l’équité des lois) eût achevé son dictionnaire Français-Latin : et que deux mille oreilles (comme vous avez vu) écoutassent derechef une voix. » Ici, la transcription de « français » (ou plus précisément « françois ») montre bien qu’à cette époque « oi » se prononçait « oé ». François Ier prononçait : « Le roé Françoé, c’est moé.)
Fig. 438. Honorat Rambaud, La Déclaration des abus que l’on commet en écrivant, imprimée par Jean de Tournes, Lyon, 1578. Un nouvel alphabet «pour naïvement représenter les paroles : ce que jamais homme n’a fait, à cause qu’avions si peu de lettres qu’étions contraints abuser d’icelles & par conséquent mal écrire…» [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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Cinquième pause: origine et formation du français
1. Le plus ancien texte que nous possédons du français populaire est le Serment de Strasbourg. Il contient, en double langue romane et teutonique, la formule des engagements pris à Strasbourg en 842 par Louis le Germanique et Charles le Chauve, ligués contre leur frère Lothaire (les trois petits-fils de Charlemagne).
De même qu’il aura fallu attendre des dizaines d’années, jusqu’au début du xxe siècle, pour que l’on admette l’importance de l’influence du germain dans le français, de même il aura fallu attendre l’année 1750 pour que tout le monde reconnaisse que l’apport du latin, dans le français, ne découle pas du latin élaboré des écoles et des savants, mais du latin populaire, rempli de fautes et de barbarismes, et cela grâce aux travaux de l’académicien Pierre-Nicolas Bonamy qui, dans son mémoire Sur l’introduction de la langue latine dans les Gaules sous la domination des Romains, formule «une idée nette et précise de ce que l’on entend par ces mots: la langue latine». L’origine était établie et acceptée. La langue française doit beaucoup aux professionnels de l’écrit : ils ont fait accéder l’idiome des échanges quotidiens à la permanence du manuscritB. Ce faisant, ils lui ont donné une première forme stable, un semblant d’orthographe qui va hésiter principalement jusque dans le courant du xiiie siècle. C’est la première étape de la construction de l’écriture du français ; elle est relativement phonologique [fig. 439].
Fig. 439. Détail d’une ordonnance de la commanderie d’Éterpigny, 1285. L’écriture utilisée est une gothique bâtarde cursive (voir pages 78 à 80 et 81). Sur ce document, l’orthographe, faute de règles établies, est encore phonologique. [Bibliothèque nationale de France.]
2. Bernard Cerquiglini, in « Tu parles !?, le français dans tous ses états, Flammarion, 2000.
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La deuxième étape, qui court du xiiie au xive siècle, voit apparaître une invraisemblable complication de la graphie : on ajoute des lettres inutiles par obsession d’étymologie latine, avec toutes les erreurs qui en ont découlé, « une orthographe qui sent le grimoire, les ojcines ténébreuses et le chat fourréC. » (Oiseaulx, soubdain, peult, escrire, nuict, etc.) Afin de remplir des pages et augmenter leurs gains, car ils étaient payés à la ligne, des petits copistes sans vergogne et des demi-savants étalant une science illusoire «ont transformé la belle orthographe du xiie siècle, si nette et si sobre, en une cacophonie pédante, hypertrophique et grossière. » (Charles Beaulieux.) Nous en subissons encore les conséquences.
La troisième étape, qui concerne le xvie et le xviie siècle, est celle de la construction réfléchie. L’imprimerie modifie les données et certains imprimeurs courageux veulent traduire typographiquement les spécificités de la prononciation du français, en recourant, par exemple, à des accents, la cédille et l’apostrophe. Certains ont été trop loin en inventant des signes inédits et d’application délicate qui n’ont pas eu de suite. Se méfiant d’innovations fantaisistes, certains imprimeurs, plus posés, mettent en valeur le bon sens pratique des techniques déjà existantes et les perfectionnent. C’est le cas de Robert Ier Estienne avec son Dictionnaire Français-Latin. Et c’est cette façon de procéder qui l’a finalement emporté. D’abord simple réunion de lettrés, l’Académie française est définitivement constituée en 1635 et Richelieu lui donne ses statuts pour « donner des règles certaines à notre langue, composer un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique ». Mais dès le siècle précédent, on avait déjà commencé à construire des milliers de mots
Fig. 440. Jacques Dubois, In linguam Gallicam Isagoge, imprimé par R. Estienne, Paris, 1531. L’intérêt de cette reproduction est de montrer une telle diversité de caractères munis de signes diacritiques, ce qui est tout à fait nouveau en 1531, deux ans après la sortie du Champ Fleury de Geofroy Tory.
Fig. 441. Louis de Lesclache, Les véritables Régles de l’ortôgrafe francéze ou l’Art d’aprendre an peu de tams à écrire côrectement, par Loys de Lesclache, Paris, 1668. [Bibliothèque nationale de France.]
[Bibliothèque nationale de France.]
sur des racines grecques et latines, dans le but de faire du français une langue riche à part entière (c’est à partir de ce français-là que l’on peut alors dire que «le français est construit sur des racines grecques et latines», pas celui des siècles antérieurs). Et quand un Corneille, ou un Racine, présente pour la première fois, devant la cour, tel chef-d’œuvre de théâtre, il faut prendre conscience que les spectateurs assistaient à l’audition d’une langue neuve, extrêmement élaborée, qui subjuguait.
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Cinquième pause: origine et formation du français
1. Combien d’adultes n’osent pas écrire à leur mairie ou à une administration, de peur d’être moqués.
2. Jean-Marie Klinkenberg, in « Tu parles ! ?, le français dans tous ses états.
Enfin, la quatrième étape est celle de la normalisation qui a eu lieu au xixe siècle. L’orthographe française se fixe et c’en est fini du libéralisme orthographique. Les besoins de l’économie rendent indispensable la capacité de savoir lire (mais moins celle d’écrire). L’enseignement primaire devient obligatoire et est couronné par le certificat d’études. L’orthographe académique devient une norme et s’érige en critère de sélection sociale. Depuis, la crainte de la « faute d’orthographe » terrorise la population française, et pas seulement les écoliersB. L’orthographe ne variera plus guère, malgré quelques tentatives de réforme qui sont proposées de temps à autre et qui suscitent à chaque fois levées de boucliers et polémiques ahurissantes. Cependant, « les rectifications élaborées par le Conseil supérieur de la langue française, en 1990, et publiées au Journal ojciel français, ont été approuvées par l’Académie française ainsi que par les organismes de gestion linguistique du Québec et de Belgique francophone. Elles commencent à être appliquées par certaines revues et se sont progressivement introduites dans le dictionnaire de l’Académie française ainsi que certains autres. Ces rectifications visent à économiser une série de complications arbitraires et d’incohérences de l’orthographe, anomalies qui sont une des hypothèques pesant aujourd’hui sur la difusion du français. Il s’agit également de soulager quelque peu un apprentissage extrêmement lourd (alors que l’orthographe espagnole, elle, s’apprend en quelques heures)C ».
Fig. 442. À l’école primaire, « gratuite, laïque et obligatoire ». [Photo, collection de l’auteur.]
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Amélia, cinq ans, aide son grand-père à réaliser la maquette de ce livre. Pâques 2005. © Amélia.
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La France a longtemps ignoré la richesse de son patrimoine linguistique, nommé collectivement « patois ». Le mot patois apparaît au Moyen Âge, où il désigne un parler incompréhensible. Au xvie siècle, où l’on prend conscience et de l’unité et de la disparité linguistiques, Ronsard crée le mot dialecte. Au xviiie siècle, notamment dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, les patois sont explicitement opposés à la langue nationale dont ils sont une « corruption » provinciale, étant entendu qu’« on ne parle correctement la langue qu’à la cour et dans la capitale ». À la Révolution, lorsque le français devient la langue de la République, on découvre que la moitié des Français ne parle pas français, et qu’une bonne partie de l’autre moitié le parle mal. Il faut donc « anéantir les patois », facteurs de divisions et d’inégalités entre les citoyens. Fort heureusement, le temps manqua pour cette destruction, mais le combat fut rude, maladroit et souvent blessantB. En 1880, quand l’enseignement devient gratuit, laïque et obligatoire, il va de soi qu’il sera enseigné en français – facteur de promotion sociale, avec le droit de vote. Il n’y a pas eu de contestation à ce sujet, ni au plan national ni au plan municipal. Mais on estime maintenant que c’est la guerre de 1914-1918 qui amorce le vrai déclin des langues régionales: après les tueries du début, on dut regrouper les régiments sans considération de leur lieu d’origine, et c’est là où le français devint, définitivement, la langue de communication de notre pays. Dans la seconde moitié du xxe siècle, on ne cherche plus qu’à recueillir et valoriser ces patois et langues régionales avant leur totale disparition.
I. « Défense de cracher et de parler breton », par exemple, affiché dans des lieux publics.
Fig. 443. Le père Tremet, André, sur le seuil de son… logis, et son épouse Yvonne, la mère Tremet. Ils étaient voisins de mes grands-parents maternels qui vivaient à Charmont-sous-Barbuise, à 15 km de Troyes. Il possédait « son » certificat d’études, avait fait la guerre de 14-18 et vivait de peu de sa toute petite ferme. Mon grand-père disait que c’était « un malheureux ». Yvonne venait de Paris et avait travaillé chez Citroën, « à Javel ». C’était son troisième mari. On n’a jamais compris comment elle avait atterri ici. C’étaient de braves gens, généreux, et je suis content de leur rendre hommage en les faisant figurer dans ce livre. C’est mon père qui a pris les photos, je pense que c’était vers 1950, j’avais alors 10 ans.
Aujourd’hui, bien des personnes déclarent comprendre leur langue régionale et y être très attachées. De fait, les fest-noz bretonnes réunissent des centaines de milliers de participants; la Picardie connaît, comme d’autres régions, des réunions de patoisants actives et fréquentées. Un dernier signe de cette nouvelle manière de vivre est la production écrite. Les publications se multiplient (romans, poèmes, récits, pièces de théâtre, dictionnaires) et témoignent du même amour de sa langue régionale comme expression authentique des traditions, au cœur d’une opposition Paris-Province.
Ici se termine la cinquième pause, consacrée à l’origine et à la formation du français.
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Robert Ier Estienne obert Ier Estienne naquit à Paris en 1503, il avait 17 ans quand mourut son père, Henri Ier Estienne, et certainement guère plus de 18 lorsque Simon de Colines devint son beau-père en épousant Guyonne Viart, sa mère, déjà deux fois veuve (voir page 190). Robert développa ses aptitudes, forma son goût et ajouta à ses connaissances déjà très grandes les trois langues de la Bible (latin, grec et hébreu), c’est-à-dire celles d’un typographe haut de gamme : manifestement, Robert était un surdoué (comme on dit aujourd’hui). Il n’a que 19 ans lorsque Simon de Colines lui confie l’édition latine du Nouveau Testament, parue en 1523. Et, remarque importante, il nous apprend lui-mêmeB qu’il avait alors la charge de l’imprimerie de son père. Il se donna alors pour emblème l’olivier, figurant dans l’écusson de la branche maternelle des Estienne, et pour devise Noli altum sapere, sed time (« Ne t’enorguellis pas, mais crains le Très-Haut ». Épître de saint Paul aux Romains, XI, 20). En raison des améliorations que l’étude des meilleurs manuscrits lui avait permis d’apporter aux textes, ce preer Fig. 444. L’une des rares gravures de Robert I mier travail de Robert Estienne lui valut l’hostilité des Estienne. « Elles s’inspirent toutes de celle gravée par l’habile Léonard Gaultier, peu de temps après la mort théologiens de la Sorbonne indignés de voir une main de Robert. » (A. A. Renouard, Annales des Estienne.) laïque oser toucher aux Saintes Écritures. Leur hostilité était à la mesure de leur ignorance : certains ne faisaient même pas la diférence entre l’Ancien et le Nouveau Testament. « Je suis ébahi 1. C’est ce qu’écrit Robert Estienne [confessait l’un de ses détracteurs] de ce que ces jeunes gens nous allèguent le dans les Censures Nouveau Testament : j’avais plus de cinquante ans que je ne savais pas encore que des théologiens de Paris, par lesquelles c’était du Nouveau Testament. »
R
ils avaient faussement condamné les Bibles imprimées par Robert Estienne… avec réponse d’iceluy… Édition publiée à Genève, 13 juin 1552.
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À Paris, la faculté de théologie dominait à tel point les autres facultés que le nom de son siège, la Sorbonne, devint synonyme de celui de l’Université tout entière. La puissance et l’autorité des docteurs étaient tournées tout à la fois contre les humanistes et contre ceux – de plus en plus nombreux – qui, ressentant la nécessité d’une réforme de l’Église catholique, finissaient par se faire protestants. Son programme des études de théologie et des classiques expurgés n’était plus qu’une routine superficielle de mémorisation et de conformisme dénoncée aussi bien par Montaigne ou Clément Marot que par Rabelais. Luther, qui n’exagérait sans doute pas autant que son propos pourrait aujourd’hui nous le faire croire, prétendait que « les écoles enseignaient à l’étudiant juste ce qu’il lui fallait de mauvais latin pour devenir prêtre, dire la messe et demeurer toute sa vie un pauvre ignorant ». L’étude du grec était non seulement négligée mais réprouvée depuis le schisme qui avait divisé les Églises d’Orient et d’Occident (mené à son terme en 1053). « Dans mon enfance, disait Érasme, savoir le grec était une hérésie. » Depuis le Moyen Âge, les copistes qui rencontraient des citations grecques les remplaçaient par la formule consacrée : Graeca sunt ergo non legenda « C’est du grec, donc cela ne se lit pas. » Quant à l’hébreu, un moine déclarait « notoire que tous ceux qui apprenaient cette langue devenaient bientôt des juifs ». Comment s’étonner après cela, qu’en 1539 encore, un professeur ait cru convenable d’avertir le parlement de Paris que « propager la connaissance du grec et de l’hébreu contribuerait à la destruction de toute religion ». Dans un tel contexte, comment ne pas trouver normal que Robert Estienne, qui écrivait le grec avec la même facilité que le latin et qui connaissait l’hébreu à l’égal du français, soit apparu d’emblée aux gens de la faculté de théologie sous les traits d’un homme dangereux.
Fig. 445. Le quartier des Écoles à Paris, au xvie siècle. Au premier plan, l’imprimerie de Robert Estienne «À l’Olivier ». [Extrait de Gutenberg, de l’or au plomb, page 63, Jacques Damase éditeur, Paris, 1988.]
En 1528, Robert épousa Perrette Bade, fille du savant imprimeur Josse Bade [voir page 188]. Il avait 25 ans. La même année naissait Henri, leur premier fils, le futur et fameux Henri II Estienne. Ils auront neuf enfants dont quatre garçons. Les docteurs de la Sorbonne, qui avaient les yeux braqués sur Robert, attendaient la bonne occasion pour l’attaquer. Elle vint, en 1528, sous la forme d’une grande Bible latine, in-folio, d’après la version de saint Jérôme. Robert Estienne, qui ne se dissimulait rien des complications qui risquaient de s’ensuivre, souhaitait pourtant ne provoquer personne et, dans la préface de cette Bible, il explique les recherches minutieuses auxquelles il s’était livré à la bibliothèque du roi et à celles des abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Denis, pour comparer entre elles les variantes des
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Robert Ier Estienne
Fig. 446. Les quatre Évangiles et les Actes des Apôtres, Robert Ier Estienne, Paris 1541. Format réel 9 x 14 cm. Sur cette reproduction figurent des filets que l’on traçait à la plume sur certains exemplaires, à l’encre rouge. C’était une mode décorative de cette époque, qui s’inspirait des réglures portées sur les pages des livres manuscrits. Vous avez ainsi l’occasion de voir l’effet produit. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
manuscrits et les éditions antérieurement imprimées, dont celle de la Bible polyglotte, dite d’Alcalá [voir fig. 401, page 229], qu’il avait fait venir spécialement d’Espagne. Le privilège stipule que l’édition a été cautionnée « par l’avis et mûre délibération et expérience de gens de grand savoir ». Ces précautions n’empêchèrent pas les « sorbonnagres », plus attachés à la science scolastique et aux subtilités théologiques qu’à l’exactitude des textes, de dénoncer comme hérétique un Robert Estienne bien déterminé à ne rien céder. Cette persévérance, à une époque où les opinions s’exprimaient au péril de la vie, fit de lui le plus important éditeur biblique de tous les temps. Durant sa carrière, relativement courte, puisqu’il mourut à 56 ans, il produisit onze éditions de l’Ancien Testament et douze du Nouveau, données en hébreu, grec, latin ou français. Parmi ces ouvrages, les huit volumes de sa Bible hébraïque (1544) et les Nouveaux Testaments grecs de 1546, 1549 et 1551, ne comportent aucune faute. Les périls, on s’en doute, augmentaient à proportion du nombre des publications, et, sans la protection personnelle du roi François Ier, Robert Estienne n’eut certes pas manqué de connaître le sort de l’infortuné Étienne Dolet (dont on parlera plus loin). À cette époque, les langues vernaculaires deviennent instruments de prises de conscience nationale et véhicules des idées de la Réforme ; les bases de la société du Moyen Âge sont en train de changer et cela, comme toujours dans un tel cas, ne se fait pas sans mal. Pour ce qui concerne le français, Robert Estienne se révéla un pionnier. Il fut même l’homme du xvie siècle qui joua le rôle principal dans la fixation de l’orthographe française. À côté de petits traités divers sur les Déclinaisons françaises, sur la Manière de tourner en langue française les verbes actifs, passifs et les noms latins, il publia, en 1538, son fameux Dictionnaire Latin-Français [voir pages 254 à 258], suivi, en 1539 et 1549, de son Dictionnaire Français-Latin qui est considéré comme le premier dictionnaire du français.
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Fig. 447 et 447 bis. Summa totius Sacræ scripturæ, Les Dix Commandements. Robert Ier Estienne, Paris, 1542. Cet ouvrage n’est pas paginé. Format réel 9 x 14 cm (in-octavo). [Bibliothèque de François Richaudeau.] « Bientôt Robert Estienne fit encore mieux en manière de provocation. Ayant observé que les maîtres de l’Université transformaient dans leur enseignement les deux premiers commandements du Décalogue en un seul […] et divisaient le dernier en deux pour atteindre le chifre de dix, il n’hésita pas à réaliser un tirage à part de la Summa totius Sacrae Scripturae, suivie d’une présentation largement commentée de sa version du Décalogue. Si l’on ajoute qu’il fit tirer de ce livret des placards destinés à être affichés dans les collèges et jusque dans les salles où les professeurs de théologie de l’Université donnaient leurs cours, on ne peut s’étonner de la fureur des docteurs de Sorbonne face à ce qui pouvait leur apparaître d’autant plus comme un défi que les bibles dont ils se servaient comportaient le texte exact du Décalogue. » [Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne, pages 289-290.]
Fig. 448. (Mat. xv, 29.) Si vis ad vitam ingredi, serva mandata. (Si tu veux hériter de la vie éternelle, accomplis ta mission.) Cette instruction figure tout à la fin de l’ouvrage.
La mise en chantier de tels dictionnaires avait évidemment obligé Robert Estienne à prendre parti en matière d’orthographe française. Aux bizarres systèmes orthographiques de Sylvius, de Meigret ou de Pierre de La Ramée [voir page 245], Robert Estienne «s’était surtout eforcé de se conformer à l’orthographe adoptée par la chancellerie royale, le Parlement et la Chambre des comptes ; tout naturellement d’autre part, mettant en parallèle les mots français et leur équivalent latin, il avait adopté dans les cas douteux une orthographe conforme au latin. Au total donc, rien de révolutionnaire, mais un instrument de travail commode à consulter, qui devait rallier le monde de la basoche et les imprimeurs. Si bien que ce guide sûr ne tarda pas à s’imposer et à faire autorité B.»
1. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’ Apparition du livre, Albin Michel, Paris, 1958, 1999.
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Robert Ier Estienne
Fig. 449. Dictionnaire Latin-Français, conçu et imprimé par Robert Ier Estienne, Paris, 1538. Format réel : 19,5 x 29,5 cm, c’est-à-dire à peu près la dimension de cet ouvrage. La déformation du texte, en haut, provient du fait de ne pas devoir trop appuyer sur l’ouvrage de l’époque, dans le scanner, de façon à ne pas l’abîmer, cette page étant gondolée. [Bibliothèque de François Richaudeau, que je remercie vivement que m’avoir prêté tous ses ouvrages dont j’avais besoin pour illustrer ce livre. Jamais une bibliothèque d’État n’aurait pu se permettre de procéder ainsi, surtout pour son «fonds ancien». François me disait : « Ce qui compte avant tout, c’est de transmettre.» C’est également mon point de vue.]
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Fig. 450. Le même Dictionnaire Latin-Français de Robert Ier Estienne, de 1538. Dans cette préface (ici, taille réelle), il explique s’être livré à ce travail afin de rendre usuelles à la langue française les richesses de la langue latine, mais aussi pour dévoiler les beautés de notre langue et en faire connaître les ressources trop ignorées (voir fig. 451, page suivante). Regardez bien ce caractère d’Augereau. Nous avons quitté les humanes et sommes maintenant entrés dans l’ère des garaldes (voir la classification Vox-Atypi, pages 114 et 115). C’était la première fois qu’un tel ouvrage était réalisé. Son succès fut tel qu’il influença grandement (entre autres choses) la suite de la typographie française. Il servit de modèle, de référence. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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Le même Dictionnaire Latin-Français de Robert Ier Estienne de 1538. Ci-contre, fig. 451, une page du dictionnaire proprement dit, à l’échelle telle, pour que vous vous rendiez compte du résultat. Ci-dessus, fig. 452, lettrines B à O, à fond criblé, débutant chaque séquence alphabétique, à l’échelle telle. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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Le même Dictionnaire Latin-Français de Robert Ier Estienne de 1538. Fig. 453, suite et fin des lettrines, à fond criblé, débutant chaque séquence alphabétique, à l’échelle telle. Vous pouvez reproduire toutes ces vignettes de ce dictionnaire, elles font partie de notre patrimoine, il n’y a pas de droits d’auteur. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
En 1539, soit près de dix ans après la fondation du Collège des lecteurs royaux, François Ier – qui avait digéré l’Affaire des placards (1534) –, estima opportun d’encourager l’impression de tous ouvrages utiles aux études en général et à celles du futur Collège de France en particulier. Il procéda, dans ce but, à de nouvelles nominations d’imprimeurs royaux. Ce titre (d’imprimeur royal) consacrait la réputation de ceux qui le recevaient, pouvait exonérer de certains impôts et était transmissible. À partir de 1539 le titre précise la branche dans laquelle excelle le nouvel imprimeur royal. Il y aura des imprimeurs du roi pour la langue française, les mathématiques, la musique, les monnaies et autres spécialisations. Mais il est évident que les charges les plus prestigieuses – et aussi les plus lourdes – furent celles d’imprimeur du roi pour les Lettres latines, hébraïques et grecques, qui, toutes trois, échurent à Robert Estienne. C’est à la suite de ces nouvelles responsabilités qu’il se préoccupa de faire tailler les fameux caractères appelés « Grecs du Roi » à Claude Garamont (nous verrons cela un peu plus loin).
Fig. 454. Emblème d’imprimeur du roy pour le grec.
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Robert Estienne imprima avec les « typis regiis » (types du roi) des textes non seulement importants mais encore inédits d’auteurs comme Denys d’Halicarnasse, Alexandre de Tralles, Dion Cassius, Justin ou Appien. Tous portent, sur leur page de titre, la marque des imprimeurs royaux pour le grec. Cet emblème, qu’il créa, représente un basilic à tête de salamandre s’enroulant, ainsi qu’une branche d’olivier, sur une pique, avec la devise, en grec, empruntée à Homère, Au bon roi et au vaillant guerrier [fig 454, ci-contre].
Fig. 455. Nouveau Testament en grec imprimé par Robert Estienne, Paris, 1546. Taille un peu réduite.
Fig. 456. Biblia hebraïca. Robert Estienne, Paris, 1544-1546. Taille un peu réduite.
Fig. 457. Commentaires sur l’évangile de saint Matthieu. Robert Estienne, Genève, 1553. Il s’agit du dernier et du plus gros des trois corps des caractères « Grecs du Roi» gravés par Claude Garamont (en 1550), le Gros parangon, corps 20. Taille réelle.
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Robert Ier Estienne Un goût très sûr, à la limite de l’austérité, caractérise les éditions de Robert Estienne. Les seuls ornements qu’il se permette sont ces belles lettres fleuronnées, dites grises ou criblées (voir les lettrines figurant dans le Dictionnaire Latin-Français de 1538, pages 257, 258 et 259), et quelques vignettes placées en tête des ouvrages ou des chapitres (voir fig. 458, page ci-contre, et page 259).
1. Propos rapportés par René Ponot dans la revue belge Imprivaria, n° 12, mars 1972.
Robert Estienne attachait une très grande importance à la correction des textes et ofrait des récompenses à toute personne relevant une faute sur les épreuves ajchées aux portes de son atelier. Il demandait même aux plus savants étrangers de passage à Paris de relire après lui ce qu’il allait imprimer. Dans une lettre que son fils et successeur, Henri II, plaça, à l’intention de son propre fils Paul, en tête de son édition d’Aulu Gelle de 1585, on peut lire : « Ton aïeul Robert Estienne avait institué dans sa maison une sorte de décemvirat littéraire […], toute notion et toute langue s’y trouvaient réunies. Parmi ces hommes distingués, dont plusieurs étaient du plus grand mérite, quelques-uns s’occupaient de la correction des épreuves, et la langue latine leur servait à tous d’interprète commun. La conversation en cette langue était d’un usage si fréquent que les domestiques l’entendaient et la parlaient ; enfin, toute la maison était latine, et jamais ni moi ni mon frère Robert (Robert II), dès notre plus tendre jeunesse, nous n’aurions osé parler que latin avec mon père et les correcteurs de son imprimerie. Ce que j’en dis ici est pour montrer combien notre famille était exempte de l’ignorance si fréquente chez tant d’autres B. » Parmi les intéressants détails que contient encore cette lettre, relevons ceux qui se rapportent à la femme de Robert Estienne, fille de Josse Bade : « Ton aïeule entendait la conversation de ceux qui parlaient latin aussi bien que s’ils eussent parlé français, et ma sœur Catherine, ta tante, parlait latin de manière à être comprise par tous. Comment l’avaient-elles appris ? C’est par l’usage, de même que les Français apprennent le français et les Italiens l’italien. » Travailleur inlassable, Robert Ier Estienne était aimé de ses ouvriers. Dans ses ateliers on appréciait l’intégrité du savant imprimeur et on s’inclinait devant sa puissance de travail. Jamais l’imprimerie ne fut touchée par les mouvements de grève qui agitèrent bientôt la profession, encore trop nouvelle pour être organisée. En 1539, en efet, les ouvriers cessèrent le travail simultanément à Paris et à Lyon : on travaillait alors de quatre heures du matin à huit heures du soir, avec interruption d’une heure pour le repas de la mi-journée. Certains prétendirent que le mouvement fut entretenu par la Réforme qui aidait les grévistes à subsister. La situation inquiéta le pouvoir royal car les compagnons s’étaient constitués en véritables bandes armées. Le conflit, qui dura quatre mois, s’acheva avec la publication de l’article 191 de l’Ordonnance royale de Villers-Cotterêts : Art. 191. – Nous défendons à tous les dits maîtres, ensemble aux compagnons et aux serviteurs de tous métiers, de faire aucune congrégation ou assemblée, grandes ou petites, et pour quelque cause ou occasion que ce soit, ni faire aucun monopole [ici = coalition] et de n’avoir ou prendre aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier. »
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Conjointement à ses travaux sur les Saintes Écritures, Robert appliqua son zèle à sauver de la destruction les monuments littéraires de l’Antiquité grecque et latine. Dans ce genre, son travail le plus considérable et le plus personnel reste son Thesaurus linguae latinae (1532). Mais il s’intéressa également au français et à bien d’autres sujets : de la publication de livres élémentaires destinés aux enfants, à la gravure de caractères typographiques (comme ceux d’Antoine Augereau et de Claude Garamont). Tous ces ouvrages, souvent accompagnés de ses commentaires, furent toujours imprimés avec soin et cependant vendus à bas prix. Mais, au-dehors, la Sorbonne n’avait rien abdiqué de son mordant. Et lorsque, le 31 mars 1547, fut annoncée la mort de François Ier, chacun des deux adversaires comprit qu’une page était tournée. Les hostilités reprirent aussitôt après la publication de l’oraison funèbre du roi, rédigée par Monseigneur du Chastel, évêque de Mâcon, dont une phrase fut trouvée contraire à la doctrine de l’Église sur le purgatoire. Les docteurs de la Sorbonne, ayant vu échouer leurs attaques contre l’évêque, s’en prirent à l’imprimeur qui n’était autre que Robert Estienne. Le roi Henri II le soutint, mais avec moins de conviction et d’ejcacité que ne l’eût fait son père.
Fig. 458. Page de titre de la Bible de Robert Ier Estienne de 1545. Taille réduite. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Du même coup une querelle allumée par la parution de la Bible latine de 1545 [voir fig. 458, ci-dessus, et fig. 460, pages suivantes] reprit de la vigueur. Les théologiens, qui n’avaient pas publié les erreurs et hérésies qu’ils y prétendaient trouver, réclamèrent de plus belle la saisie des ouvrages incriminés et la condamnation de Robert Estienne. Ils parvinrent même à arracher, à la fin de 1547, un arrêt du Conseil d’État du roi, suspendant l’impression et la vente des bibles et du Nouveau Testament, jusqu’à ce qu’une décision définitive ait été prise vis-à-vis des articles qu’ils déclaraient délictueux. Cet arrêt du 10 décembre 1547 vise les éditions de la Bible et du Nouveau Testament publiées par Robert Estienne depuis 1527, c’est-à-dire depuis 20 ans ! De ce jour Robert Estienne ne se sentit plus en sûreté. En 1548, il entreprit un voyage en Italie et semble avoir profité de l’occasion pour se rendre à Genève où allait s’établir son beau-frère Conrad Bade, avec lequel il envisageait un contrat d’association. Revenu à Paris, il procéda au partage de ses biens entre ses neuf enfants et fit ensuite conduire discrètement fils et filles chez des parents ou des amis, à l’étranger de préférence. Henri (II) l’aîné (né en 1528) fut déclaré majeur et envoyé à Venise, chez les Alde, sous le prétexte d’y parfaire son apprentissage.
Fig. 459. Armoiries de l’Université de Paris.
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Robert Ier Estienne
Fig. 460, ci-dessus. Deux pages en vis-à-vis de la Bible de Robert Ier Estienne de 1545. Taille réelle. La composition typographique utilise curieusement un très petit corps (à la limite de lisibilité) et la mise en pages reprend le schéma des livres glosés. Cet ouvrage comporte 1 520 pages. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Fig. 461, 462 et 463, page ci-contre : Pour comparer la force étonnamment si petite du corps typographique utilisé pour cette Bible de 1545, j’ai fait figurer trois autres façons de répondre au problème : en 1454, 1476 et 1956, chacune à sa taille réelle. Par curiosité.
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Fig. 461. Bible à 42 lignes. Johannes Gutenberg, Mayence, 1454.
Fig. 462. Première Bible imprimée en France. Atelier du Soleil d’Or, Paris, 1476.
Fig. 463. Bible de Jérusalem. Les Éditions du Cerf, Paris, 1956 (corps de texte et notes). 1 672 pages.
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Robert Ier Estienne Jusqu’à ce moment-là, la plupart des gens pensaient que la Réforme serait l’aiguillon qui amènerait l’Église à se réformer, et que finalement tout rentrerait dans l’ordre. Mais plus les années passaient, plus les événements tournaient le dos à cette espérance. Le concile de Trente, qui devait permettre à l’Église d’opérer sa propre réforme et de réunir à nouveau les chrétiens d’Occident, s’il eut efectivement le mérite d’abolir un certain nombre de ses abus et de réviser certaines de ses institutions, aboutit à la condamnation des thèses de Luther, de Zwingli et de Calvin et, finalement, à la séparation définitive des deux religions.
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1. Pour contrer les attaques incessantes dont il était la victime et assurer sa sécurité physique, Robert Estienne en était venu à se tenir en permanence à la cour, qu’il suivait dans ses déplacements. Sa vie était devenue impossible.
1559
Les dernières impressions parisiennes de Robert Estienne datent du mois d’octobre 1550. Il arrive à Genève le mois suivant. En 1552, dans l’ouvrage polémiste Les Censures des théologiens de Paris par lesquelles ils avaient faussement condamné les Bibles imprimées par Robert Estienne, il expose en ces termes les raisons de son départ : « Vrai est qu’il n’y avait nulle cause de me défier de la protection du roi, mais pour ce que j’avais à combattre avec des bêtes si venimeuses, j’ai estimé qu’il n’y avait rien meilleur que de céder à leur malice obstinée, car ils pouvaient se jouer du roi à leur appétit & mépriser ses commandements sans être punis. Force m’a été de quitter la place pour une autre raison. Car, outre la grande dépense qu’il me fallait faire à suivre la cour B & que j’étais contraint d’abandonner les lettres, toutefois je ne pouvais faire que tout ce que j’imprimerais ne fût sujet de leur censure. Mais que m’eussent-ils permis d’imprimer ? » La République de Genève était fière de le compter parmi ses concitoyens et lui accorda quelques années plus tard, en 1556, le droit de bourgeoisie. En peu de temps il avait donné une grande extension à ses presses genevoises qu’il mit ouvertement au service de la Réforme à laquelle il s’était rallié. Il avait amené avec lui des matrices des trois fontes des «grecs du roi». Il se livre à une activité d’éditeur, de grammairien (Traité de la grammaire française, 1557) et de lexicographe. Il mourut en 1559, à Genève.
Fig. 464. Ce curieux caisson n’est pas destiné à la construction du port artificiel d’Arromanches en 1944 ; c’est l’arche de Noé qui figure dans la grande Bible latine de 1538-1540 de Robert Estienne. In-folio. Taille réduite. Il s’agit de fournir au lecteur des figures qui permettent de fixer avec exactitude le sens du texte. Ces gravures de cette Bible, au nombre de vingt, ont été élaborées par François Vatable, le célèbre hébraïste chargé par Estienne de l’établissement de son texte. Elles ont pour caractéristique de ne prendre en compte que les lieux et les objets décrits avec suffisamment de précision dans le texte biblique pour pouvoir faire l’objet d’une représentation graphique vraiment fondée. Par exemple (Genèse, chapitre 2) : « 13 Dieu dit à Noé : […]. 14 Fais-toi une arche en bois résineux […]. 15 Voici comment tu la feras: trois cents coudées pour la longueur de l’arche, cinquante coudées pour sa largeur, trente coudées pour sa hauteur. 16 Tu feras à l’arche un toit par-dessus, tu placeras l’entrée de l’arche sur le côté et tu feras un premier, un second et un troisième étage.»
264
Fig. 465. Bible latine, Genève, 1557. In-folio. Robert Ier Estienne reprend et achève de mettre au point une configuration typographique imaginée par son père, Henri Ier (voir fig. 338, page 191) concernant la mise en versets des textes sacrés par alinéas numérotés, système qui est toujours le nôtre. Ici, le début de l’Exode. Taille réduite.
265
Henri II Estienne ’aîné des quatre fils de Robert Ier Estienne, Henri II Estienne (1528-1598), fut l’un des plus grands esprits de son temps. Il retrouva son père à Genève en 1551, après le détour annoncé chez les Alde à Venise. Puis, il séjourna à Paris en 1554 et y donna la première édition des Œuvres du pseudo-Anacréon, dont l’imprimeur, non désigné, fut certainement son oncle Charles. Il retourna à Genève en 1555 et en Italie en 1556. En 1557, il inaugura à Genève son imprimerie personnelle, qu’il regroupa en 1559 avec celle de son père, léguée par testament. Devenu imprimeur de la République de Genève à la mort de son père, il perpétue la tradition familiale comme éditeur de textes anciens (Pindare, 1562 ; Psaumes de David en latin, 1562 ; Sextus Empiricus, 1568 ; Plutarque et Platon, 1578). Il est polémiste anticatholique (Apologie pour Hérodote, 1566), philologue et défenseur de la langue française (Deux dialogues du nouveau langage francois italianisé, Fig. 466. Marque d’imprimeur des Alde. 1578 ; Project du livre de la précellence du langage françois, 1579). Privé des commandes des Fugger d’Augsbourg (1558-1568), ruiné par la publication de son ouvrage Thesaurus græcæ linguæ (1572) et censuré par les autorités genevoises pour la truculence de ses écrits (en 1566, en 1570 pour ses Epigrammata, et encore en 1578), il mit à profit toutes les occasions de s’évader de Genève. C’est à Paris qu’il se plut le mieux, surtout après l’accession au trône du roi Henri III avec lequel il eut de nombreuses conversations, notamment à propos de la langue française. Il ne se serait sans doute pas privé d’y exercer son art s’il ne s’était senti lié par le serment fait jadis à son père de rester à Genève. Il signa fréquemment ses ouvrages « Ex officina Henrici Stephani, Parisiensis typographi » (De l’atelier d’Henri Estienne, typographe de Paris) en se gardant bien de mentionner Genève comme lieu d’impression.
L
Henri II vénérait son père. La disparition de ce dernier déclencha chez lui une hypocondrie dont il ne se rétablit que fort lentement. Il se maria trois fois et eut quatorze enfants. Le rigorisme protestant de Genève l’irritait. Les mesquineries dont il fut bientôt victime tournèrent à la persécution et il apprit à ses dépens que l’intolérance et l’hypocrisie, qui avaient fait fuir son père de Paris, gouvernaient également le camp de ceux qui l’avaient accueilli. Cependant, il resta protestant convaincu. En 1597, il apprit à Lyon, au cours d’un déplacement, que sa maison s’était efondrée sous l’efet d’une secousse sismique, ensevelissant la quasi-totalité de ses manuscrits. La nouvelle de cette catastrophe fit chavirer sa raison. Et c’est parmi les aliénés de Lyon qu’il s’éteignit en mars 1598.
1. Il semble que Paul Estienne se soit laissé compromettre dans la conspiration dite « de l’Escalade», tentée en faveur du duc de Savoie, et dont le chef Blondel, syndic de Genève, fut condamné à mort.
Paul, l’un de ses fils, né à Genève en 1566, conserva l’imprimerie. Mis en possession de ce qui subsistait des manuscrits de son père, dont il acheva les ouvrages en cours d’impression, il commença une série de publications de premier ordre. Mais la carrière, où il était entré à la manière brillante des Estienne, lui fut presque aussitôt fermée. Entré au Conseil des Deux-Cents en 1597, il fut déposé en 1605, s’enfuit en France et pendant quinze ans ne put rentrer à Genève B. Huit ouvrages portant la marque de l’« Olivia Stephani » parurent de 1611 à 1628. En 1627 il vendit son activité aux frères Chouet. On croit qu’il vint alors à Paris et y mourut la même année. Avec lui s’éteignit la branche genevoise de la famille.
Fig. 467, 468, 469 et 470, page ci-contre. Henri II Estienne. Petit ouvrage en latin et en grec, contenant des Morceaux choisis d’Homère et de Virgile et neuf commentaires sur l’évangile de saint Jean. Format réel (75 x 120 mm). Il n’y a pas de lieu d’impression (qui est Genève), 1578. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
266
Fig. 467. Page de titre
Fig. 468.
Fig. 469.
Fig. 470.
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Henri II Estienne
268 Fig. 471. Double page des Callimachi Cyrenæi Hymni, Henri II Estienne, 1577, sans lieu d’impression. Cet ouvrage utilise le corps moyen ou Gros romain, corps 16, et le petit corps ou Cicéro, corps 11, des « grecs du roi » gravés par Claude Garamont.
269 Taille réelle, y compris celle des marges. Format de l’ouvrage : 175 x 250 mm. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Henri II Estienne
Fig. 472, ci-dessus. Page de titre du Livre VIII de l’Histoire d’Hérodote, en latin et en grec. Imprimée par Henri II Estienne en 1581, sans lieu d’impression.
Cette page porte en bas l’ex-libris autographe de Jérémie Ferrier (ci-dessus à la taille réelle) : « Hieronimus Ferreris Verbi minister dono dedit. » (Jérémie Ferrier, ministre du Verbe, te le donne.) Il était pasteur protestant à Nîmes. Puis, converti au catholicisme, grand savant, il fut ami de Louis XIII et conseiller d’État. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Fig. 473 et 473 bis, ci-contre. Double page de l’Histoire d’Hérodote qui montre la disposition symétrique du texte en latin et du texte en grec par doubles pages (aussi bien le corps de texte que les notes latérales). Taille réelle, y compris les marges. Le caractère grec employé ici est le cicéro corps 11, deuxième «grec du roi» gravé par Claude Garamont, en 1546. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
270
271
Les autres Estienne 1504
vers 1555
1564
1571
1604
1664
1928
ous revenons en arrière au début du siècle. Né en 1504, Charles Estienne était le troisième fils d’Henri Ier. Il avait fait de fortes études médicales et fut docteur-régent de la faculté de médecine de Paris [voir fig. 359 et 360, page 205], avant de devenir professeur d’Antoine de Baïf, le futur poète de la Pléiade. Pour sauvegarder les intérêts de ses neveux, Charles, resté fidèle à la foi catholique, s’installa dans l’établissement de la rue Saint-Jean-de-Beauvais de son frère Robert Ier lorsque celui-ci s’exila à Genève. Protégé par le cardinal de Lorraine, il sut obtenir que le séquestre mis sur les biens de son frère fût levé au bénéfice de ses neveux « à condition que dedans six mois prochainement venant, ou plus tôt, s’ils pouvaient sortir de la puissance de leur père, les enfants retourneraient résider dans le royaume, & en iceluy vivraient en bons chrétiens & catholiques ». Quelque temps plus tard, Robert II quittait Genève, réintégrait l’imprimerie parisienne et adoptait la religion catholique. Son frère Charles (qui mourut assez jeune) en fit autant. Pour cette raison, mais également pour s’être mariés tout les deux sans son consentement, ils furent l’un et l’autre déshérités par Robert Ier leur père.
N
Charles, leur oncle, a dû mourir antérieurement au 14 janvier 1564, dans la prison où il était détenu depuis trois ans pour cause de religion ou, plus vraisemblablement, pour dettes (écrit René Ponot). Robert II, qui avait pris la direction de l’établissement en 1561, croit-on, et simultanément le titre d’imprimeur du roi, mourut à son tour, en 1571. Sa veuve, Denyse Barbé, épousa par contrat du 20 janvier 1574 un certain Mamert Patisson, originaire d’Orléans, correcteur de l’atelier depuis 1569. Divers volumes, sortis de l’imprimerie, conservèrent le nom de Robert (II) Estienne. Mamert Patisson périt accidentellement, par noyade, en 1601 ou 1602, en rentrant d’un voyage à Orléans. Sa femme le remplaça jusqu’en 1604, puis un certain Philippe Patisson (frère ou fils de Mamert ?), dont on ne connaît qu’un seul ouvrage daté de 1606, prit la relève. Robert III Estienne (1560 ?-1630), fils de Robert II et arrière-petit-fils d’Henri Ier, n’imprima rien personnellement, mais prêta son nom à divers professionnels qui exercèrent tour à tour à l’enseigne fameuse de l’«Olivier », comme Jean Sara, Pierre le Court et Henri Sara. Le renom de la maison Estienne se maintiendra jusqu’en 1664, année de la dernière publication d’Antoine Estienne, né en 1592, arrière-arrière-petit-fils du fondateur. Il mourut pauvrement à l’Hôtel-Dieu de Paris en 1674, treize ans après son propre fils unique, Henri, cinquième du nom. « Henri Estienne, le dernier descendant direct de la famille, dont le nom a été donné à l’école d’imprimerie de la ville de Paris [l’École Estienne], est décédé le 1er avril 1928 dans sa soixante-dix-septième année, en son domicile, avenue de la République, 105, à Montrouge (Seine) ; il se nommait aussi Henri Estienne, il était correcteur de l’imprimerie du journal L’Usine, anciennement Paul Schmidt, à Montrouge. […] Il était officier d’Académie et titulaire de la médaille de guerre de 1870. Un tableau généalogique et héraldique de la famille des Estienne a été publié en 1852, puis réimprimé par l’École Estienne en 1910 B.» 1. René Billoux, typographe, Encyclopédie chronologique des arts graphiques, Paris, 1940.
Fig. 474. L’École supérieure Estienne des arts et industries graphiques, aujourd’hui. [Photo École Estienne.] Elle est située au 18, bd Auguste-Blanqui, à Paris 13e.
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Fig. 475. La marque de l’École perpétue celle de la dynastie des Estienne à l’olivier.
273
Henri V (1631-1561) imprimeur-libraire en 1646, imprimeur du roi en 1652.
Antoine (1592-1674) libraire en 1613, imprimeur du roi en 1615.
Paul (né en 1566, mort après 1627).
Henri II (1528-1598) fut marié trois fois, 14 enfants en tout dont 10 sont morts jeunes.
Pierre (né en 1618) libraire et imprimeur en 1638.
Généalogie réalisée à partir de différents documents aimablement communiqués par Anouk Seng, responsable de la bibliothèque de l’École Estienne, en particulier celle figurant dans les Annales de l’imprimerie des Estienne d’Antoine-Augustin Renouard, tome II, Paris, 1843.
Henri IV (mort en 1647) Sieur Des Fossés.
Jérôme (né en 1630) libraire et imprimeur en 1657.
Adrien libraire en 1614, imprimeur en 1616.
François II (vers 1536-vers 1590) imprima à Genève de 1562 à 1582.
Nicole (née vers 1545) vivait encore en 1584.
Gervais libraire en 1612.
Charles (1504-1564) docteur en médecine, imprimeur du roi en 1551.
Catherine (née en 1541) encore vivante en 1585. C’est d’elle dont parle Henri II dans une lettre à son fils Paul (voir page 260).
Robert Ier (1503-1559) marié à Perrette Bade dont il eut 9 enfants; remarié en 1550 à Marguerite Duchemin.
Henri III (né en 1561) trésorier des bâtiments du roi.
Robert IV (mort en 1672) imprimeur de 1630 à 1633, avocat, bailli de St-Marcel puis de St-Denis.
Robert III (1560-1630) imprimeur en 1606.
Robert II (vers 1530-1571) marié à Denyse Barbé, qui, en 1574, épousa Mamert Patisson.
François Ier (1502-1553) fut libraire de 1537 à 1548.
Henri Ier Estienne (vers 1470-vers 1520) marié vers 1501 à Guyonne Viart.
Généalogie simplifiée de la famille des Estienne
Antoine Augereau i les circonstances de la vie d’Antoine Augereau (vers 1485-1534) sont mal connues, nous savons qu’il fut un graveur de caractères typographiques particulièrement doué et fut mêlé à des événements importants de l’expression humanistique du premier tiers du xvie siècle français. Selon toute vraisemblance, il naquit dans le Poitou, probablement à Fontenay-le-Comte, d’un père maître d’œuvre en maçonnerie et de Françoise Goupil, dont la famille n’était pas insensible aux thèses de la Réforme. Il aurait appris le métier d’imprimeur chez Michel Augereau, imprimeur à Poitiers. Il eut pour beau-père André Bocard qui fut imprimeur à Paris, et c’est chez lui qu’on retrouve Antoine, en 1532, pour l’impression de ses premiers livres. La seule pièce de son procès qui ait été conservée indique qu’il reçut une formation de clerc. Il dut en efet recevoir une formation assez poussée puisqu’il maîtrisait le grec et imprima des livres en grec. Mais avant d’être imprimeur, il reçut une formation de graveur de caractères typographiques dont il fit son métier à Paris, caractères qu’il vendait à des imprimeurs, ce qui était une spécialité encore peu répandue au début du xvie siècle. Chaque imprimeur d’alors faisait graver les caractères dont il avait besoin par un graveur salarié, de même qu’il employait des compagnons salariés pour la composition des textes et d’autres pour faire fonctionner ses presses.
S
1532
1. Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, Paris, 1689.
2. Pendant trois générations, les Le Bé ont créé et dirigé, à Paris, l’un des premiers établissements de fonderie indépendants de l’imprimerie. Guillaume II Le Bé réalisa un Inventaire de la fonderie Le Bé, au début du xviie s. Dans le Mémorandum qui l’accompagne, il donne des indications sur la vie d’Antoine Augereau. Ces précieux documents ne furent révélés qu’en 1950, aux Archives nationales.
« Augereau fut l’un des premiers [Français] qui tailla des poinçons pour les lettres romaines, l’impression de ce temps n’estant presque qu’en lettres gothiquesB.» Ces romains sont inspirés de ceux que Francesco Grifo avait gravés pour Alde Manuce à Venise à la fin du xve siècle [voir pages 176 à 183], et les premiers imprimeurs parisiens à utiliser ce nouveau style sont Simon de Colines [pages 198 à 205], Robert Ier Estienne [pages 250 et suivantes], Antoine Augereau et Christian Wechel. C’est chez Augereau que le jeune Claude Garamont apprit le métier de graveur de caractères, vers 1510 (d’après Guillaume II Le BéC), ou bien plus tard, comme le pensent à notre époque Jeanne Veyrin-Forrer D et d’autres historiens comme René Ponot et James Mosley.
3. Entre autres, dans La lettre & le texte, 1987.
Érasme, Colloquia aliquot Nova, Germanus Fiscus, Louvain, 1532, en réalité Antoine Augereau, Paris. Fig. 476 (ci-dessus), caractère Gros Romain et fig. 477 (ci-contre), caractère Cicéro d’Augereau. Tailles réelles.
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À cette époque et dans la suite des caractères romains utilisés par Simon de Colines et Geofroy Tory, c’est dans les impressions de Robert Ier Estienne et d’Antoine Augereau, lorsqu’il sera imprimeur, qu’apparaissent les fontes les plus novatrices de notre pays. La plupart de ces caractères sont gravés par Antoine Augereau ; il s’agit d’un « Petit Canon» et d’un « Gros Romain » [fig. 476] utilisés à partir de 1530, puis d’un corps plus petit: un « Cicéro » [fig. 477], en 1531. Un peu plus tard, en 1534, il grave un romain «Saint Augustin ». Il a encore gravé un caractère grec « Saint Augustin », ainsi que neuf alphabets (sur bois) de lettrines ornées. Antoine Augereau embrasse la profession d’imprimeur. Le 15 mars 1532, en efet, son nom apparaît pour la première fois aux côtés de celui de son beau-pèreB au colophon d’un bel in-folio pour le compte de Jean Petit (il s’agissait d’un Opera d’Aristote), colophon que voici: Impressum Lutetiae impensis Ioannis Parvi, praelo autem & industria Andreae Bocardi & Antonii Augerelli generi. Augereau y est donc donné comme gendre (ou beau-frère B) de Bocard, originaire comme lui du Poitou. Le caractère utilisé est le beau Gros Romain qu’Augereau venait de tailler. André Bocard meurt avant la fin du tirage de cet ouvrage, ou peu de temps après. Antoine continue alors, pour un temps, d’exercer dans son atelier (dont on n’a jamais connu l’adresse, celle-ci n’ayant jamais figuré dans les ouvrages qui y ont été imprimés). Il exerce pour le compte de Jean Petit et Galiot du Pré (libraire introduit auprès des membres du parlement de Paris, qui tient boutique au Palais et à la Cité). Ces clients fidèles appréciaient la qualité de sa typographie, et leurs commandes lui permettront de faire tourner son imprimerie. Le 11 avril 1532, moins d’un mois plus tard, est publié un in-octavo contenant cinq nouveaux Colloques C d’Érasme [fig. 476 et 477, page précédente]. Il est imprimé à Louvain par un certain Germanus Fiscus, y lit-on. Cet ouvrage, comme tous les écrits d’Érasme («auteur damné ! »), ne pouvait manquer d’être attaqué par la faculté de théologie de Paris, dont la dernière condamnation de cet humaniste ne remontait qu’en juillet de l’année précédente. Une telle publication clandestine avait toutes les chances d’être repérée, d’autant plus que la Sorbonne venait, le mois précédent, d’inciter le Parlement à efectuer des visites dans les librairies et y saisir les livres réprouvés et de «mauvaise doctrine». Et ce qui pouvait arriver arriva: l’ouvrage, composé avec… le «Gros Romain » et le « Cicéro » d’Antoine Augereau, trahit notre homme ; Fiscus-Augereau est démasqué. Il est tiré d’afaire grâce à l’intervention de Galiot du Pré auprès de ses relations parlementaires, mais dès lors (et dès le premier livre qu’il imprime pour lui-même) le voilà fiché par la Sorbonne. Le graveur-imprimeur ambitionne la carrière d’éditeur indépendant. Au printemps 1533, un an après ces émotions, il installe son imprimerie rue Saint-Jacques, à l’image Saint-Jacques. Il publie des œuvres de Quintilien, de saint Augustin, un Hésiode (en grec) commenté par Mélanchton (qui, comme nous l’avons vu, poursuivit l’œuvre de Luther). Il imprimera également des œuvres de Clément Marot, de Pline l’ancien, de François Villon, Aristote, saint Ambroise, saint Bernard, Cicéron, Plutarque (en grec), Isocrate (en grec), Maître Pierre Pathelin [fig. 483] et d’autres.
1. Jeanne VeyrinForrer précise que si Augereau avait auparavant reçu la tonsure des clercs, il ne pouvait pas se marier et qu’il faut alors plutôt penser que Bocard avait épousé une sœur aînée d’Augereau.
2. «Ce sont des dialogues didactiques, spirituels, caustiques, féroces quelquefois, dans lesquels Érasme met en application ses théories sur l’éducation, la guerre, la religion et beaucoup d’autres thèmes qui restent pour la plupart d’une étonnante actualité.» [Jean-Pierre Vanden Branden, La Maison d’Érasme, Anderlecht, p. 16, Ludion Éditions, Gand, 1990.]
Fig. 478 (et fig. 488, page 280). Lettrines sur bois gravé de l’alphabet I d’Antoine Augereau. Taille réelle.
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Antoine Augereau
Fig. 479. Le Miroir de l’âme pécheresse (page de titre), sans nom d’auteur, imprimé par Simon Dubois. Alençon, 1533. Composé en bâtarde de gothique. Format in-octavo (environ 9 x 15 cm).
Fig. 480. Le Miroir de l’âme pécheresse (page de titre), première édition d’Antoine Augereau, sans nom d’auteur, sans nom d’imprimeur, sans lieu ni date. Paris, 1533. Composé en Gros Romain et en Cicéro d’Antoine. Format in-octavo.
Fig. 481. Le Miroir de l’âme pécheresse (page de titre), deuxième édition d’Antoine Augereau avec le nom de l’auteur et celui de l’imprimeur, avec lieu et date. Paris, 1533. Composé en Gros Romain d’Antoine. Format in-octavo.
Les éditions les plus marquantes de cette année 1533 sont assurément celles du Miroir de l’âme pécheresse, de Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Ier, qui reprennent le contenu d’un in-octavo, sans nom d’auteur, imprimé à Alençon par Simon Dubois [fig. 479] en 1531 et en 1533, imprimeur réformiste qu’elle avait abrité dans son fief d’Alençon (territoire dans lequel les théologiens de Paris n’avaient aucun pouvoir) et dont elle avait fait son valet de chambre (nous dit Henri-Jean Martin). Les éditions de Dubois sont imprimées en caractères gothiques, alors que les trois éditions qu’Augereau imprimera dans cette même année 1533 sont composées avec ses caractères romains. Sa première édition [fig. 480] ne mentionne ni nom d’auteur ni d’imprimeur ni lieu ni date, et ne comporte pas de foliotation ni d’apostrophes ni d’accents. L’œuvre de Marguerite est essentiellement un poème religieux, mais l’addition d’« anomalies » attira l’attention des théologiens : vers relatifs à la grâce et à la justification par la foi, silence fait autour de la Vierge et des saints, emprunt à la Bible en français de Lefèvre d’Étaples, nombreuses citations bibliques. Sur le plan de la mise en pages et de la disposition typographique, Augereau s’inspire étroitement de la première édition réalisée en 1331 à Alençon. Le nom de l’auteur n’est pas dévoilé (mais c’est un secret de polichinelle) et fait l’objet d’une formule allusive à la fin d’un poème : « […] quil lui plaist faire de moy sa marguerite. » Marguerite de Navarre était née à Angoulême en 1492. À 13 ans, elle parlait l’italien et l’espagnol comme le français et connaissait un peu le latin, le grec et l’hébreu. Cette « perle de la Renaissance » fut mariée très jeune au duc d’Alençon qu’elle n’aimait pas et qui mourut en 1525. Deux ans plus tard, elle épousait Henri d’Albret, roi de Navarre. Elle mit au monde Jeanne d’Albret, la future mère du roi Henri IV.
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Fig. 483. Maître Pathelin & aultres pièces, Antoine Augereau pour Galiot du Pré, Paris, 1532. Taille réelle. Vous pouvez prendre conscience de l’évolution du dessin des caractères en comparant celui ci-dessus avec la bâtarde de gothique utilisée en page 139, fig. 237, qui traduit la même œuvre en 1490.
Fig. 482. Marguerite de Navarre, Le Miroir de l’âme pécheresse, Antoine Augereau, décembre 1533. Caractères Gros Romain et Cicéro d’Augereau. Cette troisième édition est foliotée, comprend des apostrophes, des accents et des e barrés pour noter le e muet. In-octavo, taille réelle.
À la cour de France, comme à Nérac, Marguerite fascine par ses dons du cœur et de l’esprit. Elle s’entoure d’érudits, de poètes et d’artistes, se liant à Clément Marot, Rabelais, Briçonnet, Calvin, Maurice Scève et Louise Labé. Sa petite cour devint un foyer d’humanisme. Son désir était de réconcilier catholiques et protestants. Le 12 août 1533, les théologiens, escortés de la maréchaussée, efectuent une perquisition impromptue chez les libraires parisiens. De nombreux volumes censurés sont saisis parmi lesquels les Colloques d’Érasme, ainsi que Le Miroir de l’âme pécheresse qui va être mis sur une liste de livres prohibés. À la suite de quoi, la plainte de la reine de Navarre et l’intervention énergique de François Ier provoquèrent trois délibérations embarrassées de la Sorbonne, puis la rétractation et les excuses de 72 théologiens.
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Antoine Augereau
Fig. 484 et 485. Épître familière de prier Dieu, signée de Florimond, à Mademoyselle Marguerite Camomille, et début de la Brève doctrine pour dûment écrire selon la propriété du langage français. Antoine Augereau, automne 1533. In-octavo. Taille réduite.
1. Prénom de Robertet qui fut secrétaire des finances sous les rois Charles VIII, Louis XII et François Ier. 2. D’après Nina Catach, Robertet étant mort en décembre 1526 et ne partageant pas les idées de Marguerite de Navarre, les Epistres seraient sans doute l’œuvre de Clément Marot et de Geofroy Tory.
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Un ouvrage n’a pas pu être saisi lors de cette perquisition, car son impression ne fut probablement terminée, par Antoine Augereau avec ses caractères, qu’à l’automne de cette même année 1533. Il regroupe deux épîtres en vers adressées à « Mademoyselle Marguerite Camomille », la première intitulée Epistre familière de prier Dieu, et la seconde Aultre epistre familière d’aymer chrestiennement. À la fin de cette seconde épître apparaît, toujours en vers, L’instruction et foy d’un chrestien, mise en Françoys par Clément Marot, avec le Pater, le Credo, la Benediction devant manger et le Dizain d’ung chrestien malade a son amy (mais sans l’Ave Maria). Entre ces deux épîtres vient encore une Briefve doctrine pour deuement escripre selon la propriété du langaige Françoys, qui explique l’usage de l’apostrophe et, à partir de la deuxième édition, de l’accentuation et de la ponctuation. L’ouvrage provient très certainement de l’entourage culturel de Marguerite. Bien que la première épître soit signée d’un certain FlorimondB et la seconde de son anagramme Montflory, la rédaction de l’ouvrage est certainement de Clément Marot, la Brève doctrine, quant à elle, pouvant être de Geofroy Tory C.
Fig. 486. Florimond (et probablement Clément Marot), Épître familière de prier Dieu (ici le Pater noster), Antoine Augereau, décembre 1533, deuxième édition. Caractère Gros Romain et Cicéro d’Augereau. Cette édition comprend des apostrophes et des accents. In-octavo. Taille réelle pour le texte (et pas pour les marges).
Fig. 487. Montflory (et probablement Clément Marot). Troisième édition de l’ouvrage, Antoine Augereau, décembre 1533. La composition est diférente. Ces deux éditions comportent des lettrines de l’alphabet III d’Augereau. In-octavo. Taille réelle pour le texte.
L’échec des théologiens enhardit Antoine : avant la fin de l’année, il publie deux éditions modifiées du Miroir de l’âme pécheresse [fig. 481, page 276] et, cette fois-ci, fait figurer le nom de l’auteur : Le Miroir de très chrestienne princesse Marguerite de France, Royne de Navarre, Duchesse d’Alençon et de Berry, et le sien. Dans la dernière édition, il précise que le texte a été « revu sur l’original escript de la propre main de la Royne ». La Sorbonne, qui a été échaudée, ne dit rien. Comme le chat qui guette patiemment la souris au sortir de son trou, elle attend le bon prétexte pour le croquer. Début janvier 1534, arrivent de nouveaux ennuis. Le Collège des lecteurs royaux n’a que trois ans [page 223] et n’est pas du tout apprécié des théologiens qui s’opposent à ses activités, particulièrement à l’enseignement du grec et de l’hébreu. Les professeurs du Collège avaient l’habitude d’annoncer leurs prochains cours par des placards apposés sur les murs de Paris précisant le lieu, le jour et l’heure. Un de ces placards, apposé le 9 janvier, annonce les cours de plusieurs lecteurs royaux pour le lendemain. On lit notamment: « Pierre Danès, professeur royal de langue grecque […], à deux heures,
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Antoine Augereau
Fig. 488. Eusèbe Pamphile, évêque de Césarée, De praeparatione evangelica, Antoine Augereau, Paris, 1534. Caractère saint-augustin et lettrine sur bois de l’alphabet IV d’Augereau. Taille réelle.
commentera au collège de Cambrai les Opera d’Aristote. Cet ouvrage, imprimé le plus diligemment possible, se vend chez Antoine Augereau, rue Saint-Jacques, à l’enseigne Saint-Jacques.» La faculté fait saisir les placards ; son syndic, le fameux Noël Béda [page 200], intervient auprès du Parlement dans le but que soient suspendues les explications des textes sacrés jusqu’à ce que les professeurs de latin et de grec aient obtenu des théologiens l’autorisation d’enseigner publiquement. Les lecteurs royaux vont valoir qu’Aristote n’est pas un théologien, que ses écrits n’ont rien de théologique. Dans cet embarras, on demande au roi son arbitrage. Il fut favorable aux humanistes et les poursuites furent interrompues. Mais la conduite de l’afaire avait amené des perquisitions chez les imprimeurs désignés, et Antoine Augereau semble avoir été emprisonné quelque temps. Un document nous apprend que le 22 janvier 1534, Antoine Augereau et Philippe Lore (peutêtre un employé d’Antoine) sont élargis sous caution de 1 000 livres parisis pour le premier et de 500 pour le second, caution payée par Galiot du Pré. Augereau reprend son travail. À l’occasion de l’impression d’un discours de Cicéron, il inaugure son troisième caractère romain, un Saint-Augustin. Un peu plus tard, il utilisera ce nouveau caractère pour un De praeparatione evangelica d’Eusèbe, évêque de Césarée [fig. 488, ci-dessus].
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Fig. 489
Fig. 490
Deux des petits traités de théologie de saint Augustin (le père de l’Église [354-430], évêque d’Hippone, aujourd’hui à l’est d’Annaba, en Algérie), Antoine Augereau, Paris, 1334. Caractères utilisés : le Gros Romain et le Cicéro d’Antoine Augereau. Sur la fig. 489, le caractère utilisé pour le mot LIBER, s’il est d’Antoine (?) aura été gravé avant 1532, c’est-à-dire avant sa carrière d’imprimeur. C’est le même caractère que celui utilisé pour LE MIROIR (fig. 481, p. 276). Sur la fig. 489, la lettrine provient de l’alphabet III, et sur la fig. 490 de l’alphabet IV d’Augereau. Taille réelle, pour le texte.
Il réalise encore l’édition, en petits formats, de certains traités théologiques de saint Augustin (le père de l’Église) [fig. 489 et 490, ci-dessus], en association avec Jean de Roigny, le gendre de Josse Bade [page 188]: Augereau imprime la totalité du tirage et chacun des deux reçoit sa part d’exemplaires, individualisés sur la page de titre. Il avait trouvé les modèles de ces œuvres de saint Augustin auprès d’éditeurs allemands de Strasbourg, de Cologne et de Nuremberg, mais se gardait bien de reproduire les violentes préfaces « stigmatisant les mauvais traitements infligés jusqu’alors par l’Église aux Écritures ». La sélection des textes, opérée par Antoine Augereau, ainsi que les sources suspectes de plusieurs de ses éditions avaient de quoi engendrer la méfiance des autorités ecclésiastiques, notamment les textes abordant les problèmes de la grâce, du libre arbitre et de la prédestination, sujets particulièrement sensibilisés par les protestants. Pouvaient-elles admettre qu’un simple clerc prît l’initiative de publier de tels sujets et les diffusât librement ? Certainement pas. C’est dans ces circonstances, déjà inquiétantes pour un homme que les théologiens avaient fait incarcérer neuf mois plus tôt, qu’éclate l’Afaire des placards, à la suite de leur affichage dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534 [pages 234-235] !
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Antoine Augereau
Jeanne Veyrin-Forrer, « Antoine Augereau» in La lettre & le texte.
La colère du roi justifia la violence et les excès de la répression. La réaction contre la menace hérétique se met en place rapidement. Le Parlement fait savoir qu’aux personnes « pouvant dénoncer avec certitude ceux qui avaient ajché lesdits placards, il serait donné cent écus par la cour, et que ceux qui se trouveraient les receler seraient brûlés ». Les délations akuent, les poursuites se précipitent, des perquisitions ont lieu chez les libraires et les imprimeurs. Chez certains d’entre eux, des exemplaires sont saisis. Près de deux cents suspects sont emprisonnés et une première série d’exécutions a lieu en novembre. Antoine Augereau figure parmi les victimes d’une seconde série de poursuites. Il ne fut appréhendé qu’en décembre et interné à la Conciergerie. On ne saura jamais s’il fut lié à cette afaire des placards ou non, mais, en tout cas, l’aubaine était trop belle pour la Sorbonne de se débarrasser de l’imprimeur des nouveaux Colloques d’Érasme, du Miroir de l’âme pécheresse, des Épîtres familières pour prier Dieu, d’un Hésiode non seulement publié en grec, mais de plus commenté par le successeur de Luther luimême [fig. 491, ci-contre], et d’autres livres condamnés ou suspects comme ces petits traités de théologie de saint Augustin. On ne sait pas s’il fut réellement protestant, mais il est évident qu’il n’était « pas-très-catholique ». Il essaya d’être jugé devant un tribunal ecclésiastique, en faisant valoir sa qualité de clerc, ce qui lui fut refusé car « coupable d’avoir ofensé le corps auquel il appartenait, il ne pouvait jouir du privilège ecclésiastique ». Il fut « chargé d’avoir dit & proféré plusieurs propositions erronées, blasphèmes escandaleux contre la saincte doctrine & foy catholique & aussi d’avoir contrevenu aux inhibitions & défense de la cour » et « reconnu coupable de rebellion & désobéissance, de perturbation de l’ordre public & de crime de lèse-majesté divine & humaine ». Il fut condamné à mort et la sentence fut confirmée par arrêt. La veille de Noël 1534, il fit amende honorable devant Notre-Dame (procédé qui permettait à un condamné au bûcher de ne pas être brûlé vif) et fut conduit place Maubert pour y être pendu, puis brûlé. « Ung imprimeur de Paris qui se repentit & à ceste cause n’avoit esté bruslé tout vif », rapporte une chronique de l’époque. Il devait avoir autour de 50 ans. Antoine Augereau fut l’un des meilleurs graveurs de son temps. Son rôle dans l’histoire de la typographie est conséquent: par son goût de l’épure du dessin des caractères, c’est principalement lui qui réalise le virage qui fait évoluer les romains de ce que la classification Vox-Atypi (1954-1962) appelle la famille des humanes, à celle des garaldes [voir pages 114 et 115]. En ce sens, il est à l’origine de l’épanouissement de la typographie française du xvie siècle (qui deviendra vite européenne), que Claude Garamont, son élève, amènera bientôt à la perfection formelle. Grâce à l’œuvre d’Antoine Augereau, la typographie romaine avait triomphé des gothiques, et, avec elle, viennent les signes modernes de l’orthographe française : usage de l’apostrophe, accentuation et ponctuation. Les imprimeurs commencent à généraliser leurs éditions en lettres romaines et les graveurs de caractères parisiens taillent alors des alphabets conformes aux nouvelles normes. La généralisation de ceux-ci n’est plus qu’une afaire de renouvellement des fontes, donc une afaire de temps.
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Sa carrière d’imprimeur, puis d’éditeur-imprimeur, n’aura duré que de mars 1532 à décembre 1534. C’est bien court 32 mois ! Mais pendant lesquels cet homme courageux se donna sans réserve, dans le but de transmettre par l’imprimé les idées nouvelles de liberté de penser auxquelles il croyait, tout en étant bien conscient des risques qu’il encourait en fonction de l’ordre établi de son temps. Je pense que l’évolution de la beauté formelle de ses caractères et celle de l’élégance dépouillée de ses mises en pages sont allées de pair avec la recherche de l’idéal spirituel qui l’animait ; ces réalisations artistiques et culturelles étant des œuvres de l’esprit, au sens le plus large.
Fig. 491. Hésiode. Édition et commentaires de Philip Schwarzerd, dit Mélanchton. Antoine Augereau, Paris, 1533. Caractère grec gravé par Antoine Augereau. Taille réelle.
De même que, vers 1465, les premiers prototypographes allemands arrivant en Italie se sont heurtés à leurs commanditaires humanistes qui désiraient des caractères reproduisant leur écriture manuscrite (dite écriture humanistique), parce que celle-ci connotait leur spécificité philosophique, de même j’ai toujours été convaincu, en mon for intérieur, que ce choix des caractères romains et sans doute encore davantage leur perfectionnement étaient, pour un Robert Ier Estienne, un Antoine Augereau et d’autres, l’expression typographique de la liberté de penser qu’ils prônaient et difusaient par le livre, et qui a permis, finalement, la naissance du monde moderne.
Dans son roman, Le maître de Garamont, basé sur ce que l’on peut connaître ou déduire de cette époque et des personnages mis en scène, Anne Cunéo retrace la vie d’Antoine Augereau, autour duquel évoluent Claude Garamont, Lefèvre d’Étaples, Simon de Colines, Robert Ier Estienne, Pierre de Vingle (l’imprimeur des placards à Neuchâtel), Clément Marot, François Rabelais, Noël Béda (le syndic de la Sorbonne) et d’autres personnages de cette époque. Ils étaient forcément plus ou moins en relation, en tout cas leur vie interférait les uns sur les autres. Pour le passionné ou le simple curieux de l’histoire de l’écriture typographique, c’est un roman bien documenté, sensible et captivant.
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Claude Garamont «
’art qui m’est familier est une petite chose menue », expliquait modestement Claude Garamont dans la préface qu’il a écrite pour le livre Pia et religiosa meditatio de David Chambellan, imprimé à Paris en 1545 par Pierre Gaultier. Le moins que l’on puisse déduire du peu de documents et témoignages que nous possédons sur sa vie, c’est que Garamont ne se prenait pas pour quelqu’un dont la vie et l’œuvre pourraient, un jour, intéresser qui que ce fût. Il ne se doutait pas que, non seulement son nom serait attaché à ceux des meilleurs créateurs et tailleurs de caractères du xvie siècle français, mais qu’il en deviendrait même le plus illustre. De nos jours encore son nom sujt à désigner, dans le monde du livre, ce style typographique jamais égalé et universellement reconnu.
L
Fig. 492. Portrait gravé en 1582 par Léonard Gaultier, pour ses Pourtraictz de plusieurs hommes illustres qui ont flory en France depuis l’an 1500 jusques à présent.
1. Guillaume II Le Bé, dans le Memorendum manuscrit qui accompagne l’Inventaire de la fonderie Le Bé, début du xviie s. Ces précieux documents ne furent révélés qu’en 1950, aux Archives nationales. Sixteenth Century Typefounders. The Le Bé Memorandum, edited by Harry Carter with a foreword by Stanley Morison. Paris, 1967. 2. C’est-à-dire les catalogues de caractères typographiques (fig. 493). 3. Dans La petite italique de Garamont. Colloque Garamont à la BnF, 1993. 4. « Claude Garamont », dans Imprivaria n° 9, décembre 1972. 5. Note 1, page 291.
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Guillaume II Le Bé reste le plus ancien témoin d’une tradition de métier que les historiens ont depuis confirmée dans ses grandes lignes B. Il écrit dans son Mémoire sur l’imprimerie, en 1643 : « Claude Garamont, ayant fait son apprentissage chez Augereau vers l’an 1510 qu’il acheva, se mit à travailler comme compagnon ça & là chez les maîtres d’alors, même chez Pierre Haultin, & ensuite il se mit à travailler pour lui, comme maître, & fut chez Claude Chevallon [dans les années 1530] où il commença […], & travailla encore audit lieu après le décès dudit Chevallon [survenu avant le 10 juillet 1537], rue SaintJacques, au Soleil d’Or, chez sa veuve, & ensuite il se mit à travailler chez lui. » Lorsqu’il fut à son compte, mais encore dans les locaux de Chevallon, Claude Garamont grava, selon Le Bé, un Saint-Augustin et un Cicéro de «sa première taille […], c’est-à-dire qu’il n’est pas encore si parfait en la proportion comme il le façonna depuis ».
L’historien Pierre Gusman (en 1925) le fait naître à Paris vers 1480, mais ne donne pas ses sources, et Garamont ne nous en apprend pas davantage en déclarant (toujours dans sa préface du Pia et religiosa meditatio) s’être appliqué à la gravure et à la fonderie dès qu’il ne fut plus «un tout petit enfant». Philippe Renouard le fait exercer en 1510, et Guillaume II Le Bé le place en apprentissage vers 1510, chez Antoine Augereau. « Il faut signaler qu’aucun des contrats retrouvés jusqu’à maintenant ne met Garamont sur le devant de la scène parisienne avant 1540, et qu’en dépit des ressemblances, les caractères qui portent le nom de “garamond” dans les spécimensC connus de cette époque ne sont pas identiques aux caractères romains utilisés par Robert Ier Estienne avant cette date », nous dit Jeanne Veyrin-Forrer D. Il se maria vers 1534 avec Guillemette Gaultier, la sœur de Pierre Gaultier, l’imprimeur. Ils ont dû avoir une fille prénommée Clère (pense René Ponot E, à la suite de Jean Paillard F), qui avait une vingtaine d’années en 1554, mais serait morte avant le 23 septembre 1561 (date du testament de Garamont réalisé un bon mois avant sa mort) puiqu’elle n’est pas couchée dans ce document. Guillemette, quant à elle, est morte vers 1550, et un acte daté du 7 avril 1551 nous montre Garamont remarié à Isabeau Le Fèvre, veuve elle-même de François Prieur, et tuteur de leur fils, Guillaume Prieur, écolier à Paris et qui décédera avant août 1563. La vieille mère de Garamont, Françoise Barbier, était encore vivante en 1564 [voir en page 294]. L’incompatibilité de ces dates avancées laisse sceptique. Aujourd’hui, il semble plus vraisemblable que Claude Garamont a dû exercer son métier à partir des années 1530, et qu’en conséquence, ayant commencé jeune et tenant compte qu’il faut une dizaine d’années, sinon bien davantage, à un graveur de poinçons pour parvenir à la maîtrise de son art, il soit né après 1480, probablement même après 1500 (cf. Jeanne VeyrinForrer, René Ponot, James Mosley).
Fig. 493. Le romain de Claude Garamont (et l’italique de Robert Granjon). Feuille-spécimen de la fonderie Conrad Bernhardt, Francfort, 1592. Le matériel, acquis par André Wechel à la mort de Garamont, passa à Egenolff puis à Berner.
En cette première moitié du xvie siècle parisien, les caractères romains que l’on commence à graver sont, en leur début du moins, des imitations des romains d’Alde Manuce. Mais progressivement, les graveurs doués, comme Pierre Haultin, Antoine Augereau, Claude Garamont et d’autres, les modifient en les épurant par petites touches successives infimes. Chaque graveur reprenant à son compte les derniers perfectionnements de ses confrères (ce qui à l’époque était tout à fait normal), il est souvent dijcile, voire impossible, de déterminer le graveur de tel caractère utilisé dans tel ouvrage. Les spécialistes en discuteront longtemps. Au xvie siècle, la typographie romaine cristallise une attitude contestataire face à la réaction de l’Église à l’égard des textes humanistes, des écrits « païens » grecs et latins et de la remise en cause de la formulation des Écritures saintes altérée par le temps, et à l’égard de la Réforme à plus forte raison. Elle devient l’expression de la contestation des lettrés pour traduire, prioritairement, les œuvres de l’esprit. Ce qui détermine essentiellement le succès de la typographie française du xvie siècle c’est tout simplement… ce qui caractérise et conditionne l’esprit français. Je veux dire par là que la culture française, de par la situation géographique de notre pays et par son histoire, se situe un pied dans la culture germanique (organisée, rigoureuse, précise) et un pied dans la culture latine (beaucoup plus souple et décontractée). Si bien
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Claude Garamont
Pour mémoire : le tiret horizontal venant au-dessus d’une lettre, marque l’élision d’un m ou d’un n. Nous avons ici sapience (sagesse) et enseignement.
Fig. 494. Le romain et l’italique de 36 points de Claude Garamont. Taille réelle. Ce document permet de bien se rendre compte des caractéristiques formelles de ces caractères, à leur stade le plus élaboré, à partir de 1550 environ. [Dans l’article de Paul Beaujon (alias Béatrice Warde, la collaboratrice de Stanley Morison) «The Garamond Types» paru dans The Fleuron n°5, Londres, 1926, se référant au folio 5 recto du spécimen de Jean Jannon, Sedan, 1621. Voir aussi page 377.]
1. Ladislas Mandel, Du pouvoir de l’écriture, page 127.
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que « l’élégance des caractères français du xvie siècle, produit d’un subtil dosage de rigueur et de sensibilité, a fait des garaldes, pendant des siècles, le symbole et le véhicule de la culture française à travers l’Europe»B. Et Claude Garamont se trouve être le graveur qui, par sa sensibilité et la maîtrise de son art, a exprimé cette alchimie de la façon la plus réussie [fig. 494]. Et personne, même de son vivant, ne s’y est trompé.
Fig. 495. Caractères Cicéro et Petit Romain de Garamont. Caractère Cicéro italique attribuable à Garamont. Philippe de Comines, Cronique, E. Mesvière, Paris, 1546. Taille réelle.
Fig. 496. Caractère Cicéro romain de Garamont. Joannes Actuarius, De medicamentorum compositione, Conrad Neobar, Paris, 1540. Taille réelle.
[Dans Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre & le texte, page 69.]
[Dans Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre & le texte, page 65.]
Selon les documents que nous possédons à ce jour, l’activité connue de Claude Garamont débute à la fin de la décennie 1530 (ce qui ne signifie pas qu’il n’ait rien gravé auparavant, mais nous n’en avons aucune trace certaine). Un Cicéro romain, dû de façon incontestable à son burin, est utilisé par le premier « imprimeur du roi pour le grec», Conrad Néobar, pour la composition d’un livre d’Actuarius De medicamentorum compositione [fig. 496 ci-dessus], qui sera achevé le 1er mars 1540. Les matrices en feront dès lors l’objet d’un véritable commerce. Conrad Néobar meurt en cette même année 1540, et c’est Robert Ier Estienne qui est nommé à sa suite, par François Ier, imprimeur du roi pour le grec, au printemps 1542 [voir page 258], alors qu’en 1539 il avait été nommé imprimeur du roi pour l’hébreu, étant par ailleurs déjà imprimeur du roi pour le latin.
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Claude Garamont
Fig. 497. Le corps moyen, ou Gros Romain corps 16, des Grecs du Roi (terminé en 1543), ainsi que le plus petit corps, ou Cicéro corps 11 (terminé en 1546). Tailles réelles. Callimachi Cyrenæi Hymni, Henri II Estienne, Genève, 1577.
1540
1. Dans le no 27 de la revue graphê, janvier 2004, consacré à la numérisation des Grecs du Roi par Franck Jalleau.
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Le 2 novembre 1540, c’est la fameuse commande de poinçons de caractères grecs passée à Garamont « tailleur et fondeur de lettres», demeurant rue Saint-Jacques, à l’enseigne des Quatre Fils Aymon, qui s’engage à fournir à Pierre du Châtel des poinçons de lettres grecques pour chacun desquels lui seront remis, par Robert Estienne, 22 sols 6 deniers tournois. Pierre du Châtel (ou Duchâtel) est évêque de Tulle et l’un des lettrés du temps qui sont à la base du renouveau des études grecques en France, avec les Du Bellay, Lefèvre d’Étaples, Guillaume Budé…). Il est conseiller et aumônier du roi et a la direction des lecteurs royaux. Je laisse Paul-Marie Grinevald, qui fut conservateur de la bibliothèque de l’Imprimerie nationale de 1982 à 2002, nous raconter B : « L’histoire commence en 1453, l’année de la prise de Constantinople par les Turcs qui a pour conséquence la chute de l’empire byzantin et la fuite de nombreux savants grecs vers l’Italie et la France, qui amenèrent avec eux de nombreux manuscrits qui constituèrent le socle des nouvelles études grecques. Celles-ci vont bénéficier de l’invention de l’imprimerie. Alde Manuce, ce grand imprimeur vénitien, publie dès 1494 la grammaire de Janus Lascaris et les comédies d’Aristophane en grec. En France, François Ier crée le titre d’“ imprimeur du roi pour le grec” par ses fameuses lettres patentes du 17 janvier 1538 (1539 nouveau style), dans le but qu’il “ s’occuperait spécialement de la typographie grecque & imprimerait correctement les manuscrits grecs pour l’usage de la jeunesse de notre royaume”. La gravure de ces caractères grecs s’inspire de l’écriture manuscrite d’Ange Vergèce, un Crétois, lecteur royal attaché à la Bibliothèque royale [voir fig. 505, page 296]. La qualité graphique de son écriture est un parfait modèle pour le graveur qui s’ingénie à la copier, à tel point qu’il reproduit les nombreuses ligatures du copiste.
Fig. 498. Le dernier gravé et le plus gros corps des Grecs du Roi : le Gros Parangon, corps 20 (terminé en 1549-1550). Commentaires sur l’évangile de saint Matthieu, Robert Estienne, Genève, 1553. Taille réelle.
Mais il faut bien le reconnaître, nous sommes en face d’un double visage : d’un côté nous avons un caractère d’une rare élégance avec toutes les ligatures qui apportent une grande fluidité au texte et qui donnent aux Grecs du Roi toute leur beauté; de l’autre ces mêmes ligatures sont une aberration typographique en multipliant les signes, donc une casse qui devient pléthorique et qui ralentit la composition. Ainsi, pour composer, le typographe doit avoir pas moins de six casses pour chacun des corps. […] Les Grecs du Roi furent gravés en trois corps. Un premier est terminé en 1543, comme l’atteste la publication par Robert Estienne d’un alphabet grec comprenant le corps moyen ou Gros Romain, corps 16, avec toutes les lettres et ligatures [fig. 497]. Puis ce fut le plus petit, un Cicéro, corps 11, en 1546 [fig. 497]. Enfin, en 1550, le dernier et le plus gros corps ou Gros Parangon, corps 20, est achevé [fig. 498]. De plus, Garamont avait complété cette série par plusieurs corps de lettres capitales pour les titres et les débuts de chapitre. La gravure de ces poinçons sera payée à Garamont (via Robert Estienne) sur la cassette personnelle du roi, devenu mécène et protecteur des lettres. Les poinçons doivent être “frapper & justijer & mectre en poinct prestres à fondre” pour le prix de “vingt-deux sols six deniers tournois” pour chacun, ce qui représente une belle somme au final. Garamont doit les livrer à Robert Estienne. Diférentes quittances attestent le paiement de la gravure des poinçons au fur et à mesure de leur fabrication qui s’étala sur dix ans : de 1540 à 1550. Les pièces comptables montrent que ces poinçons sont la propriété de l’État. Autre preuve, cette mention systématique de regis typis (types [ou caractères] royaux) que l’on retrouve sur tous les livres. Il était donc normal de les classer au titre de “Monuments historiques” (en 1946) et de les rendre ainsi inaliénables. »
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Fig. 499. Quelques poinçons originaux des Grecs du Roi (ici très agrandis). [Photos de Christian Paput, reproduites avec son aimable autorisation et publiées dans graphê no 27, janvier 2004.]
1. Christian Paput, colloque Garamont 1993, organisé par les Rencontres internationales de Lure à la Bnf.
Ces poinçons sont tous conservés dans le Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale qui « comprend maintenant 230 000 poinçons d’acier, des premiers, gravés en 1540 par Garamont, jusqu’à ceux gravés des derniers jours B ». Ce cabinet, haut lieu du patrimoine typographique français et international, est actuellement (encore en 2005) placé sous la direction de Christian Paput, humaniste de grande culture et l’un des tout derniers graveurs de poinçons existant au monde. Claude Garamont grava des caractères romains et italiques, de diférents corps, dont deux très petites italiques [fig. 500, ci-dessous], caractères dont il perfectionna l’épure progressivement, et bien sûr les Grecs du Roi. Ces romains et ces italiques sont, au départ, inspirés des caractères utilisés par Alde Manuce et gravés par Francesco Grifo. Et durant le temps qu’il gravait, il frappait aussi les matrices au fur et à mesure. C’est un nommé Paterne Robelot, compagnon fort adroit à la justification, qu’il avait formé, qui les lui justifiait. À partir de 1540, Garamont n’était plus un employé attaché à une seule imprimerie, mais un fournisseur travaillant pour une clientèle d’imprimeurs dont le principal aura été Robert Estienne. Mais même très demandé, nul graveur de caractères ne connut jamais l’opulence. Vers 1543, à l’époque où il vient d’achever le premier corps des Grecs du Roi, le Gros Romain, Garamont quitte son atelier de la rue Saint-Jacques pour s’installer rue SaintAugustin où il devient le voisin et le fournisseur immédiat de son beau-frère, l’imprimeur Pierre Gaultier. C’est vraisemblablement à ce moment que Jean de Gagny l’incite à devenir « libraire » (c’est-à-dire éditeur), afin de lui permettre de mieux gagner sa vie. Jean de Gagny est docteur en théologie, premier aumônier du roi, bientôt chancelier de l’Église de Paris et chancelier de l’université de Paris. Amateur avisé d’objets d’art, de livres et de typographie, il apprécie les qualités professionnelles de Garamont et le persuade même de graver sa première italique.
Fig. 500. Caractère Petit Romain italique de Garamont. Dares Phrygius, L’histoire de la guerre de Troie, E. Mesvière, Paris, 1553. Taille réelle. [Dans Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre & le texte, page 70.]
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Fig. 501 et 502. Page de titre et première page de Pia et religiosa meditatio de David Chamberlan, imprimé par Pierre Gaultier, Paris, 1545. Taille réduite. C’est le premier des 13 ouvrages (dont 3 rééditions) dans lesquels Claude Garamont est mentionné comme éditeur. Dans celui ci-dessus (le premier imprimé), le nom de Garamont figure seul ; sur les 12 suivants, son nom est associé à celui de Jean Barbé. 10 titres sont datés de 1545, les 3 rééditions le sont de 1546.
C’est dans sa fameuse lettre-dédicace [fig. 502] à Mathieu de Longuejoue, évêque de Soissons, qui préfaçait, le 18 février 1545, l’ouvrage de David Chambellan sur la SainteCroix, Pia et religiosa meditatio in sanctam Iesus Christi crucem & eius vulnera [fig. 501], que Claude Garamont explique la genèse de sa brève incursion dans l’édition et celle de ses deux petites italiques. Ce document a été traduit par Jean Paillard (historien du livre et artiste peintre à Vitry-le-François, Marne) dans son ouvrage sur ce graveur intitulé Claude Garamont, graveur et fondeur de lettres. Étude historique B. Il venait d’achever son travail lorsqu’il fut tué au front, en septembre 1914. Au Révérend Père en Christ, Claude Garamont, typographe, salut. Ô Révérend Père en Christ, tu peux t’étonner à juste raison, et aussi ceux qui ne me connaissent pas, que j’ofre et te dédie ces prémices de mon ojcine de librairie, à toi que je ne connaissais pas hier. C’est Jean de Gagny, premier aumônier du Roi très chrétien, homme de grand mérite de la République des lettres par ses notes sur les saintes écritures et le souci qu’il a de mettre au jour les monuments des hommes savants et pieux, qui m’a conseillé de l’oser. Je n’en dis pas davantage, j’ai peur que mes hommages paraissent s’adresser moins à son mérite qu’à ce que je lui dois. Il
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1. Jean Paillard, Claude Garamont, graveur et fondeur de lettres. Étude historique, Éditions Ollière, Paris, 1914.
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Claude Garamont
1. On appelle Aldines les italiques d’Alde Manuce.
avait jugé que je pourrais apporter quelque ornement à l’art de la librairie par ma science de la gravure et de la fonderie à laquelle je m’applique depuis que je ne suis plus un tout petit enfant ; d’ailleurs je retirais vraiment peu de profit de mon travail habituel. Il exhorta de toute sa bienveillance des hommes habiles pour que moi, qui avais l’habitude de sculpter et de fondre les types de lettres, je puisse un peu recueillir les fruits de mon travail et m’approcher de l’art libraire ; car ceux qui savent seulement tailler les lettres ne progressent guère, et certainement ne font pas autre chose ; ils construisent le nid des libraires, ils leur apportent leur miel. Mais moi comme je lui remontrais combien l’art qui m’est familier est une petite chose menue, auprès de tout ce qu’il me faudrait afronter, alors il me promit de m’aider, et de ne pas m’épargner ses conseils dans le choix des bons livres. Il me disait que j’avais de grandes chances de succès si je pouvais imiter l’italique d’Alde Manuce d’une façon nouvelle, et il ajoutait, en outre, pour me déterminer, un don qui n’était pas une libéralité mesquine. Alors pourquoi hésiter encore, poussé que j’étais par les conseils et les exhortations d’un ami si généreux ? C’est la raison de mes types de lettres se rapprochant des AldinesB, d’autres les jugeront avec plaisir, et déjà le jugement des seigneurs Danès et Vatable ne leur fut pas défavorable. Non content de cela, je me suis eforcé de graver d’autres types de même proportion et de même forme plus petits (en termes techniques nous les appelons gloses). Ceux-ci aussi parurent au seigneur Jean de Gagny élégants et très purs ; alors il me confia qu’il avait un opuscule vraiment érudit et dévot de David Chambellan, ton beau-père, qui fut dans la première partie de sa vie l’un des meilleurs et des plus fameux avocats, puis après la mort de son épouse, l’un des chanoines les plus religieux de l’Église de Paris. Il parut convenable au seigneur de Gagny, que cet opuscule pût se trouver entre les mains de tous les chrétiens principalement en ce temps de carême… Et moi j’ai aussitôt pensé que c’était à toi, le gendre d’un si grand homme, qu’il fallait dédier cet opuscule. Accepte donc ces prémices de notre ojcine, que nous avons voulu sortir sous ton nom. À Paris, en l’année du Seigneur 1545, le 18 février.
Le Pia et religiosa meditatio (1545) est le premier ouvrage publié par Claude Garamont en tant qu’éditeur. Il est associé à Jean Barbé (marchand-libraire, le principal investisseur) et Pierre Gaultier, son beau-frère qui est l’imprimeur. Il apparaît donc que les prémices de mon ojcine de librairie désignent bien le premier des 13 ouvrages réalisés par cette nouvelle association éditoriale. Il est à penser que Gagny, farouche défenseur de la stricte orthodoxie catholique, se sépara de Garamont, l’élève d’Antoine Augereau le réprouvé, et le fournisseur de Simon de Colines et de Robert Estienne que Gagny allait bientôt contraindre à l’exil. L’expérience éditoriale se terminait au début de 1546, après environ une année d’existence, et, avec elle… son espoir d’accéder à la fortune. Les raisons de cet échec ? L’abandon du patronage de Gagny déjà, bien sûr. Une autre raison invoquée, c’est que Garamont, étant le moins fortuné des trois associés, avait dû apporter sa part du capital de l’entreprise en nature, sous la forme de caractères, si bien que l’essentiel des bénéfices devait revenir à ses deux associés qui avaient investi bien davantage. Mais probablement encore parce que Garamont étant avant tout un artisan créateur, le monde des afaires ne devait guère le motiver. Selon Guillaume II Le Bé, Claude Garamont travailla ensuite «pour soy en ses lettres Romaines & Italiques en saditte maison Ruë des Carmes és années 1550, 51 & 52, jusques és lan 1560 & 61, aux premiers troubles.» Ces derniers déclenchèrent dans le royaume le sanglant conflit des guerres de religion (1561-1598).
292
Fig. 503. Le caractère Gros Canon de Garamont (gravé avant 1549). Cette épreuve provient des caractères refondus en 1959 par Harry Carter (ce grand historien anglais de l’imprimerie), à partir des matrices de l’époque conservées au musée Plantin-Moretus à Anvers. [Type Specimen Facsimiles no 16, ed. Dreyfus, Harry Carter, London, 1963.]
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Claude Garamont
1561
L’activité et la santé de Garamont déclinaient. Le 23 septembre 1561, alité mais encore lucide, il fait venir en son logis, situé rue des Carmes à Paris, les notaires de son étude habituelle pour leur dicter son testament. Début novembre, il y décédait et fut enterré au cimetière Saint-Benoît, sa paroisse.
Fig. 504. Fragment du Mémoire de l’imprimerie écrit de la main de Guillaume II Le Bé. Taille réelle. Le texte dit: «Garamond décéda en novembre de l’an 1561 et fut inhumé au cimetière Saint-Benoît, lors étant où est à présent la fontaine et était ledit cimetière clos de murs jusqu’à la porte du Collège de Cambrai et l’endroit de sa fosse était dessous la gouttière gargouille dudit collège de Cambrai à la seconde gouttière.» [Cahiers de la Société typographique de France, no 1, 1960.]
1. Geneviève GuilleminotChrétien, « Le testament de Claude Garamont », dans Le Livre et l’historien, ouvrage collectif, Droz, Genève, 1997, pages 133 à 139. Ce qui signifie que si Garamont était vraiment né vers 1480, il serait mort vers 80 ans, et sa mère vers ses 100 ans, ce qui, à l’époque, n’est pas vraiment crédible.
2. Par contre, les poinçons des Grecs du Roi, ayant été achetés par François Ier, ont toujours été la propriété de l’État et, de ce fait, conservés à l’Imprimerie royale, aujourd’hui l’Imprimerie nationale. (Voir pages 296 et suivantes.)
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Dans le testament, « André Wechel se voit confier par Garamont “le surplus de tous ses biens” pour assurer l’entretien de la vieille Françoise Barbier [sa mère]. […] Malgré sa prudence habituelle, André Wechel [qui était protestant] ne dissimule plus sa foi et devra fuir Paris avec sa femme en juin 1562 ; c’est donc Isabeau Le Fèvre qui assumera la responsabilité de la vieille mère de Garamont, toujours en vie au jour de son remariage [contrat daté du 18 juin 1564].B» Mais, le 18 novembre 1561, peu de temps après la mort de Garamont, Isabeau avait fait faire l’inventaire de la fonderie de son mari par Guillaume Ier Le Bé et Jehan Le Sueur, maître fondeur de lettres. Qu’est devenu le matériel de Claude Garamont? Guillaume Ier Le Bé (ou Guyot Le Ber) est né à Troyes en 1525. De retour d’Italie (il séjourna quelque temps à Rome et à Venise où il grava des caractères) et de Champagne, il vint travailler rue des Carmes, de 1545 à 1550, chez « celuy qui en sçavait plus que lui ». Pierre-Simon Fournier, dit le Jeune, nous raconte la suite de l’histoire dans l’avertissement qui débute le tome II de son Manuel typographique (Paris, 1766) : « Parmi les fonderies particulières qui existent en France, la plus ancienne est celle qui fut commencée en 1552 par Guillaume le Bé, célèbre graveur. Il l’enrichit de ses travaux & de ceux de ses confrères, il acheta la plus grande partie des poinçons & matrices qui provenaient de la fonderie du célèbre Garamond, à l’inventaire de laquelle il fut nommé arbitre en 1561. Guillaume le Bé, son fils, l’augmenta aussi par ses travaux & ses recherches. Elle passa à Guillaume le Bé, son fils, 3e du nom, [puis] après lui [à] sa veuve, qui mourut en 1707; ensuite à quatre de ses filles, qui continuèrent de la faire valoir avec honneur pendant plus de 25 ans, sous la direction de feu mon père. Enfin, elle a passé entre les mains de M. Fournier l’Aîné, mon frère, qui l’acheta en 1730. » Puis, on perd la trace des poinçons des caractères romains et italiques gravés par GaramontC, pendant la Révolution (comme ceux de Fournier d’ailleurs). Au xixe siècle et jusqu’en 1927, on pensait qu’il s’agissait de ceux conservés à l’Imprimerie nationale sous le nom de « caractères de l’Université ». En fait, il n’en était rien, et nous verrons cela un peu plus loin, lorsque nous aborderons la vie de Jean Jannon, de Sedan.
Contrairement à Claude Garamont qui ne vendait aux imprimeurs que ses propres créations, Guillaume Ier Le Bé (le fondateur de la fonderie Le Bé) vendait non seulement les caractères qu’il gravait lui-même, mais également d’autres qu’il fondait dans des matrices qu’il avait achetées à d’autres graveurs. Après sa mort (1598), son fils, Guillaume II Le Bé, se mit, en plus des caractères, à vendre certaines matrices. C’est ainsi que l’Ojcine Plantinienne, que Christophe Plantin avait créée à Anvers [pages 332 à 365], lui acheta des matrices de certains caractères de Garamont (donc bien après la mort de Plantin [1579] survenue dix-neuf ans avant celle de G. Le Bé père), et, aujourd’hui, le musée Plantin-Moretus, installé dans les lieux mêmes de cette imprimerie les possède toujours. En 1959, Harry Carter a pu fondre des caractères de Garamont dans ces matrices du xvie siècle [voir fig. 503]. De même, le caractère Adobe Garamond, numérisé, a été dessiné en 1989 par Robert Slimbach, à partir d’épreuves de caractères, fondus dans ces mêmes matrices conservées dans ce même musée. Ci-dessous, voici quelques garamonds numérisés, existant aujourd’hui sur le marché. Vous pouvez comparer les diférences de dessin, d’œil, de chasse, de graisse.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Adobe Garamond, corps 13. © Abode systems.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Simoncini Garamond, corps 13. © Linotype-Hell AG
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Stempel Garamond, corps 13. © Linotype-Hell AG.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Garamond 3, corps 13. © Linotype-Hell AG.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Berthold Garamond, corps 13. © H. Berthold AG.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. ITC Garamond, corps 13. © ITC.
L’usage généralement respecté à notre époque veut que l’on écrive Garamont (avec un t) pour le graveur, et garamond (avec un d) lorsqu’il s’agit des caractères. Il semblerait que l’une des premières altérations de Garamont en Garamond soit due à Simon de Colines, à une époque où l’orthographe des noms n’était pas encore fixée. C’est ainsi que, si l’on se réfère aux textes de l’époque qui citent le personnage, on constate des diférences de graphies : on voit écrit Garamon (dans son contrat des Grecs du Roi), Garamont et Garamond ; dans ses éditions, il signe Claudio Garamontio, Claudius Garamondus, Claude Garamontus et Claude Garamont.
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Claude Garamont
2004
Pour terminer cette séquence sur Claude Garamont, revenons aux Grecs du Roi. En août 2004 avaient lieu à Athènes les Jeux olympiques, la patrie qui les a vus naître. À cette occasion, la Société des caractères typographiques grecs va éditer, en grec ancien et en français, les Odes olympiques de Pindare. Le texte grec sera composé avec la réhabilitation des gravures de Garamont. C’est Franck Jalleau, créateur de caractères à l’Imprimerie nationale et professeur de dessin typographique à l’École Estienne, qui a réalisé ce travail colossal de dessins des caractères en vue de leur numérisation et de leur utilisation en format informatique OpenType, plus de 460 ans après la performance de la gravure des originaux dans l’acier.
Fig. 505. Manuscrit d’Ange Vergèce qui a servi de modèle à Claude Garamont et à Franck Jalleau. [Photo Christian Paput.]
Extraits du no 27 de la revue graphê, janvier 2004, consacré à la numérisation des Grecs du Roi par Franck Jalleau. Avec l’accord confraternel des diférents auteurs.
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Comme Garamont, Franck Jalleau étudie l’écriture manuscrite grecque d’Ange Vergèce afin de la comprendre : « La richesse de chacune des formes dans le détail, la couleur générale du texte, le juste équilibre des marges, la précision de l’interlignage, pour ensuite arriver à cette seconde lecture, où l’œil se trouve surpris, envahi par ce foisonnement de signes, tantôt ligaturés ou simples, basculant vers la droite ou vers la gauche. Quelle surabondance d’accents et d’esprits, dessus et dessous, qui égayent la page ! Remarquons aussi à quel point l’écriture d’Ange Vergèce est maîtrisée : sa singularité devient presque une écriture typographique. Cette écriture savante où l’invention est illustrée par l’ensemble des ligatures, dévoile, bien plus que la virtuosité d’un calligraphe, l’immense culture et la pensée intérieure de cet érudit. »
L’une des particularités des Grecs du Roi, ce sont les ligatures Fig. 506. Les figures ci-contre présentent en 1 : la calligraphie originale d’Ange Vergèce. Cette ligature est composée des signes pi + rho + omicron. Cette interprétation d’Ange Vergèce nous montre la grande maîtrise du calligraphe. La figure no 2 est l’interprétation typographique que Garamont en a faite. La figure 3 est le dessin de Franck Jalleau, après numérisation.
+ pi
+
+ rho
omicron
Fig. 507. Comme pour l’étude d’un modèle vivant, chaque caractère a fait l’objet d’un dessin d’analyse, pour respecter le ductus B et la structure de l’écriture d’origine. 1. Le caractère dessiné par Garamont. 2. Analyse de son ductus B. 3. Croquis du caractère. 4. Le caractère numérisé.
+
tau
oméga
nu
1
1
2
3
1. Ductus. En calligraphie : l’ordre précis des tracés (matérialisés ici par les flèches numérotées du dessin no 2) et des mouvements successifs de la main, pour réaliser les diférentes séquences du tracé complet de chaque lettre, et ici des ligatures.
4
1
2 2
3 3
4
Fig. 508, ci-contre. Les ligatures peuvent être constituées de 2 à 6 signes, à la limite de l’abstraction pour certaines d’entre elles, d’où l’importance de disposer d’un tableau de correspondances afin de pouvoir les déchifrer. Grâce à l’outil informatique, Franck Jalleau a pu réduire de façon considérable le nombre de signes, en travaillant dans certains cas avec l’approche négative, possible en informatique [fig. 509, ci-dessous].
+ alpha
= rho
+ pi
tau
= oméga
+ pi
+
=
=
rho
omicron
+
+
pi
rho
rho
mu
epsilon pi
+
+
= omicron
+
epsilon iota
=
omicron
+
+
+
+ delta
= kappa
Fig. 509.
297
Claude Garamont
Fig. 510. Une page des Odes d’Anacréon, composée en Grecs du Roi par Henri Estienne en 1554.
Fig. 511. La même page avec les caractères redessinés et numérisés par Franck Jalleau.
Chants. […] Au-dessus de la cuisse délicate, de sa cuisse brûlante, peins-nous sa naïve puberté appelant déjà la reine de Paphos. Mais ton art jaloux nous dissimule le contour de son dos; cependant il est parfait! Que dire de ses pieds? Prends donc le prix que tu voudras, et de cet Apollon fais Bathylle; si jamais tu vas à Samos, de Bathylle tu feras Apollon. Sur l’Amour Un jour les Muses ayant enchaîné l’Amour avec des liens et des fleurs le livrèrent à la Beauté. Cythérée le cherche, apportant une rançon pour délivrer l’Amour. […]
298
Fig. 512. La police de caractères, redessinée et numérisée, permet la composition d’environ 515 signes bien distincts. Le format informatique de cette police est OpenType. Il permet la gestion de l’ensemble des ligatures et des signes particuliers afin de gérer au mieux et de faciliter la composition des textes dans le logiciel Adobe InDesign. (Ces lignes sont écrites en 2005.)
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Étienne Dolet ans ma profession, quand on aborde Étienne Dolet, on pense d’abord à ce martyr de l’intolérance religieuse, qui fut brûlé pour avoir imprimé et vendu des livres alors interdits, le jour de ses 38 ans. Avec une petite larme républicaine et compatissante à l’œil, ça ne mange pas le pain ! En fait, la réalité n’est pas aussi simpliste. Étienne avait du caractère, avec ses bons et ses mauvais aspects, pour le meilleur et pour le pire. Si sa vie d’étudiant, puis celle d’éditeur à Lyon, sont parsemées de péripéties parfois rocambolesques, il faut principalement retenir (pour ce qui nous concerne dans cet ouvrage) qu’il joua, dans l’histoire du livre, et plus particulièrement dans celle de la mise en texte, un rôle assez important : ses travaux sur la grammaire, la ponctuation et l’accentuation sont des jalons qui comptent dans l’histoire de notre langue.
D
Étienne Dolet dit être né à Orléans, le jour de la Saint-Étienne de l’année 1509, le 3 août (à cette date, au Vatican, Michel-Ange est en train de peindre [de 1508 à 1512] le plafond de la chapelle Sixtine). Mais sur ses parents, il est toujours resté discret. De même sur sa Fig. 513. L’une des rares gravures connues famille, au sens plus large, il a toujours gardé un mutisme obstiné. représentant Étienne Dolet. [Gravure de Du Verdier, Lyon, 1573.] On en a conclu qu’il désirait cacher une origine très modeste, à une époque où une ascendance prestigieuse, le panache, l’esbroufe, la vantardise, le mensonge, comptaient tant pour se tailler une place Richard au soleil. (De nos jours les choses ont-elles vraiment changé ?) C’était un grand jeune Copley-Christie, homme, aux cheveux bien noirs et à la peau comme dorée au soleil du Midi, d’un type Étienne Dolet, physique rare dans les provinces du centre de la France. Et ce qui étonne, c’est que, le martyr de la Renaissance. pour un fils de parents pauvres, il reçut, pendant près de vingt ans, les moyens lui perSa vie, sa mort, mettant de vivre aisément et de se payer une éducation coûteuse. Aux frais de qui ? Paris, 1886. Marc Chassaigne, Étienne Dolet, Albin Michel, Paris, 1930. Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne, Éditions du Cercle de la Librairie, Paris, 2000.
300
L’université d’Orléans, la plus proche de la cour, qui résidait d’habitude sur la Loire, attirait, entre autres, des étrangers dont beaucoup d’Italiens, étudiants, politiques ou gens de finance. Sans rien pouvoir ajrmer, certains supposent qu’un étudiant à Orléans, fils de famille riche, aurait eu pour enfant ce petit Étienne d’une liaison quelconque et, qu’après avoir marié la mère vaille que vaille, il aurait ensuite pris soin de l’enfant. C’est une version possible, mais non assurée. Une autre explication, et peut-être plus vraisemblable, est la suivante. Parmi les nombreux amis qu’Étienne Dolet se fit, autant à Toulouse qu’à Lyon plus tard, un des plus solides s’appelait Visagier. Ce dernier finit par le prendre en exécration. (Dolet était si vaniteux et avait si mauvais caractère qu’il finit par perdre tous ses amis, les uns après les autres.) Dans un poème, Visagier déclare « tout naturel que Dolet soit le pire des hommes, car il ressemble à son père». Et dans une pièce intitulée In quendam ingratum, il poursuit sa pensée en lui prédisant les pires calamités, qu’il mourrait de la main du bourreau, et ajoute: « […] pendant que tu donneras ce spectacle, que tu subiras misérablement la peine prononcée, à l’exemple de ton malheureux père. » L’attaque de Visagier serait dépourvue de sens si elle ne faisait pas allusion à un fait précis, bien connu de l’entourage de Dolet, qui le comprenait à demi-mot. Si le père de Dolet fut impliqué dans une vilaine afaire, les termes de Visagier deviennent clairs et l’allusion dut frapper comme une gifle. Il est probable alors que le jeune Dolet resta marqué pour la vie par un tragique événement familial, et bien des traits de son caractère sombre, l’âpreté de son orgueil en révolte, sa susceptibilité qui lui fit tant d’ennemis, dénoncent sans doute la blessure secrète qu’il garda de ses origines. Pourtant, Étienne Dolet déclara en public, puis imprima dans ses Orationes duæ : « Mes parents ont joui d’une prospérité ininterrompue; ils ont passé toute leur vie heureux et à l’abri du blâme. »
Quoi qu’il en soit, il quitte Orléans à l’âge de 12 ans pour aller étudier à Paris les lettres latines. «J’appliquai, dit-il encore dans ses Orationes duæ, mon zèle à tous les exercices qui développent la pensée du jeune âge ; pendant cinq ans, je cultivai mon intelligence par l’étude et je m’adonnai assidûment à la lecture de Cicéron. » Il y apprend également la rhétorique sous la direction de Nicolas Bérault, un professeur de droit, aux leçons coûteuses, grand admirateur de Cicéron et patron des bavards.
Fig. 514. Cette gravure du xviie s. suggère que le surpeuplement des locaux universitaires n’est pas un phénomène propre à notre époque.
Puis il se rend à Padoue où il séjourna deux années (1526 et 1527 ; il a 17 et 18 ans). L’argent ne lui manquait pas et il était complètement indépendant. Le jeune Étienne eut alors toute liberté d’employer son temps à sa fantaisie, sans nulle contrainte d’ordre pratique. L’université de Padoue était alors la plus célèbre du monde entier pour la philosophie et les humanités (comme Bologne pour le droit et Florence pour le grec). Un des maîtres les plus fameux, l’illustre Pomponazzi, dans son De Falo, s’en prend au libre arbitre et au miracle. Il professe au regard de la Providence l’invariabilité des lois naturelles et ne cache pas sa prédilection pour la doctrine du stoïcisme antique et les œuvres d’Aristote ; et ce n’est pas sa faute si Aristote est sans cesse en contradiction avec l’Église ! Mais à Padoue, comme à Toulouse par la suite, il ne semble pas qu’Étienne Dolet ait été un étudiant bien assidu. Par contre, la seule véritable influence qu’Étienne Dolet reçut à Padoue est celle de Simon de Villeneuve, un passionné comme lui de Cicéron. Dans sa mansarde décorée de portraits de l’auteur latin, Villeneuve a recopié, dans de grands in-folio, toutes les locutions et les clausulesB cicéroniennes, des mots classés par ordre alphabétique, des expressions et bien d’autres choses qu’il serait, ici, trop long d’énumérer. Et brutalement, Simon de Villeneuve meurt, épuisé par ce labeur de forçat, la perpétuelle lecture, l’imitation obstinée de Cicéron, selon les uns, et de la peste, selon les autres. De cette fin prématurée, Étienne Dolet fut vivement affecté, car Simon est peut-être la seule personne qu’il ait profondément aimée. Son désarroi moral et sa douleur transparaissent dans des vers latins remarquables, publiés dans Orationes duæ, qui font honneur à son talent et à son cœur. Ces recueils de son meilleur ami, Dolet les a conservés… et les reproduira dans ses Commentaires sur la langue latine, publiés chez Sébastien Gryphe, à Lyon, en 1536, sous son propre nom, en prenant bien soin de nous dire qu’il les a rédigés lui-même tout au long de ses études, pour son usage personnel !
1. Clausule. En poésie, dernier membre ou vers final d’une strophe.
301
Étienne Dolet 1527
Sur ces entrefaites, Dolet fait la connaissance de Jean de Langeac, un Auvergnat, évêque d’Avranches puis de Limoges, faisant profession de diplomate depuis une douzaine d’années. Le prélat, séduit par ses connaissances en latin, le prit avec lui dans son ambassade à Venise et se l’attacha comme secrétaire. Voilà donc Étienne, à 20 ans, sui-
Fig. 515. Gabriel Bella, La réception des ambassadeurs au Collegio de Venise, avant 1792, huile sur toile. [Biblioteca Querini Stampalia, Venise.]
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1. Ce qui laisse supposer qu’à cette époque, Étienne ne recevait plus l’aide pécuniaire dont il avait bénéficié jusqu’alors. C’est pourquoi, certains présument qu’il pourrait être le fils naturel du surintendant des finances, Jacques de Semblançay, condamné pour malversations financières et exécuté en 1527, à Paris. Quoi qu’il en soit, les dates coïncident.
302
vant son protecteur au milieu des fastes vénitiens, des visites protocolaires au palais ducal, des réceptions diplomatiques, etc. Il écrit, en latin bien sûr, les lettres que l’évêque adresse au pape et aux grands personnages, et en ressent beaucoup de fierté. D’autre part, à Venise toujours, Dolet eut l’occasion rêvée de suivre les cours que l’illustre Egnacio donnait à ce moment sur le De ojciis de Cicéron. Puis l’ambassade de Langeac prend fin le 23 avril 1529 et l’évêque rentre en France avec son secrétaire. S’étant aperçu que Dolet, hormis son bon latin, ignorait bien des choses, il décida de l’envoyer à l’école à ses frais, et comme lui-même avait étudié le droit à Toulouse et avait même siégé à son parlement, c’est naturellement qu’il choisit d’envoyer son protégé à ses anciens maîtres, dans l’espoir qu’il recevrait la formation nécessaire à sa carrière future. L’université de Toulouse était réputée « l’école des plus grands magistrats et des premiers hommes d’État » ; on y venait de toute l’Europe. Dolet obéit, de mauvais cœur, mais sa vie matérielle dépendait maintenant des subsides de l’évêque B . À son retour en France, le christianisme était devenu étranger à Étienne Dolet. Dans cet esprit qu’aucune inquiétude métaphysique ne préoccupait, Padoue a fait s’épanouir chez lui le matérialisme pratique, le paganisme auquel secrètement il inclinait. Il dut arriver à Toulouse pour la reprise des cours avant l’automne 1533. La discipline de la faculté était rude. Un étudiant raconte (je résume) : « Lever à quatre heures, prières, cours sans interruption de cinq à dix heures sonnées, dîner, lecture sous forme de jeu de Sophocle, Aristophane, Démosthène, Cicéron, Virgile, Horace et autres auteurs classiques. À treize heures aux études, à quinze au logis jusqu’à seize pour répéter et voir dans les livres les passages cités par les professeurs. Puis souper, lecture en grec et en latin. Les jours de fête : grand-messe et ojce de vêpres, un peu de musique et promenade.» En réalité, pendant la courte année qu’Étienne Dolet a vécue à Toulouse, il semble bien qu’il ait, une fois de plus, séché la plupart des cours, pour se consacrer plus ou moins à la littérature et à son cher latin.
Fig. 516. Vue ancienne de Toulouse, d’après une estampe anonyme. [Bibliothèque nationale de France.]
Il participa aux jeux floraux (concours de poésie) où il récita dix poèmes latins avec invocations aux Muses, à Phébus, pour louer la Vierge Marie. Malheureusement, il fut éliminé et en fut humilié. Les étudiants de l’université étaient groupés en « nations » (c’est-à-dire en associations). La nation de France comprenait les Parisiens, Poitevins, Bretons, Auvergnats, Bourguignons et Limousins. La nation gasconne regroupait les Aquitains auxquels s’unissaient les Languedociens et Rouergats. À ces nations, s’ajoutaient celles, plus petites, de Provence, d’Espagne, d’Allemagne et d’Angleterre. Chacune de ces nations avait sa bannière et son saint protecteur dont on célébrait la fête en grande pompe. Ce jour-là, un orateur élu prononçait un discours. Pour les ambitieux, c’était l’occasion convoitée de produire en public leur jeune talent. Les nations développant un esprit de corps, ces réunions n’allaient pas sans tumulte. Entre Gascons et Français, principalement, les rivalités étaient particulièrement mouvementées, ce qui était d’autant plus dangereux que, malgré les interdictions, les jeunes s’obstinaient à porter dague et épée, prêts à en découdre. En fin de compte, le parlement avait fini par limiter les réunions des étudiants. Les Français, qui se savaient particulièrement dans le collimateur du parlement, résolurent alors de frapper un grand coup. Étienne Dolet qui aimait tant parler de soi, qui répétait à satiété qu’il avait été en Italie, que Simon de Villeneuve fut son ami, qu’il avait écrit des lettres au Souverain Pontife, qui ne ratait pas une occasion de faire valoir ses connaissances, fut choisi comme orateur de la nation des Français (il n’était à Toulouse que depuis deux mois environ !), tout exprès pour porter à la réunion annuelle un défi public au parlement de Toulouse. C’était le 9 octobre, fête de la SaintDenis, le patron de leur confrérie.
1533
Fig. 517. Costume du xvie siècle.
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Étienne Dolet Dolet prend l’ofensive dès le début. En latin, il dénonce l’âme barbare, la grossièreté d’esprit de ses adversaires, les Gascons. Dans ce morceau trop soigné d’un exercice d’écolier ambitieux voulant imiter Cicéron – le prince de l’éloquence – il cadence son texte comme une musique et fait intervenir des personnages de la Mythologie tels Thésée, Achille et d’autres, comme à l’époque il était de bon ton. Enfin, arrive le morceau tant attendu, l’attaque de l’arrêt du parlement, dont voici quelques passages : « Ce foyer de réciproque amitié que la nature avive sans cesse dans nos cœurs, ils ont voulu l’éteindre ; cette fraternité que les dieux mêmes nous inspirent, ils ont voulu l’étouffer ; ce besoin que nous éprouvons d’afection mutuelle, ils ont souhaité l’anéantir ! […] Qui ne verra dans de semblables procédés des visions de gens ivres plutôt que des décisions prises à jeun, des accès de folie furieuse plutôt que des oracles de sagesse ? » Les magistrats, pour ne pas envenimer la situation, préfèrent retenir la forme plutôt que le fond du discours et se gardèrent bien de se sentir visés.
1. « Qu’est-ce, en effet, autre chose, cette cérémonie qui a lieu tous les ans à la fête de Saint-Georges, qui consiste à faire entrer des chevaux dans l’église SaintÉtienne et a leur en faire faire neuf fois le tour pendant l’ojce solennel? […] N’est-ce pas de la superstition encore, que de faire promener dans toute la ville par des enfants des troncs pourris de certaines statues quand la sécheresse fait désirer la pluie?»
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Mais piqués d’émulation devant le succès de la prestation d’Étienne auprès des étudiants, les Gascons, pensant leur dignité mise en cause, préparèrent leur réponse. Leur orateur, un Basque dénommé Pierre Pinaqui, était « un grammairien, un étudiant bien vu et qui cherchait la popularité ». Il avait beaucoup fréquenté Dolet qui s’était confié à lui. Leurs amis étaient communs. Il n’était, a priori, nullement un adversaire à redouter. Les griefs envers le parlement étant partagés entre les nations, il s’agissait avant tout de « recouvrer la palme de l’éloquence dont s’était emparé l’étranger, et de la rendre à leur patrie ». Pinaqui eut pourtant le grave tort, dans son discours, de lancer contre Dolet une virulente attaque personnelle, complètement hors sujet. Après avoir loué la beauté et la qualité du style, et la noblesse de pensée de son adversaire, Pinaqui, sans doute par gloriole et pour se faire valoir, dénonce sa famille, sa jactance, son italianisme (Dolet exaspérait tout le monde du récit ressassé de son séjour en Italie) et sa manie cicéronienne. Et en présentant aux Toulousains Dolet comme un agitateur, le discours de Pinaqui risquait de provoquer un mouvement d’opinion fort dangereux pour l’orateur de la nation rivale. Étienne n’était pas homme à laisser passer une injure sans réplique. Rapidement sa réponse est rédigée ; le style est simple : Dolet va droit au but, mais son exaspération est telle que dans son discours il insère pêle-mêle tous ses reproches contre les Toulousains et « leurs superstitions religieuses dignes seulement des TurcsB », et contre les Gascons accusés de tous les crimes : « […] S’il y a des bandits à Paris, si les nuits de Poitiers sont ensanglantées, si les criminels audacieux désolent Orléans, nieras-tu que ce soient les Gascons qui fassent les mauvais coups ? Qui voit-on à Paris s’introduire dans les maisons par efraction ? Qui voit-on détourner les jeunes filles ? Les Gascons. Qui donc à Paris, la nuit, attaque les passants ? Les Gascons. Un vol est-il commis dans la nuit à Paris, c’est un Gascon qui a volé. Un homme blessé ? Un Gascon a porté le coup. Un meurtre perpétré? C’est par un Gascon […] » Et chaque fois que « Gascon » était prononcé, c’était dans l’auditoire de la nation française un déchaînement de rires. À la suite de quoi, la situation de Dolet à Toulouse était devenue intenable. Sa seule présence y faisait scandale ; il suffisait qu’il parût pour déchaîner des tumultes ; sa vie même était en danger. Il fut même emprisonné trois jours. Et puisque, de soi-même, il ne prenait pas le sage parti de s’en aller, les juges de la sénéchaussée décidèrent de l’y contraindre et de porter contre lui une sentence d’exil. Mais Dolet prit les devants et quitta Toulouse les premiers jours de mai, sans même avoir eu le temps de prévenir ses amis, et se réfugia pendant quelques mois dans un village du Rouergue ou du Languedoc (on ne sait), où il se remit de ses émotions et rumina sa vengeance.
Fig. 518. Lyon au xvie siècle, d’après une estampe de Balthasar Bos, 1550. [Bibliothèque nationale de France.]
Par lettre, il demande à Jean de Boysonné (l’un de ses professeurs et ami, disciple de Guillaume Budé, le fondateur du Collège des lecteurs royaux [voir page 223]) une recommandation pour le fameux imprimeur lyonnais Sébastien GrypheB, dans le but de faire imprimer ses deux discoursC (qu’il avait prononcés à Toulouse). Son intention était ensuite de retourner en Italie. Étienne Dolet arrive à Lyon vers le 15 août 1534. Il a 25 ans et est malade, au point que Sébastien Gryphe s’en inquiète et le loge chez lui. Il est certainement soigné par François Rabelais, alors médecin à l’Hôtel-Dieu de la ville, et c’est ainsi qu’ils firent connaissance. Rabelais corrigeait d’ailleurs chez cet imprimeur des ouvrages savants. À l’automne, Gryphe imprime l’ouvrage regroupant ses deux discours, complétés par de virulents commentaires. Pire encore : dans ce livre, Dolet avait ajouté, avec une stupéfiante inconscience et pour se faire valoir, des lettres de ses relations toulousaines, alors qu’il avait promis (par écrit) de ne les montrer à personne. Ce qui eut pour efet d’exaspérer davantage la ville de ToulouseD où ses derniers défenseurs durent baisser pavillon. Ses ennemis reprirent l’ofensive contre lui et le discréditèrent jusqu’à la cour et au parlement de Paris. Ce livre imprudent fournissait des preuves solides à ceux qui le dépeignaient comme agitateur, et, dès ce temps-là, il fut catalogué au nombre des violents et des fauteurs de troubles. À quoi s’ajoutait l’accusation nouvelle d’hérésie, conséquence du mépris qu’il avait exprimé vis-à-vis des pratiques catholiques à Toulouse et de sa totale incompréhension du catholicisme méridional.
1534 1. Né en Souabe vers 1491, imprimeur à Lyon à l’enseigne du grifon, Sébastien Gryphe était surtout connu par ses innombrables éditions, d’une typographie soignée et d’une correction rigoureuse. Il fut l’une des figures de l’imprimerie lyonnaise du xvie siècle. 2. Dans Orationes duæ in Tholosam. 3. Le parlement de Toulouse n’avait nul pouvoir à Lyon.
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Étienne Dolet Sébastien Gryphe allait publier ses Commentaires sur la langue latine (dont la plus grande partie du contenu provient de son ami Simon de Villeneuve B, et ses amis de Toulouse le savaient bien : il avait montré les gros cahiers à tout le monde, cahiers qui, depuis Padoue, formaient le plus gros de ses bagages), quand éclate l’Afaire des placards contre la messe (17-18 octobre 1534), puis l’interdiction de publier de nouveaux livres et d’en réimprimer (du 13 janvier au 26 février 1535). Les typographes de Lyon étaient fiers de compter dans leurs rangs ce compagnon renommé et si compétent en correction latine. Quel préFig. 519. Le grifon. Marque texte son amour-propre exacerbé trouva-t-il pour exciter sa colère d’imprimeur de Sébastien Gryphe. contre eux? Toujours est-il qu’il se livre dans ses Commentaires (premier tome publié en 1536 et le second en 1538) à une furieuse attaque 1. De Toulouse, contre la profession typographique tout entière (exceptant toutefois Sébastien en août 1535, Gryphe, Robert Estienne et Simon de Colines), critiquant davantage les employés que Boysonné mettait les employeurs. Si ses remarques étaient parfois fondées (paresseux, incapables, Dolet en garde : «Quant à vos ivrognes), encore une fois le ton employé n’eut comme résultat que de lui mettre à Commentaires sur la dos une nouvelle tranche de la population, celle dans laquelle il travaillait. langue latine, nous ne savons pas si vous les avez achevés ou non. […] Je dois vous prévenir qu’il ne manque pas de gens qui affirment que vous les avez dérobés à Simon de Villeneuve. […] Ce ne serait pas un mince mérite que cet ouvrage ait comme auteurs Villeneuve et Dolet.»
2. Ce qui est une exagération du texte d’Érasme, dans le Cicéronien, paru en 1528. Cet ouvrage avait un tel succès, que la controverse de Dolet, dans son Dialogue sur l’imitation cicéronienne, n’intéressait plus personne.
3. Lettre de Dolet à Boyssoné du 6 octobre 1535.
4. Livre I, Carmen XLIX.
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L’interdiction d’imprimer étant abrogée, Sébastien Gryphe, qui ne manifestait pas d’empressement pour publier ses prochains livres, appréciait du moins ses connaissances en latin et l’employa comme correcteur, mais le payait mal. Étienne dut alors compléter ses revenus en enseignant à de jeunes enfants. Ce furent de dures années pendant lesquelles, pour la première fois, il lui fallut faire face aux dijcultés matérielles. En efet, depuis qu’il avait quitté Toulouse, l’évêque Jean de Langeac, tenu au courant de ses frasques, avait cessé de lui procurer de l’argent. Au printemps 1536, Sébastien Gryphe finit par accepter de publier son Dialogue sur l’imitation cicéronienne. Mais dans cet ouvrage, Dolet attaque Érasme « qui s’est permis de tourner en ridicule Cicéron et ceux qui cherchent à l’imiterC », le traitant de radoteur, d’incorrigible bavard, de vieillard à deux faces et à deux langues. Au jeune Dolet, le sens de la mesure manquait décidément. L’œuvre entière du grand érudit humaniste est moquée et traitée d’élucubrations ineptes : ses Lettres, une compilation insignifiante ; ses Colloques, dépourvus d’intérêt ; ses Adages, des ramassis. Et ainsi de suite. Le Dialogue, semble-t-il, n’eut aucun succès, et les meilleurs amis de Dolet en blâmèrent l’inutile virulence. Érasme se garda bien de répondre. Au début, il crut d’ailleurs que Dolet était le prête-nom de quelqu’un avec lequel il s’était brouillé. Être considéré homme de paille rendit Dolet furieux, et celui-ci dut renoncer à l’espoir d’une polémique avec le grand homme, grâce à laquelle son nom inconnu eût conquis, d’un coup, une notoriété universelle : « Jusqu’ici, le vieil Hollandais n’a encore rien écrit contre Dolet. J’attends les événements sans me troubler. Quand le moment sera venu de lutter à brasle-corps, l’issue du combat montrera si je suis bien préparé D. » Avec Rabelais, Étienne Dolet se sent à l’aise ; ils ont les mêmes goûts un peu crapuleux, la même horreur des contraintes et le même profond mépris des femmes, « belles gouges et bonne troigne », telle Gargamelle, la fille du roi des Parpaillos, femelles faciles qu’ils vont chercher dans le fond des « vineuses tavernes » complaisantes, parmi les «museaulx ardans de rouge enluminez». Dolet n’entendait de l’amour (d’après son propre aveuE) que l’assouvissement d’un besoin physique ; l’idée ne l’effleurait pas que le cœur puisse intervenir. Clément Marot, tout de même plus délicat, le lui reprochera discrètement. Pourtant, Étienne le qualifiera plus tard de « poète supérieur à tous les autres et très heureux dans ses aspirations ».
Fig. 520. Étienne Dolet, Commentaires sur la langue latine, tome I, imprimé par Sébastien Gryphe, Lyon, 1536. Taille réduite. C’est un grand in-folio de 1 708 colonnes (deux colonnes à la page), d’une typographie très soignée. Le frontispice, assez beau quoique un peu lourd, a été dessiné par Hans Holbein et gravé par Froben pour les Adages d’Érasme (Bâle, 1520). [Bibliothèque nationale de France.]
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Étienne Dolet C’est entre l’impression de ses deux tomes des Commentaires sur la langue latine, qu’Étienne Dolet allait, à 27 ans, commettre un crime, dont les conséquences le poursuivront à tout jamais. Au soir du 31 décembre 1536, vers la minuit, après avoir passé la soirée dans quelque taverne, Étienne se prit de querelle avec un jeune peintre qu’il connaissait, nommé Henri Guillot et surnommé Compaing. On échange des invectives ; on se cogne ; on sort les dagues du fourreau ; les deux hommes se jettent l’un sur l’autre. Les témoins tentent en vain de les séparer quand Compaing tombe à terre. Dolet alors s’acharne sur lui et le larde de coups ; le peintre meurt sur place, baignant dans son sang. L’assassin est poursuivi, mais dans la nuit profonde ses amis lui trouvent une cachette, et au petit matin le font sortir de la ville. Le seul salut d’Étienne est la grâce du roi. Par le froid, la neige, empruntant des voies secondaires et des voies fluviales (qui évitent les portes des villes), il arrive à Paris et va trouver des protecteurs bien placés (dont certainement Guillaume Budé) pour présenter sa version des faits (attaqué par Compaing, il était en légitime Fig. 521. Guillaume Budé, défense). Ces derniers interviennent auprès de Marguerite de d’après une peinture anonyme. [Musée de Versailles.] Navarre, « port et refuge de tous les désolés », qui en informe son frère, François Ier. Le roi, qui ne connaissait de la querelle que ce 1. Ce qui montre que les démarches qu’on voulut bien lui dire, signa le 19 févrierB des lettres de rémission de Dolet durèrent environ un mois. destinées au prévôt de Lyon.
1536
À Lyon, une déconvenue l’attendait, car ces lettres – si elles exprimaient la manifestation du plaisir royal – n’avaient aucune valeur juridique, car elles auraient obligatoirement dû contenir la confession complète et détaillée de l’impétrant. Le sénéchal, qui connaissait le dossier, le fit mettre en prison et voulut continuer le procès. (À cette époque, la monarchie n’était pas encore absolue, et, clémence du roi ou pas, la loi devait s’appliquer.) Mais, sur l’intervention du cardinal de Tournon, qui souhaitait concilier le désir du roi de gracier Dolet et l’entêtement, très juridique, du sénéchal qui refusait d’entériner la grâce, on remit Dolet en liberté provisoire (le 21 avril), décidant de s’en tenir là pour l’instant, mais sans classer l’afaire. Ce qui signifiait qu’à sa prochaine incartade, le juge avait toute la possibilité de l’envoyer au gibet, sans qu’il fût nécessaire d’alléguer contre lui aucun fait nouveau. Dolet, qui devait son salut à tous ses amis, écrivit, relatant les faits dans son second tome des Commentaires, avec une inconscience ou une mauvaise foi ahurissante : « Tous ceux qui, jusque-là dans ma prospérité, avaient eu de la considération pour moi, m’abandonnèrent dans le malheur.» À la suite de quoi, il se brouilla, à Lyon du moins, avec ses amis qui l’avaient aidé à s’enfuir de Lyon.
Fig. 522. Le cardinal de Tournon, d’après un crayon original anonyme. [Bibliothèque des Arts et Métiers.]
2. Recueil de vers latins et vulgaires de plusieurs poètes français, composez pour le trespas de feu Monsieur le Daulphin. Chez François Juste, Lyon, 1536.
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Le décès du dauphin François (10 août 1536), lui fournit la bonne occasion de se rappeler à la bienveillance du roi. Les gens de lettres ayant beaucoup espéré du jeune prince, Dolet eut l’idée de reproduire les textes des poètes qui célébraient sa mémoire (dont quatre de ses poésies), dans le but qu’un si délicat hommage attirerait l’attention du roi et de la cour sur sa personne. C’est chez un autre imprimeur, François Juste, une autre grande figure de l’imprimerie lyonnaise du xvie siècle, qu’il fit imprimer ces pièces de circonstance sous la forme d’un élégant petit livreC, sur beau papier. Désormais, on le reconnut « parmi les écrivains qui honorent la France ».
Fig. 523. Horoscope de Claude Dolet, le fils d’Étienne Dolet. L’un des premiers ouvrages édités par Étienne Dolet, 1539. In-quarto. Taille réduite. [Bibliothèque nationale de France.]
Fig. 524. François Rabelais, La Plaisante & joyeuse histoire du grand Géant Gargantua. Étienne Dolet, Lyon, 1542. Taille réduite.
En 1538, Étienne Dolet se marie. Son mariage est une honnête association, bien calme, sans orages et sans ardeur. Il lui procure cette sorte de bonheur un peu matériel et pratique qu’il avait recherché. « La femme est compagne et non servante », dit le GenethliacumB [fig. 523, ci-dessus]. Son épouse, Louise Giraud, lui apportait un peu d’argent. Bonne ménagère, les pieds sur terre, elle a quelque influence sur lui et le sensibilise au besoin de faire bouillir la marmite. L’année suivante naissait leur fils, Claude. Cette naissance fut dans la vie de son père un événement important, qui devint un autre homme, un père tendre et fier à juste raison. La même année, Étienne Dolet commence une carrière de libraire-imprimeur. Au début, il n’a pas encore de presse, faute de moyens sujsants. Le premier livre portant sa marque d’éditeur – une doloire au-dessus d’un tronc d’arbre [voir fig. 523] – est imprimé chez Gryphe, qui l’aide à démarrer sa profession nouvelle. Puis, le 24 janvier 1539, est constituée une « compagnie » entre Helayn Dulin (un ami des Du Bellay) et les «mariés Dolet». L’imprimerie, qui possédera une deuxième presse en 1540 et une troisième en 1542, est située rue Mercière, à l’enseigne de la Doloire d’Or. À cette époque, pour pouvoir s’installer imprimeur, il fallait obtenir une autorisation royale: ce qui était une des conséquences de l’Affaire des placards contre la messe. La cour étant alors à Moulins, Étienne s’y rendit, emportant sous le bras ses deux gros in-folio des Commentaires sur la langue latine (merci Simon de Villeneuve !). Après avoir été présenté par le cardinal de Tournon, Étienne ofrit l’ouvrage au souverain et lui expliqua son désir de se faire imprimeur et libraire, pour, exprima-t-il plus tard, «proffiter de plus en plus au bien public ».
1538 1. Genethliacum veut dire horoscope. Dans cet ouvrage de 24 pages, comportant 528 vers latins, Dolet, sous le prétexte de conseils à son enfant sur la conduite à tenir dans la vie, énonce l’avis qu’il souhaite qu’on lui prête sur les points les plus variés de la morale pratique. À noter que Dolet est probablement le seul écrivain de son temps qui ne cite jamais les Écritures.
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Étienne Dolet
1. C’est cette même famille d’imprimeurs un peu crapuleux, qui, au début du siècle, avait déjà copié les caractères italiques d’Alde Manuce dès leur apparition [voir page 181]. 2. Dans sa préface des Grands Annales ou croniques Très veritables des Gestes merveilleux du grand Gargantua et Pantagruel son filz, F. Juste, Lyon, 1542.
3. Épigramme. Petite pièce en vers qui renferme souvent un trait piquant.
Non seulement Étienne obtint le droit d’imprimer par un acte du bon plaisir du roi, au mépris des règlements corporatifs, mais, fait exceptionnel, il obtint un privilège de dix ans, accordé une fois pour toutes, pour tous les ouvrages auxquels il aurait mis la main, si peu que ce fût, alors que la propriété littéraire résultait d’une concession de l’État, ouvrage par ouvrage. Cependant, une clause précisait que Dolet « serait tenu préalablement de montrer et communiquer ses manuscrits au prévôt de Paris et au sénéchal de Lyon, ou à leurs lieutenants ». Un droit de contrôle était donc réservé aux autorités, avant la publication de chaque ouvrage. Or Dolet, qui ne supportait pas la moindre contrainte, considéra cette clause comme nulle et non écrite et, pour ce faire, il eut grand soin de ne jamais faire paraître la teneur intégrale des lettres royales (à l’époque, il n’y était d’ailleurs pas tenu, contrairement à ce qui fut de règle plus tard). C’est ainsi que, rentré à Lyon, Étienne Dolet se servit de son privilège inépuisable pour en tirer finance. Il sujsait qu’il « mette la main » sur un manuscrit, pour que l’éditeur soit « autorisé » à publier. En bénéficièrent des imprimeurs lyonnais comme les frères GabianoB et François Juste, sur les livres desquels Dolet n’avait plus qu’à faire figurer son nom. Rabelais, lorsqu’il fut brouillé avec lui, le mit au défi public de montrer ces fameuses lettres royales dans leur intégralité : « Mais qui n’a jamais vu ce privilège ? À qui l’a-t-il montré ? Certainement, pour quelconque requête, jamais à homme ne l’osa montrer C .» Lors du procès de Dolet, cinq ans après, le cardinal de Tournon qui était intervenu en sa faveur à plusieurs reprises et s’était porté caution morale envers le roi, dut se faire son accusateur, déjà pour ne pas être considéré comme complice. Dupé et profondément déçu par l’attitude de Dolet, il fut impitoyable. Plus de 80 ouvrages sortiront des presses d’Étienne Dolet, dont une réédition du Gargantua et le Pantagruel de Rabelais, ainsi que les œuvres complètes de Marot (1542). Mais, après bien des hauts et des bas, ces poètes finirent par se brouiller avec lui : « il change les phrases, tantôt il bife et tantôt il ajoute » sans consulter les auteurs. Dans une épigrammeD de la troisième édition de ses œuvres complètes, qui, elle, est maintenant publiée par Gryphe, en 1542 également et tout de suite après l’édition fautive de Dolet, Clément Marot s’adresse ainsi à Étienne : « Veulx tu sçavoir à quelle fin Je t’ay mis hors des œuvres miennes ? Je l’ay fait tout expres, ajn Que tu me mettes hors des tiennes. » Lyon est alors, en France, la capitale de l’imprimerie. Dolet s’intéresse maintenant de plus en plus à la langue française et il faut souligner que ses impressions ont toujours été de qualité et d’une typographie soignée, en caractères romains et italiques. Ses collaborations avec Sébastien Gryphe et François Juste l’ont sensibilisé à la qualité du livre. Il connaît également bien Jean de Tournes, un autre grand nom de l’imprimerie lyonnaise du xvie siècle, qui débuta comme compositeur chez Gryphe. Ces grands imprimeurs et ses relations avec François Rabelais et Clément Marot lui ont fait découvrir les recherches en cours sur des caractères nouveaux dans le but de traduire typographiquement la langue française et sa prononciation. Étienne se découvre une nouvelle passion (après le latin de Cicéron) et va se consacrer à ces sujets avec beaucoup de bon sens, au point que ses travaux constituent un jalon non négligeable dans l’histoire imprimée de notre langue, et c’est précisément pour ce qu’il a imaginé (ou amélioré) dans ces domaines, qu’Étienne Dolet devait figurer dans cet ouvrage. Et si je consacre, dans celui-ci, autant de place à l’histoire de ce personnage haut en couleur, c’est parce qu’elle est mal connue et que les ouvrages qui en traitent sont rarissimes.
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Fig. 525. Étienne Dolet, L’Orateur français : La Ponctuation de la langue française, Étienne Dolet, Lyon, 1540. Taille réelle. Les cinq signes proposés sont : le point à queue ou virgule, le second : le comma, le tiers : le point rond, le quart : le point interrogeant, le quint : le point admiratif, et « le sixième est appelé parenthèse & il est double ». (Voir page suivante.) [Bibliothèque de Gérard Verroust.]
Étienne imagine une grande œuvre (qui ne sera jamais achevée), qu’il intitule L’Orateur français et dédie au peuple français. Les sujets prévus concernent: 1. La grammaire, 2. L’orthographe, 3. Les accents, 4. La ponctuation, 5. La prononciation, 6. L’origine d’aucunes dictions, 7. La manière de bien traduire d’une langue à l’autre, 8. L’art oratoire, 9. L’art poétique. En 1540 paraissaient dans un même volume La manière de bien traduire d’une langue à l’autre, La ponctuation de la langue française et Les accents de la langue française. Cet ouvrage est un in-quarto, donc d’un format déjà assez grand.
1540
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Étienne Dolet
Fig. 526, 527, 528, 529. Étienne Dolet, La Ponctuation de la langue française. Étienne Dolet, Lyon, 1540. Taille réduite. Pour le lecteur que cela intéresse: les deux doubles pages qui suivent la page de titre [fig. 525], dans lesquelles Dolet, après avoir nommé et expliqué le rôle des cinq signes proposés, commence une démonstration pratique par des exemples didactiques, très bien faite. Vous remarquerez que le texte est divisé en paragraphes, avec retrait du texte au début de ceux-ci. Voir également les pages de garde.
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Fig. 530. Étienne Dolet, L’Orateur français : Les Accents de la langue française. Étienne Dolet, Lyon, 1540. Taille réelle. Voir la suite, pages suivantes.
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Étienne Dolet
Fig. 531, 532. Étienne Dolet, Les Accents de la langue française. Étienne Dolet, Lyon, 1540. Taille réduite. Début du développement du sujet. Le texte est divisé en paragraphes.
1. Dès le mois de décembre 1541, Calvin, parfaitement informé, écrivait à Farel: « Une bonne nouvelle de Lyon, c’est que Dolet imprime en ce moment le Psautier et commencera bientôt la Bible ; il suit le texte d’Olivétan.» Calvin (pour qui Dolet est le type même de l’athée) ajoute d’ailleurs: « Que l’on prétende maintenant que Satan n’est pas un serviteur de Dieu !»
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Étienne Dolet venait à peine d’installer sa première presse, qu’éclate à Lyon un grave conflit social entre ses confrères imprimeurs et leurs ouvriers. Les grèves (que l’on appelait alors « trics »), avec des alternatives diverses, durèrent jusqu’en 1544, c’est-àdire pendant toute la durée de l’activité d’imprimeur d’Étienne. Celui-ci ne se solidarisa pas avec ses confrères pour former un front patronal unique face aux compagnons et pactisa avec les siens. Il n’avait rien à faire avec la plupart de ces maîtres-imprimeurs qui l’avaient fraîchement accueilli, lui, l’amateur issu du bon plaisir royal, appuyé par de très hauts protecteurs et détenteur d’un privilège exorbitant. De sorte qu’il était envié et jalousé. Naturellement, ses confrères ne lui pardonnèrent pas son esprit d’indépendance et sa trahison, d’autant que pendant le tric, ses presses travaillaient à plein rendement. Les livres qui se vendaient le mieux étant ceux qui étaient interdits, Étienne ne s’était pas privé d’en imprimer (tout comme ses confrères d’ailleurs). C’est ainsi qu’il reproduisit les Psalmes du Royal Prophete David d’OlivétanB, les Prieres & Oraisons de la Bible faictes par les Saincts Peres, tant du Vieil que du Nouveau Testament (censuré en 1551), et d’autres, et se fit ainsi beaucoup d’argent, jusqu’au jour où il fut dénoncé aux autorités religieuses lyonnaises, qui l’incarcérèrent en juillet 1542. De plus, on le soupçonnait de contrebande de livres protestants avec Genève (GenèveLyon par le Rhône, c’est sans problème) et d’expédier la plus grande quantité des ouvrages prohibés chez des revendeurs parisiens, mais on manquait de preuves. La Justice de Lyon ne lui pardonnait pas le meurtre impuni de Compaing, ses confrères s’irritaient de son indépendance et de ses gains, et par ses libres propos et sa conduite il avait exaspéré tout le monde. Alors tout le monde se trouva d’accord pour le reconnaître coupable. Le 2 octobre 1542, le parlement rend sa sentence : Étienne est jugé homme scandaleux, mauvais, schismatique, et abandonné comme tel au bras
Fig. 533, 534. Étienne Dolet, L’Orateur français: Les Accents de la langue française. Étienne Dolet, Lyon, 1540. Taille réduite. Suite du développement du sujet.
séculier. Dès la sentence, il fait appel au roi et implore sa clémence car « il n’avait travaillé que dans l’intérêt public ». Mais le parlement résiste aux ordres du roi et les mois passent. Trois lettres ampliatives (en août et septembre 1543) furent nécessaires pour son élargissement, et le 13 octobre, il retrouve les siens et ses presses. En janvier 1544, deux ballots expédiés par Étienne Dolet sont ouverts à Paris. Ils contenaient des livres protestants mélangés aux siensB. Les soupçons deviennent certitude. Alors qu’on vient l’arrêter pour l’emmener à Paris, on l’autorise à rentrer un instant chez lui pour mettre ses papiers en ordre. Mais il ferme la porte au nez des archers et s’enfuit par les ruelles où un cheval tout sellé devait l’y attendre. On le dit à Genève, en Piémont ; un commissaire finit par le découvrir à Troyes chez un imprimeur et confrère. Vingt hommes à cheval le ramènent à Paris, et le 12 septembre 1544 il entre dans la Conciergerie, où, pendant deux ans, il attendit son arrêt de mort. Le Cantique et le Libera des prisonniers de la Conciergerie du Palais de Paris, qu’il écrivit de sa prison, nous montrent un homme abattu et malheureux. Il est abandonné de tous, y compris des puissants du royaume, pour avoir trop manqué à ses engagements, trop triché. Même Marguerite de Navarre, retournée à Nérac, n’intervint pas. Le 2 août 1546, Étienne est condamné à être brûlé avec ses livres. Le lendemain, jour du trente-huitième anniversaire de sa naissance et fête de saint Étienne, son patron, il est conduit place Maubert. Le bourreau fut son confesseur ; il lui demanda de prier la Vierge et saint Étienne, ce qu’il fit. Alors le bourreau l’étrangla à la potence puis son corps fut livré à la proie des flammes du bûcher.
1543
1. Lors de son arrestation, en 1542, on avait bien trouvé chez lui des exemplaires de livres protestants, mais il avait répondu que « c’était par curiosité professionnelle, afin que, les voyant, il sut mieux et plus clairement connaître et discerner le bien, du mal des opinions fausses, erronées et damnables » !
1546
On lui a élevé une statue en bronze, le 19 mai 1889, place Maubert, mais par suite de la pénurie de certains métaux, elle fut enlevée de son piédestal en décembre 1941.
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Robert Granjon n ne connaît que les grandes lignes de la vie de Robert Granjon, le plus célèbre graveur de caractères français après Garamont, et particulièrement performant dans la gravure de l’italique. Il a dû naître à Paris mais on ne sait pas quand, d’un père qui y était certainement imprimeur, dans l’atelier duquel il aurait fait son apprentissage. Vers 1545, il commence, à Paris, une carrière qui le mènera à être éditeur, imprimeur, et surtout graveur et fondeur de caractères.
O 1547
À partir de 1547, il grave un romain de petite taille, une nonpareille (corps 6), qu’il déclinera dans les années suivantes en diférents corps [fig. 535 et 538]. Ce romain, d’une belle élégance, est un bon classique, d’œil assez grand pour l’époque, d’une excellente lisibilité et dont les petites capitales sont remarquablement équilibrées [fig. 538, 542 à 544]. Il grave également une italique [fig. 536, 539 et 544] qui aura un grand succès au point que, dans le courant des xvie et xviie siècles, les livres seront souvent composés en utilisant le romain de Garamont et l’italique de Granjon [fig. 553]. Cette italique bénéficie, en outre, de capitales décoratives ornées, dites « à boucles » et que les Anglais nomment « swash types » [fig. 536, 539, 544 et 553]. Robert Granjon a également taillé de beaux motifs modulaires de décoration, qu’on appelle « fleurons » [fig. 538, 540 à 544].
Fig. 535. Le caractère romain de Robert Granjon. Ici, le parangon, taille réelle. Livre de Perspective de Jehan Cousin Senonois, Maistre Painctre à Paris, imprimé par Jean Le Royer, Paris, 1560. [In: Daniel Berkeley Updike, Printing Types…, volume I, page 203, Oxford University Press, London, 1937.]
Les formes d’écriture témoignent de l’e∫prit propre de chaque ∫iècle. Elles ∫ont le reflet des connai∫∫ances & acqui∫itions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant du Granjon : le Historical-FellType Roman et Italic, © HTF Hoefler, USA. Ici, en corps 15.
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Fig. 536. L’italique de Robert Granjon. Ici, type n° 8, parangon, taille réelle. Ornatissimi cuiusdam viri de rebus Gallicis, ad Stanislaum Eluidium, epistola, imprimé par François Morel, Paris, 1573. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant du Granjon : le Granjon, dessiné par George William Jones, en 1921. © Monotype. Ici, en corps 15.
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant du Granjon : le Galliard, dessiné par Matthew Carter, en 1978. © Bitstream. Ici, en corps 14.
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Robert Granjon
1. Ladislas Mandel, Écritures, mémoire des hommes et des sociétés, ainsi que Du pouvoir des écritures, Atelier Perrousseaux éditeur, 1998 et 2004.
Guillaume de Salluste, sieur du Bartas (1544-1590), une gloire littéraire de la Gascogne.
Ladislas Mandel nous explique le résultat de ses réflexions concernant le changement de fonction apporté à l’utilisation de l’italique typographique, depuis celle d’Alde Manuce à celle de Robert Granjon B [voir fig. 537, ci-contre] : « Il apparaît certain qu’un romain et une italique, à l’imitation des Aldes, gravés sans doute par Augereau ou Garamont, ont été utilisés à partir de 1528 par les Estienne, par Simon de Colines et par Garamont lui-même. Il est notable que dans les imitations des Aldines, Garamont est resté assez sobre et rigoureux, bien que plus élégant et plus fluide, répondant parfaitement à cette première fonction de “livre d’études ” des italiques. […] Ainsi l’italique des textes humanistiques a dû changer de fonction. À partir de 1530, on voit apparaître de plus en plus d’italiques plus penchées, plus ornées, à l’élégance poétique, où les envolées de la main, emphatiques et fleuries, remplies de préciosités, étaient imitées des traités d’écriture de Castiglione, d’Arrighi et de Tagliente. Ces italiques nouvelles, complétées de capitales ornées ou plutôt de majuscules “calligraphiques”, étaient destinées à la composition d’ouvrages poétiques, car elles exprimaient mieux que les “ romains” un certain écho musical de la parole dite. Ici, l’économie de papier dans les marges ne comptait plus. Il semble qu’à partir de 156o, les italiques de Granjon, d’une grande élégance, à l’imitation de Vicentino, se répandent en Europe et sont employées avec des romains de Garamont. En Italie même, partir de 155o, avec Paolo Manutio, on utilise beaucoup les italiques françaises dérivées des Arrighi. L’aspect fleuri et cérémonial de ces italiques a beaucoup servi à des dédicaces, à des citations, à des préfaces, à des adresses aux lecteurs et à des résumés pour présenter les chapitres. Parallèlement à ces nouvelles fonctions poétiques, les italiques plus proches des Aldines, plus sobres […], continuent d’être employées pour les notes marginales, gloses et commentaires. » À titre d’exemple, figurent, pages 320 à 323 de cet ouvrage, des caractères romains et italiques, et des fleurons de Robert Granjon, appliqués à des œuvres éminemment poétiques. Certains textes sont en prose et d’autres en alexandrins. Ils proviennent d’un gros in-folio (22 x 35 cm) qui regroupe les diférentes œuvres de Guillaume de Salluste, sieur du Bartas, dont La Semaine ou Création du monde, vaste récit épique tiré de l’Ancien Testament, la Première Sepmaine, puis la Seconde Sepmaine, La Muse chrétienne, La Judith, Le Triomphe de la Foy…, ouvrage imprimé à Paris en 1610 par Jean de Bordeaux. Cet exemplaire m’a été donné, il y a quelque 25 ans, par un vieux paysan de mon village de Reillanne, qui l’avait dans son grenier. (C’est pour vous qui aimez ces vieilles choses !) Malheureusement, les souris s’étaient régalées des 328 premières pages ! La Semaine fut publiée pour la première fois en 1578 chez J. Février, à Paris, et imprimée par M. Gadoulleau (cf. Nina Catach, L’Orthographe française à l’époque de la Renaissance, Librairie Droz, Genève, 1968).
[Illustration de Jean-Claude Pertuzé.]
Fig. 537, ci-contre. Sur cette même page, on a utilisé (en haut) une italique aldine pour des commentaires, et (en bas) l’italique de Robert Granjon, beaucoup plus élégante et raffinée, pour la poésie. Taille réelle. L. Coelii Lactantii Firmiani Opera, quæ quidem extant omnia : videlicet. Imprimé à Bâle par Henri Petri en 1563. Taille réelle. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.] Fig. 538 et 539, pages 320 et 321. Deux pages en vis-à-vis du « Cinquième Livre de la Judith », dans les Œuvres de Guillaume du Bartas. Ce livre est composé avec le romain, l’italique, les petites capitales et des fleurons de Robert Granjon. À Paris, de l’imprimerie Jean de Bordeaux, 1610. Taille réelle pour le texte. Il manque, ici, évidemment les marges qui donnent une tout autre allure à l’ouvrage. [Bibliothèque de l’auteur.] Fig. 540 à 544, pages 322 et 323. Dans ce même ouvrage, quelques titres en grandes et petites capitales, et bandeaux décoratifs réalisés avec des fleurons modulaires de Granjon. Taille réelle pour les textes et les fleurons.
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Fig. 537
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321 Fig. 539
Fig. 540
Les fig. 540, 542 et 543 montrent trois titrages venant en haut de trois pages de La Semaine de Guillaume de Salluste ; le positionnement est un montage de ma part, un peu serré, c’est vrai, pour reproduction à la taille réelle. Par contre, sur la page ci-contre [fig. 544], il ne s’agit pas d’un montage, mais de la mise en page de trois poèmes en l’honneur de l’auteur, après sa mort (1590), réalisée à l’époque. La fig. 541, ci-contre, montre l’organisation du bandeau de la fig. 540, par modules composés de quatre fois le même motif carré (deux côtés droits et deux côtés gauches), positionnés symétriquement, ce qui permet une infinité de combinaisons. Ce sont des fleurons de Robert Granjon. Le bandeau de la fig. 543 se compose des motifs utilisés pour la fig. 542 (toujours en quatre fois le même motif), au-dessus desquels viennent des fleurons dont le dessin est dans l’esprit de ceux figurant sur la page ci-contre, au milieu. De même, le bandeau de la fig. 538, page 320, utilise les fleurons de la page ci-contre en haut. Observez bien le dessin des grandes et des petites capitales et leur interlettrage.
Fig. 541
[Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 542
Fig. 543
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323 Fig. 544
Robert Granjon
Fig. 545. Dialogue de la vie et de la mort. Premier ouvrage imprimé avec la cursive de Robert Granjon, imprimé par lui-même à Lyon, en 1557. Taille réelle. Début de la dédicace adressée à Monseigneur d’Urfé. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
La marque d’imprimeur de Robert Granjon : un dauphin évoluant autour d’une tige de massette (Typha), plante aquatique qu’on appelait « grand jonc ». Une seconde version graphique [ci-contre] fait figurer un serpent s’enroulant autour de ce même grand jonc.
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En 1556, Robert Granjon s’installe à Lyon et crée un curieux caractère qui imite l’écriture manuscrite de son temps, une gothique cursive utilisée couramment dans la vie de tous les jours et enseignée dans les écoles [fig. 547, page 326]. Granjon avait en tête la création d’un caractère typiquement français dans le but que les Français aient un caractère bien à eux, comme les Grecs et les Hébreux avaient le leur. Cette idée était dans l’air du temps, et nous avons vu [page 245] que des chercheurs, comme Pierre de La Ramée et Honorat Rambaud, se sont eux aussi penchés sur ce sujet, mais leurs propositions, trop compliquées, n’eurent alors pas de suite.
Fig. 546. Dialogue de la vie et de la mort. Extrait de la dédicace adressée à Monseigneur d’Urfé. Taille réelle. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
Les forme© d’écriture témoignent Î l’e∫prit propre Î Caque ∫iècle. Elles ∫ont le reflet Îs connaisances & acqui∫itions d’une époque. Caractère numérisé s’inspirant du caractère de civilité de Granjon : le Historical-St-Augustin Civilité, © HTF Hoefler, USA.
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Robert Granjon
Fig. 547. Écriture manuscrite en gothique cursive, en usage au milieu du xvie siècle pour les actes commerciaux et de la vie courante. «Ce document provient du Gard et est daté de 1550 », m’a assuré le bouquiniste, sur le marché d’Aix-en-Provence du mardi matin. Taille réelle et je n’ai pas voulu changer l’échelle pour que vous puissiez bien voir. Cette écriture est très proche de celle que Granjon a gravée dans l’acier.
Le caractère cursif de Robert Granjon, d’abord appelé « lettres françoyses d’art de main », « lettre façon descriture » ou tout simplement « lettre françoyse », fut utilisé pour la première fois par lui-même, pour la composition du Dialogue de la vie et de la mort [fig. 545], qu’il édita et imprima sur ses presses. Dans la dédicace de cet ouvrage [en haut de la fig. 546] adressée « à Monseigneur d’Urfé, chevalier de l’ordre, gouverneur de Monseigneur le Dauphin et Bailli de forestz», Granjon déclare qu’il est luimême l’inventeur et le tailleur de cette lettre nouvelle, et qu’il en taillera bientôt une autre du même genre, mais de plus gros corps. En 1557, à l’occasion d’un autre livre imprimé avec ce même caractère cursif, Maistre Jean Nicot accordait à Robert Granjon, au nom du roi Henri II, le monopole de son invention pour dix ans. On utilisa également ces lettres françaises d’art de main pour l’impression de livres scolaires dans le but de servir de modèles pour les exercices d’écriture. Parmi ces livres, certains eurent une grande vogue ; ce fut le cas de la traduction d’un ouvrage d’Érasme, la Civilité puérile distribuée par petitz chapitres & sommaires (imprimé à Anvers, chez Jehan Bellère, en 1559) et de La Civile honesteté pour les enfants, avec la manière d’apprendre à bien lire, prononcer & escrire qu’avons mise au commencement, de Gilbert de Calviac, imprimé à Paris, chez Richard Breton, en 1560 [fig. 548 et 548 bis].
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Fig. 548 et 548 bis. La Civilité honnête pour les enfants, avec la manière d’apprendre à bien lire, prononcer & écrire… de Gilbert de Calviac, imprimé à Paris par Richard Breton en 1560. Page de titre et épître dédicatoire. Taille réduite. [Bibliothèque nationale de France.]
Par un usage, dont nous avons parlé [note 1, page 79], ces lettres françaises d’art de main furent alors appelées « caractères de civilité », et le nom est resté. Si la gothique cursive de Robert Granjon est dijcilement lisible aujourd’hui par le commun des mortels sans apprentissage, elle eut à l’époque un franc succès, et bien des imprimeurs de France et de pays voisins lui en ont acheté. C’est ainsi que Christophe Plantin, qui était toujours à la recherche des nouveautés et des derniers perfectionnements de l’art typographique, emploie déjà les caractères de civilité de Robert Granjon quelques mois seulement après la publication du Dialogue de la vie et de la mort. Cet imprimeur anversois publie en efet, en 1558, l’A.B.C. ou Instruction Chrestienne pour les petits enfants, revue par venerables docteurs en Theologie, dans lequel huit pages sont composées en civilité. En 1562, Granjon revient à Paris, où il continue son activité de graveur. En 1565, il se rend à Anvers, chez Christophe Plantin, et y demeura plusieurs mois. Il y réalisera, sur place, les poinçons et les matrices de deux polices de caractères de civilité : la «petite lettre françoise » et le « gros françois ». La signature de Granjon, sur le registre de la commande [fig. 554, page 331], prouve qu’il était bien à Anvers en juillet 1565.
1562
1565
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Robert Granjon
1. Maurice Sabbe et Marius Audin, Les Caractères de civilité de Robert Granjon et les imprimeurs flamands. Imprimé chez Marius Audin, Lyon, 1921.
1578 1590
Chez les Flamands, l’invention de Robert Granjon ne passa pas inaperçue et fit même des émules. C’est ainsi qu’Ameet Tavernier, tailleur de lettres et imprimeur anversois, joignit bientôt à ses talents de typographe « l’art de contrefaire agréablement les lettres écrites ». Les ouvrages de Plantin imprimés en caractères de civilité lui donnèrent l’idée de s’essayer lui aussi à tailler des caractères d’écriture. Et ce que Granjon fit pour l’écriture française, Tavernier le réalisa, avec subtilité, pour l’écriture flamande. « La civilité de Tavernier difère sensiblement du type de Granjon, et cela ne résulte pas seulement d’une diférence de goût et de stylisation chez les deux tailleurs de lettres, mais surtout du caractère de l’écriture qu’ils voulaient imiter. Ils ont fait pour les caractères de civilité ce qui avait été fait autrefois pour les caractères gothiques. Le tailleur de lettres imitait l’écriture de son époque et de sa contrée, et l’on sait bien quelle variété l’écriture générale peut présenter d’un pays à l’autreB.» Tavernier, en prenant pour modèle l’écriture répandue dans les Flandres, créa un type que nous pouvons qualifier de flamand, d’où son succès dans les Pays-Bas [fig. 549]. Aux siècles suivants, diférents créateurs de caractères se taillèrent « leur » civilité, comme Pierre-Simon Fournier (Manuel typographique, Paris 1767 [fig. 550]), et des fonderies en achetèrent des matrices, comme Claude Lamesle (Épreuves Générales des Caractères, Paris, 1742 [fig. 551]), qui possédait de nombreuses matrices du xvie siècle. En 1578, Robert Granjon est appelé à Rome par le pape Grégoire XIII où, pendant une dizaine d’années, il grave, pour les publications du Vatican, des caractères orientaux et d’autres destinés à imprimer la musique. Il revient à Paris en 1590, l’année de sa mort.
Fig. 549. Caractères de civilité d’Ameet Tavernier. Taille réelle. In La Maison Enschedé, 1703-1953. Johannes Enschedé en Zonen, Harlem, 1953. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Fig. 550. Cursive française, de Pierre-Simon Fournier. Manuel typographique, tome II, imprimé par J. Barbou, Paris, 1767. Taille réelle. [Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 551. Robert Granjon, alphabet d’initiales, no 10. Taille réelle.
Fig. 552. Caractères de civilité d’Henri du Tour, fin xvie siècle. Taille réelle. In La Maison Enschedé, 1703-1953. Johannes Enschedé en Zonen, Harlem, 1953. [Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 552 bis. Claude Lamesle, Caractère de civilité, dans son spécimen Épreuves Générales des Caractères, Paris, 1742. Taille un peu réduite.
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Robert Granjon
Fig. 553. Spécimen anonyme, Hollande, 1565. Ce spécimen présente le romain de Claude Garamont et l’italique de Robert Granjon, qui étaient souvent associés dans un même ouvrage aux xvie et xviie siècles. (Voir également [fig. 493, page 285] la feuille spécimen de la fonderie Berner, Frankfort, 1592, qui présente, elle aussi, l’italique de Granjon associé au romain de Garamont.) Fig. 554, page ci-contre. Fac-similé d’un autographe de Christophe Plantin, faisant partie d’un registre de commandes. Contrat entre l’imprimeur et Robert Granjon concernant la taille et la livraison de poinçons et de matrices de lettres italiques dans deux corps diférents, à Anvers, le 3e jour de juillet 1565. Taille réelle. En bas du document viennent les signatures, avec paraphes, des deux personnages. [Archives du Musée Plantin-Moretus, Anvers.]
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Christophe Plantin 1. Max Rooses (qui fut le premier conservateur du musée PlantinMoretus, en 1876), Christophe Plantin, imprimeur anversois, deuxième édition, Jos. Maes éditeur, Anvers, 1890.
Fig. 555. Christophe Plantin (vers 1520-1589).
althasar Ier Moretus (forme latinisée de «Moerentorf», en flamand), le petit-fils intellectuel de Christophe Plantin (ou Plantain) et fils de Jean Ier Moretus, précise que « ce fut en 1549 que son grand-père vint s’établir à Anvers. Il se fit recevoir bourgeois de cette ville le 21 mars 1550 et la même année il fut inscrit comme imprimeur dans la corporation de Saint-Luc. Cette ville jouissait alors d’une prospérité qu’elle n’avait jamais connue auparavant et qui avait débuté au milieu du xve siècle. Par son commerce et par son industrie, elle devint l’une des villes principales du nord-ouest de l’Europe et la rivale de Londres et de Paris. Les vaisseaux marchands de toutes les parties du monde abordaient à ses quais en nombre fabuleux, les diverses nations y fondaient des comptoirs, les arts y florissaient, les études étaient en honneur : en un mot, la ville réunissait toutes les conditions pour procurer à ses habitants le bien-être et les agréments de la vie, et pour attirer les étrangers B ».
B
Christophe Plantin est né vers 1520, probablement à Saint-Avertin, hameau situé tout près de Tours ; des amours d’un jeune valet de ferme et d’une belle servante, raconte une légende, et de parents de petite noblesse mais ruinés, selon une autre moins probable. Quoi qu’il en soit, sa mère est emportée par la peste. Le père, bâti comme un colosse, échappe au fléau comme son fils, qu’il empoigne aussitôt pour le conduire à Lyon, à Orléans, puis à Paris. À 18 ans, sans le moindre sou en poche et privé de son père dont il a perdu la trace, il rejoint à pied la ville de Caen (entre 1535 et 1540) où il apprend que maître Robert II Macé, imprimeur et relieur de son état, cherche des apprentis courageux. Christophe est engagé, travaille très dur et met tant de cœur à l’ouvrage qu’il est rapidement augmenté. En 1545 ou 1546, il épouse Jeanne Rivière, une employée de son patron, qui lui donnera six filles dont l’aînée, Marguerite, naquit en 1547, ainsi qu’un garçon qui mourut à l’âge de 4 ans. Peu de temps après son mariage, le jeune couple s’installe à Paris où Christophe ouvre un atelier de maroquinerie et de reliure. Mais le client se fait trop rare. « Nous n’avons rien eu de nos parents que charges et coûts et nous avons commencé premièrement ménage du seul labeur de nos mains », expliquera Christophe par la suite. Deux années après la naissance de leur premier enfant, attirés par la renommée économique de la ville d’Anvers, les Plantin n’hésitent pas à venir y tenter leur chance. Christophe avait alors une trentaine d’années. Dans un document daté du 2 septembre 1604, soit 15 ans après la mort de son grandpère, Balthasar Moretus, expliquait les débuts de la typographie plantinienne. Ce texte fut écrit du vivant de son père, qui, durant 32 ans avait été le collaborateur assidu de son beau-père. Il a probablement dû superviser le contenu de cette narration.
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« Lorsque feu Christophe Plantin fut arrivé à Anvers, en 1549, il s’occupa d’abord de la reliure de livres et de la fabrication de boîtes et de cofrets, qu’il couvrait de cuir et dorait, et qu’il incrustait de parcelles de cuir de diverses couleurs avec un talent remarquable. Dans ces derniers ouvrages, ainsi que dans la reliure, il n’eut son égal ni à Anvers ni aux Pays-Bas. Par là, il se fit connaître en même temps à Mercure et aux Muses, c’est-à-dire aux négociants et aux savants, qui, allant souvent à la Bourse ou revenant de là, étaient obligés de remarquer les travaux de Plantin qui habitait une maison contiguë à ce lieu de réunion. Les savants lui achetaient des livres fort élégamment reliés, les marchands y faisaient l’acquisition de boîtes ou d’autres objets de luxe que lui-même fabriquait ou qu’il faisait venir de France. Lorsque, durant quelques années, il eut exercé cet art et ce négoce avec succès et avec fruit, le seigneur Gabriel de Çayas, secrétaire du grand roi Philippe II d’Espagne, apprit à connaître et à aimer cet homme d’un talent
Fig. 556. La foule acclamant les archiducs à la Grand-Place à Anvers, lors de leur joyeuse entrée. Gravure de Pierre van der Borcht.
éminent, et, un jour qu’il eut à envoyer à la reine d’Espagne une pierre précieuse de grande valeur, il fit faire par Plantin une boîte pour l’expédier. Quelques jours après, Çayas fait savoir à Plantin qu’il est prié d’achever et d’apporter la boîte ce soir, parce que le lendemain, à la marée haute, le courrier devait l’emporter en Espagne. Plantin, voulant se conformer à cet ordre, sort à la nuit tombante, tenant lui-même le cofret sous le bras, et précédé d’un domestique portant une lumière. À peine a-t-il quitté son habitation située près de la Bourse […] qu’il rencontre quelques hommes ivres et masqués, cherchant un joueur de cithare qui s’était moqué d’eux et leur avait adressé je ne sais quelles injures. Voyant Plantin chargé de son cofret, ils croient avoir trouvé leur homme. L’un d’entre eux tire à l’instant l’épée et se met à poursuivre Plantin. Celui-ci, tout étonné, se réfugie sous un portail où il dépose sa boîte et au même moment il se sent percé à l’épaule par l’arme du malfaiteur. La blessure était si grave et l’épée si profondément enfoncée que l’assaillant criminel eut de la peine à la retirer. Plantin, un modèle illustre de fermeté et de patience, s’adresse avec calme à ces hommes : “Seigneurs, dit-il, vous faites erreur. Quel mal vous ai-je fait?” Eux, en entendant cet homme parler avec douceur, prennent immédiatement la fuite et s’écrient, en fuyant, qu’ils se sont trompésB. Plantin retourne à la maison, malade et à moitié mort. Un chirurgien célèbre de cette époque, Jean Farinalius, et un médecin de grande réputation, Jean Goropius Becanus, sont appelés. Ils désespèrent tous deux de sauver le blessé. Cependant, Dieu, contre l’attente de tous, le préserve pour le bonheur public et le fait guérir peu à peu. Mais dans la suite, se sentant incapable d’un travail pour lequel il devait faire beaucoup de mouvements et se courber, il résolut de s’adonner à la typographie, art qu’il avait d’ailleurs vu pratiquer souvent en France et qu’il y avait exercé lui-même. Et, ayant organisé son atelier avec l’esprit éclairé qui le caractérisait, il le dirigea et le gouverna avec tant d’habileté et de talent que, Dieu aidant, les premiers produits de son imprimerie furent admirés, non seulement par les Pays-Bas, mais par l’univers entier. »
1. Par la suite, Plantin retrouva les coupables et un arrangement à l’amiable leur évita de passer en justice.
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Christophe Plantin
Fig. 557. « Le corps des musiciens». Planche de La magnifique et somptueuse pompe funèbre faite aux obsèques de l’empereur Charles cinquième, célébrées en la ville de Bruxelles le 29e jour du mois de décembre 1558. Planche dessinée par Jérôme Cock et gravée sur cuivre par Jean et Luc de Deutecum. In-folio imprimé par Christophe Plantin, Anvers, 1559. Taille très réduite. L’impression en noir a ensuite été coloriée à la main.
Fig. 557 bis. Le premier livre imprimé par Plantin à Anvers.
Tout un quartier de la ville d’Anvers était habité par une population vivant de l’imprimerie et des diverses industries auxiliaires : les typographes, les libraires, les fondeurs de caractères, les graveurs sur bois et sur cuivre, les imprimeurs en taille-douce, les relieurs, les fabricants de fermoirs, se comptaient par centaines. Christophe Plantin eut donc à conquérir sa place devant ses devanciers. La tâche était rude pour un jeune artisan n’ayant d’autres ressources que son courage et son habileté ; mais le milieu était tellement favorable à ceux qui aimaient le travail et s’y entendaient, que l’activité et le talent de toute nature y trouvaient facilement leur récompense. Plantin en fit l’heureuse expérience, et cinq ans seulement après l’installation de son ojcine, il s’élèvait au-dessus de ses concurrents et avait conquis, dans sa ville adoptive, le premier rang parmi les typographes contemporains. Le 5 avril 1554, Plantin obtint le privilège pour trois livres. Le premier parut en italien et en français, pour le compte de Jehan Bellère, sous le titre La Institutione di una fanciulla nata nobilmente. L’Institution d’une fille de noble maison, Traduite de langue Tuscane en François [fig. 557 bis]. Vient ensuite un « Douzain » en l’honneur de l’humaniste italien Gian Michele Bruto, l’auteur du livre. Sur le colophon, la fin de cet ouvrage, écrit en vers et édité par Jehan Bellère, on lit : « De l’imprimerie de Chr. Plantain, 1555. » Enfin, le troisième livre portant l’adresse de Plantin est Le premier volume de Roland furieux, premièrement composé en Thuscan par Loys Arioste Ferrarois, et maintenant mys en rime Françoise par Ian Fornir de Mautaulban en Quercy. Si les deux
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Fig. 558. « Le navire symbolique». Planche extraite du même ouvrage que celui de la figure précédente. Taille très réduite : il s’agit d’une double page de l’in-folio.
premiers livres avaient été traduits pour le compte de Plantin, ce troisième n’était en fait que la réimpression d’un volume publié la même année chez Michel de Vascosan, à Paris. Dès le commencement de l’année 1556, les registres de Plantin mentionnent l’impression d’almanachs, de calendriers et de chansons de Ronsard, sous le titre Les Amours, Continuation & Bocage. L’activité se poursuit sans problèmes particuliers jusqu’en l’année 1562, qui marque la fin de la première période de la carrière d’imprimeur de Plantin, comme nous allons le voir. Il avait alors à son actif l’impression de 141 livres, dont un superbe album de gravures sur cuivre, accompagnées d’un texte typographique : La magnifique et sumptueuse Pompe funebre faite aus obseques de l’empereur Charles cinquième (Charles Quint), réalisé en 1559 [fig. 557, 558 et 558 bis]. Pendant ces sept premières années après l’ouverture de son atelier, ses afaires avaient pris une extension extraordinaire, et qui étonnait ses confrères quand ils ne le jalousaient pas. Au début, il imprima beaucoup de livres à demi ou exclusivement aux frais d’imprimeurs anversois (comme Jehan Bellère, Steelsius, Sylvius et Van Keerberghen), ou même pour le compte de libraires étrangers (comme Materne Cholin de Cologne et les Birckman, établis dans cette même ville mais possédant une succursale à Anvers). Il fréquentait avec assiduité les foires aux livres de Francfort et se déplaçait fréquemment à Paris ou ailleurs pour raisons commerciales.
Fig. 558 bis. Page de titre de La magnifique et somptueuse Pompe funèbre faite aux obsèques de l’empereur Charles cinquième. Chr. Plantin, 1559.
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Christophe Plantin Mais, ce fut surtout avec les libraires parisiens qu’il fit ses plus grosses afaires : non seulement il leur vendait par centaines d’exemplaires les livres qu’il avait imprimés à ses propres risques, mais également il en exécuta plusieurs à frais partagés avec eux. Les ouvrages qu’il publia jusqu’à cette date n’ont pas encore l’extrême élégance qui caractérisera plus tard les produits des presses plantiniennes, mais déjà à ses débuts, Plantin produisait des livres d’une exécution solide, imprimés avec soin et avec goût, si bien qu’il était devenu le premier des imprimeurs anversois. Leur tirage moyen se situait autour de 1 000 exemplaires, avec certains tirages pouvant atteindre 3 000. En 1557, en adoptant la devise Labore et Constantia (Par le travail et la constance), Christophe Plantin changea une nouvelle fois sa marque d’imprimeur : de même que l’emblème du vigneron avait fait place à celui de la vigne, de même ce dernier fut remplacé par le compas, le symbole glorieux que notre imprimeur et ses successeurs devaient immortaliser.
Fig. 559. La première marque d’imprimeur de Plantin : un vigneron coupant un cep de vigne enlaçant un orme. Cet emblème forme un médaillon ovale, enfermé dans un encadrement carré et entouré de la devise Exerce imperia et ramos compesce fluentes. Dans Flores de L. Anneo Seneca (août 1555), dédié à Martin Lopez, celui-là même dont, 24 ans plus tard, Plantin acheta la grande maison du Marché du Vendredi (Vrijdagmarkt).
Fig. 560 et 561 (1556 et 1557). Deux variantes de la deuxième marque d’imprimeur de Christophe Plantin. Elles représentent une vigne enlaçant un arbre de ses branches chargées de grappes, avec la devise Christus vera vitis (Christ est la vraie vigne), enroulée autour des deux troncs. Cette devise est de connotation réformée.
Fig. 562. Courant 1557, Christophe Plantin adopte la devise Labore et Constantia (Par le travail et la constance). Une main, sortant d’un nuage, tient un compas dont l’une des branches prend appui sur un livre et l’autre trace un cercle. Un phylactère contient la devise. Fig. 563. Une des premières variantes de ce schéma de base : le compas (qui repose maintenant sur une tablette) est encadré et contenu entre deux figures allégoriques représentant l’une le Travail et l’autre la Constance.
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L’organisation étonnante de Plantin et son inclination à classer et conserver les documents administratifs font aujourd’hui le bonheur des historiens et, en conséquence, le nôtre. Ils ont retrouvé dans les archives de son imprimerie (aujourd’hui le musée Plantin-Moretus) sa correspondance presque entière, ainsi qu’un grand nombre de lettres adressées à lui, les journaux de vente et les grands livres de compte, les livres de caisse, les cahiers de la foire de Francfort, des inventaires et des catalogues, les comptes des ouvriers typographes, des relieurs, des graveurs, les privilèges et de nombreux papiers domestiques. Dans le chapitre précédent, consacré à Robert Granjon, nous n’avons eu aucune dijculté à vérifier que ce dernier gravait bien des caractères chez Plantin en 1565 [voir la fig. 554, page 331]. Sa biographie nous montrera que les deux qualités maîtresses qu’il se reconnaissait à lui-même : le travail et la constance (sa devise), mises au service d’un jugement sain et d’un esprit ouvert à toutes les études du monde savant et à tous les progrès de son art, firent d’un homme, parti du rang le plus humble, une des célébrités de la typographie et une des gloires de sa patrie adoptive.
Fig. 564, 565 et 566. Autres variantes parmi les plus anciennes marques d’imprimeur de Christophe Plantin, utilisant la devise Labore et Constantia. Sur la figure 566, les termes de la devise sont inversés.
Fig. 567 et 568. Marques plantiniennes gravées sur cuivre.
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Christophe Plantin
1. Margrave. Dans les anciens pays germaniques: chef de province frontière ou marche ; en français marquis.
2. Il s’agit des feuilles imprimées et conservées à plat, et non de livres déjà reliés.
Mais revenons à l’année 1562. Fin février, Marguerite de Parme, gouvernante des PaysBas espagnols (aujourd’hui la Belgique), représentant l’Espagne très catholique (qui avait hérité de ce territoire de Marie de Bourgogne [Bruxelles, 1457–Bruges, 1482], fille unique de Charles le Téméraire [1433-1477] dernier duc de Bourgogne, épouse de Maximilien d’Autriche), écrivit une lettre à Jean d’Immerseel, le margraveB d’Anvers, lui demandant de lui faire parvenir un livret que l’on disait sorti des presses de Christophe Plantin : une Brêve instruction pour prier, un ouvrage hérétique. L’ouvrage ne comportait ni nom d’imprimeur ni adresse, mais les caractères utilisés étaient semblables à ceux de l’imprimerie Plantin. L’imprimeur et sa famille, ainsi que tous ses gens (hormis le correcteur et une servante) étaient alors fortement soupçonnés de sympathie envers le protestantisme, voire même envers ces nouvelles sectes fondées par de doux illuminés se proclamant envoyés de Dieu pour changer les bases de la religion et de la société. De fait – on le saura plus tard – Plantin s’était ajlié à une secte dissidente nommée « la Famille de la Charité ». Une perquisition eut lieu à son domicile et à son imprimerie, mais Christophe se trouvait à Paris depuis cinq à six semaines. Les enquêteurs finirent par comprendre que l’opuscule hérétique avait été imprimé huit à neuf jours avant leur investigation par trois compagnons de Plantin, à l’insu de lui-même et de sa famille. Le tirage se montait à environ 1 500 exemplaires C, dont 500 avaient déjà été expédiés partie à Metz et partie à Paris ; les 1 000 autres exemplaires furent découverts dans l’imprimerie, saisis par les autorités, puis brûlés. Sur ces entrefaites, circula à Anvers une édition en flamand de l’ouvrage incriminé. Par le caractère typographique utilisé, on sut qu’il sortait des presses hérétiques de la ville d’Emden, dans la Frise Orientale. Tenu informé, et compte tenu de la violence des querelles religieuses qui troublaient les consciences de ce xvie siècle, notre imprimeur (ne se sentant pas à l’abri de tout reproche) jugea plus prudent de ne pas rentrer à Anvers le temps que les choses se calment. Son absence se prolongea jusqu’au début de septembre 1563, c’est-à-dire qu’elle dura une vingtaine de mois. Entre-temps, l’Inquisition avait fait appréhender toute sa famille, et, à la demande de créanciers, on avait mis en vente tous ses biens, tant professionnels (cinq bonnes presses et deux mauvaises, les caractères en plomb, les rames de papier, les livres stockés, etc.) que personnels : il n’y eut de sauvé que les vêtements de la famille ! En fait, les acquéreurs étaient des amis de Plantin. Avec l’agrément de ce dernier, ils acquirent l’essentiel de ses biens mis en vente et les lui revendirent à son retour. La suite de l’histoire de Christophe Plantin ne semble « pas très catholique », dans les deux sens du terme. Mais pour la comprendre, remontons en arrière. Plantin, comme un grand nombre de ses contemporains, a appartenu à une des « sectes » qui, de son vivant, proliféraient dans le nord-ouest de l’Europe. En l’occurrence, celle de « la Famille de la Charité », fondée par Henri Niclaes. De nombreuses lettres conservées au musée Plantin-Moretus l’attestent sans la moindre ambiguïté. Comment et à quelle époque a-t-il embrassé les idées de la Réforme ? On n’en sait rien, mais on peut remarquer que la ville de Caen, au moment où il faisait son apprentissage, était l’un des centres les plus actifs du calvinisme en France. Son employeur, Robert Macé, avait pour marque d’imprimeur l’enfant Jésus debout sur un piédestal et tenant un cœur dans sa main droite, avec la devise Petra autem erat Christus (La pierre, c’était en fait le Christ), qui vient en réplique au passage de l’évangile dont se prévaut l’Église de Rome pour établir l’autorité papale : Tu es Petrus et super hanc petram ædificabo ecclesiam meam (Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église). En ne reconnaissant d’autre autorité supérieure, d’autre pierre constitutive de l’Église que le Christ, le protestantisme rejette la suprématie ecclésiastique des papes. On admet que, quand Plantin s’installa à Anvers, il avait déjà adopté «les idées nouvelles », ou le fit peu de temps après.
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La Chronique de la Famille de la Charité, document manuscrit relatant l’histoire détaillée de la secte d’Henri Niclaes (conservée à la bibliothèque de la Société de littérature néerlandaise, à Leyde), nous donne sa version sur la vie de Christophe Plantin, son ancien adepte. En voici des extraits qui nous concernent ici. «À cette époque (1549 à 1555), un relieur, français d’origine, portant le nom de Christophe Plantin et gagnant sa vie par le travail de ses mains, s’ajlia à Hendrik Niclaes et à son service, dans la ville d’Anvers. C’était un homme ingénieux, s’entendant à conduire les afaires dont il pouvait tirer parti et maniant habilement la parole. ¶ Lorsque ce Christophe Plantin se fut converti à la doctrine d’Hendrik Niclaes, il ne se soucia point de se soumettre aux exigences de cette doctrine; il songea uniquement à lui-même et à devenir quelqu’un de grand. Il s’appliqua donc avec zèle et s’exerça journellement à apprendre le flamand, et dans la suite il puisa beaucoup de connaissances dans les écrits d’Hendrik Niclaes. ¶ Ce qu’il avait appris des ouvrages d’Hendrik Niclaes, ce qu’il y ajoutait de son invention, ses relations avec Hendrik Niclaes, tout cela il le fit savoir bien haut auprès de quelques commerçants de sa connaissance à Paris. Il conquit ainsi leurs cœurs, et ils lui accordèrent leur confiance et une grande autorité dans leurs afaires. Ayant de cette manière obtenu de la confiance et de l’influence, par son savoir puisé dans la doctrine et dans les écrits d’Hendrik Niclaes, ayant appris ensuite qu’on songeait à faire imprimer encore plusieurs livres et en outre un grand ouvrage, Plantin songea activement à son propre intérêt : il fit ressortir auprès de ses amis de Paris la nécessité de cette impression, et leur dit que chacun devait montrer du zèle pour la faire exécuter. Par là il se fit que quelques-uns s’y montrèrent fort enclins et voulurent favoriser le service de la Charité. ¶ Mais, en réalité, Plantin ne travaillait pas dans la simplicité du cœur au service de la Charité : il cherchait, sous le couvert de ce service, à se pousser lui-même en avant. Cependant, il agissait en tout ceci comme s’il n’avait eu en vue que le service de la Charité. Mais le fond de sa pensée était faux, ce dont ces négociants ne s’aperçurent point, et, à sa demande, ils lui fournirent du secours. De sorte qu’il établit lui-même une imprimerie dans la ville d’Anvers, fit de bonnes afaires, mais ne fut d’aucune utilité au service de la Charité. Il ne contribua en rien aux dépenses d’Hendrik Niclaes, mais songea uniquement à lui-même. ¶ Et à cette époque Christophe Plantin entreprit, pour de l’argent qu’Hendrik Niclaes lui donna, d’imprimer à Anvers le Spegel der Gherechticheit (le Miroir de la Justice) [fig. 569 et 570, pages suivantes] et d’autres livres plus petits. Hendrik Niclaes paya entièrement ces impressions et solda aussi toutes les dépenses s’y rapportant ; il paya également tous les caractères et les gravures qui y furent employés, ainsi que le papier. Hendrik Niclaes envoya également deux hommes à Cologne pour y acheter, à ses frais, d’autres caractères dont on avait besoin et qu’il paya, de telle sorte qu’il n’épargna au service de la Charité rien de ce qui lui appartenait. Plantin cependant ne se soucia point de venir en aide à Hendrik Niclaes dans toutes ses dépenses et n’engagea pas davantage les autres à intervenir, mais il fit servir à son avantage personnel tout ce qu’on lui apportait pour le service de la Charité. […] »
Ce texte est un peu long, mais je le fais figurer car il nous renseigne très utilement sur les débuts de la vie à Anvers de notre personnage. Vous remarquerez le style d’écriture répètant les noms des personnes autant de fois qu’il le faut, de façon à ce que le discours ne se prête à aucune erreur de compréhension. On a écrit pour la postérité.
1549-1555
Double page suivante : fig. 569 et 570. Deux pages du Spegel der Gherechticheit d’Henri Nicleas. Le texte est en gothique Fraktur (voir pages 88 et 89) qui est alors la lettre d’apparat très à la mode dans tout le Saint Empire romain germanique. Les corps typographiques habituels sont réalisés en caractères en plomb. Les grands titres sont des gravures sur bois. In-folio, taille réelle. Christophe Plantin, Anvers.
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Christophe Plantin
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Christophe Plantin Cependant, Plantin, qui avait de nombreuses relations avec quelques cœurs zélés, négociants honorables selon le monde et demeurant à Paris en France, leur fit un grand éloge d’Hendrik Niclaes et du service de la Charité que celui-ci dirigeait, et leur remontra qu’il fallait avant toutes choses les favoriser. ¶ Parmi ces négociants, il y avait un homme très zélé et très simple, qui aimait la justice de tout son cœur et qui, de bonne foi, croyait Plantin fort attaché à Hendrik Niclaes et au service de la Charité. Ce négociant était un bijoutier qui faisait le commerce d’or, de joyaux, de pierres fines et précieuses, et qui en avait pour chacun selon sa condition : pour les rois, les princes, les comtes, les autres seigneurs et gentilshommes. Il était né dans le pays de Provence, s’était fait inscrire comme bourgeois à Paris et n’avait ni enfants ni héritiers de ses biens. Et comme il avait un grand zèle pour Hendrik Niclaes et pour le service de la Charité, et savait que ses richesses, s’il n’y avisait prudemment, deviendraient la propriété et l’héritage des étrangers et des partisans du monde pervers, il fit savoir en temps opportun à Plantin qu’il désirait, qu’après sa mort, les principaux bijoux fussent portés à Hendrik Niclaes pour l’avancement du service de la Charité. ¶ Cela plut beaucoup à Plantin, mais comme il habitait la ville d’Anvers et n’eût pu trouver le temps nécessaire pour s’occuper de cette afaire, il eut recours aux services d’un ami fort dévoué qu’il avait à Paris. C’était un pharmacien célibataire, nommé Pierre Perret [ou Porret]. Entre celui-ci, Plantin et le négociant, il fut convenu que la volonté manifestée par ce dernier en leur présence serait exécutée par Pierre Perret et que, d’après son désir, ses biens seraient remis à Hendrik Niclaes et employés au service de la Charité. Et dans cette volonté, le négociant persista jusqu’au moment de sa mort. » L’histoire du joaillier de Paris et de ses relations avec Plantin est continuée au 21e chapitre, alinéas 12 à 29, de la chronique. Il y est dit que le malade, en mourant, légua à Pierre Perret, les bijoux les plus précieux qu’il possédait pour le service de la Famille de la Charité, et, qu’après sa mort, Perret les emporta, à l’insu de tous.
1562 1. En fait, et depuis leur adolescence, Christophe Plantin et Pierre Perret étaient deux bons copains qui étaient restés en contact.
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« Et vers la même époque (1562), Plantin se rendit à Paris et demeura là pendant un certain temps chez Pierre Perret et ils se nommèrent “frères” entre eux, de sorte que bien des gens à Paris crurent qu’ils étaient des frères naturels B. Plantin resta assez longtemps absent de chez lui, et pendant ce temps ses ouvriers imprimeurs faisaient ce qu’ils voulaient. ¶ Un jour, ils entreprirent, de leur propre mouvement, d’imprimer un petit livre suspect. Lorsqu’ils eurent mis la main à l’œuvre, leurs compagnons allèrent les dénoncer au margrave, qui vint interrompre l’ouvrage commencé, emprisonna les ouvriers et confisqua tous les biens de Plantin. Mais les créanciers réclamèrent sur ses biens le paiement de ce qu’il leur devait. C’est pourquoi sa femme se rendit avec ses enfants à Paris, au logis de Pierre Perret. Dans cette maison, on ne regarda point aux dépenses à faire pour Plantin et sa famille. ¶ Pendant que les afaires de Plantin s’étaient ainsi embrouillées à Anvers, il laissa les siens à la maison de Pierre Perret et se rendit auprès d’Hendrik Niclaes qui s’occupait de l’avancement du service du Seigneur, à Kampen, dans le pays d’Overysel. ¶ Cependant, comme Hendrik Niclaes n’avait pas de ménage à lui à Kampen, mais partageait la table d’un ami fidèle, il ne lui fut point possible de recevoir Plantin et il le logea chez Augustin, qui, à cette époque, imprimait pour Hendrik Niclaes les livres qui n’avaient point encore paru. Il lui permit de rester auprès d’Augustin, aussi longtemps que cela lui plairait, et paya toutes les dépenses que Plantin faisait là et tout le vin qu’il buvait.
Fig. 571. L’Instruction chrétienne, livre hérétique imprimé en 1562 et portant indûment le nom d’éditeur de Plantin, ce qui valut des ennuis à ce dernier qui réussit finalement à se disculper. En bas de cette page de titre, Plantin a écrit de sa main : « Cette impression est faussement mise en mon nom car je ne l’ai faite ni fait faire. » [Musée Plantin-Moretus.]
Pendant le séjour de Plantin à Kampen, Hendrik Niclaes chercha habilement à lui faire avouer la vérité touchant le joaillier de Paris. Plantin déclara qu’il avait été en relation d’afaires avec le défunt, que celui-ci lui devait de l’argent et lui avait laissé, en paiement, trois pierres fines fort précieuses. Mais Hendrik Niclaes et ses partisans continuèrent à soupçonner Plantin de leur cacher la vérité et de s’être approprié une partie de l’héritage du bijoutier, héritage qui se montait bien à huit ou dix mille couronnes. ¶ Ainsi donc, quelque temps après, Plantin se rendit en secret à Anvers et d’Anvers de nouveau à Paris, et il obtint un peu plus tard de bons conseils et du secours de quelques négociants qui étaient de son métier et s’appelaient les Bomberger. Ceux-ci le débarrassèrent de ses créanciers, l’installèrent de nouveau dans son industrie et lui procurèrent de l’ouvrage. Et ainsi, Plantin parvint à la tête d’une industrie et d’un négoce beaucoup plus importants que ceux qu’il avait dirigés auparavant. ¶ Bientôt Plantin commença de très grandes afaires et les étendit de plus en plus, de manière que, peu d’années après, il faisait marcher dans son atelier seize presses ou plus encore, et avait en abondance tout ce qui se rapporte à son métier. Il ouvrit en d’autres pays des librairies, montées sur un grand pied, de sorte qu’il acquit une grande réputation chez plusieurs peuples, et devint beaucoup plus puissant que tous les autres imprimeurs ou libraires demeurant à Anvers. Cette extension considérable de son négoce étonna beaucoup de gens et les fit réfléchir ; ils se demandèrent comment il pouvait entreprendre de si grandes choses et faire de si fortes dépenses. »
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Christophe Plantin Si cette chronique nous précise certains aspects de la vie de Christophe Plantin, quel crédit apporter à l’accusation de malhonnêteté lancée contre lui ? Elle est trop vague, et, de la part des membres d’une secte avec laquelle notre imprimeur avait déjà pris ses distances au moment de sa rédaction, une insinuation n’est pas une preuve. Ce qui est certain, c’est que Plantin reconnaît avoir reçu trois pierres précieuses de grande valeur en paiement d’une dette. Dans une lettre écrite à Jean Moretus, le 20 septembre 1591, par Pierre Perret, celui-ci dit expressément : « Je luy avoys baillié troys pierres, de quoy je pense qu’il retira quatre ou cinq cens escus. » La documentation, éditée par le musée Plantin-Moretus, donne une version diférentes des faits : « Il est très probable, en réalité, que la Huys der Liefde (la Maison de la Charité) dont il est membre, ait mis des fonds à sa disposition. Cette société secrète d’intellectuels et de marchands, prêchant la tolérance et la croyance mystique en Dieu, veut sans doute s’assurer les services d’un bon imprimeur pour difuser les idées controversées de son chef spirituel Hendrick Niclaes. Grâce aux fonds de la « secte », Christofel PlantijnB obtient son premier pri1. Pragmatique, Plantin avait adapté l’orthographe de son vilège d’imprimeur en 1555 et publie son premier et modeste ouvrage, un nom à son nouveau milieu. traité de l’humaniste Giovanni Michele Bruto (1517-1592) sur l’éducation des jeunes filles de la noblesse, La Institutione di una fanciulla nara nobilmente (L’éducation d’une jeune fille de noble lignage). »
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Revenu à Anvers, en septembre 1563, Plantin mit toute son énergie à se relever du désastre qui avait englouti la majeure partie de son avoir. Il se rapprocha de quatre hommes riches, tous parents entre eux et tous calvinistes, qui, reconnaissant ses qualités professionnelles et celles d’habile administrateur, réunirent les capitaux nécessaires pour lui permettre de mettre sur pied une nouvelle et importante imprimerie, et de faire ainsi fructifier leur argent. L’Officina plantiniana devient alors une compagnie, dont Plantin assuma la direction. L’association débuta le 1er octobre 1563 et devait durer quatre ans. Plantin apporta le matériel d’imprimerie qu’il possédait alors. Un inventaire écrit de sa main et daté du 14 septembre 1563, nous apprend qu’il possédait les matrices de 29 caractères diférents, taillés par Pierre Haultin, Robert Granjon, Claude Garamont et Guillaume Le Bé, avec les instruments nécessaires pour les fondre, ainsi que le caractère romain et italique appelé Ascendonica, de la taille de Guyot, et ainsi que les poinçons de huit caractères. L’association, qui ne devait expirer que le 1er octobre 1567, fut dissoute quelques mois plus tôt et il semble que des raisons religieuses en soient la principale cause. Dans une lettre du 30 août 1567, qu’il adresse à Gabriel de Caylas (ce même secrétaire du roi Philippe II, commanditaire du riche cofret qui lui avait valu d’avoir l’épaule transpercée [voir pages 332-333], Plantin précise qu’il avait rendu à ses associés tout l’argent engagé par eux dans ses afaires.
Fig. 572. Pierre-Paul Rubens, Christophe Plantin, peinture à l’huile exécutée entre 1613 et 1616. [Musée Plantin-Moretus.]
Pendant les quelque quatre ans que dura l’association, 209 ouvrages ont été imprimés sur sept presses : des éditions d’auteurs grecs et latins, des bibles, des œuvres liturgiques et des traités scientifiques. La renommée de Plantin s’étendait, son imprimerie s’équipait progressivement de manière professionnelle et le capital de la compagnie avait fortement augmenté.
En 1566, il ouvrit à Paris une librairie qu’il confia à un de ses employés, Gillis Beys, lequel allait épouser sa fille Madeleine. Plus tard, il en établit une autre à Leyde (Hollande) ainsi qu’une imprimerie, et une troisième à Salamanque (Espagne).
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Fig. 573. Le 20 avril 1876, le dernier propriétaire de l’imprimerie créée par Christophe Plantin, Jonkheer Edouard Moretus, met définitivement un terme à trois cents ans d’activité. L’imprimerie fut alors acquise par l’Administration communale d’Anvers et transformée en musée. Celui-ci fut officiellement ouvert au public le 19 août 1877. Max Rooses en fut le premier conservateur. Ce musée typographique est le plus important au monde, suivi par le Gutenberg Museum à Mayence et le Musée de l’Imprimerie à Lyon. Ici, nous voyons la vieille imprimerie, dont l’origine remonte à 1580, avec des presses (datant des xviie et xviiie siècles) à gauche, et les casses de la composition typographique, à droite. C’est la seule imprimerie, datant de la Renaissance et de l’époque baroque, restée intacte. Vous remarquerez les étais de bois qui fixent les presses au plafond pour les empêcher de pivoter lors du mouvement horizontal exercé par le pressier sur le levier de la vis sans fin. [Photo in Max Rooses, Christophe Plantin, Jos. Maes éditeur, Anvers, 1890.]
Fig. 574. Les plus anciennes presses à imprimer au monde. Il est possible que Plantin lui-même ou son gendre, Jean Ier Moretus, aient connu ces deux presses datant de 1600 environ. Elles sont aujourd’hui incomplètes et ne sont pas en état de fonctionner. [Musée Plantin-Moretus.]
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Christophe Plantin
Fig. 575. Page de titre de la Bible flamande, Plantin, Anvers, 1566. Gravure sur cuivre, en taille-douce, de Gérard Janssen van Kampen.
Fig. 576. Page de titre de Vivæ imagines partitium corporis humani de Vésale et Valverda. Éd. flamande, Plantin, Anvers, 1568. In-folio. Cet ouvrage comprend 42 planches gravées sur cuivre en tailledouce par Pierre Huys, d’après les dessins de Lambert van Noort. Vous remarquerez que le texte est composé en capitales romaines et en minuscules de civilité.
Un demi-siècle après les thèses de Luther, le protestantisme avait attiré l’attention du monde chrétien sur l’apport de la philologie et de l’exégèse bibliques. Pour les protestants ce livre formait la base essentielle de leur foi, d’où leur activité dynamique à en posséder les éditions authentiques, ou du moins les éditions les plus proches possibles des écrits originaux. Chez les catholiques, la Contre-Réforme comprend l’intérêt de ces études protestantes et entreprend, à son tour, d’étudier plus sérieusement la Bible, de façon à se mettre en état de tenir tête aux théologiens de la Réforme. De son côté, Christophe Plantin, homme d’afaires pragmatique et avisé s’il en fut, parfaitement conscient d’être suspecté peu ou prou d’hérésie, et pour le moins de sympathie envers le protestantisme, a alors une idée de génie qui concilie et l’adhésion des autorités catholiques et sa renommée professionnelle : réaliser une bible fournissant des textes corrects dans leurs langues d’origine, les traduire avec une exactitude scrupuleuse, les expliquer selon le vrai sens. En somme publier une Bible parfaite par excellence : l’entreprise la plus glorieuse qu’un imprimeur du xvie siècle eût rêvé de réaliser. Ce projet s’est d’abord constitué autour de la Vulgate (la traduction latine de la Bible, par saint Jérôme, au ve siècle) et des textes anciens hébreux et grecs. Puis on ajouta des explications chaldéennes de l’Ancien Testament et une traduction syriaque du Nouveau. D’autres additions importantes vinrent, dans la suite de l’élaboration, modifier encore la conception première : on visait manifestement la per-
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Fig. 577. Page de titre de l’Antiphonarium, Plantin, Anvers, 1573. In-folio. Cette gravure de Pierre Van der Borcht (un des meilleurs burinistes de l’École anversoise), en taille-douce, fut réalisée et employée d’abord pour le Psalterium de 1571. Elle représente le chœur de l’église de Saint-Rombout à Malines.
Fig. 578. Page de titre de la Grammatica hebræa, de Johann Isaac. Plantin, Anvers, 1564. In-folio. Dessin de Godefroy Ballain, gravé par Arnold Nicolaï.
fection, encore jamais réalisée. À cette époque, il existait un ouvrage conçu dans le même esprit, la Bible polyglotte du cardinal Ximénès, imprimée de 1517 à 1521 à Alcalá de Henares, en Nouvelle Castille [fig. 401, page 229], mais celle-ci était devenue fort rare au temps de Plantin. Le besoin d’une édition des textes originaux de la Bible, avec leur traduction, s’était fait sentir à plusieurs reprises et dans diférents pays, tant par les protestants que par les catholiques, mais les projets n’aboutirent jamaisB : soit par la mort de leurs auteurs avant la finalisation de leur travail, soit par l’abandon d’un projet en cours, comme le duc de Saxe qui, ayant vu une feuille modèle de la Bible polyglotte que Plantin avait exposée à la foire de Francfort, désespérant de voir publier en Allemagne une édition aussi parfaite, renonça à une entreprise pour laquelle il avait déjà beaucoup dépensé, et engagea Plantin à réaliser la Polyglotte. Le roi d’Espagne, Philippe II, approuva le projet et nomma bientôt le savant docteur jésuite, Benedictus Arias Montanus, alors âgé de 41 ans et d’une érudition peu commune, à la direction scientifique et pour conduire l’entreprise. Les premières instructions du roi sont datées du 25 mars 1568. Lorsqu’Arias Montanus arriva à Anvers, Christophe Plantin se trouvait à Paris. Il retourna aussitôt à Anvers, transporté de joie de pouvoir enfin réaliser son rêve grandiose. Dès leur première rencontre, le savant espagnol le captiva par ses éminentes qualités d’homme et d’érudit, et il s’établit entre eux une amitié qui dura jusqu’à la mort de notre imprimeur (1er juillet 1589).
1. Par contre, il faut signaler les deux éditions réussies du Pentateuque, en quatre langues, publiées par des juifs à Constantinople en 1546 et en 1547. [Max Rooses, Christophe Plantin, pages 114 et 115.]
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Christophe Plantin
Fig. 579. Jean Ier Moretus (15431610), un gendre de Plantin. Il avait épousé sa fille Martine. [D’après un tableau de P. P. Rubens. In Max Rooses, Christophe Plantin.]
Fig. 580. Balthasar Ier Moretus (1574-1641), petit-fils de Plantin. [Gravure de Cornelius Galle. In Max Rooses, Christophe Plantin.]
Fig. 581. Hendrik Niclaes, le fondateur de la « Famille de la Charité ». [InMax Rooses, Christophe Plantin.]
Fig. 582. Arias Montanus, le savant espagnol, délégué chez Plantin à Anvers par le roi Philippe II d’Espagne, pour diriger la réalisation de la Bible royale. [InMax Rooses, Christophe Plantin.]
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1. Toutes ces précisions proviennent des étonnantes archives de Plantin, conservées au musée Plantin-Moretus à Anvers.
Une des missives du roi Philippe II d’Espagne, datée du 25 mars 1568, autorisait Plantin à commencer l’impression de la Bible polyglotte. Mais celui-ci, passionné par cette réalisation hors du commun, n’avait pas attendu cette décision pour s’organiser en conséquence, de même qu’il n’avait pas attendu l’arrivée d’Arias Montanus pour s’accorder avec ses fournisseurs et acheter le matériel nécessaire à son exécution. C’est ainsi que dès le 3 février 1565, il avait commandé à Robert Granjon, alors graveur de caractères à Lyon [pages 318-331], les poinçons du « gros grec à la façon de celui du roi de France, accordant sur le parangon ». Les derniers des 200 poinçons de ce caractère lui furent livrés le 29 juin de cette même année. En avril 1567, Granjon lui livrait deux frappes d’un parangon cursif, et le 19 mai suivant, il lui promettait les poinçons et quatre frappes d’une « romaine petit-petit canon ». Le 21 novembre 1569, ce même graveur lui fournissait encore, pour la somme de 243 florins, 108 poinçons de la lettre syriaque, avec leurs matrices, à raison de 45 sous le poinçon et la matriceB. Tous ces caractères sont utilisés dans la Polyglotte. Plantin acheta également un caractère hébreu à Guillaume Ier Le Bé [page 294] et un autre caractère hébreu plus petit, pour la paraphrase chaldéenne, à Corneille de Bomberghe, de Cologne, en 1567. Christophe Plantin avait à cette époque des fondeurs de caractères à son service : François Guyot et Laurent Van Everbroeck. Ce sont eux qui firent les fontes des types de ces diférentes sortes de lettres (cf. Max Rooses).
Fig. 583, page ci-contre. Première page de titre du premier volume de la Bible royale, dite Bible polyglotte car reproduisant les textes bibliques des cinq langues de l’Ancien Testament : l’hébreu, le chaldéen, le syriaque, le grec et le latin. In-folio, Plantin, Anvers, 1568-1572. Planche dessinée par Pierre Van der Borcht et gravée par Pierre Van der Heyden. Deux pages en vis-à-vis de la Bible royale. Fig. 584, page 350 : texte hébreu avec la traduction de la Vulgate. En bas : paraphrase chaldéenne. Fig. 585, page 351 : version grecque des Septante avec sa traduction latine. En bas : traduction latine de la paraphrase chaldéenne. Vous remarquerez que la numérotation des versets (configuration typographique inventée par Henri Ier Estienne [pages 190-191] et perfectionnée par son fils, Robert Ier Estienne [page 265]) est maintenant tout à fait entrée dans les mœurs. Christophe Plantin l’applique à chacune des langues.
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Christophe Plantin La Bible royale fut imprimée à quelque 1 280 exemplaires. À l’instar du lancement d’un nouveau modèle d’automobile contemporaine, déclinée en plusieurs versions par son constructeur, l’impression se fit sur quatre sortes de papiers : des exemplaires ordinaires (960 sur « grand réal » de Troyes), puis sur des papiers de plus en plus luxueux (200 exemplaires, d’une meilleure espèce, sur « papier fin royal au raisin » de Lyon ; 30 d’une qualité supérieure, sur « papier impérial à l’aigle » ; enfin 10 exemplaires sur « grand papier impérial d’Italie »). À cela, il convient d’ajouter les 13 exemplaires destinés au roi Philippe II, imprimés sur vélin, avec interdiction à Plantin d’imprimer sur ce support pour une autre personne que Sa Majesté. Pour ce faire, notre imprimeur acheta, le 7 mai 1568, 400 douzaines de peaux de parchemin, pour le prix de 600 livres de gros, soit 3 600 florins, que le roi lui remboursa par la suite.
Fig. 586 et 587. Exemples de lettrines utilisées dans des grands in-folio de partitions musicales. Taille réelle.
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1. Il s’agit de François de Raphelengien (en flamand : Frans van Raphelinghen), célèbre orientaliste, un des gendres de Plantin, celui qui épousa sa fille Marguerite.
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Le travail de préparation, de composition, d’impression et de reliure dura près de cinq années : de 1568 à 1573. L’ouvrage se compose de huit volumes monumentaux, dont le septième consiste en plusieurs dictionnaires et grammaires : dictionnaire grec-latin, dictionnaire et grammaire syriaques, dictionnaire et grammaire hébraïques. Le huitième volume se compose de diférents traités additifs. « Quarante ouvriers (écrivait Arias Montanus, le 6 avril 1569) travaillent journellement à la Bible, chacun dans sa spécialité, et il n’y a pas un homme intelligent qui, en passant par Anvers, ne vienne voir l’ordre et l’activité qui règnent dans la maison de Plantin et l’art avec lequel se fait ce travail. » Et dans un autre courrier : « Nous avons cinq correcteurs qui m’aident : deux d’entre eux connaissent toutes les langues, trois entendent le grec et le latin ; il y a en outre moi-même et mon aide B avec lequel je revois les textes de toutes les langues. » Plantin avait fait venir de Paris deux hommes versés dans l’hébreu et le syriaque. Tout ce travail de ruche était encore réalisé en collaboration avec les professeurs et les théologiens de l’université de Louvain. Ils en avaient lu les textes et les avaient revêtus de leur approbation à mesure de leur achèvement.
Au moment où l’impression de la Bible tirait à sa fin, il devint nécessaire de se procurer les approbations et les privilèges des autorités ecclésiastiques et séculaires, pour pouvoir la publier et pour s’en assurer la propriété exclusive. Le 26 mars 1571, trois docteurs en théologie de l’université de Louvain donnèrent leur approbation ojcielle à l’ensemble de l’ouvrage, et le 4 avril 1572 ceux de la Sorbonne en firent autant. Mais l’autorisation la plus importante et la plus dijcile à obtenir était celle du pape. À cette époque, le trône pontifical était occupé par Pie V, un homme d’une grande austérité et d’une sévérité canonique très rigoureuse. Après de longues palabres, Philippe II décida alors d’envoyer à Rome Arias Montanus, avec un magnifique exemplaire complet sur vélin, afin de fournir au pape les éclaircissements nécessaires. Quand Arias arriva à Rome, Paul V était mort et Grégoire XIII (ce même pape qui
Fig. 588, 589 et 590. Autre exemple de lettrine et lettres initiales inspirées de la calligraphie du temps. Tailles réduites.
institua le calendrier… grégorien, en 1582, en remplacement du calendrier julien) était monté sur le trône pontifical. Avec lui, les négociations ne soufrirent plus de dijcultés, et le 23 août de cette même année 1572, Arias obtenait pour la Bible l’approbation la plus chaleureuse, sous forme de bref papal adressé au roi Philippe II. Cette Biblia regia coûta à Plantin une fortune et désorganisa pour longtemps sa trésorerie. Malgré les subsides du roi d’Espagne, ce ne fut pas une opération particulièrement rentable – sans être pour autant l’échec financier franchement déficitaire de la Bible à 42 lignes de Gutenberg et de Fust [pages 65 et suivantes]. En revanche, Christophe recueillit, par cette réalisation si complexe, si aboutie et qui fut son titre de gloire, une renommée phénoménale qui arrangea bien, comme on s’en doute, la suite de son activité commerciale. C’est ainsi que, par ordonnance du roi du 10 juin 1570, il obtient le titre honorifique d’«architypographe » (titre curieux, inventé pour la circonstance) pour examiner les compétences, approuver les maîtres et ouvriers de l’imprimerie des Pays-Bas espagnols, et donner à «iceulx lettres de leur ydonéité B, suyvant leurs facultez». Mais avant de se présenter devant l’architypographe, ils devaient obtenir un certificat de l’évêque diocésain constatant leur bonne orthodoxie catholique et romaine.
1. Ydonéité. Ce vieux mot a donné « idoine ». Ici : aptitude, compétence.
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Christophe Plantin
Fig. 592. Herbier, description de diférentes variétés de liliacées. Après impression en noir, les illustrations étaient coloriées à la main. Christophe Plantin, Anvers, 1581. Taille réduite.
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1. In Musée PlantinMoretus, Guide du visiteur, 2003.
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Ensuite, le roi d’Espagne et le Saint-Siège lui accordent le monopole d’impression des missels, des bréviaires et des livres d’heures [fig. 577, 597, 598] – produits en masse pour les Pays-Bas, le marché espagnol et ses colonies américaines –, du premier bréviaire du concile de Trente, des Index Librorum Prohibitorum, et enfin des ordonnances royales. Il devint l’imprimeur de la cour du roi Philippe II d’Espagne. (Plantin transmit les privilèges qui lui avaient été accordés à ses descendants : les Moretus les exploitèrent pendant plus de deux siècles et y trouvèrent une source de profits considérables.) C’est le 24 juin 1576, qu’il déménage son entreprise et l’installe au Vrijdagmarkt (Marché du Vendredi), dans les locaux mêmes où se trouve aujourd’hui le Musée Plantin-Moretus (bâtiments qui furent en partie modifiés par la suite, comme la façade au xviiie siècle). Cette maison, qu’on appelait de Gulden Passer (Le Compas d’Or), devint l’un des plus somptueux hôtels particuliers d’Anvers. Il servait à la fois aux activités professionnelles (imprimerie et librairie) et de domicile pour sa famille et ses invités, comme Juste Lipse (1547-1606), célèbre humaniste et ami de Plantin, qui lui avait réservé un cabinet de travail (que l’on visite d’ailleurs). Le Compas d’Or attirait des hommes de lettres et des savants, des gens singuliers, érudits, bibliophiles, lettrés… « L’Ojcine plantinienne tourne à plein volume et s’étend : les cinq presses à imprimer de 1568 sont devenues 16 en 1575, et même 22 d’après certains. Avec près de 80 employés – 20 compositeurs, 32 imprimeurs, 3 correcteurs, sans compter le personnel de vente et de maison –, elle est la première entreprise typographique d’Europe. Ce record, dans ce secteur, ne sera battu qu’au xixe siècle. Grâce à l’importance de son chifre d’afaires, Plantin est en mesure d’imprimer aussi des ouvrages scientifiques, moins rentables B. » [Fig. 592, 593, par exemple.]
Fig. 593. Rechten, ende Costumen van Antwerpen, Christophe Plantin, Anvers, 1582. Taille réelle. La typographie associe un romain gras, selon le « goût hollandais », avec une « gothique flamande ». Ces deux styles typographiques procèdent d’une même sensibilité graphique : nous verrons cela un peu plus loin.
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Christophe Plantin
Fig. 594. Page de titre du dictionnaire flamand-français-latin, Thesaurus theutonicæ linguæ, Christophe Plantin, Anvers, 1573. In-folio. Taille réduite.
1. Extrait d’une lettre de Barrefelt à Jean Moretus, au sujet d’Augustin de Hasselt, l’ancien imprimeur d’Henri Niclaes : « Le teinturier qui teint ces échantillons a été notre plus ancien teinturier, que vous connaissez très bien. Il se nomme Augustin et possède en cachette une petite teinturerie d’une seule cuve. Il vous fait demander si, par hasard, vous n’auriez pas quelque chose à teindre pour l’envoyer à la foire de Francfort. Si vous aviez à teindre quelque chose pour lui, il vous le ferait à meilleur marché que ce que vous feriez teindre chez vous pour l’envoyer à Francfort. »
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Fig. 595. Page de titre du spécimen de caractères de 1567. Fleurons de Robert Granjon. Christophe Plantin, Anvers. In-quarto. Taille réduite.
En 1573, Plantin termine l’impression d’un magnifique dictionnaire «flameng-françois-latin », le Thesaurus Theutonicæ linguæ, longtemps remise en question et décalée à cause des troubles religieux et politiques survenus dans les Pays-Bas, qui mirent ces provinces en état de guerre avec Philippe II, détruisirent pour un temps son autorité, et perturbèrent assez sérieusement la vie économique. Plantin obtint un privilège de six ans, prorogé à dix, pendant lesquels il conservait, seul, le droit de publier des dictionnaires flamands. En 1576, une dizaine d’années après avoir rompu avec « la Famille de la Charité », Plantin renoue des relations avec les sectateurs, notamment avec un certain Barrefelt (de son vrai nom Henri Janssen, ancien disciple d’Henri Niclaes) qui avait fondé sa propre secte (celle de « Hiël » [Vie de Dieu]) et prêchait une doctrine particulière. C’était un simple artisan, peu instruit, mais fort disposé à l’enthousiasme mystique. Plantin s’attache à lui d’une manière intime et durable, et imprima plusieurs de ses ouvrages. Les archives du Musée Plantin-Moretus conservent des lettres adressées par Barrefelt à Plantin et à Jean Moretus après la mort de son beau-père. Ces lettres témoignent, avec la certitude la plus complète, que Plantin était un des chefs de cette secte et entretenait des relations avec les adeptes qui habitaient Anvers. Par mesure de sécurité, le vocabulaire de leur correspondance est crypté : la secte est nommée « la compagnie » ou « le commerce » ; les livres à imprimer : « des échantillons à teindre » ; les presses d’imprimerie: « des cuves » B. (Max Rooses, Christophe Plantin, page 80.)
Fig. 596. A.B.C. ou Instruction Chrestienne pour les petits enfants. Modèle d’écriture de Pierre Heyns en caractères de civilité flamands, gravés par Aimé Tavernier. (Voir également en page 327.) Christophe Plantin, Anvers, 1568. Taille réelle.
Résumons maintenant l’origine des caractères typographiques que Plantin utilisa pendant sa carrière d’imprimeur. François Guyot est le plus ancien tailleur et fondeur qui ait travaillé pour lui ; maître de la corporation de Saint-Luc, à Anvers, en 1561, il restera longtemps son principal fondeur. François Guyot eut un fils, portant le même nom, exerçant le même métier, qui travailla également pour Plantin. Le deuxième fondeur est Laurent Van Everbroeck. De 1560 à 1571, il fournit des caractères, mais en quantité moindre que Guyot. Tous deux travaillaient chez eux pour le compte de Plantin. À partir de 1563, Christophe installa une fonderie dans son officine. Il y employa un ouvrier du nom de Jacob SabonB. Dans ses débuts, notre imprimeur fit travailler encore deux autres fondeurs : Aimé Tavernier [fig. 596, ci-dessus, fig. 600 et page 328], en 1558, et Gérard d’Embden, en 1565. Cette même année, Plantin acheta des caractères de notes de musique, à la vente du matériel de Jacques Susato, qui avait été imprimeur de musique.
1. Le caractère Sabon, créé par Jan Tschichold (19021974) en 1964, a été nommé ainsi pour honorer ce graveur de Plantin.
Les tailleurs de lettres qui, avant 1570, lui fournissaient ses poinçons et matrices, étaient des Français : Claude Garamont, Pierre Haultin, Robert Granjon [fig. 554, page 331] et Guillaume Le Bé. Robert Granjon, quant à lui, était son principal fournisseur ; il lui grava également plusieurs fleurons [fig. 595 et fig. 600] et des « bouquets de plumes». Après la mort de François Guyot père, en 1570, Plantin trouva, à Gand, Henri Van den Keere (ou Du Tour), le jeune, le seul tailleur de caractères qu’il y avait alors aux Pays-Bas. Trouvant réunies en lui les aptitudes de François Guyot (le fondeur) et de Robert Granjon (le graveur de lettres), Plantin chargea l’artiste gantois de remplacer l’un et l’autre. C’est lui qui tailla, en 1570 et 1571, les poinçons des grosses notes de musique, des notes moyennes et des petites, le parangon flamand et les notes du Missel. En 1573, il grava les nouvelles grosses lettres pour l’Antiphonaire d’Espagne [fig. 577, p. 347, et fig. 597], ainsi que les grosses et petites notes pour les livres liturgiques d’Espagne. À la mort d’Henri Van den Keere, survenue en 1580, Plantin racheta à sa veuve les poinçons, les matrices et les outils de son défunt mari (pour la somme de 1 300 florins). Plantin fit encore travailler, à Gand, Thomas De Vechter (un ancien ouvrier d’Henri Van den Keere), ainsi qu’Aimé De Gruyter qui, en 1589, fit quelques fontes pour lui. En 1567, Plantin imprima un recueil de tous les caractères qu’il possédait alors, sous le titre d’Index sive specimen characterum Christophori Plantini [fig. 595, 599, 600]. Il en existe deux tirages diférents, dont l’un renferme 41 et l’autre 42 espèces de lettres.
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Christophe Plantin
Fig. 597. Antiphonaire, Christophe Plantin, Anvers, 1573. In-folio. Taille réduite. La couverture de cet ouvrage concerne la fig. 577, page 347. Il s’agit, ici, d’une écriture musicale grégorienne. Les « types » en plomb sont constitués de neumes ou de groupes de neumes associés à un segment des quatre lignes de la portée, et mis bout à bout. Le caractère gothique textura est conservé pour ce sujet liturgique, selon la tradition séculaire. Les grandes lettrines gothiques (ici, le S) ont été gravées pour cet ouvrage et n’ont jamais resservi pour un autre.
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Fig. 598. Types de musique utilisés pour la Octo Missæ, quinque, sex et septem vocum de Georges de la Hèle. Christophe Plantin, Anvers, 1578. Taille très réduite. Ici, le caractère utilisé est un romain. Le principe de cette écriture musicale, sur cinq portées, est celui que nous utilisons habituellement de nos jours. La composition typographique, à partir de types en plomb, procède du même système modulaire que celui de la fig. précédente.
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Fig. 599 (ci-dessus) et fig. 600 (ci-dessous). Extraits du spécimen de caractères, édité en 1567 par Christophe Plantin. Taille réelle pour ces deux reproductions.
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Christophe Plantin
1576
On estime qu’en 1566 la ville d’Anvers comptait environ 16 000 Réformés. Au mois d’août, des exactions iconoclastes servirent de prétexte à des mesures de répression des plus sévères envers les protestants. Le prince d’Orange, catholique et gouverneur de la ville, permit de justesse d’éviter une guerre civile entre les catholiques alliés aux luthériens et les calvinistes, et établit les bases de paix et de tolérance mutuelle entre les deux parties. Mais la gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, tante du roi d’Espagne, refusa de ratifier ces accords, interdit la religion réformée et décida qu’une garnison étrangère occuperait Anvers. De 1567 à 1573, Ferdinand-Alvarez de Tolède, duc d’Albe, est nommé gouverneur des Pays-Bas où il fit régner un régime de terreur. Les soldats espagnols, qui n’avaient pas reçu de solde depuis longtemps, décidèrent alors de s’indemniser aux frais de la population et, pendant trois jours, à compter du 4 novembre 1576, mirent Anvers à sac. Un quartier tout entier est incendié, plusieurs milliers d’habitants sont tués, ce qui survit est rançonné. Cette efroyable tragédie est connue dans l’histoire sous le nom de « Furie espagnole ». Christophe Plantin ne put sujre aux exigences de la soldatesque et, après avoir vidé sa caisse, il dut recourir à l’emprunt pour payer neuf rançons. Le chifre de ses impressions qui étaient de 83, en 1575, était tombé à 24 l’année suivante. Dans cette période si troublée, Plantin fut moins un modèle de loyauté politique qu’un homme avisé, dirigeant habilement sa barque entre les écueils dont sa route était semée.
1585
1589
Les luttes, les anxiétés sans cesse renouvelées, avaient miné sa santé. Fatigué et pour fuir ses créanciers (principalement les fournisseurs de papier), il finit, en 1583, par s’établir à Leyde, en Hollande, où… il rachète une imprimerie, la développe et est nommé imprimeur de l’université de cette ville. Il confie alors la direction de son imprimerie anversoise à ses deux gendres, Jean Moretus et François de Raphelengien. En novembre 1585, il revient s’installer à Anvers et vend à ce dernier son imprimerie de Leyde. Jean Moretus continua à prendre une large part à la direction de l’imprimerie d’Anvers, après le retour de son beau-père. C’est lui qui lui succédera. Malade, retenu au lit, Plantin mourut à Anvers le 1er juillet 1589 à trois heures du matin. Il avait environ 70 ans, et jusqu’au dernier moment il conserva la mémoire et toutes ses facultés. Il laissa une succession opulente à ses héritiers, et c’est à la formulation extrêmement précise et minutieuse de son testament que nous devons la conservation de la maison et des collections plantiniennes du Vrijdagmarkt.
Fig. 601. Marque d’imprimeur avec portrait de Plantin. Gravée par Johannes Wiericx (1549-après 1615).
Les formes d’écriture témoignent de l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Caractère numérisé : le Plantin (de la Monotype), réalisé par Frank Hinman Pierpont (1860-1937) à partir d’épreuves d’un caractère dont les matrices sont conservées au Musée Plantin-Moretus, et gravé pour la Monotype de Londres en 1913, en hommage à Christophe Plantin. Ce caractère s’inspire en fait du Granjon.
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LE BONHEUR DE CE MONDE
Avoir une maison commode, propre et belle, Un jardin tapissé d'espaliers odorans. Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfans, Posséder seul, sans bruit, une femme fidèle. N’avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle, Ni de partage à faire avecque ses parens, Se contenter de peu, n’espérer rien des Grands, R égler tous ses desseins sur un juste modèle. Vivre avecque franchise & sans ambition, S'adonner sans scrupule à la dévotion, Domter ses passions, les rendre obéissantes. Conserver l’esprit libre & le jugement fort, Dire son Chapelet en cultivant ses rentes, C’est attendre chez soi bien doucement la mort.
Poème de Christophe Plantin, composé en caractère Historical FellType Roman et Italic, corps 18 points didot. © HTF Hoefler, New York, NY, USA. Ce caractère numérisé est assez proche du Granjon.
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Christophe Plantin
Fig.603. Frontispice du Spiegel der Zeevaerdt, Christophe Plantin, 1584. Ce document est intéressant dans le sens qu’il est entièrement gravé sur cuivre, y compris le texte. Nous avons là un nouveau système technique qui est en train de naître, se cherche et va pleinement s’exprimer aux xviie et xviiie siècles.
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Comme imprimeur, Christophe Plantin occupe, sans contredit, une des premières places dans l’histoire de son art. Il est le premier imprimeur « industriel ». Il est le premier à utiliser, régulièrement et à une telle échelle, des illustrations et autres frontispices gravés sur cuivre au burin en taille-douce, très rarement à l’eau-forte. Parti d’une origine sociale humble, intelligent, pragmatique et gros travailleur, il aura correspondu, côtoyé, reçu à sa table et collaboré avec de grands personnages qui ont marqué son époque, qu’ils soient ecclésiastiques, politiques, savants ou lettrés. Les sujets qu’il a imprimés répondent à la quasi-totalité des domaines encyclopédiques qui s’expriment en cette seconde moitié du xvie siècle : outre les publications religieuses – à l’époque c’est ce qui faisait bouillir le pot –, il s’agit d’ouvrages concernant la botanique, l’astronomie, l’histoire, la géographie et les atlas, les récits des grandes découvertes, les mathématiques, la grammaire, l’enseignement, les dictionnaires de langues anciennes et vivantes, la musique notée, la poésie, l’archéologie, la philosophie (comme les œuvres de Juste Lipse), des auteurs classiques (comme les œuvres de Tertulien), les Pères de l’Église (comme les œuvres de saint Augustin et de saint Jérôme). La Biblia regia, qui demeure un véritable exploit, restera sa publication la plus spectaculaire. Pendant les 39 années qu’aura duré sa carrière d’imprimeur, à Anvers et à Leyde, Plantin a publié quelque 2 450 publications dont plus de 2 000 livres. La qualité exceptionnelle de ses éditions doit être principalement attribuée au grand soin avec lequel étaient choisis les caractères typographiques (pour la forme), ainsi qu’à la qualité des auteurs et des correcteurs d’épreuves (pour le fond). Il a édité en latin, français, flamand, italien, espagnol, allemand, anglais, grec, hébreu, araméen, syriaque… Ça en fait des poinçons, des matrices, des caractères, des casses et des cassetins ! Christophe n’a pas été un créateur et « tailleur » de caractères typographiques – sujet qui concerne plus particulièrement cet ouvrage. Mais, à l’instar de Robert Ier et d’Henri II Estienne, qui ne l’étaient pas non plus, il me fallait (pour la transmission des connaissances les plus importantes de notre histoire de l’écriture typographique, surtout aux jeunes générations) signaler ce personnage hors du commun qui a marqué, à sa façon, notre civilisation du livre, c’est-à-dire le support de notre culture.
Pour réaliser ce chapitre, je me suis principalement servi des ouvrages de Max Rooses et Maurice Sabbe (qui furent respectivement conservateurs du Musée Plantin-Moretus de la fin du xixe siècle au début du xxe), ainsi que d’Hendrik Vervliet. Le lecteur qui voudra en savoir plus trouvera les ouvrages concernés dans la bibliographie. Je remercie infiniment mes amis belges: Herman Lampaert et son épouse, Jacques Bollens, Guy Schockaert, Michel et Clotilde Olyff et bien d’autres, qui, au fil des années, m’ont fait découvrir les richesses typographiques et culturelles de leur pays que, Champenois que je suis et Provençal d’adoption, j’ignorais complètement ou presque. Voici les coordonnées du Musée Plantin-Moretus : Vrijdagmarkt 22, B-2000 Antwerpen www.antwerpen.be/cultuur/museum_plantinmoretus/ Si le sujet vous motive, n’hésitez vraiment pas à passer une journée à le visiter. Il s’agit quand même du premier musée de l’imprimerie au monde. Sinon, la cathédrale, sa place et les quais de l’Escaut valent déjà le déplacement.
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Prosper Marchand. Frontispice de Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’imprimerie, éditéé à La Haye en 1740. [Bibliothèque de Dominique Flavien Monod.]
Étienne Dolet, La Ponctuation française, Lyon, 1540. Agrandissement, ici à titre décoratif, des fig. 528 et 529 figurant page 312. Les deux pages suivantes de l’ouvrage de Dolet figurent en pages de garde de la fin de ce livre.
Étienne Dolet, La Ponctuation française, Lyon, 1540. Suite des deux pages reproduites en pages de garde du début de cet ouvrage. Agrandissement, ici à titre décoratif.
À mon épouse Anne-Marie, sans laquelle je n’aurais jamais pu mener à bien cet ouvrage. À mes deux petites-filles, Amélia et Justine, à qui je transmets d’abord ces connaissances.
© Yves Perrousseaux, 2005 ISBN 2-911220-13-7